Michel Lévy Frères, Libraires-Éditeurs (p. 258-281).
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XVIII

le débarquement


En rade de Naples, 24 août au matin.

L’affaire de Salerne devient de plus en plus sérieuse. Je suis arrivé, comme je vous l’ai dit, à réunir les chefs de la montagne et à les échelonner, eux et leurs hommes, sur le chemin qui conduit de Salerne à Potenza. Leur résistance probable était telle, que le général Scotti n’a pas même essayé de forcer le passage ; au lieu de continuer son chemin, il s’est arrêté à Salerne ; la révolution de Potenza a donc pu s’accomplir sans difficulté.

Mais cette hésitation du général Scotti a eu un résultat plus grave : les Bavarois et les Suisses qui sont sous ses ordres, découragés par les dispositions hostiles où ils voient le pays, me font offrir de déserter avec armes et bagages, moyennant cinq ducats par homme ; ils sont cinq mille, c’est une affaire de vingt-cinq mille ducats.

Je n’ai pas, comme vous le pensez bien, vingt-cinq mille ducats à leur donner ; mais je viens d’ouvrir à Naples une souscription qui donnera, je l’espère, le cinquième de la somme dans la journée.


Un courrier qui m’arrive de Salerne à l’instant même m’annonce que mes hommes ont été dénoncés et que mon embaucheur, qui est un jeune homme de la ville, a reçu, par ordre du général Scotti, cent coups de bâton.

La ville est dans l’agitation la plus grande ; de tous côtés on me demande des armes.

J’oubliais de vous dire qu’au moment où je quittais Salerne, le bâtiment français le Prony entrait en rade.

M. de Missiessi, commandant de ce bâtiment, a été exaspéré en apprenant l’accueil qui m’avait été fait la veille et la part que j’avais prise à tion qui a cloué le général Scotti et ses cinq mille hommes à Salerne. Dans son exaspération, il a été jusqu’à dire au docteur Wielandt que, si lui, capitaine du Prony, était arrivé pendant que j’étais en rade, il m’eût arrêté et eût confisqué ma barque.

En apprenant cette nouvelle, je me suis rendu à bord de l’amiral Le Barbier de Tinan, que je n’ai point trouvé sur son bâtiment[1] ; mais, en son absence, j’ai prié le capitaine et l’aide de camp de l’amiral de recevoir ma déclaration.

Cette déclaration était que, ne reconnaissant pas à M. le capitaine du Prony le droit de m’arrêter et de saisir ma barque, je leur donnais ma parole d’honneur de brûler la cervelle au premier officier ou soldat qui essayerait d’exécuter l’ordre de M. le capitaine du Prony.

Ces messieurs ont été parfaits de convenance vis-à-vis de moi, et ont rejeté la mauvaise humeur du capitaine sur ses opinions légitimistes.

Cependant ils ont ajouté que, tout en niant eux-mêmes à M. le capitaine du Prony le droit de m’arrêter, ils croyaient devoir me prévenir que l’état d’hostilité où je m’étais mis personnellement vis-à-vis du roi de Naples les forçait de m’avertir qu’ils ne croyaient pas que M. Le Barbier de Tinan pût prendre sur lui de m’accorder sa protection, dans le cas où le roi de Naples se porterait à quelque acte de violence contre moi.

J’ai répondu à ces messieurs que non-seulement je ne venais pas réclamer la protection de mes compatriotes, mais que j’y renonçais de tout mon cœur, et qu’en supposant que j’eusse besoin d’une protection quelconque, ce que je ne croyais pas, j’aurais recours à celle de l’amiral anglais.

Ces messieurs m’ont donné alors le conseil de quitter Naples, conseil auquel j’ai répondu en allant jeter l’ancre à demi-portée de pistolet du fort.

Maintenant, parlons un peu de Naples.

Nous avons laissé Liborio Romano proposant à ses collègues deux choses repoussées toutes deux par ses collègues :

La première, de donner sa démission.

La seconde, de faire une adresse au roi pour le prier d’épargner à Naples les désastres d’une guerre civile.

Le lendemain du jour où il avait fait ces deux propositions, Liborio Romano vit le roi.

— Que pensez-vous de la situation ? lui demanda François II.

— Sire, répondit Liborio, je crois que, du moment où Garibaldi en personne aura débarqué en Calabre et marchera sur Naples, toute défense sera impossible, attendu que ce n’est pas Garibaldi qui vous combat ; que ce n’est pas Victor-Emmanuel qui vous pousse, mais la fatalité qui s’attache à votre nom et qui veut que tout Bourbon descende du trône. Sire, à tort ou à raison, l’esprit public est tel que vous ne le rallierez jamais à vous.

