Les Geôles allemandes en 1870-1871

Les Geôles allemandes en 1870-1871
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 399-430).
LES
GEÔLES ALLEMANDES
EN 1870-1871

Dès le début de la guerre actuelle, les journalistes d’outre-Rhin ont consacré des articles haineux et mensongers à la façon dont étaient traités en France les prisonniers allemands. Ils se seraient plaints moins haut s’ils connaissaient ce qui se passa en 1810-1871 ou si, volontairement, ils n’avaient pas oublié leur histoire.

Rappelons-la-leur donc, sans passion et en n’utilisant que des documens certains.

Les Français, pour la plupart si oublieux du passé, bien qu’il renferme la leçon de l’avenir, apprendront en même temps pourquoi 17 240 de nos frères [1] ont succombé dans les geôles allemandes ; en outre, ils trouveront dans cette révélation un grief de plus pour lutter actuellement avec la dernière énergie.

Un apôtre, le R. P. Joseph, dont le nom mérite d’être conservé pour les services qu’il prodigua en Allemagne à nos compatriotes, a écrit : « De tous les maux engendrés par cette effroyable guerre, la captivité a été, sans conteste, le plus désastreux. Elle a privé tout d’un coup la France de ses meilleurs défenseurs ; elle a jeté 400 000 jeunes hommes dans les prisons glaciales de l’Allemagne où ils arrivèrent anéantis par les émotions, brisés par les fatigues, épuisés par les privations [2]. »

Un nombre aussi élevé de victimes ne peut être attribué, — ainsi que nous allons nous appliquer à le démontrer, — tout en faisant la part de la nostalgie, qu’à la faim, au froid et aux mauvais traitemens.

Il serait injuste, reconnaissons-le, de prétendre que nos prisonniers furent traités partout avec autant d’inhumanité, mais le nombre des endroits où il en fut autrement [3] est trop restreint pour l’honneur du nom allemand.

Les documens sérieux relatifs à la captivité en Allemagne sont tellement nombreux qu’ils pourraient former une petite bibliothèque ; aussi ne citerons-nous que les exemples les plus probans.

Enfin, il ne sera guère question dans cette enquête succincte que des soldats et des gradés. Certes, les officiers ont eu aussi beaucoup à souffrir, mais surtout moralement : ceux d’entre eux qui étaient dépourvus de ressources personnelles, même minimes, endurèrent des privations que l’on ne saurait cependant comparer à celles de leurs malheureux soldats.


En captivité, il existe, à n’en pas douter, des devoirs et des droits pour le vainqueur aussi bien que pour le vaincu. «... La fin de la guerre étant, a dit J.-J. Rousseau, la destruction de l’État ennemi, on a le droit d’en tuer les défenseurs tant qu’ils ont les armes à la main ; mais, aussitôt qu’ils les posent et se rendent, cessant d’être ennemis, ils redeviennent simplement hommes, et l’on n’a plus de droit sur leur vie [4]... »

Le Suisse Vattel (1714-1764) a, de son côté, nettement fixé les devoirs et les droits du vainqueur envers le vaincu qui ne saurait être transformé en un esclave : «... On est en droit de s’assurer de ses prisonniers et, pour cela, de les enfermer et de les lier même, s’il y a lieu de craindre qu’ils ne se révoltent ou ne s’enfuient ; mais rien n’autorise à les traiter durement, à moins qu’ils ne se soient rendus personnellement coupables envers celui qui les tient en sa puissance. En ce cas, il est maître de les punir. Hors de là, il doit se souvenir qu’ils sont hommes et malheureux. Un grand cœur ne se sent plus que de la compassion pour un ennemi vaincu et désarmé [5]... »

Dans notre règlement du 3 mai 1832 sur le service en campagne, encore appliqué en 1870, l’article 135 était ainsi formulé : « Les officiers doivent rappeler aux soldats que la générosité honore le courage. En conséquence, les prisonniers de guerre ne sont jamais dépouillés ; chacun d’eux est traité avec les égards dus à son rang. »

On aurait vainement cherché, dans le règlement prussien correspondant, une recommandation à la fois si humaine et si digne.

Le 6 mai 1859, au début de la campagne d’Italie, des Instructions françaises, tout en recommandant de mettre les prisonniers hors d’état de nuire, interdirent les rigueurs inutiles, leur attribuèrent une solde, du tabac et arrêtèrent que les salaires gagnés par eux constitueraient une masse leur appartenant.

En somme, si la Convention de Genève laissa de côté la question des prisonniers de guerre, il était admis, en juillet 1870, que la personne d’un prisonnier est inviolable ; qu’il a droit à un traitement humain et même que, s’il n’a pas aliéné complètement sa liberté en prêtant serment, il conserve le droit de s’évader, sans qu’on puisse lui refuser la qualité de belligérant, qui est une garantie sérieuse.

Tels sont les droits du vainqueur et surtout ses devoirs.

En ce qui concerne le vaincu, insistons sur un cas particulier. Son identité une fois loyalement déclarée, le prisonnier est soumis de fait aux lois et règlemens qu’a édictés le vainqueur qui le détient ; en cas d’insubordination, il s’expose aux rigueurs jugées nécessaires pour le contraindre à l’obéissance.

Il peut être employé à des travaux publics, à la condition qu’ils n’auront pas un rapport direct avec les opérations sur un théâtre de guerre.

Tout serment aggrave la situation morale de celui qui le prête ; en le violant, on manquera à l’honneur et on s’exposera, si on est repris, à subir les peines les plus sévères, même la peine de mort.


En 1870-1871, les prisonniers de guerre furent conduits sous escorte jusqu’au lieu de l’embarquement, puis internés : suivons cet ordre.

Les prisonniers faits à Sedan et à Metz séjournèrent d’abord, pendant un temps plus ou moins long, dans un camp de concentration ; nous ne nous occuperons que des premiers auxquels se rattache le lamentable souvenir du Camp dit de la Misère, établi dans la presqu’île d’Yges, près de Sedan. Un philanthrope belge a décrit de visu, avec une émotion et une indignation communicatives, les souffrances de tous genres que les prisonniers entassés là sans la moindre distinction eurent à endurer pendant plusieurs jours, bon nombre du 2 au 12 septembre.

Littéralement abandonnés par les Allemands, exposés sans le plus léger abri à une pluie qui tomba souvent à torrens et transforma le terrain en un véritable cloaque, les prisonniers n’eurent, par les soins de l’autorité allemande, du 2 au 10 septembre, que cinq distributions de vivres ; encore ne les durent-ils, à défaut du général Wimpffen qui était parti le 4 septembre, qu’à l’intervention incessante des généraux Ducrot et Lebrun, aidés surtout par les généraux de Galliffet, Ameil et Le Forestier de Vendeuvre. Il semble que l’unique préoccupation de vainqueurs dénués de la générosité la plus élémentaire ait été d’affaiblir systématiquement les malheureux débris de l’armée d’Alsace ; ils traitèrent deux mois plus tard de la même façon les prisonniers de Metz, toutefois pour ceux-ci l’épreuve fut d’une durée moindre.

Cette conduite odieuse eut un tel retentissement en Europe que le chancelier Bismarck essaya, le 22 septembre, par l’intermédiaire de son fidèle secrétaire Moritz Busch [6], de détruire cette fâcheuse impression ; une fois de plus, il eut recours au mensonge. Si les intendans allemands auxquels on adressa tant de louanges à la fin de la guerre avaient reçu des ordres fermes à ce sujet, il leur eût été facile, grâce au voisinage de la Belgique, de pourvoir aux besoins de troupes concentrées de la sorte.

On eut à constater la même insensibilité et le même défaut de prévoyance dans la conduite des convois de prisonniers, avec une circonstance aggravante : les habitans qui, touchés d’une pareille misère, apportaient des vivres à des malheureux parfois privés de pain et d’eau depuis vingt-quatre heures, furent, en effet, brutalement repoussés. Comme si ce n’était pas assez, les insultes et les coups ne leur furent pas ménagés ; on a même à signaler des assassinats individuels ou collectifs.

Le R. P. Joseph, dans son ouvrage, et le brave commandant du Petit-Thouars, un témoin [7], ont relaté la façon dont les Badois traitèrent les défenseurs de Strasbourg qu’ils conduisaient en exil. Pendant deux jours, ces prisonniers furent privés de repos et presque complètement de nourriture ; sous le plus léger prétexte, ils recevaient des coups de plat de sabre et s’entendaient dire : « Vous n’êtes plus des hommes, c’est à peine si nous vous considérons comme des chiens. »

Les mobiles faits prisonniers, le 6 octobre 1870, à Nompatelize, atteignirent Lunéville, après avoir été frappés à coups de crosse ou de plat de sabre et souvent menacés de la baïonnette ; là, on les fit passer entre une double haie de landwehriens, qui leur appliquèrent des coups de poing, de plat de sabre et parfois les piquèrent avec la pointe de leurs baïonnettes.

Le 24 novembre, à Nogent-le-Rotrou, ce furent des officiers qui, noblement, cinglèrent à coups de fouet, ainsi qu’en a porté témoignage Léopold-Charles, les jambes de malheureux marchant depuis dix heures et n’ayant eu pour toute nourriture que « quelques débris de biscuit et des pommes à cidre ramassées sur la route [8]... » A la Ferté-Bernard, la même scène se renouvela avec le concours de soldats [9].

A Querrieu, le 23 décembre, c’est un officier qui abat d’un coup de revolver le chasseur à pied Seigneurin, coupable de s’être avancé de deux pas en avant de l’alignement pour reprendre sa capote jetée à terre avec des fournimens.

