Les Geysers de la Californie

Les geysers de Californie
Raoul Le Roy


LES
GEYSERS DE CALIFORNIE

Il y a quelques années, j’étais en rade de San-Francisco, médecin d’une grande frégate de guerre portant pavillon d’amiral, très fêté, ainsi que tout l’état-major, par nos compatriotes, qui disputaient aux Anglais et aux Américains l’honneur de nous accueillir. Je voulus mettre à profit d’aussi favorables dispositions pour m’initier à la connaissance du pays.

Dans l’origine, au moment où le flot de l’émigration, poussé par la fièvre de l’or, arriva en Californie, il n’y avait dans la baie du Sacramento qu’une étroite plage de sable resserrée entre la mer et la montagne ; un peu plus au nord seulement existait une plaine marécageuse appelée la Mission, que les premiers colons se gardèrent bien d’occuper. Une lutte à coups de pioche bientôt commencée permit seule de conquérir le sol aux dépens de la mer, l’un servant à combler l’autre. Aujourd’hui la rue Montgomery, au centre de la ville, n’est autre que l’endroit où sept ans plus tôt mouillaient les navires. Lors de notre passage sur ce sol de si récente et si rapide formation, les constructions se faisaient sur pilotis à peine remblayés ; sous les quais, la vague s’engouffrait encore, et nous mouillait les pieds à travers un plancher mal joint. Les ponts de débarquement s’avançaient à perte de vue presque au milieu de la rade, afin de permettre l’accostage des navires d’un grand tirant d’eau. Une fois familiarisé avec le spectacle, d’abord si nouveau pour moi, de la bruyante activité dont le port et la ville étaient le théâtre, je résolus de pénétrer dans l’intérieur des terres, de visiter les placers, les mines de mercure de New-Almaden, et surtout les geysers.

Les placers étaient alors le lieu de rendez-vous de tous les hommes de pioche, tamisant la terre pour leur compte, fouillant le sol à leur profit, mais à leurs risques et périls. À cette fiévreuse ardeur de la lutte individuelle, souvent improductive et toujours dangereuse sur un sol vierge, s’était jointe déjà l’exploitation régulière des compagnies armées de grands capitaux. Les riches trouvailles auxquelles préside le hasard n’étaient pas rares ; en général toutefois, on ne rencontrait plus à la surface ces miroitantes pépites, fortune instantanée des premiers mineurs : c’est dans les profondeurs du sol, au centre des sierras, que je pus voir les minerais les plus abondans, là où l’or, par suite d’une fusion primitive, s’est infiltré en parcelles ténues ou par veines plus ou moins riches au milieu, de roches de quartz d’un blanc de lait. Pour isoler l’or de cette gangue, il faut triturer le quartz, la plus dure de toutes les roches, et, sous mes yeux, on dut en broyer des tonneaux pour obtenir quelques grammes du métal précieux. L’eau est avant tout nécessaire sur les mines, soit qu’on procède au lavage des terres d’alluvion afin d’en séparer la poudre d’or, soit qu’il faille animer les machines destinées à pulvériser le quartz ; on ne s’imagine pas de que cette nécessité de premier ordre a commandé de travaux et d’efforts dans quelques endroits où l’absence totale de routes et de combustible ne permettait en aucune façon d’employer la vapeur comme production de force. D’ordinaire l’eau manque là où l’or se trouve, comme si, dans ses secrets desseins, la nature s’était proposé d’apporter encore un nouvel obstacle à la mise au jour du métal qu’elle a le plus souvent si profondément caché dans les entrailles de la terre. Les mineurs établissent alors à ciel ouvert des conduites d’eau qui mesurent parfois 15 ou 20 lieues de long.

Heureusement pour le mineur californien, les opérations de son rude labeur ne sont pas toutes retardées par les mêmes entraves ; le mercure, cet agent indispensable de la séparation de l’or, se trouve répandu comme à profusion dans les mines de New-Almaden. New-Almaden est dans le nord à petite distance de San-Francisco ; c’est un vaste gisement de sulfure de mercure (cinabre) à peu de profondeur. Le minerai y est exempt d’aucun mélange de roche étrangère et pur de tout alliage métallique. Il a une couleur de brique foncée, la pesanteur en est excessive, l’extraction des plus simples. Pour en séparer le métal, il suffit de faire griller le minerai dans des fours ouverts ; le soufre se dégage par en haut, et le mercure coule en ruisseaux blancs précieusement recueillis dans des bouteilles de fer. Plus tard, le mercure ainsi obtenu est versé dans les cuves qui contiennent l’or uni à des corps étrangers ; l’amalgame se forme, et il ne reste plus qu’à faire évaporer le mercure pour avoir enfin l’or à l’état de pureté.

