Le Parnasse contemporain/1876/Les Glaneuses de la Camargue

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 440-444).

JEAN AICARD[1]

LES GLANEUSES
DE LA CAMARGUE


Voyez dans l’île au loin ces blés jaunes, mouvants
Comme un lac d’or fondu sous la chaleur des vents ;
Chaque onde en est d’une autre avec lenteur suivie
Et la lourde moisson chante un hymne à la vie.
Ce spectacle est divin ! — Mais crois-moi cependant,
Suis la pente du Rhône, ô passager prudent,
Descends vers la mer bleue aux brises salutaires
Et fuis l’air vénéneux exhalé par ces terres.
Car c’est là la Camargue où, dans cette saison,
Du sol corrompu monte un plus subtil poison
Qui respiré se mêle au sang, bleuit la lèvre,
Et fait qu’un jeune corps est miné par la fièvre.

Sur ces rives, où tout semble sourire aux yeux,
L’horizon, au delà des blés, verdit joyeux.

Des tamarins épars et des genêts sauvages
Y sont debout parmi les ajoncs des rivages.
Le paysage est beau, mais jusqu’à l’horizon
L’œil ne découvre pas une seule maison ;
À peine une humble hutte où le laboureur couche
Lorsqu’en hiver il vient dans la lande farouche ;
C’est qu’entre les sillons couverts de tant d’épis,
Mais sans oiseaux, hantés des lézards assoupis,
Sous les vents lourds du sud, effluves de fournaise,
Au milieu des pavots, comme une herbe mauvaise,
Une force maligne et triste germe et dort,
Une invisible fleur endormante, la mort.

Oh ! mes bruns moissonneurs, ces blés-là sont superbes !
Venez donc les couper, venez lier les gerbes,
Accourez ! C’est le temps de faire les moissons !
Ils viennent un matin, mais sans cris ni chansons.
En toute hâte, ils font cette moisson funeste,
Tous muets, actifs même à l’heure de la sieste,
Un peu pâles, sans joie et sans jeux amoureux,
Car ils sentent venir la Fièvre derrière eux
Qui leur dit : Hâtez-vous, c’est ici mon royaume.
Et quand ils sont partis, chassés par ce fantôme,
Ils laissent un désert de chaume où, par endroits,
Il reste maints épis tombés ou même droits.

C’est alors que la Faim, sœur de la Fièvre pâle,
Avec son geste maigre, avec sa voix qui râle,
Assemblant un troupeau de femmes en haillons :

« Glaneuses, repassez dans ces riches sillons,
Dit-elle ; que d’épis ! — Voyez quelle richesse !
Ramassez ce trésor perdu que Dieu vous laissé ! »

Tel un sinistre vol d’oiseaux, du haut de l’air,
Las d’avoir traversé la tempête et la mer,
S’abat et dans un champ marche, traînant les ailes,
Telles pâles déjà de faim, ayant sur elles
Des haillons qui font voir leur maigre nudité,
Les glaneuses ici s’abattent chaque été.
Le soleil, à travers le chaume, de la terre
Qui se dessèche tire un miasme délétère.
Et le jour est sans voix. Peut-être seulement
Y peut-on distinguer un fin bruissement.
Est-ce le Rhône au loin ? la mer rongeant la grève ?
La ronde tour à tour qui s’abaisse et s’élève
Des moucherons virant dans l’espace vermeil,
Ou les vibrations des rayons du soleil,
Traits de feu frémissants qu’un arc terrible lance ?
C’est tout cela que laisse entendre le silence.
Et les pauvresses vont, pas à pas, front courbé,
Cassant l’épi debout, glanant l’épi tombé.
Leur sang même leur fait encor tinter l’ouïe,
Et la paupière tremble et s’abaisse éblouie
Sur l’œil douloureux, plein du feu torrentiel
Que reflète la terre et que verse le ciel.
Ô lumière du jour, bonté de la nature,
Tu trahis donc aussi parfois la créature !…
Les glaneuses pourtant d’un regard plus troublé

Cherchent encor, toujours ce qui reste du blé.
Là, point de hâte ; il faut, d’une marche attentive,
Distinguer une glane, hélas ! souvent chétive
Dans le chaume qui semble à leurs fiévreux regards
Fait de mille rayons plantés comme des dards.
Ainsi de tous côtés le jour aigu les blesse ;
Leurs genoux par moments fléchissent de faiblesse,
Le sol sous elles tourne, et pendant qu’elles vont,
Les pieds ensanglantés et la sueur au front,
La fièvre, profitant de leur lenteur, pénètre,
Mêlée à la lumière intense, tout leur être.
Or chacune, songeant à son prochain retour
Vers la cabane où pleure un enfant tout le jour,
À chaque épi nouveau que sa voisine envie,
Chacune, en se courbant, croit ramasser la vie…
Hélas ! elle se penche aussi du même effort
Vers l’invisible fleur d’où s’exhale la mort.

On a vu quelquefois une glaneuse, blême,
Tremblante, s’affaisser soudain sur elle-même.
Dans un vol de ramiers guetté du chasseur, tel
Tout à coup l’un d’eux tombe atteint du plomb mortel.
Quand un brouillard malsain couvre cette campagne,
Vers le soir, on a vu, sans pleurer leur compagne,
Des glaneuses chercher dans l’humide terrain
Une place propice où, sous un tamarin,
Pût reposer le corps de la morte si frêle !
…Un bouvier creuse un trou juste assez grand pour elle ;
Et le trou recouvert, chacun y jette après

Quelques fleurs, pâles fleurs fiévreuses des marais.
Ensuite, reprenant toutes, jeunes et vieilles,
Leurs tabliers gonflés d’épis ou leurs corbeilles,
Les glaneuses, les yeux dilatés dans la nuit,
Repartent, croyant voir la morte qui les suit.

  1. Les vers de M. Jean Aicard, qui nous sont parvenus trop tard, n’ont pu être classés à leur ordre alphabétique.