Mais l’épouvantable massacre de Passavant (Marne) domine toute la question.

L’évacuation de la petite place de Vitry ayant été jugée nécessaire, sa garnison fut mise en route dans la nuit du 24 au 25 août ; elle formait une colonne comprenant environ 1 500 hommes dont 4 200 mobiles armés depuis quatre jours et sans instruction militaire.

Le 25, vers dix heures du matin, cette colonne qui n’est pas éclairée est chargée, entre Dampierre-le-Château et Sivry-sur-Ante, à La Bassée, par une fraction de la 6e division de cavalerie prussienne ; elle met bas les armes à la suite d’un semblant de résistance. Après que ces prisonniers ont été injuriés, frappés, et que les officiers ont été fouillés, puis dévalisés, une colonne est organisée à Sivry.

Dirigée sur Passavant, elle est réduite à 800 hommes, par suite d’évasions qu’a favorisées la connaissance des lieux, lorsque, vers cinq heures du soir, elle atteint cet endroit. Les parens ou amis qui cherchaient à satisfaire la faim et la soif de ces affamés sont brutalement écartés par l’escorte ; la marche est bientôt reprise.

La colonne n’est encore qu’à une petite distance de Passavant lorsqu’un prisonnier rejeté de la route par une poussée ou l’ayant quittée pour aller boire à quelques pas est tué par un soldat de l’escorte.

Au bruit de la détonation, une débandade se produit ; presque aussitôt, un second coup de feu tiré par on ne sait qui retentit. S’imaginant qu’on veut les massacrer, les prisonniers se sauvent dans toutes les directions et cherchent à s’abriter.

Les Prussiens tirent sur les fuyards, d’autres les poursuivent et massacrent ceux qu’ils atteignent. Ce sont autant d’assassinats, puisqu’il s’agit d’hommes désarmés. « Les mobiles ont voulu fuir et, d’après les lois de la guerre, nous avons tiré sur eux ! » ont allégué les bourreaux. Piètre défense reposant sur un double mensonge : attaqués par qui ? les mobiles n’ayant pas d’armes ; il est de fait que les prisonniers demeurés sur place ne furent point davantage épargnés. Les officiers qui ordonnèrent cette poursuite ou qui n’eurent pas la générosité de l’arrêter connaissaient l’origine du premier coup de fusil ; depuis quand, d’ailleurs, deux coups de fusil séparés auxquels succède un silence complet constituent-ils une attaque en règle ? Dégageons les causes véritables : le manque de sang-froid causé par la peur dont le soldat prussien a donné tant de preuves ; la haine farouche et le mépris de tout ce qui est français considéré comme un bétail sur lequel on aurait des droits absolus.

Cette chasse à l’homme renforcée par les Prussiens cantonnés à proximité s’étendit jusqu’à Passavant où les courageux efforts du maire Boiet, ceint de son écharpe, demeurèrent infructueux et où des habitans furent malmenés. Quand ce brillant fait d’armes prit fin, le sol était jonché de blessés et de morts dont les bourreaux retournèrent consciencieusement les poches. On a conservé, à Passavant et à La Bassée où se dressent deux monumens commémoratifs, les noms de 49 mobiles tués et de 97 blessés.

Le 28 août au soir, les mobiles demeurés valides atteignaient Remilly où ils furent embarqués ; ils n’avaient dû leur nourriture qu’à la pitié des habitans. A Glogau, lieu de leur internement, 49 d’entre eux étaient morts à l’époque de la libération, sur les 692 Français qui y sont enterrés.

Le massacre des prisonniers dits de Soissons, perpétré, le 16 octobre, sur le territoire d’Hartennes, dans le bois de Saint-Jean, fut aussi provoqué, à n’en pas douter, par l’impressionnabilité excessive des Allemands : prodigues de la vie des autres, ils perdent la tête lorsque, tout à coup, ils croient leur propre existence menacée. Partis de Soissons, vers trois heures du soir, au nombre approximatif de 4 000, les prisonniers étaient arrivés dans le bois Saint-Jean où on fit halte. Tout à coup, sans que le mystère ait jamais pu être éclairci, « des feux de peloton et de file, partant de la tête, de la queue et des flancs de la colonne, vinrent jeter l’épouvante et le désordre dans la masse des malheureux prisonniers... Toute cette foule désarmée se jeta dans les bois où elle fut poursuivie à coups de fusil [10]... »

Il ne fut pas possible de fixer le chiffre exact des victimes, parce que beaucoup de prisonniers trouvèrent un asile momentané dans les fermes ou les chaumières ; on sait seulement que, lorsqu’il atteignit Château-Thierry, le convoi était réduit à environ un millier d’hommes.

Arrivons au transport des prisonniers. Le récit suivant, emprunté à un prisonnier civil, renseignera exactement sur la brutalité que déployèrent, dans la majorité des cas, les officiers, sous-officiers et soldats composant l’escorte du train. Le convoi comprenait 52 habitans arrêtés en Beauce, à Bricy-le-Colombier, dans des circonstances que nous relaterons vers la fin de cette enquête ; parmi eux figurait l’instituteur Gustave Fautras, qui publia depuis, en 1873, un rapport émouvant sous le titre : « Cinq mois de captivité. Récit d’un prisonnier civil en Prusse. »

Partis de Bricy-le-Colombier le 11 octobre, les prisonniers furent conduits jusqu’à Nogent-l’Artaud et là embarqués à destination de Stettin.


... Ici, dit Faulras, commence pour les prisonniers de Bricy une nouvelle période de souffrances... Dans le wagon de Nogent-l’Artaud, la faim et la soif vont les accabler ; un air vicié va presque les asphyxier ; le sommeil va leur faire complètement défaut ; ils ne pourront ni s’asseoir, ni se coucher, et ils vont être privés par là d’un repos devenu des plus nécessaires ; beaucoup de vieillards à qui on ne permettra pas de descendre aux différens arrêts vont être obligés de satisfaire aux besoins de la nature dans un coin du wagon ou de salir leurs vêtemens... Tous enfin, ils vont être en butte à la férocité des soldats de Guillaume ; quelques-uns même vont souffrir un long et douloureux martyre...

La crosse et la baïonnette nous avaient poussés dans le lourd véhicule prussien ; nous étions quarante-huit, pressés les uns contre les autres, ne pouvant faire le moindre mouvement, ne pouvant ni nous asseoir, ni nous coucher. Le wagon avait servi précédemment au transport de chevaux, il se trouvait rempli de fumier ; une odeur fétide nous y suffoquait et y rendait notre présence insupportable...


Bornons-nous, pour terminer, à citer un acte criminel. Deux des prisonniers avaient donné des signes d’aliénation mentale avant l’arrivée à Francfort : Jacques Penot, de Bricy, septuagénaire, et Eugène Gigoux, d’Ingré, âgé de cinquante-cinq ans. L’un d’eux qui se débattait mordit au doigt le Prussien qui le repoussait avec la crosse.


La rage de nos gardiens fut telle alors qu’ils nous menacèrent de nous fusiller tous dans le wagon... Ne pouvant le faire, ils voulurent au moins que la punition des deux aliénés fût de la dernière rigueur.

Ils commencèrent par les dépouiller de leurs casquettes et de leurs chaussures ; puis, leur ayant attaché les pieds l’un à l’autre, leur ayant lié les mains sur le dos, et les ayant couchés sur la planche du wagon, ils les battirent avec une cruauté sans exemple : non seulement ils se servirent de la crosse et du sabre pour assouvir leur colère sur ces deux hommes sans raison, ils ne craignirent point d’employer aussi le fer de leurs baïonnettes... ou bien, dans un moment de rage, ils chargeaient leurs armes et, appuyant le canon sur la gorge de nos deux compatriotes, le doigt sur la détente, ils semblaient pendant quelques instans vouloir mettre fin à leurs souffrances...

Lorsque, le 22 octobre, à deux heures du matin, on débarqua à Stettin, les deux infortunés étaient complètement privés de la raison ; la tête découverte, le visage ensanglanté, ne présentant plus qu’une immense plaie, les pieds nus, coupés, ainsi que les mains, par les liens qui les avaient retenus, ils tremblaient sous une bise glaciale.


Eugène Gigoux mourut le lendemain, « de faiblesse et de fatigue ; » Jacques Penot dura jusqu’au 31 octobre, et mourut de « fortes contusions, » inscrivit-on sur la liste officielle des décès : nous connaissons la cause véritable des deux morts. Au nombre des 60 prisonniers incarcérés dans le fort Preussen, figuraient 37 habitans de Bricy : 13 moururent à Stettin ; 24 seulement revinrent à Bricy, affublés de casaques prussiennes.