Trente-six heures avaient suffi à cette excursion ; une visite aux geysers exigeait plus de temps. Pour y aller, deux voies s’offrent au choix du voyageur : celle de Pétaluma et celle de Napa ; ce fut ma bonne étoile qui me dirigea sur la première. Je m’embarquai donc sur un bateau à vapeur pour traverser la baie dans la direction du nord et atteindre la petite ville de Pétaluma, à 48 milles de San-Francisco.

En Californie, on a le goût de la locomotion. Les affaires, et les considérations de budget ont leur importance là comme ailleurs, mais négocians et commis ne sont pas sans trêve ni merci rivés, d’un bout de l’année à l’autre, à leur bureau. Il en est d’ailleurs pour lesquels le roulement des affaires n’est pas continu, et ceux qui peuvent circuler, voir, se distraire, ne se refusent pas ces jouissances. Aussi n’y a-t-il peut-être aucun pays au monde où la population soit plus mouvante qu’en Californie, où les élémens de distraction soient plus promptement organisés, mieux à la portée de tous : steamboats, chemins de fer, voitures publiques et voitures particulières, tous ces moyens de transport abondamment ouverts au public créent autant d’industries lucratives, malgré, les concurrences que suscitent partout les bénéfices d’exploitation d’une voie suivie par la foule. Le fait est qu’en Californie la foule se répand de tous côtés : elle veut tout connaître successivement, et favorise toutes les entreprises qui lui font entrevoir des émotions nouvelles. Au nombre des personnes qui comme moi avaient pris passage sur le bateau à vapeur de Pétaluma se trouvait un jeune homme que j’avais déjà rencontré à San-Francisco ; accompagné de sa femme, jeune, vive, alerte, il se rendait aussi aux geysers. Nous eûmes très vite arrêté notre programme ; afin d’échapper à la fois à la poussière suffocante des routes et aux inconvéniens des voitures publiques, il fut convenu que nous ferions en calèche une partie du chemin, ce qui augmentait le charme du voyage et nous affranchissait, de toute fatigue.

C’est ainsi qu’après avoir débarqué du vapeur, nous avons parcouru commodément de délicieuses vallées. Quelle verdure et quelle fraîcheur ! quel contraste avec l’aride San-Francisco et ses environs sablonneux ! Les herbes de la prairie, s’étendant sur une largeur variable de 5 à 30 milles, étaient émaillées de mille fleurs charmantes, parmi lesquelles je reconnus une espèce nouvelle de cardamine, un lastenia, un lupin indigène, l’helianthus argaphyllus, des anagallis, des convolvulus, le clittoria tahitiensis, etc. Sous ce climat enchanteur, qui me rappelait celui du nord de l’Italie, tout vient en abondance et avec une exubérance qui n’appartient qu’aux terres vierges ; les pays neufs recèlent dans leur sein comme des germes latens qui n’attendent que l’occasion d’une culture intelligente pour se développer dans tous les sens. On trouve sur le marché de San-Francisco des légumes et des fruits monstrueux, les mêmes que ceux de France ; ils sont le produit naturel d’une terre qui se repose depuis le commencement du monde, et semble avoir a tâche de compenser cette longue inaction. Les femmes d’un certain âge ou stériles sur le sol de la vieille Europe, transplantées en Californie, y deviennent mères et font souche d’une longue lignée ; quels beaux enfans, quelle riche carnation, quelles blondes chevelures et quelle précocité d’action chez ces jeunes hommes qu’anime un sang riche et chaud !

Sur notre parcours, nous rencontrions de belles fermes, de proprettes habitations, d’élégantes maisons de plaisance construites suivant un type architectural que je n’ai vu que là. La maison de campagne californienne tient à la fois du chalet suisse, du cottage anglais et de ce qu’on appelle le style tudor. Pignons de bois découpé ou de pierre taillée avec les ornemens du moyen âge, fenêtres entourées de lianes ou en accolade gothique ; sur le bois un enduit de brai vernissé comme on le voit encore sur les galiotes hollandaises, des briques disposées en dessins symétriques, voilà qui lui donne un aspect nouveau où tout se marie harmonieusement. J’ai remarqué, dans ces vallées heureuses et beaucoup plus peuplées qu’on ne le suppose, une espèce de chêne pleureur de haute venue dont les branches chargées d’un épais feuillage retombent sur le sol avec la flexibilité et la grâce des rameaux de nos saules.