— C’est vrai, répondit le roi ; mais ce n’est pas ma faute ; c’est la faute de ceux qui ont régné avant moi.

— Et cependant, sire, dit Liborio, il y a eu un moment où vous eussiez pu rallier à vous tous les esprits. Si, en montant sur le trône, vous aviez donné à votre peuple cette constitution qui vous perd, elle vous eût sauvé.

Le roi posa la main sur l’épaule du ministre.

— Je vous donne ma parole royale qu’un instant j’en ai eu l’intention, dit-il ; mais j’en ai été empêché par l’Autriche et par mes conseillers.

Ces conseillers étaient Ferdinando Troïa, Scousa, Rossica, Carafa.

— Aujourd’hui, le sort en est jeté, continua le roi ; il faut jouer la partie jusqu’au bout.

— Votre Majesté me permet-elle de lui demander ce qu’elle compte faire ?

— Tenter la fortune des armes. Elle ne me sera peut-être pas toujours contraire.

— Votre Majesté connaît les mauvaises dispositions de son armée ?

— Je crois, en mettant tout au pis, avoir au moins soixante mille hommes sur lesquels je puis compter.

Romaro fit, de la tête et des épaules, un mouvement qui signifiait : « Je crois que Votre Majesté est dans l’erreur. »

Le roi vit le mouvement, et, ne voulant pas continuer la discussion, il congédia Romano en lui donnant sa main à baiser.

Sur ces entrefaites arriva la nouvelle du vrai débarquement de Garibaldi, et du combat et de la prise de Reggio.

César avait reparu, et, comme dit Suétone, avait signalé sa présence par un coup de tonnerre.

La chose s’était faite tandis que j’attendais Garibaldi à Salerne.

Où était-il ? Je vais vous le dire.

Il était, en effet, monté sur le vaisseau le Washington ; seulement, au lieu d’aller à Turin rendre compte de sa conduite, il était allé examiner la côte de Sicile, depuis le cap Vaticano jusqu’à Paola. L’examen fait, il s’était rendu en Sardaigne dans le golfe d’Arancio ; mais, là, il avait été loin de trouver ce qu’il attendait, c’est-à-dire presque une armée. Les hommes transportés à bord de l’Isère s’étaient révoltés, s’étaient fait mettre à terre, s’étaient débandés. Du golfe d’Arancio, il se rendit à l’île de la Madeleine, où il fit du charbon ; puis, dans un moment de doute et de dégoût, peut-être, il alla passer un jour à l’île de Caprera, ce sol de granit où le géant, lassé de la lutte, va de temps en temps reprendre de nouvelles forces, où il retournera aux jours de l’ingratitude et de l’exil ; puis, remontant sur le Washington, il toucha à Cagliari, et, de Cagliari, fit voile pour Palerme, où il s’arrêta vingt-quatre heures pour faire ses dispositions et donner ses ordres ; après quoi, passant du Washington sur l’Amazone, il alla à Milazzo toucher, comme bon augure sans doute, la terre de la victoire. Là encore, il changea de bâtiment, se rendit à Messine sur le Black-Fish, s’y arrêta quelques minutes, et passa de là à Taormina, où se trouvait la colonne Bixio, destinée à être la cheville ouvrière du débarquement.

Il arrivait dans un moment d’embarras. Voici ce qui se passait :

Le Torino, venant de Gênes avec une portion des hommes de Bertani, qu’il avait portés à Palerme ; le Franklin, avec les hommes pris à Palerme, avaient reçu l’ordre de contourner la Sicile par Marsala et Girgenti, et d’attendre à Taormina le général, qui devait y venir par Cefalu, le Phare et Messine.

Les deux bâtiments étaient partis, le Franklin commandé par Orrigoni, vieil ami d’exil de Garibaldi, le Torino par le capitaine Berlingieri. Ces deux bâtiments devaient être escortés par le bateau à vapeur sarde le Mozambano. Le Mozambano sortit, en effet, avec eux, du golfe de Palerme, les escorta quelque temps ; mais, la nuit venue, il disparut à la hauteur du cap San-Vito.

Tout alla bien jusqu’à Syracuse.

À la hauteur de Syracuse, le Torino fit signe au Frankhin de stoper.

Le Franklin stopa.

Alors un canot Se détacha du Torino, et vint à bord du Franklin.