Effectué trop souvent, malgré la rigueur de la température et la durée du voyage, dans des wagons découverts, le transport contribua, avec le manque d’une nourriture régulière, à débiliter les victimes, et entraîna la mort de beaucoup d’entre elles ; plus d’une fois des arrêts eurent lieu, afin d’offrir les personnes en pâture aux habitans, qui, nous le verrons, les insultaient et même les frappaient. Nancy est un des points du réseau de l’Est où le mode de transport des prisonniers put être le mieux observé. Louis Lacroix, auquel on doit un récit loyal et très modéré, a consigné dans son Journal les principales constatations :


12 septembre. — On voit descendre, par la rue Stanislas, des gens dont le visage bouleversé, les yeux rouges et humides de larmes dénotent qu’ils éprouvent une profonde affliction. L’un d’eux, que j’interroge : — Ah ! Monsieur, me répond-il, nous venons de la gare au moment où passait un train de nos prisonniers de Sedan. Ils sont entassés dans des wagons, dont beaucoup sont découverts, à peine vêtus, grelottant de froid, mourant de faim. On leur jette des pains vers lesquels ils tendent des mains avides. On leur passe des bouteilles de vin au bout d’une perche, lis remercient en pleurant, et la foule les salue et les acclame en pleurant aussi ; c’est un spectacle qui vous navre, et que je n’oublierai jamais. » Or, c’est la même chose pour tous les convois. Voilà quatre jours que ce passage a commencé, et il n’est pas près de finir...

Le mardi, 6 décembre, le thermomètre marque 12 degrés de froid... Mais que dire de ce qu’ont à endurer nos pauvres prisonniers, que l’on transporte à wagons découverts, et qui arrivent à notre gare hâves, exténués, grelottans de froid, dans un état et avec un aspect qui fait mal à voir ! La population de Nancy se surpasse pour les assister. On leur jette des cache-nez, des cabans, des couvertures...

Lundi, 12 décembre. — Retour du froid. Le matin, le thermomètre est de 12° au-dessous de 0. Il est passé encore des prisonniers français, dont beaucoup dans des wagons découverts. On dit qu’il en est mort quinze de froid cette nuit...


De son côté, Fautras n’a pas manqué de signaler des cas de mort par congestion :


... Il n’est pas rare, dit-il, au mois de janvier que quelques-uns des prisonniers amenés des environs du Mans périssent du froid dans les wagons découverts qui les transportaient...


Les Allemands qui seraient tentés de taxer d’exagération les récits précédens ne pourront récuser le passage suivant, extrait d’un de leurs journaux, le Wanderer :

« Seize cents prisonniers de guerre de l’armée de la Loire sont entrés dans la nuit à Berlin, par le chemin de fer de Potsdam, pour être dirigés sur Stettin, où ils sont internés ; mais ils sont dans un état tellement déplorable qu’il est impossible de les transporter plus loin. Leur voyage d’Orléans à Berlin a duré dix-sept jours, et ni les prisonniers, ni les hommes de l’escorte n’auraient été en état de voyager encore une seule heure. »


Le transport a été évacué en soixante wagons ouverts ; les malheureux devaient se tenir debout, car il n’y avait pas de siège ; leur mince uniforme était trempé par les pluies battantes ; le froid glacial leur gelait le corps, la neige leur montait jusqu’aux genoux, et leurs jambes vacillantes, leurs membres raidis leur refusaient le service.

La descente des wagons était très dangereuse à cause des marche-pieds gelés et glissans. Un turco qui, malgré les avertissemens, voulut descendre, tomba sous les roues et fut broyé. Cinq prisonniers sont morts du tétanos ; plus de cent ont dû être transportés chez des particuliers, les ambulances étant toutes pleines. Avant que tous soient mis à couvert, il en mourra un grand nombre. Plusieurs d’entre eux ont été pris, après avoir avalé un peu de bouillon chaud, de spasmes auxquels a succédé un sommeil profond. Les soldats sains sont déjà internés dans les casernes, et des gens bienfaisans leur ont donné de la nourriture et des vêtemens.

Le nombre des prisonniers du 3e régiment de zouaves est très grand. Ce régiment a été presque anéanti. L’habillement de ces militaires n’est pas approprié au climat du Nord. Leurs souliers étaient tellement déchirés qu’ils tombaient en lambeaux, leurs larges pantalons et burnous étaient collés aux membres raidis, et ont dû être coupés du corps. On a dû hisser les malheureux sur les voitures qui devaient les transporter dans les chambres qui leur étaient destinées.

A l’autorité militaire incombe le devoir d’ouvrir une enquête sévère sur le transport des prisonniers, de prendre des mesures promptes pour mettre fin à ces souffrances. De pareilles scènes ne doivent pas se renouveler...


La Gazette de Cologne fut non moins catégorique, et rendit tout commentaire superflu.


... Les forteresses allemandes sont toutes encombrées de prisonniers, et le transport de ces malheureux dans des wagons à charbon ouverts, jour et nuit, par un froid de 8 à 12 degrés au-dessous de 0 est une cruauté que l’on ne saurait jamais défendre devant le tribunal de l’humanité.

Beaucoup de ces malheureux arrivent malades, exténués de froid et de faim, légèrement vêtus, et souvent sans souliers et sans bas...


La façon dont fut dirigé l’internement ne pouvait qu’aggraver un état déjà si lamentable.

En février 1871, il restait en Allemagne, comme prisonniers de guerre, 12 000 officiers et 372 000 hommes de troupe. Ils étaient répartis entre 195 dépôts : 152 sur le territoire prussien ; 26 en Bavière ; 7 en Wurtemberg ; 8 dans le grand-duché de Bade ; 2 en Hesse-Darmstadt.

Les officiers qui avaient signé l’engagement de ne pas s’évader jouirent d’une certaine liberté, mais ils étaient tenus de répondre à des appels et savaient que leur correspondance serait contrôlée ; ils logeaient en ville à leurs frais. Nous aurons occasion de parler de l’insuffisance de leur solde. Plus d’un eut à subir les insultes des habitans, ce qui les obligea à porter des effets civils ; mais, en général, ils furent traités avec les égards dus à leur grade.

Les officiers qui n’avaient pas voulu donner leur parole d’honneur furent mis en forteresse et parfois durement traités.

Les hommes de troupe, — gradés et soldats, — formèrent, dans chaque dépôt, des compagnies placées sous les ordres d’un commandant supérieur ayant un pouvoir disciplinaire des plus étendus.

Il est prouvé, par de nombreux témoignages, que les hommes de troupe furent insuffisamment et mal nourris et que, légèrement vêtus, mal chaussés, ils eurent, surtout en décembre et en janvier, à souffrir cruellement. Trop souvent aussi, ils furent en butte à d’indignes brutalités.

En principe, les simples soldats travaillèrent gratuitement. pendant cinq heures, pour l’Etat ; le travail qu’ils fournirent aux particuliers et aux communes fut inégalement rémunéré, parfois non rétribué.

Devant les conseils de guerre, on appliqua exceptionnellement le code militaire français aux prisonniers qui surent s’en réclamer.

Une situation particulière fut créée aux tirailleurs algériens, aux « pauvres turcos ; » en Allemagne où ils causèrent une terreur égale à celle qu’ils avaient semée sur les champs de bataille de Wissembourg et de Froeschwiller, on les désigna sous les noms de thiere (bêtes fauves) et on les traita d’une façon inhumaine : à peine vêtus et maintenus cruellement dans le Nord, ils y moururent « comme des mouches. »

Les rédacteurs du Récit officiel prussien ont prétendu que, à part « quelques inconvéniens, » la majorité des prisonniers « n’a eu à se plaindre ni de l’alimentation, ni du traitement ; » demandons à des faits certains ce qu’il faut penser de cette audacieuse affirmation.

Du règlement qui fut mis en vigueur dans la plupart des dépôts allemands, nous nous bornerons à reproduire trois articles qui furent largement appliqués :


6° Toute sentinelle doit faire usage de ses armes au moindre refus d’obéissance.

7" Chaque désobéissance est punie selon le code prussien. Dans les cas graves et en récidive, le coupable sera impitoyablement mis à mort.

8° La même peine sera appliquée pour toute voie de fait envers un supérieur quelconque.


Demandons à un officier auquel nous devons des notes à la fois intelligentes et modérées, ce que fut l’installation à Spandau où commandait cependant un chef bienveillant, le « bon général » Streit :


Les prisonniers campés furent d’abord établis sous la tente ; puis, quand vint l’hiver, dans de longues baraques formées d’une carcasse en bois revêtue de carton goudronné. Chacune de ces carcasses pouvait contenir cent hommes et était munie de deux poêles. L’humidité des neiges et des pluies suintant à travers ces légères parois se combinait avec l’effet réfrigérant d’un sol sablonneux pour faire de ces locaux un séjour des plus malsains. Or, nos pauvres troupiers manquaient souvent des vêtemens les plus indispensables. Des maladies nombreuses, phtisie, petite vérole et typhus, se déclarèrent et tous les jours en emportaient quelques-uns.

Vers le mois de décembre, le gouvernement prussien leur distribua des châlits en bois qui permettaient d’isoler la paille du sol, et des toiles pour la réunir en paillasse.

Mais il laissa toujours en souffrance l’habillement et la chaussure. Cependant il avait saisi nos magasins militaires ; il lui était donc bien facile de satisfaire à toutes les exigences [11]...


Un prisonnier en Poméranie a également fourni de précieux renseignemens. Un mois après l’arrivée, voici ce qu’il vit :


... Au milieu du cloaque où nous étions, que l’on se figure une centaine de trous ayant environ 30 mètres de long sur 10 de large, avec 1 mètre de profondeur ; ces trous avaient une couverture faite de paille de marais tressée entre des branches de sapin fichées en terre de chaque côté et venant se joindre au milieu, en forme de toit, à environ 2 mètres 50 centimètres au-dessus du sol. Cette couverture était tellement mince et peu serrée que, pendant les nuits claires, on apercevait les étoiles à travers.