Les montagnes sont la seule limite de ces vallées : elles ont une physionomie pittoresque ; ce sont des mamelons superposés qui s’échelonnent jusqu’à des hauteurs considérables. En longeant la riche vallée de Pétaluma et celle non moins riche de Santa-Rosa, nous avions à notre droite le pic de Santa-Helena, qui s’élève à 4,300 pieds au-dessus du niveau de la mer. Le sommet de ces hauts pics est ordinairement dénudé ; mais les parties moyennes et inférieures en sont agréablement boisées ou revêtues d’une végétation dense d’un vert foncé. Sur d’autres points, l’horizon présente une ligne festonnée couverte de gigantesques sapins, dont quelques-uns, isolés, se profilent sur l’horizon comme des colonnes de verdure ; plus loin une série de roches onduleuses dessinent leurs vives arêtes sur un ciel toujours pur. À cette époque de l’année, il n’y a pas de pluie à redouter, et bien rarement quelques légères vapeurs apparaissent au sommet des monts. Derrière ces pics boisés ou dénudés resplendissent des couchers de soleil aux couleurs magiques, des foyers de. lumière éblouissante auxquels succèdent des teintes violacées remplies d’une douce et délicieuse poésie.

Il allait être huit heures du soir quand nous arrivâmes sans fatigue à Healdsburg, gros village sur un plateau boisé, après avoir traversé à gué le lit immense de la Rivière-Russe, toujour ; à sec dans cette saison. Healdsburg n’est qu’à 32 milles de Pétaluma, à l’extrémité nord de la vallée de Santa-Rosa. C’est là que d’après notre programme nous devions coucher pour prendre le lendemain la route des geysers, de façon à y arriver vers midi ; mais le temps était si beau, notre voiture si confortable, tel aussi notre enchantement, que nous résolûmes de pousser notre excursion dans une autre direction. A l’aide de nouveaux chevaux et par un admirable clair de lune, nous fûmes en deux heures à Skagg’s-Station, après un trajet de 14 milles, fait par des chemins impossibles : ravins en pleine lumière ou plongés tout à coup dans les ténèbres épaisses d’ombrages séculaires. Plus nous approchions du but, plus il semblait que la nature sauvage voulût s’imposer à notre admiration. Tantôt nous courions dans le Cruck, longeant le cours limpide d’une petite rivière appelée Dry-Cruck, tantôt nous nous élevions sur des berges où notre voiture trouvait à peine la place de ses deux roues, et nous longions au grand trot d’énormes crevasses qui donnent naissance à des précipices.

Notre cocher se riait du danger, car c’est une opinion bien arrêtée chez ces hommes que, plus ils franchissent rapidement les passages dangereux, plus ils ont de chance d’échapper aux accidens. On est facilement de leur avis, à la condition toutefois qu’ils soient d’habiles conducteurs ; ils sont plus maîtres de la direction de leurs chevaux vigoureusement lancés que s’ils allaient au pas. L’expérience d’ailleurs a confirmé le fait, surtout en pays de montagne ; on verra jusqu’à quel point nous l’avons acquise nous-mêmes dans le cours de ce voyage.

Skagg’s-Station est le nom donné à un établissement d’eaux sulfureuses de création récente dans une délicieuse situation. Au fond d’un vallon, presque dans le lit dévasté d’un torrent, on a construit un hôtel en bois entouré de tous côtés, selon l’usage du pays, de larges promenoirs couverts formant balcon. Près de là sortent de terre des sources thermo-sulfureuses dont la température est bien supérieure à celle du bain. Dans le pays, où les affections rhumatismales sont nombreuses, elles ont la réputation de convenir spécialement à une catégorie de rhumatisans ; la beauté des lieux attire en été autant de curieux que de malades. Quoique assez vaste, l’hôtel ne peut recevoir qu’une soixantaine de personnes. Nous le trouvâmes envahi par plus de cent voyageurs, logés les uns sur les autres : la salle à manger et même le salon étaient transformés pendant la nuit en chambres à coucher. Nous allions encore augmenter cet encombrement, et en qualité de derniers arrivans nous résigner à une nuit d’insomnie, lorsque je proposai de revenir sur nos pas jusqu’à Healdsburg, afin d’y prendre au moins quelques heures de repos dans un bon lit.