Dans ces grandes fosses creusées dans la vase et par des temps pluvieux, il était resté des flaques d’eau sur lesquelles on avait jeté un peu de paille, et il suffisait de poser le pied dessus pour que cette paille s’enfonçât sous les pas et que l’eau parût à sa place. Ces affreuses cahutes, véritables terriers humains où couvaient les fièvres, la variole et le typhus qui devaient nous décimer plus tard, n’avaient qu’une seule issue se fermant par une porte sans gonds faite de la même manière que la toiture en paille tressée, et à laquelle il fallait donner du pied pour la faire tenir lorsqu’à reculons on entrait dans le trou [12]...

... Vers le milieu du mois de novembre, la neige fit son apparition ; les faibles toitures qui nous abritaient laissaient passer cette neige qui filtrait, fine comme de la farine ; il faisait un froid terrible dans ces trous malsains ; la neige, en tombant sur nos couvertures, se formait en verglas ; et, dans l’obscurité qui régnait là-dedans, on n’entendait que grelotter et se plaindre.

Les tirailleurs algériens surtout, avec leur pantalon de toile, souffraient rudement de cette température mortelle ; parfois, dans la nuit, ils poussaient de sourds rugissemens mêlés au nom d’Allah et de Mahomet auxquels ils reprochaient d’avoir abandonné la France et ses enfans [13]...


Le 9 février 1871, le thermomètre descendit à 41° au-dessous de 0, et cette température ne varia pas pendant trois jours.


...Impossible de s’endormir avec un froid pareil, et il y en eut qui, engourdis et paralysés, furent trouvés gelés, parmi leurs camarades qui les croyaient endormis.

Les Poméraniens nous disaient en ricanant : « Encore deux degrés seulement, et les Français n’auront plus besoin d’être gardés [14] !... »


D’autres exemples également probans pourraient être encore cités, mais il faut se borner.

C’est ainsi qu’un témoin, loyal entre tous, le capitaine Quesnay de Beaurepaire, a signalé la recrudescence de mauvais traitemens que provoqua à Ingolstadt, de la part des Bavarois, la nouvelle de leur défaite à Coulmiers : «...Le plus souvent, les sous-officiers de service exigeaient par cruauté ces promenades si redoutées des prisonniers » qui, à peine vêtus, avaient beaucoup à souffrir d’un froid intense [15].

A la fin de novembre, le 30, 6 000 prisonniers quittèrent Stettin pour aller occuper, à 6 kilomètres environ de là, le camp de Krekow où ils furent installés dans des tentes d’une contenance de vingt hommes environ : le froid rigoureux, les mauvais traitemens et l’insuffisance de la nourriture comme quantité et comme qualité ne tardèrent pas à provoquer chez les prisonniers une mortalité effrayante [16]. Sur l’ordre du gouvernement prussien, ils construisent des baraques en planches ; on en comptait quatre-vingts dans les premiers jours de janvier.

La mortalité diminua dès lors sensiblement ; cependant, le 8 février 1871, le thermomètre étant descendu à 25°, « sur 46 soldats français venant de Krekow à Stettin pour y chercher le pain pour la distribution du lendemain, huit furent gelés : deux moururent immédiatement et les autres les jours suivans [17]. »

L’alimentation fut déplorable, avons-nous dit.

A Stettin, dit Bruchon, les prisonniers reçurent « une espèce de bouillie grisâtre assez semblable à ce que l’on voit dans les pots des colleurs d’affiches, mais cependant bien moins épaisse et plus noire. C’était de la farine de seigle aigre et gâtée, délayée avec des balais de bouleau et où il n’y avait pas même de sel [18].... »

Si encore le pain dont les Français sont friands avait pu dédommager de ce brouet répugnant !


... Ils nous donnèrent à chacun, dit encore Bruchon, quelque chose de carré ressemblant assez à un poids de 20 kilos ; il y avait une marque faite avec des chiffres gravés sur l’une des faces : c’était noir et moisi, et cela avait l’apparence d’un bloc de terre pressée dans un moule à briques ; cette chose, c’était du pain ! Il y en avait un peu plus d’un kilo pour quatre jours [19]...


A Torgau, « le plus lamentable coin de ce grand cimetière qui s’appelle l’Allemagne » et où le chiffre des morts s’éleva à 1 134,


la nourriture était juste ce qu’il faut pour ne pas mourir de faim. Pain noir mêlé de paille, bouillie de farine aux patates. C’était tout [20]...


Le même témoin irrécusable a décrit l’habillement :

... Ces pauvres enfans, dépourvus d’habits, furent gratifiés de vieilles longues tuniques de soldats prussiens, si déguenillées, si sales, si habitées, me disait l’un d’eux, qu’il aurait fallu prendre un crochet de chiffonnier pour les saisir. On leur distribua même de vieux souliers éculés. Ceux qui pouvaient les chausser avaient encore les orteils dehors [21]


Dans les autres dépôts, les prisonniers ne furent pas mieux traités.


Parmi les conventions internationales qui règlent le sort des prisonniers de guerre, il en est une relative aux travaux publics que l’on est en droit d’exiger d’eux : ces travaux ne doivent avoir aucun rapport direct avec les opérations de guerre, et il est naturel qu’ils ne soient ni exténuans, ni humilians pour leur grade ou leur position, soit officielle, soit sociale. C’est ainsi que le vainqueur n’a pas le droit d’employer des prisonniers à nettoyer des rues de la ville où ils sont internés : des soldats prisonniers sont toujours des soldats. Si, d’un commun accord, des prisonniers travaillent pour des particuliers, il convient, comme nous l’avons déjà dit, que ce travail soit rétribué, et que le salaire serve à améliorer leur position ou leur soit compté au jour de la libération.

Les Allemands faisant passer avant tout leur intérêt ne tinrent trop souvent aucun compte de ces règles ; elles découlent pourtant d’une appréciation à la fois équitable et digne du caractère du soldat qui, bien que trahi par le sort, n’a pas démérité.

En Poméranie, dit Bruchon, « les besognes les plus rudes et même les plus abjectes nous étaient toujours réservées ; on nous fit faire maintes et maintes fois le service de vidangeurs, dans les casernes et dans différens autres bâtimens ; et, chose inouïe, nous n’avions même pas d’eau pour nous laver !... »


Jamais non plus le plus mince salaire ne nous fut donné en échange d’un aussi rude labeur ; au contraire, lorsque nous étions loués à des particuliers, c’étaient les soldats poméraniens chargés de nous surveiller à la besogne qui recevaient de leurs compatriotes des gratifications comme récompense des coups qu’ils nous donnaient lorsque nous éprouvions le besoin de souffler dans nos doigts ou que nous nous arrêtions un instant de travailler [22]...


Pendant l’hiver, des prisonniers furent utilisés pour dégager les places et les rues de Stettin :


Du matin au soir, nous étions occupés à briser la glace, balayer, ramasser et transporter cette neige dans des traîneaux auxquels nous étions attelés comme des bêtes de somme [23]


Au camp de Krekow, les prisonniers furent employés, par des températures de 20 et même de 30 degrés, à charrier de la glace destinée à ravitailler d’immenses glacières pour les hôpitaux de Berlin, Stettin et autres villes.

Le même auteur a tracé un tableau saisissant que nous regrettons de ne pouvoir reproduire en totalité, d’une corvée de cette nature faite, deux fois par jour, sous la neige ; des coups de des de plat de sabre servaient de stimulans [24] ! A Cologne même, où la vie fut plus douce, voici ce dont fut témoin un homme de cœur le capitaine (depuis lieutenant-colonel) Meyret :


Oh !... c’est à travers mes larmes que j’écris ceci : Vingt soldats français, zouaves, fantassins, cavaliers en guenilles, attachés à une voiture chargée de sacs de farine, blancs de froid, tremblant la fièvre, escortés par des soldats prussiens, le fusil chargé ; un mot, et ils recevront un coup de crosse ; un geste, ce sera un coup de baïonnette ; et ce mot cependant est prononcé par les soldats de ces bataillons de Metz qui ont terrifié nos ennemis ; ce sont ces braves gens qui nous ont conservé nos épées qu’on transforme en des bêtes de somme [25]...


En dehors de ces travaux illicites imposés par la rapacité et aggravés par la brutalité allemandes, citons, à titre de contraste, mais sans insister, les travaux d’un caractère spécial que l’ingéniosité de nos soldats put réaliser, à Ulm [26], à Spandau [27]. Nous entendons parler de travaux de l’industrie parisienne, véritables petites merveilles provenant de la transformation de boutons d’uniformes en métal blanc : bagues, épingles de toutes les formes, médailles, etc., qui trouvaient de nombreux acquéreurs, comme les petits bateaux fabriqués par les marins et les sabots-bijoux des sabotiers. Ce gain permit à quelques prisonniers d’améliorer leur nourriture ou de faire face à des besoins urgens.

Nous serions incomplet si nous ne mentionnions pas les tentatives que firent les Allemands pour affaiblir physiquement et moralement les prisonniers et la façon dont ils les exploitèrent.

Dans certains dépôts, à Ingolstadt par exemple, ainsi que le capitaine Quesnay de Beaurepaire en a fourni le témoignage [28], le gouverneur donna l’autorisation de vendre des liqueurs fortes dans les casemates à nos malheureux prisonniers.


Nous étions bien pour tous ces Allemands, dit le témoin, les Français de la décadence morale et physique. Le but a été atteint autant que pouvaient le souhaiter les Prussiens et ceux qui exécutaient leurs ordres dans les États du Sud. Hâtons-nous d’ajouter que rien n’a été omis pour parler aux yeux des populations et frapper leur esprit, pas même les moyens que repousse l’humanité...