La route nous parut au retour encore plus accidentée : elle était autrement éclairée ; les ombres avaient grandi et nous la faisaient voir sous un autre aspect. Pendant un parcours de 5 milles, on longe la rivière, dont le lit ne fait souvent qu’un avec la route : tout passage est interdit et toute communication supprimée dans la saison des pluies. Alors recevant l’eau descendue des montagnes voisines, la rivière se trouve transformée en un torrent furieux. Après les ravages de l’hiver, le calme renaît ; on reprend dans le ruisseau la route de la saison précédente, et cela en toute sécurité, car le pays est exempt d’orages, même de pluies, pendant près de huit mois de l’année. Le Californien est d’ailleurs très peu difficile sur la viabilité des chemins, surtout lorsque les réparations ne sont à la charge ni de l’état ni de la comté. On se contente de peu ; les chevaux ne sont-ils pas excellens et bien capables d’y pourvoir ? L’essentiel est de passer. Si la voie est étroite, dangereuse même, du moins elle mène au but, et le go head américain ne s’intimide pas pour si peu. Ces sortes de périls ajoutent aux émotions du voyage. Si l’impunité suit le danger franchi, on se familiarise bien vite avec lui au point de le braver ou de le méconnaître ; le plus souvent c’est un bien. Les femmes donnent à plaisir l’exemple de ces hardiesses, elles sont intrépides — et de gaîté de cœur.

A deux heures du matin, nous entrions pour la seconde fois à Healdsburg, après avoir fourni dans notre journée une carrière de 95 milles. Je dois dire que la pensée des péripéties qui nous étaient réservées me tint à peu près éveillé. Il en fut toujours ainsi dans toutes les phases de ma vie de marin ; il ne me souvient pas que jamais nous ayons reconnu une terre, quelle qu’elle fût, sans que la nuit qui nous séparait encore de l’atterrissage n’ait été pour moi une nuit d’insomnie, pleine d’émotions indéterminées. Cette fois encore j’étais le premier debout ; dès cinq heures, je faisais l’office de réveille-matin auprès de mes compagnons de route. De toute nécessité, il fallait être prêt à partir à six heures, non plus comme la veille dans cette excellente Voiture dont nous savions par expérience et la solidité et le confortable, mais dans le char-à-bancs du capitaine Foss, seul capable de résister au voyage échevelé que nous allions faire.

A l’heure dite apparut notre nouveau conducteur. C’est une physionomie à part que celle du capitaine Foss. Sa taille élevée, sa large carrure, sa figure honnête et son air sûr de lui-même ne sont pas de trop pour donner confiance ; il est réputé le plus habile conducteur connu pour les routes de montagnes. Dix-huit milles nous séparaient encore des sommets où jaillissent les geysers, mais dans des conditions de route tellement insolite que la pensée même de la faire autrement qu’avec le bâton du montagnard ne me serait pas venue : aux yeux même des plus vaillans, c’est une entreprise à laquelle on songe d’avance. Le capitaine Foss est le seul qui ait osé franchir en voiture chargée la distance qui nous séparait du but. On affirme (mais les annales du pays ne sont pas toujours d’une rigoureuse authenticité) que depuis sept ans ce hardi pionnier des voies non frayées accomplit chaque fois sans le moindre accident sa tâche de géant. Il connaît d’autant mieux sa route que c’est lui qui l’a tracée ; elle est l’œuvre de ses mains, il en fait sa gloire. Sans prétendre conquérir par la une réputation d’ingénieur, il s’est du moins assuré celle d’un guide prudent autant qu’intrépide, allant droit au but, escaladant à pic les hauteurs les plus ardues, les descendant de même, ne reculant devant aucun obstacle et n’en reconnaissant même pas. Nous pouvions donc bien nous remettre entre les mains d’un tel homme ; d’ailleurs il n’était plus temps de reculer.

Voiture, chevaux, tout est à lui. Rien qu’à le voir inspecter d’un rapide coup d’œil les moindres détails de son attelage, on sent qu’il est là dans son domaine, qu’il en est bien le maître. Son regard calme, mais vigilant, annonce que tout va bien : all right ! La voiture est un solide char-à-bancs dont les agens de suspension ont été combinés avec des précautions infinies. C’est en effet dans son genre une œuvre d’art d’une espèce nouvelle, dans laquelle tous les mouvemens possibles de la caisse, si désordonnés et violens soient-ils, ont été prévus, calculés au point de vue de la résistance à fournir et de l’aplomb à conserver dans les courbes les plus brusques et les pentes les plus escarpées. L’attelage se compose de six chevaux vigoureux par deux de front. Chacun d’eux a son nom et obéit à la parole ; il le faut bien, car chacun a sa fonction propre et doit savoir distinguer le commandement qui lui est adressé de celui qui s’adresse à tout l’attelage. Cette docilité, cette précision de mouvemens, furent mes premiers sujets d’étonnement ; je n’étais encore qu’au début.