Parmi ces moyens, deux sont à signaler : — montrer des Français ivres et débraillés escortés par des soldats bavarois très corrects : voilà pour le niveau moral ; — présenter, comme prisonniers de guerre, de pauvres infirmes qui n’avaient jamais dû porter un fusil : voilà pour le côté physique. La conduite des régimens provisoires qui, fournis par ces prisonniers, terrassèrent la criminelle Commune, déjoua leur déloyal calcul.

Les prisonniers furent parfois exploités d’une façon odieuse. C’est ainsi qu’en Poméranie des soldats et des sous-officiers allemands se firent les complices des brocanteurs juifs. Il leur suffit, avant que le froid eût sévi, de répandre dans le camp un double mensonge : la paix est signée ; le rapatriement sera immédiat pour les prisonniers pouvant faire la dépense du trajet de Stettin à Berlin où on active l’organisation de trains à destination de France.


...Ce fut, dit un témoin, une véritable foire aux habits ; c’était à qui parviendrait à vendre qui sa capote, qui sa tunique ou son manteau, et cela à des prix dérisoires, car ce qu’il y avait de meilleur fut à peine vendu un thaler.

Enfin, ils partirent après nous avoir dépouillés de ce qui aurait pu nous être si utile pour nous préserver de la terrible froidure que nous endurâmes par la suite : et, le soir même, nous apprenions que tout ce qu’ils nous avaient dit était faux [29].


Les malheureuses dupes purent lorsque, le froid venu, elles étaient à peine vêtues de haillons sous la neige, apercevoir « sur le dos des charretiers et des portefaix du port les vêtemens qui leur avaient été volés et sur la vente desquels les soldats poméraniens avaient reçu une forte somme en échange de leur complicité. »


Abordons maintenant l’importante question des insultes et des mauvais traitemens auxquels participèrent trop souvent habitans, gardiens et officiers.

Presque partout, ce qui n’est pas étonnant pour quiconque connaît le manque absolu de générosité de l’Allemand, nos prisonniers eurent à se plaindre des habitans. Depuis le grand- duché de Bade, pour prendre cet exemple, jusqu’en Poméranie, hommes, femmes et enfans agirent de la même façon, c’est-à-dire sans pitié ; pour le prouver, suivons un convoi depuis son point de départ jusqu’à son arrivée.

Formé de soldats du 32e régiment de marche capturés le 6 octobre 1870, au combat de la Burgonce, ce convoi a eu pour historien l’un d’eux, Ph. Bruchon.

Dans le grand-duché de Bade : à Carlsruhe, ce sont des clameurs, des menaces du poing, de la part des femmes des gestes dégoûtans, des cris de Franzosen caput (mort aux Français) ; à Rastadt, la foule « sut se rendre digne en tous points des énergumènes de Karlsruhe. »

De Rastadt à Cassel (Prusse), « la réception de Karlsruhe fut suivie à la lettre, dans toutes les stations où le train s’arrêtait, et les démonstrations hostiles s’accentuaient au fur et à mesure que nous avancions dans l’intérieur de l’Allemagne. »

A Berlin, où la capitulation de Metz venait d’être connue, le train marcha avec une lenteur calculée : hommes et femmes purent ainsi de leurs fenêtres insulter à qui mieux mieux les prisonniers ; le silence ne se fit que lorsque l’apparition des zouaves et des turcos fit impression sur ces braillards. Pendant le repas, « menaces, insultes, provocations, tout cela pleuvait sur nous, et, lorsque nous sortîmes pour remonter en wagon, la fureur de ces êtres féroces tourna au délire. »

A Stettin, bien qu’il fût dix heures du soir et « qu’une pluie glacée mêlée de gros flocons de neige » inondât les rues, « les habitans ne voulurent pas rester en arrière de leurs compatriotes de Berlin et d’ailleurs ; ils nous firent cortège, et la sérénade recommença. » Fort heureusement, la mine farouche des bons Turcos, qui jouissaient auprès de beaucoup d’Allemands de la réputation de « manger le monde, » tint instamment la foule à une distance respectueuse.

Les enfans, avons-nous dit, ne restèrent pas en retard sur leurs charitables parens. C’est ainsi qu’un certain jour, comme une quarantaine de prisonniers brisaient la glace dans une rue de Stettin, des garçons qui sortaient de l’école, encouragés par les surveillans, leur lancèrent des boules de neige et des morceaux de glace ; bientôt même les habitans du quartier se mirent de la partie.

Les prisonniers patientèrent jusqu’à ce que, leur sang ayant coulé, ils firent, tout en travaillant, des boules de neige dans lesquelles ils mirent des pierres : alors tout à coup, répondant par le cri de « Vive la France ! » aux cris de « Mort aux Français ! » et de « Paris caput ! », ils se portèrent en avant et firent évacuer la place par les cinq cents personnes environ qui s’y trouvaient.


Alors, dit Ph. Bruchon, nous reprîmes notre travail sous les coups de crosse qui nous furent distribués par les casques à pointe, furieux d’avoir vu fustiger leurs tristes compatriotes [30].


Le 23 octobre 1870, eut lieu à Stettin l’enterrement d’un des martyrs de Bricy, Jean Marchand. « Il nous fallut, dit Fautras, pour aller prendre le corps, traverser une partie de la ville. Je ne décrirai point la manière dont nous fûmes accueillis : menacés du poing par les hommes, injuriés par les femmes, accablés de pierres par les enfans, ce trajet nous fut un véritable calvaire [31]... »

L’article 5 du règlement dont nous avons reproduit les articles 6, 7 et 8 était ainsi formulé : « Chaque soldat prussien est supérieur du soldat français, sans distinction de grade : » une pareille latitude devait être grosse de conséquences ; elles ne manquèrent pas, en effet.


Envers les prisonniers de guerre, a dit Fautras, l’orgueil prussien se traduisait de toutes les manières : chefs et soldats ne savaient quels moyens employer pour nous narguer, nous humilier, nous mépriser [32]...


Pendant le travail, qui consistait à casser des cailloux avec de grosses masses,


les nombreux gardiens qui nous entouraient ne nous épargnaient, rapporte le même témoin, ni les menaces, ni les coups... Si le soleil venait à reluire un moment, une foule empressée, parmi laquelle se trouvaient beaucoup de femmes, s’assemblait près de nous, nous envoyait ses injures les plus grossières, et riait sans pitié sur notre infortune. Quant aux coups, malheur à qui de nous relevait un instant la tête [33]...


Mais tout cela n’était que vétilles comparé au fait suivante Compris dans la capitulation de Metz, le soldat Eveno, qui avait fait les campagnes de Crimée et du Mexique, fut dirigé sur Thorn. Son récit confirme en tous points ce qui a été dit sur le transport, sur la nourriture et sur les insultes des habitans ; n’en consultons que la partie consacrée au séjour à Thorn : le détachement était enfermé dans le fort qui protège la gare, et il était défendu de regarder les trains, surtout ceux venant de l’Ouest, de la France.


Un matin, lit-on dans ses Souvenirs, à l’heure de la récréation, nous étions dans la cour. Un de mes amis, un Breton, commit l’imprudence de se pencher pour voir au dehors, à travers le créneau. La sentinelle qui montait la garde au pied du rempart l’aperçut, épaula, fit feu. La balle atteignit à l’œil mon malheureux compatriote et lui transperça le front. Au bruit de la détonation, nous accourûmes tous : le blessé fut transporté au poste où il ne tarda pas à expirer. Nous étions blêmes de rage. Le commandant de place prétendit que le prisonnier avait dû insulter la sentinelle.

— C’est faux ! m’écriai-je, indigné. Il n’a pas seulement ouvert la bouche. Faites-nous fusiller tous, c’est plus simple, et que cela finisse !

On se contenta de changer le factionnaire...


Confinons la série des assassinats. Dans le suivant, qui se passa à Stettin, le drame fut complet.

Le soldat poméranien qui surveillait une corvée transportant de la terre frappe avec le dos de son sabre un prisonnier qui, selon lui, n’avait pas suffisamment rempli sa brouette. Indigné, le Français, vieux soldat à moustache grise, fait avec sa pelle le simulacre de parer les coups et de vouloir riposter.


L’Allemand le frappe alors avec rage du taillant de son sabre et lui fend la tête ; inondé de sang, ce malheureux tombe pour ne plus se relever. L’ignoble brute qui vient de commettre ce double assassinat remet crânement son sabre au fourreau, sans l’essuyer, afin de pouvoir montrer ce sang à ses camarades.

Les autres Poméraniens applaudissent et semblent envier l’acte de sauvagerie auquel vient de se livrer un des leurs.

Soudain un dragon quitte sa brouette, s’approche du Prussien, et, prompt comme l’éclair, avant que les autres soldats allemands aient le temps d’intervenir, il assène sur la face du meurtrier un si terrible coup de poing, que le sang jaillit par la bouche, le nez et les oreilles ; le Prussien s’abat comme une masse, les yeux hors des orbites ; alors le Français s’écrie : « Vive la France ! » et « Tuez-moi maintenant, tas de lâches ! »

A peine a-t-il prononcé ces paroles qu’un coup de fusil le couche pour toujours à côté de la première victime de ces brigands, qui criblent son cadavre de coups de baïonnette et lui écrasent la figure à coup de talons de bottes...


Transporté à l’hôpital, le Prussien mourut le même soir. Les cadavres des deux Français furent déposés à l’amphithéâtre et livrés aux étudians pour servir à leurs études.

A dater de ce jour, les gardiens ne donnèrent plus des ordres que le sabre à la main.

Il faudrait un volume pour relater tous les faits indignes qui se passèrent en Poméranie et dont Ph. Bruchon a été l’historien ; quelques-uns furent marqués au coin d’une sauvagerie véritable.

Un soir de novembre, les prisonniers du camp de Krekow, revenant du travail et pressés de prendre leur repas, se bousculent à l’entrée trop étroite de la cuisine ; les factionnaires s’emploient en vain à rétablir de l’ordre.

L’officier de service prend peur et va chercher deux compagnies d’infanterie qu’il établit face à la cuisine. Tout à coup, sur son ordre et sans avertissement préalable, ces compagnies chargent à la baïonnette, en poussant de sauvages clameurs, les prisonniers entassés entre elles et la baraque servant de cuisine. Alors se passe une scène indescriptible qu’il est facile de se figurer. Les prisonniers s’enfuient dans toutes les directions, aux cris de : « Ils nous assassinent ! ils nous égorgent ! oh ! les lâches ! » et en laissant le sol jonché de morts et de blessés dont on n’entendit plus parler [34].

Citons encore un fait concernant le camp de Krekow. Vers la fin de janvier 1871, un chasseur à pied, sorti le soir de sa baraque pour obéir à un besoin naturel, parvient à la regagner après avoir échappé à la patrouille qui le poursuivait ; la lumière s’était éteinte.

Lorsque les soldats qui composaient la patrouille (c virent que celui auquel ils donnaient la chasse leur échappait dans l’obscurité, ils s’arrêtèrent et firent feu à volonté, tirant au jugé, espérant ainsi atteindre quand même leur proie. »


On juge quel fut le réveil de ceux qui dormaient là-dedans ; ils crurent que c’était un massacre en masse qui s’exécutait ; et cette croyance avait d’autant plus de consistance qu’il y eut des tués et des blessés... Ce fait d’armes accompli, la patrouille se retira, et, le lendemain matin, on en emporta deux à l’amphithéâtre et sept à l’ambulance, dont trois moururent le même jour des suites de leurs blessures [35]...


Parmi plusieurs actes indignes qui entachèrent l’honneur d’officiers allemands, choisissons le suivant qui se passa à Ingolstadt et que le chanoine Guers, qui s’y trouvait alors, a relaté avec détails [36].

Jean-Pierre-Auguste Hamel, soldat au 8e bataillon de chasseurs, regagnait son dépôt lorsqu’il croise, sans le voir, un officier allemand ; il ne le salue donc pas. « Ah ! s’écrie l’officier, je ne salirai pas mes nobles mains à te toucher ! » et, se précipitant sur lui, il le frappe furieusement à coups de plat de sabre.

Justement indigné, Hamel se précipite sur lui, et, le jetant par terre, le piétine. La foule l’arrête ; on le conduit en prison. Le Conseil de guerre se réunit aussitôt et, sans tenir compte de la lâcheté de l’officier, séance tenante, condamne Hamel à mort.

Le chanoine Guers ne parvint pas à obtenir sa grâce [37]; il passa auprès de lui sa dernière nuit et fut accueilli avec gratitude.


A l’aube naissante, raconte-t-il, Hamel était à genoux, embrassant longuement un crucifix, après avoir rempli tous ses devoirs religieux... et nous étions conduits au champ de manœuvres et au fatal poteau, et, avant de se laisser bander les yeux, il me disait : « Mon père, je ne me repens pas de ce que j’ai fait, mais seulement d’avoir offensé mon Dieu durant ma courte existence. Dites cela aux camarades, avec mes adieux à la famille, aux amis..., et au revoir au Ciel. »


C’est à Ingolstadt aussi que se perpétra, le 9 janvier 1871, l’assassinat juridique du sergent de tirailleurs Charles Gombault, qui a été raconté de deux façons différentes.

Exposons d’abord la version la plus vraisemblable, puisqu’elle est due au capitaine Quesnay de Beaurepaire, qui ne ménagea pas sa sympathie active à ses malheureux frères d’armes. Il était sur les lieux et reçut de première main des détails qui lui furent fournis par le sergent-major Wallet dans une lettre couverte de signatures.

Né à Dinan (Côtes-du-Nord), Gombault, chrétien convaincu, possédait une instruction lui permettant d’aspirer à l’épaulette. Sous-officier au bout de dix-huit mois pour sa brillante conduite dans le Sud-Oranais, il s’était distingué avec le 2e tirailleurs à Frœschwiller. A Ingolstadt, il avait, par « sa nature à la fois douce et énergique, son caractère franc et ouvert, gagné la sympathie de ses chefs et l’affection de ses camarades [38]. »

Les prisonniers prenaient l’air dans la cour de la forteresse, lorsque Gombault, ignorant la défense de communiquer avec les hommes punis, s’approche de l’un d’eux pour lui dire quelques mots.

Le Bavarois qui était de faction le repousse brutalement, sans rien dire, d’un coup de crosse dans la poitrine ; puis, à la suite d’une discussion animée, il appelle à son aide des camarades, tout en continuant à frapper le sergent.

Un sergent bavarois « accourt avec quelques hommes de piquet et, sans demander d’explication, frappe au visage Gombault, dont il serre la gorge avec l’autre main. C’est alors seulement que notre malheureux camarade riposta par un coup de pied et fut immédiatement enlevé. »

Déféré sans retard à la cour martiale, Gombault est condamné à mort après un simulacre de jugement.

Quesnay de Beaurepaire n’avait pu obtenir l’autorisation de s’entretenir avec lui.

Gombault n’ayant pu embrasser une dernière fois ses camarades leur adressa ses adieux « écrits d’une main ferme : »

« A Monsieur Benoist Vincent, sergent au 2e régiment de tirailleurs, à Ingolstadt.

« Messieurs les sous-officiers du 2e régiment de tirailleurs algériens ! Adieu, braves camarades, je meurs fier d’avoir appartenu à votre noble corps et à la France.

« GOMBAULT. »


Jugé à huis clos, il a été fusillé de même.

Aussitôt informés de cet attentat véritable, tous les officiers détenus à Ingolstadt protestèrent en constatant que Gombault n’avait pas été jugé, ayant été privé, contrairement au droit des gens, de défenseur.

Cette lettre valut aux signataires, de la part du gouverneur, huit jours d’arrêts que le ministre de la guerre doubla ; elle se terminait ainsi :


«...Votre cour martiale a fait une mauvaise action contre laquelle nous protestons et que nous dénonçons aux armées de tous les pays. »

Toutefois, peu de temps après, le gouverneur ne s’opposa pas à l’élection, dans le fossé du fort, d’un petit mausolée portant l’inscription suivante : « A la mémoire de Gombault Charles, sergent au 2e tirailleurs, prisonnier à Ingolstadt, fusillé le 8 janvier 1871, à l’âge de 22 ans ! ses camarades du 2e tirailleurs. »


La seconde version, beaucoup plus dramatique à coup sûr que la précédente, a été lancée, d’après des renseignemens erronés, par l’abbé Landau [39], puis propagée de la meilleure foi du monde, — cela est hors de doute, — par le R. P. Joseph [40] et par le chanoine Guers [41].

L’abbé Landau, qui demeurait à Munich, ne séjourna à Ingolstadt qu’en mars 1871, les 17, 18, 19 et 22 ; quant aux deux autres prêtres, ils exercèrent leur mission, le premier à Ulm, le second un peu partout.

Nous sommes donc en présence d’une légende d’après laquelle Gombault aurait été fusillé devant 6 000 prisonniers après leur avoir adressé quelques mots, les avoir invités à crier avec lui le cri de « Vive la France ! » que « les rives du Danube furent... forcées de répéter » (sic) et commandé lui-même « Feu ! »

Quatre mille exemplaires du portrait de Gombault exposé dans Ingolstadt s’écoulèrent rapidement.


Les prisonniers civils furent traités avec une telle dureté par les Allemands qu’il est équitable, — sans vouloir les séparer de leurs compatriotes militaires, — d’appeler tout particulièrement sur eux l’attention. Le chanoine Guers a tracé un tableau véridique de leur situation à Stettin.


Le général Vogel de Falkenstein, commandant la place de Stettin, fut rude pour nos trente mille soldats français confiés à sa garde, mais il se montra impitoyablement barbare pour les prisonniers civils amenés en grand nombre de toutes les parties de la France et spécialement du Loiret. Il les condamna aux travaux forcés. Qu’on se figure un bataillon de paysans, la plupart des vieillards, exténués par les épreuves de la guerre, hâves des fatigues extrêmes du voyage, les uns à moitié vêtus, les autres sans souliers, forcés, une masse à la main, dans la boue, la neige, la glace ou sous une pluie battante, de casser des pierres sous les murs de la ville, du matin au soir. C’était leur misérable sort ! Beaucoup y succombèrent, victimes lamentables des plus odieux traitemens [42]...


L’exemple du Loiret nous sera fourni par Bricy-Ie-Colombier, dont nous avons déjà eu occasion de parler, en nous appuyant sur le témoignage de l’instituteur Gustave Fautras.

Le 11 octobre 1870, une colonne allemande se portant sur les Ormes atteint Bricy.