Quand le capitaine Foss vint avec son char-à-bancs nous prendre à l’hôtel, il y avait déjà fait monter trois dames voyageuses ; . Nous y fûmes bientôt sept, y compris le conducteur. Ces trois dames étaient de jeunes femmes de dix-huit à vingt-six ans, l’une d’elles fort jolie, délicate, costume de voyage simple et élégant, la physionomie et le regard sympathiques. Ces jeunes touristes, véritables Américaines, habituées d’enfance à prendre soin d’elles-mêmes, allaient seules aux geysers sans le moindre embarras, tout à fait à leur aise, point guindées, mais d’une tenue commandant le respect. C’étaient trois institutrices en vacances. En Amérique, le pays par excellence de l’instruction primaire non obligatoire, les femmes prédominent comme instituteurs ; dans cet enseignement, qui n’est véritablement que la continuation de l’éducation maternelle, c’est un fait reconnu qu’elles réussissent mieux que les hommes. Aussi plus qu’ailleurs trouvent-elles là des moyens d’existence honorables qui sont assez souvent la ressource de femmes distinguées appartenant à des familles déshéritées ; leur traitement peut aller jusqu’à 4,500 francs, et leur permet, dans quelques circonstances, l’épargne sans privation. La compagnie de ces dames ne pouvait que nous plaire infiniment ; elles étaient d’agréable humeur et toutes prêtes à lier connaissance. Ce fut chose faite dès le premier relai. J’offris mes soins à la plus jeune de ces dames, qui était aussi la plus jolie, et qui voulut bien m’accepter pour son cavalier pendant le reste du voyage. Elle était fille d’un médecin qui avait fait ses études en France ; seule de ces dames elle comprenait très bien le français, sans le parler toutefois couramment.

Les huit premiers milles qui séparent Healdsburg des geysers ne sont rien comme difficulté de parcours. On n’est pas encore dans les montagnes. La route est donc facile ; deux fois seulement, il faut traverser à gué les sinuosités de la Rivière-Russe. La majeure partie du lit est à sec en cet endroit, et d’une largeur moyenne d’un quart de mille. Le pêle-mêle de roches amoncelées, le désordre de troncs d’arbres enchevêtrés, quoique dépouillés de branchages, disaient à nos yeux les ravages de l’hiver précédent ; mais, en contraste avec ce chaos de destruction, les rives épargnées attestaient par une végétation touffue ce dont est capable ce sol privilégié.

Le premier relai (il y en a trois pour faire 6 lieues) se fait à Geyser’s-Station, au pied des monts : c’est la propriété du capitaine Foss. Il y a bâti une sorte d’hôtel, où l’on pourrait au besoin passer la nuit ; c’est aussi le lieu où convergent les voyageurs venus de Calistoga et d’autres localités voisines pour visiter les geysers. De là aux geysers, il n’y a plus qu’une seule et unique voie, celle qu’a pratiquée le capitaine Foss et que nous allions suivre.

Tout est prêt. Nous voilà partis à la grâce de Dieu ; mais où est la route ? Je n’en vois nulle part. Devant nous, sans détour possible, une montagne énorme nous barre le chemin ; comment allons-nous faire ? Je ne l’imagine pas. Au même moment, les chevaux se sont élancés avec fureur, et nous gravissons à pic l’escarpement. J’en ai le vertige ; quoique préparé d’avance, je ne me doutais pas qu’on pût voyager ainsi : 18 milles sont franchis de la sorte par des pentes impossibles. Lorsque nous montions, les chevaux de tête se dressaient à 20 pieds au-dessus de nous, et dans les descentes nous les voyions détaler à 20 pieds plus bas. Pour bien comprendre notre évolution dans les descentes, il faut s’imaginer d’immenses glissades dans lesquelles les deux roues de derrière sont immobilisées par une combinaison mécanique fort simple d’enrayement qui obéit au pied et au jarret de fer du conducteur. Les chevaux de derrière ne marchent pas ; ils glissent, entraînés malgré leurs efforts de recul. Dans le cas où ils s’abattraient, la solution est prévue ; la voiture doit passer par-dessus et continuer au galop. En ligne droite, tout cela se conçoit encore à la rigueur ; mais dans les tournans, c’est à faire frémir. Dans les montées, le capitaine Foss se tient debout comme les conducteurs des chars antiques des jeux olympiens : il anime ses chevaux, par le à ceux-ci, puis à ceux-là ; ils ont compris, car dans les courbes ils tournent court sans qu’on sache ce qu’ils sont devenus, avec une rapidité qui tient du prodige.