Pendant que s’opère la perquisition des armes, Gilbert dit Blandin, surpris comme il cachait dans une haie son fusil dont il ne s’était pas servi, est mis à mort. L’absence d’armes une fois constatée, les Allemande emmènent comme otages un certain nombre d’habitans dont Fautras qu’un officier a insulté : il y a parmi eux plusieurs vieillards âgés de soixante-huit à soixante-douze ans ; les uns sont en blouse ou vêtus d’un simple gilet ; les autres sont chaussés seulement de sabots.

Après le combat des Ormes, la marche sur Orléans est reprise au milieu des insultes et des coups prodigués par les fantassins et les cavaliers qui encombrent la route [43].

A Toury, après un jeûne presque complet de cinquante-cinq heures, une petite ration de pain est distribuée ; elle ne sera renouvelée qu’à Etampes. A Boissy-le-Cuté, des habitans accourent avec du pain et de l’eau, ils sont chassés par les Prussiens, qui, rapporte Fautras, s’emparent des alimens, répandent le liquide et brisent les vases le contenant [44]. Les choses se passent de la même façon près de la Ferté ; des cavaliers distribuent même des coups de sabre.

Le 14 au soir, à Corbeil, pendant que les Frères des Ecoles chrétiennes distribuent des rations de pain, un prisonnier tombe inanimé.

Les 15, 16 et 17, la marche continue par Lieusaint, Brie-Comte-Robert,.. « Parfois, un vieillard se traînait humblement près d’un chef, lui montrait ses pieds déchirés par les pierres, ses cheveux blanchis par les années, lui disait qu’il était innocent, que jamais un fusil n’avait touché ses mains... Le Prussien ne l’écoutait pas toujours ; impatienté, il le repoussait odieusement en lui hurlant ces mots : « Si vous m’importunez, je vous fais fusiller [45]... »

On atteint enfin Nogent-l’Artaud où eut lieu l’embarquement.


Nous avons eu occasion de signaler la détresse matérielle dans laquelle se trouvèrent, par suite de l’insuffisance de la solde que leur servait le gouvernement allemand, la plupart des officiers français prisonniers.

Dans la réclamation que le chancelier Bismarck adressa de Ferrières, le 4 octobre 1870, au Gouvernement de la Défense nationale, il osa affirmer que des officiers allemands prisonniers étaient « traités d’une manière aussi indigne que contraire aux lois de la guerre » et « en contradiction avec les principes du droit des gens et de l’humanité. »

Le 28 octobre, après enquête, le comte de Chaudordy n’eut, pour réduire à néant de pareilles assertions, qu’à établir un simple parallèle ; reproduisons-le.


... En France, les soldats et les sous-officiers des armées allemandes reçoivent, par jour, et indépendamment des allocations de vivres, une somme de 0 fr. 05 à 0 fr. 07 ; ils peuvent travailler chez les particuliers, et, dans ce cas, ils touchent environ 0 fr. 40 par jour.

En Allemagne, nos soldats ne reçoivent aucune solde, et ils en sont réduits, a écrit récemment lord Loftus, à vendre leurs médailles pour se procurer de petits adoucissemens, qui, dans leur situation, sont presque nécessaires à la vie, le tabac notamment.

Les officiers inférieurs, prisonniers en Allemagne, reçoivent mensuellement 12 thalers [46], soit 45 francs, et les officiers supérieurs et généraux 25 thalers, soit 93 fr. 75.

En France, au contraire, nous donnons aux officiers prisonniers :

Aux généraux de division, 333 francs ; de brigade, 250 francs ;

Aux officiers : supérieurs, 200 francs ; subalternes, 100 francs.

Enfin, les colis qui leur sont adressés par leurs familles leur sont toujours fidèlement remis [47].

On voit donc que nous faisons à nos prisonniers une situation beaucoup plus favorable que celle qui est faite à nos soldats en Allemagne.


Le lieutenant-colonel Meyret a donné, d’une façon humoristique, l’emploi des 45 francs qu’il touchait comme capitaine [48] : logement et café au lait du matin, 18 francs ; pension par jour, 1 fr. 40 ; soit 42 francs ou 43 fr. 40, lorsque le mois était de trente et un jours ; il était donc à découvert, chaque mois, de 15 francs ou de 16 fr. 40 sans compter le blanchissage, le tabac et les menues dépenses d’entretien.

Emu de cette situation précaire, misérable, le gouvernement français fit servir aux officiers, par les soins de l’ambassade anglaise, un supplément mensuel uniforme de 30 francs.


Consacrons un mot à la libération des prisonniers de guerre pour donner une preuve de plus de la rapacité du caractère allemand.

L’article 14 de la Convention signée le 28 janvier 1871 pour l’armistice concernait les prisonniers ; il fut confirmé le 10 mai suivant.


Il sera procédé immédiatement à l’échange de tous les prisonniers de guerre qui ont été faits par l’armée française depuis le commencement de la guerre. Dans ce but... Les échanges devaient avoir lieu en nombre pareil de prisonniers de guerre français du grade correspondant.


Le 17 février, l’armistice fut prolongé jusqu’au 26 et les préliminaires de paix signés le même jour.

Le 12 mars, les officiers furent enfin autorisés à solliciter une permission de rentrer en France à leurs frais, en profitant toutefois de la réduction de demi-place accordée aux militaires sur les chemins de fer allemands ; l’intervention de M. Thiers leur procura l’allocation d’une petite indemnité dite de rapatriement.

Le gouvernement prussien notamment manœuvra alors de façon à extorquer le plus d’argent possible aux prisonniers.


... Aux mois de mai et de juin, les officiers et les soldats payaient encore leur voyage. A Memel, qui est la ville la plus éloignée, on demandait aux soldats 5 thalers ou 18 fr. 75 ; quand ils ne les avaient pas, on marchandait et l’on faisait prix 3 ou 2 thalers. Mais, quand ils avaient davantage, la rapacité allemande ne connaissait plus de bornes : à Spandau, les soldats ne purent partir à moins de 15 thalers (36 fr. 25) ! Pour les officiers, la somme exigée était généralement 30 thalers (112 fr. 50). Beaucoup s’obstinèrent d’abord à rester, puis de guerre lasse, vaincus par l’ennui, ils payèrent tout ce qu’on voulut. Très peu, en définitive, quelques centaines, sont rentrés aux frais du gouvernement prussien [49]...


En principe, les Allemands n’avaient pas le droit de retenir les prisonniers passibles de peines disciplinaires pour insubordination, tentative d’évasion, ou autres actes tenant uniquement à leur caractère de prisonniers ; ils se l’arrogèrent cependant, bien qu’il tombe sous le sens que le pouvoir de tout Etat détenant des prisonniers de guerre cesse d’exister à la paix [50].

On a expliqué le maintien de quelques prisonniers en alléguant des crimes contre le droit commun. Comme les élémens et appréciations faisaient généralement défaut, il eût été loyal de rendre publics les noms des coupables.

Quoi qu’il en soit, tout en faisant quelques réserves, certains prisonniers furent maintenus en Allemagne pendant quinze, vingt ans, davantage encore peut-être ; on signala du moins le retour en France de certains de ces malheureux en 1888, en 1889 et même en 1894.


Nous nous reprocherions, après avoir raconté tant de faits malheureusement trop authentiques choisis parmi beaucoup d’autres, de ne point signaler le bien là où il fut constaté. La charité avait un trop beau champ d’action pour ne pas s’exercer sous des formes variées ; des Allemands, des Français et des étrangers s’efforcèrent d’apporter un remède à tant de misères.

Plusieurs généraux et commandans de place allemands ont traité nos compatriotes avec sollicitude, parfois même avec bonté. Ils n’obligèrent pas des ingrats : c’est ainsi que sont arrivés jusqu’à nous les noms des généraux Streit, de Spandau, Pritwitz et Dietl, d’Ulm, Michaëlis, d’Erfurth, von Hanstein, de Magdebourg, von Vaag et Diez, de Rastadt. Dans ces différens endroits, le départ des prisonniers ne s’effectua pas sans qu’ils se fissent un devoir de témoigner, d’une façon ou d’une autre, à qui de droit, leur gratitude.

L’action de la reine Augusta fut également bienfaisante.

Les prêtres et missionnaires français, dont le zèle charitable s’exerça d’une façon si utile en Allemagne, se sont tous plu à reconnaître les services rendus aux prisonniers, quand son action n’a point été entravée ou empêchée par l’autorité militaire même.

Le plus autorisé d’entre eux, le R. P. Joseph, a écrit : « Le clergé allemand ne s’est pas séparé, dans ces œuvres de dévouement, de notre clergé national ; il a eu à cœur de prouver au monde que le prêtre, comme la charité dont il est l’apôtre, ne connaît pas de frontières : les inimitiés des nations, les rivalités des partis, les haines implacables des guerres ne trouvent pas de place dans le champ pacifique de son action, et il est fort heureux qu’au sein de nos tourmentes, la Providence nous ait ménagé cette oasis impénétrable aux passions humaines. Le clergé d’Allemagne s’est donc montré dévoué et plein de zèle pour nos chers prisonniers : nous tenons à le constater et à lui rendre justice [51]... »

Prêtres et missionnaires français, prêtres allemands reçurent de l’argent, du linge et des vêtemens des nombreux comités de secours qui s’étaient organisés en France, en Belgique, en Hollande, en Suisse, en Allemagne aussi.

Malgré la gêne imposée par les circonstances à la majorité des officiers, beaucoup d’entre eux s’efforcèrent, au milieu de difficultés de toute sorte, d’améliorer le sort de leurs frères d’armes en adoucissant leur misère et en s’opposant à leur dégradation morale. Leur rôle fut très efficace si, comme le dit avec vraisemblance le lieutenant Patorni, « le mot d’ordre secret de la politique prussienne était la destruction de toute discipline, afin de renvoyer l’armée française aussi affaiblie moralement que physiquement. »

La Sœur de charité exerça aussi en Allemagne l’action si réconfortante dont elle possède le secret.