Au milieu de manœuvres si périlleuses, dont j’étais moi-même abasourdi, haletant, je me tournai vers mes compagnes ; quel fut mon étonnement de surprendre sur leur visage, au lieu d’une émotion bien naturelle, un calme parfait qu’accusaient surabondamment et leur regard et leur voix ! Je ne savais alors qui je devais admirer le plus, de l’énergie et de la soudaineté du conducteur, de la merveilleuse docilité des chevaux ou de la vaillance spontanée de ces dames. Elles étaient heureuses sans bravade ; le reste était l’affaire du conducteur, et semblait ne pas les regarder. Elles jouissaient réellement et sans restriction des grands spectacles qui nous étaient offerts, et qui variaient sans cesse avec chaque hauteur escaladée ou chaque profondeur descendue. Impossible, il est vrai, de décrire les magnificences sur lesquelles planaient nos regards, et l’immense panorama dont les limites s’étendaient à l’horizon jusqu’à plus de 100 milles. Dans la direction des sierras, notre vue pénétrait, grâce à la pureté de l’atmosphère, jusqu’aux cimes neigeuses dont nous étions séparés par plus de 140 milles de distance ; . tout autour de nous, ce n’étaient que monts gigantesques ou précipices. L’ensemble du tableau, vu de haut, donnait l’idée d’une mer immense dont les vagues inégales et superposées auraient été brusquement immobilisées. À ces hauteurs, on ne rencontre aucun établissement accusant le séjour de l’homme, si ce n’est ceux qu’a créés le capitaine Foss pour le service de ses relais. Ce n’est pas cependant qu’elles se refusent à la végétation ; mais comment cultiver à ces niveaux, et tirer parti de sa récolte ? Partout des cours d’eau sillonnent les pentes, y creusent de profondes ravines, et pas un pont pour franchir les crevasses. A tout prix il faut éviter les passes infranchissables, et pour cela se maintenir sur les hauteurs, en suivre les crêtes. C’est encore là que se déploient la hardiesse et l’habileté de notre conducteur, car c’est au galop qu’il décrit les contours de ces crêtes, quoiqu’elles aient à peine la largeur de notre char, et que de ci, de là, force lui ait été d’y suppléer par un tronc d’arbre mal ajusté ou des branchages à peine couverts de quelques pelletées de terre. En réalité, c’est la partie facile de la route, quoique, selon l’expression américaine, sur ce dos de cochon, hog’s bark, on coure entre deux abîmes vertigineux où vous précipiterait la moindre déviation de la ligne à suivre. Je suis forcé d’avouer qu’étranger à ce genre de locomotion quasi aérienne je gardais le silence dans plus d’un passage, tandis que mes compagnes paraissaient affranchies de mes secrètes angoisses.

Dans les gorges profondes où nous avions à descendre, le plus souvent coulait un ruisseau limpide et glacé sur un lit de roches polies ou de gravier miroitant au soleil. Là nous faisions une halte de quelques instans pour nous désaltérer et cueillir quelques fleurs. Dans ces bas-fonds abrités du vent naît spontanément une flore abondante et variée, de quoi faire bondir de joie un botaniste enthousiaste et lui composer le plus riche herbier. J’ai vu là en peu d’instans et sans beaucoup de recherches un grand nombre d’espèces que je cite au hasard : le plastystemon californicum, une jolie papavéracée introduite en Angleterre par Douglas et cultivée maintenant comme plante d’agrément, le hosakia subpinata de Grey, le callichroa platyglossa, un achillea millefolium, bien plus vigoureux que le nôtre, une jolie polygonée, l’eriogonum compositum, le sida malvœflora, arbuste qui ressemble à notre althea, de délicieux myosotis à larges corolles du bleu le plus céleste, la cynoglosse grande, des anagallis à larges fleurs bleues, l’orthorarpus, une scrophulariée à forme de crête de coq, une variété de notre flox, le gilia coronopifolia, des orchys, quelques liliacées et des iris sur le bord du ruisseau. Les espèces forestières qui m’ont paru dominer dans les différentes zones que j’ai parcourues sont les charmes, les aulnes, les frênes, qui acquièrent là des dimensions bien plus grandes que ceux d’Europe, des saules, des érables surtout dont la sève, abondante au printemps, a une saveur très fortement sucrée, des chênes de variétés multiples. L’une d’elles se distingue par une feuille de dimension quadruple tout au moins de celle de notre chêne, par le brillant et le vert tendre de la face supérieure. Sur les hauteurs, on trouve une grande variété de, pins, de sapins, de mélèzes, de thuyas surtout et d’ifs,[1]. Déjà nous avions escaladé plus d’une rampe et descendu plus d’un versant, nous avions dépassé les contre-forts du pic des geysers, haut de 4,500 pieds ; il nous restait maintenant à nous élever encore d’environ 3,000 pieds pour arriver au val des geysers, but. de notre voyage. C’était le plus rude ; à ce cruel labeur, qui les tue, les meilleurs chevaux ne résistent pas plus de deux ans ; cependant, grâce à cette ardeur indomptable qui sans doute leur vient de la main qui les guide, ce fut bientôt terminé. Nous n’avions plus qu’à descendre au fond du val. Le capitaine Foss fait une dernière halte, inspecte minutieusement les pièces de son attelage, et quand tout est en ordre : « Tenez ferme sur vos sièges ; si un choc survient, crampon nez-vous, mais ne bougez pas. » A sa voix, les chevaux sont partis, et onze minutes après nous étions devant l’Hôtel des Geysers. Nous venions de faire une glissade de 2 milles qui nous faisait descendre de 1,900 pieds, une belle montagne russe ! Dans cette course tourbillonnante, il y a trente-sept tournans sur des crêtes de rocher, et quelques-uns si brusques que les chevaux de devant ont disparu, courant dans une direction, tandis que le char glisse encore dans le sens opposé.

Enfin nous étions aux geysers, et sans la moindre avarie. L’hôtel devant lequel le capitaine Foss nous avait arrêtés forme deux corps de logis réunis l’un à l’autre par une galerie, entourés chacun de larges balcons couverts à tous les étages. A part une assise de pierres sur laquelle il repose, l’hôtel est tout entier construit en madriers et en planches, suivant le mode usité dans l’architecture navale, connu sous le nom de construction à clain : c’est. une sorte de juxtaposition avec imbrication légère qui a pour but de s’opposer à la pénétration de l’humidité. Une situation pittoresque lui donne pour abri le mamelon boisé auquel la maison est adossée, et pour vis-à-vis la brèche profonde de la crête de roches la plus voisine, dont s’échappent en tout temps des nuages de vapeurs sulfureuses. Il y a de plus un côté poétique dans l’histoire presque légendaire de cette construction. Avant la route tracée par le capitaine Foss, il n’y avait en effet dans ces parages rien qui de près ou de loin ressemblât à un chemin ; comment alors et d’où ont pu venir les pièces de charpente et les autres matériaux nécessaires a une pareille édification ? On dit que tout fut apporté à dos d’Indien, chose partout ailleurs invraisemblable, mais qui affirme une fois de plus la puissance de volonté des Américains du Nord.