L’abbé Landau a fait connaître quelques-uns des bienfaiteurs des prisonniers : « ... Mme la baronne de Reybeld, d’origine française, femme du maître de poste en retraite, est depuis sept mois à Landshut, la mère de nos soldats, comme la maréchale de Mac-Mahon à Mayence, Mme de Michaëlis à Erfurt, la comtesse de Zeppelin à Rastadt, la comtesse de Prascha-Stolberg à Neisse, la baronne von Hanstein à Magdebourg, la supérieure du Bon Pasteur, la comtesse de Gramont à Munich [52]... »

A ces noms, ajoutons ceux de la princesse Clémentine d’Orléans, de la duchesse de Saxe-Cobourg-Gotha, du comte et de la comtesse Praschna, pour Kosel, de la comtesse Plater, à Posen, du comte Dziatouski à Redhen, de Mlle Julie Schill et du banquier Franz-Simon Meyer, pour Rastadt, de Mme Bontoux, pour l’Est de l’Allemagne, du baron de Chaulin, pour le Wurtemberg, etc.

Il est pénible d’avoir à constater que, en certains endroits, la charité fut contrariée par les soldats allemands. C’est ce qui arriva notamment, en octobre 1870, à Mme Dering, femme du premier secrétaire de l’ambassade anglaise, qui était chargée à Spaudau des intérêts français.


... Mme Dering commençait donc son admirable mission lorsque les soldats prussiens qui formaient le poste de garde se jetèrent sur elle, lui arrachèrent sa boite de cigares et l’un d’eux la souffleta !... Toute la presse de Spandau et de Berlin applaudit à l’acte de ce soldat et déclara qu’il avait bien fait [53]

On punit pour la forme le soldat et l’incident fut clos. Il n’est pas hors de propos de dire que :


Le gouvernement prussien, après avoir excité sa meute de journaux contre la neutralité bienveillante qu’exerçaient à notre égard la Belgique, le Luxembourg, adressa à ces deux petits pays des représentations diplomatiques, auxquelles nécessairement ils durent se soumettre. Des démarches dans le même sens réussirent également auprès de l’Autriche et de la Suisse... [54]


Le moment est, il nous semble, venu de conclure.

Lorsque, en 1859, après la campagne d’Italie, les prisonniers autrichiens qui venaient de recouvrer leur liberté eurent atteint le pont de Kehl, ils se retournèrent vers la France pour lui envoyer des baisers d’adieu. C’est que, dans ce pays généreux, on met en pratique l’hommage rendu par Napoléon Ier : « Hommage au courage malheureux ! »

En revanche, que de larmes de rage nous avons vues couler, que de poings fermés se sont levés en signe de menace toutes les fois qu’il a été question devant nous des geôles allemandes de 1870-18711

Lorsque, le 1er mars 1871, l’instituteur G. Fautras fut sur le point de quitter Stettin, où il venait de séjourner cinq mois, le chef de la compagnie à laquelle il appartenait lui dit :

« — De retour en France, vous raconterez certainement de quelle manière vous a traités, vous et tous ces prisonniers civils, l’administration prussienne. Sans doute, vous ne direz pas là-dessus de bonnes choses.

« — Telle est, en effet, mon intention, monsieur, répondis-je. Et, comme vous l’avez pensé, ce que je pourrai dire ne sera sûrement pas à la louange de votre gouvernement.

« Il se mordit les lèvres <ref> Fautras (Gustave), op. cit., p. xii. C’est seulement au mois de mai de l’année dernière que, grâce à l’action persévérante de M. Frédéric Masson, de l’Académie Française, M. G. Fautras a reçu la croix de la légion d’honneur ; elle était bien méritée. < :ref>. »

Fautras a tenu sa promesse.

En nous appliquant à faire connaître aux Français qui entrent dans la période active de la vie le martyrologe des prisonniers de 1870-1871, nous n’avons pas songé à susciter des représailles dont l’heure est venue ; elles répugneraient, d’ailleurs, aux sentimens d’humanité qui distinguent notre nation de la nation allemande. Gardons cette supériorité et sachons l’affirmer par des actes ; nous mériterons ainsi de conserver notre réputation de nation chrétienne et vraiment civilisée.


Général Fr. CANONGE.

  1. Ce chiffre a été déterminé avec une rigueur scientifique, à l’aide de fiches individuelles, comme pour les guerres de Crimée et d’Italie, par le docteur Chenu. Il convient cependant de le prendre pour un minimum, bon nombre de prisonniers ayant succombé, plus ou moins de temps après leur rentrée en France, des suites de la captivité.
  2. Joseph (R. P.), La captivité à Ulm. Préface, p. 9.
  3. C’est ainsi que plusieurs commandans de places dont les fils prisonniers en France y étaient bien traités usèrent de réciprocité envers leurs propres détenus.
  4. Contrat social, livre V, chap. IV.
  5. Vattel (Emmerich de), Le Droit des gens..., livre III, chap. VIII.
  6. Moritz Busch, Le comte de Bismarck et sa suite pendant la guerre de France 1870-1871, p. 227.
  7. Rapport au ministre de la marine.
  8. Léopold-Charles, Notice sur l’invasion à la Ferté-Bernard en 1870-1871, p. 13.
  9. Id. ibid., op. cit., p. 15.
  10. Le Progrès du Nord.
  11. Patorni (lieutenant L.), Neuf mois de captivité en Allemagne.
  12. Bruchon (Ph.), Neuf mois en captivité. Octobre 1870-juillet 1871, pp. 93, 94, 95.
  13. Id. ibid., op. cit., p. 105.
  14. Bruchon (Ph.) op. cit., p. 156. Pendant ces trois jours, plus de 200 prisonniers ayant les bras et les jambes gelés entrèrent à l’hôpital.
  15. Quesnay de Beaurepaire (capitaine), De Wissembourg à Ingolstadt 1870-1871), p. 216.
  16. Bruchon (Ph.), op. cit., p. 122.
  17. Fautras (Gustave), op. cit., p. 154.
  18. Bruchon (Ph.), op. cit., pp. 98, 99.
  19. Bruchon (Ph.), op. cit., p. 97.
  20. Guers (chanoine E.), op. cit., p. 260.
  21. Guers (chanoine E.), op. cit., p. 260.
  22. Bruchon (Ph.), op. cit., pp. 96, 97.
  23. Id. ibid., op. cit., p, 109.
  24. Id. ibid., op. cit., pp. 131, 134, 135.
  25. Meyret (lieutenant-colonel), Souvenirs d’un prisonnier de guerre. Pp. 227 et 228.
  26. R. P. Joseph, op. cit., pp. 124 et 125. Les généraux Pritwitz et DietI s’y montrèrent bienveillans.
  27. Patorni (lieutenant), op. cit.
  28. Quesnay de Beaurepaire (capitaine), op. cit., p. 163.
  29. Bruchon (Ph.), op. cit., pp. 107 à 110.
  30. Bruchon (Ph.), op. cit., pp. 110 et 111.
  31. Id. ibid., op. cit., p. 97.
  32. Id. ibid., op. cit., p. 133.
  33. Id. ibid., op. cit., p. 99.
  34. Bruchon (Ph.), op. cit., pp. 112 à 116.
  35. Id., op. cit., pp. 152 et 133.
  36. Guers (chanoine), op cit., pp. 76 à 80.
  37. « Je comprends votre démarche, dit le général auquel il s’adressa, mais elle est inutile. Il faut un exemple à vos Français indisciplinés. Ils vont l’avoir. « De l’acte inqualifiable de l’officier, nul regret.
  38. Quesnay de Beaurepaire (capitaine), op. cit., pp. 217 à 228.
  39. Landau (abbé E.), Six mois en Bavière par l’aumônier militaire de Munich, pp. 144 et 145.
  40. R. P. Joseph, op. cit., p. 122. Fondateur de l’Œuvre des Tombes des soldats français en Allemagne, le R. P. Joseph y fit ériger 190 monumens.
  41. Guers (chanoine E.), op. cit., p. 80.
  42. Guers (chanoine E.), op. cit., p. 296.
  43. Fautras (Gustave), op. cit., p. 28. Picard Prosper, âgé de 73 ans, accablé de fatigue, se jette dans un fossé pour y mourir : roué de coups, piqué avec des baïonnettes, il doit se remettre en route. Labbé, septuagénaire, eut le front atteint de plusieurs coups de baïonnettes, p. 31.
  44. Id. ibid., op. cit., p. 41.
  45. Fautras (Gustave), op. cit, p. 57.
  46. Le thaler vaut 3 fr. 73.
  47. Le lieutenant-colonel Meyret, précisant davantage, s’est appliqué à démontrer les détournemens de toute nature qu’il put constater, à Cologne du moins » p. 211.
  48. Meyret (lieutenant-colonel), op. cit., p. 192.
  49. Patorni (lieutenant L.), op. cit., p. 78.
  50. Bluntschli, règle 716. — Heffter (A. G.). Le droit des gens européen, § 181.
  51. R. P. Joseph, op. cit., p. 58.
  52. Landau (abbé L.), op. cit., p. 148.
  53. Patorni (lieutenant), op. cit., p. 55.
  54. Id. ibid., op. cit., p. 56.