En face de nous est le volcan. Il est formé par une immense ceinture de rochers dénudés, calcinés et fumans, d’où se dégagent incessamment des vapeurs de soufre ; par une opposition saisissante, il se termine par un cône de verdure. Ce cratère est là béant, frémissant peut-être ! Dans le fond du gouffre autrefois incandescent ; à demi comblé aujourd’hui, on peut descendre en pleine sécurité sur les bords d’un limpide ruisseau ombragé d’arbres séculaires, aulnes, érables et chênes. L’eau, qui coule à pleins bords, est sulfureuse, tiède, elle provient de crevasses d’où elle jaillit en bouillonnant. Si le volcan est inoffensif, on voit bien qu’il n’est pas désarmé, car, en remontant les parois du talus à la force du jarret dans un sol friable et chaud où l’on enfonce parfois, on arrive à d’autres éminences où les traces d’activité ne sont plus douteuses. On y respire le soufre à pleine gorge au point qu’il faut s’arrêter par momens, sinon reculer. La présence d’un guide est même nécessaire pour empêcher les conséquences de l’ignorance ou de la témérité. Ici et là, le sol semble céder sous les pas, on marche dans le soufre ; les pieds s’échauffent et brûlent, s’ils restent quelque temps à la même place. Le bâton qui sert d’appui entre profondément dans une sorte de magma détrempé, composé de calcaire et de soufre ; du trou qu’il a formé s’échappe avec sifflement un jet de vapeur de peu de durée. Ce sont des fumerolles ou éruptions de vapeurs sulfureuses qui se projettent instantanément sous la forme d’une mince colonne blanchâtre d’un peu moins de 1 mètre de hauteur, indice certain de la pression à laquelle elles sont soumises à peu de distance de la surface du sol. Le dégagement n’est pas spontané, comme on le voit ailleurs, en Toscane par exemple, à Monte-Cervoli, où les jets de vapeurs groupés par dix, vingt ou trente sont disposés sur une même ligne d’un développement considérable, correspondant sans doute avec les profondeurs souterraines ; mais il se produit presque autant de fois qu’il y est provoqué. Là jaillit d’une large fissure que l’on appelle l’Encrier du diable une eau bouillonnante et noire à une température de 35 à 39 degrés[2] ; plus loin une source plus abondante et d’une eau toujours noire faisait, en s’élançant dans les airs à une hauteur de 5 ou 6 mètres, un bruit terrible augmenté par un grondement souterrain non moins effrayant. L’excavation d’où elle sort semble profonde, car les grosses pierres que l’on y roule disparaissent sans laisser de trace ni ralentir en rien la projection de l’eau. L’idée d’une chute dans le soupirail de la terre donne le frisson et force instinctivement à s’éloigner. A peine est-on à quelque distance qu’on est assourdi par le fracas d’une autre source appelée Steamboat, située plus haut sur une pointe de rocher. Pour avoir la notion du tapage que fait celle-ci, il faut imaginer le sifflement de vingt chaudières dont les robinets de dégagement seraient ouverts d’un coup. C’est à n’y pas tenir.

Ce n’est guère qu’en Islande que le phénomène des geysers a été étudié de près. Les geysirs d’Islande diffèrent en bien des points des sources jaillissantes de Californie ; la différence principale, c’est que l’eau de ces dernières est de composition sulfo-alcaline, tandis que celle des geysers islandais est saturée d’acide silicique. On explique la formation des geysirs par l’infiltration des eaux dans les crevasses des roches volcaniques. Nul doute que les causes des éruptions ne soient les mêmes en Californie. Tous les sommets voisins des geysers californiens sont couverts de neiges et de glaciers donnant aussi naissance à d’immenses quantités d’eau qui s’infiltrent dans les fentes et les cavernes pour ressortir plus tard en colonnes jaillissantes et thermales. En Californie toutefois, la source est permanente, quoique dans de moindres proportions ; en Islande, le caractère prédominant des geysers est l’intermittence.

Après tant de fatigues, un bain venait à point ; il nous fut offert dans un endroit isolé, à peu de distance de là, par une source abritée de magnifiques saules, bain en plein air, bain délicieux, en eau tiède et onctueuse, donnant aux muscles la souplesse, à la peau une douceur veloutée, quoique éphémère. Le dîner nous réunit à l’hôtel. La soirée qui le suivit fut pleine d’enchantemens sous la brillante clarté de la lune dont les rayons éclairaient encore ce que nous venions de voir à la lumière du soleil.

Le lendemain, après une nouvelle et matinale visite au volcan, tout aussi émouvante que la veille, je partis, laissant là mes amis de San-Francisco, en compagnie toutefois jusqu’à Geyser’s-Station des trois institutrices venues d’Healdsburg, et qui y retournaient. A huit heures du soir, j’étais à Calistoga, que je devais bientôt quitter pour me rendre à Whitesulfur, Napa et San-Francisco, après avoir parcouru, au milieu d’une magnifique campagne, ces belles vallées de Sonoma et de Napa. L’heure du retour avait sonné, je l’entendis sans déplaisir ; si je venais en effet de passer d’heureux instans, je reprenais sans peine ma vie de bord accoutumée, elle aussi pleine de charme au milieu des obligations du devoir accompli et des hasards de l’imprévu.


RAOUL LE ROY.


  1. Pinus Cousteri, P. insignis, P. sabiniana, P. tulerculata, P. Lambertiana, P. Doualasii, P. Benthamiana, P. Fremontiana, Picea grandis, Cupressus Lawsomiana, C. macrocarpus, C. Goveniana, Sequoia gigantea, S. tempervirens, Libocedrus decurrens.
  2. Je n’ai pas pu, faute d’instrument, constater d’une manière exacte la température de l’eau ; mais elle ne m’a pas paru de beaucoup supérieure à celle du corps. Le goût et l’odeur ne m’ont pas permis d’avoir un doute sur la composition sulfureuse et alcaline des sources.