Il portait le colonel Eberhard, chef de l’expédition du Torino. Le colonel venait proposer à Orrigoni de débarquer à Nato au lieu de débarquer à Taormina, ayant su, disait-il, que toute la côte, de la Scaletta à Taormina, était gardée par des croisières napolitaines.

Comme Orrigoni doutait de la véracité de cette nouvelle, on proposa de s’arrêter à Catane et d’y prendre langue. Orrigoni parut accéder à la proposition ; mais, arrivé à la hauteur de Catane, au lieu de mettre le cap sur la ville, il continua vers sa destination.

Le Torino hésita un instant et le suivit.

En arrivant en rade de Taormina, le Torino eut son balancier cassé.

Le bâtiment s’arrêta.

Un instant, on eut l’espoir de le réparer en mer ; mais, craignant d’être jeté à la côte par les courants, Orrigoni jeta l’ancre par vingt-trois brasses d’eau.

La secousse produite par l’ancre fit trembler le vieux Franklin dans toute sa membrure, et, le matin, on découvrit une voie d’eau considérable.

Aussitôt, le capitaine ordonna de faire jouer toutes les pompes, même celles à incendie, et courut à Taormina prévenir le général Bixio de l’accident qui lui était arrivé. — Bixio, officier de marine distingué, se rendit à l’instant à bord pour juger par lui-même de l’état où se trouvait le bâtiment. Malgré le travail des pompes, l’eau augmentait toujours. On résolut de faire remorquer le Franklin par le Torino, et, pour ne pas perdre de temps, de lui faire filer son ancre avec une bouée. Remorqué par le Torino, aidé par ses voiles, le Franklin vint mouiller à une demi-encâblure de terre, et, là, débarqua son monde au moyen de balancelles, de tartanes et de speronares que lui envoya Bixio.

Le jeu des pompes continua ; mais, vers deux heures de l’après-midi, on n’avait pas encore pu se rendre maître de l’eau, quand tout à coup parut le général.

On lui exposa la situation.

Il ordonna de plonger pour reconnaître la grandeur de la voie d’eau, et, comme on ne s’empressait pas d’obéir à son ordre :

— C’est bien, dit-il, je vais plonger, moi !

Mais, aussitôt, le capitaine et les lieutenants jetèrent bas leurs habits et plongèrent.

La voie d’eau s’était formée au centre du bâtiment. On parvint à la boucher avec de la vase et de la bouse de vache étendues sur une claie d’osier.

Puis on se remit à pomper, et l’on vit que les pompes gagnaient sur l’eau.

— Tout va bien ! dit le général. Embarquons !

Et, comme les troupes débarquées hésitaient à remonter sur le même bateau avec lequel elles avaient failli couler :

— Capitaine Orrigoni, dit le général, je m’embarque sur ton bateau.

Alors personne n’hésita plus ; c’était à qui monterait sur le Franklin. On y embarqua douze cents hommes, ce qui était deux ou trois cents de plus qu’il n’eût été raisonnable de lui en confier en état de parfaite conservation. On embarqua trois mille cent hommes sur le Torino. Garibaldi prit le commandement de l’un, et Nino Bixio celui de l’autre.

On quitta Taormina le 19 août, à dix heures du soir, et l’on fit route vers Melilo, petite bourgade située entre le cap dell’ Armi et le cap Spartivento, à l’extrémité méridionale de la Calabre.

Contre toute attente, on y arriva vers deux heures du matin sans accident. Malgré l’appareil posé sur sa blessure, le Franklin continuait de faire eau, et il était tellement chargé, que les hommes devaient se tenir debout sur le pont, se balançant comme le roulis.

Au moment d’accoster, le Torino, qui, pendant toute la route, était resté en arrière, chauffa à toute vapeur, dépassa le Franklin, et alla se heurter contre un rocher.

Il n’y avait pas un instant à perdre. C’était à son tour le Torino qui était blessé à mort. Le Franklin mit ses chaloupes à la mer, et aida le Torino à opérer son débarquement.

Au bout de deux heures, il était complet. Mais, quoique allégé de ses hommes, le Torino ne pouvait se remettre à flot. Le général ordonna de faire tout ce que l’on pourrait pour arriver à ce but ; mais le Franklin y perdit inutilement cinq heures.

Alors, ne voulant pas abandonner son bâtiment, le général se décida à aller à Messine demander du secours à l’escadre piémontaise ; il remonta sur le Franklin avec le second du Torino, et gouverna vers le détroit ; mais à peine eut-il doublé le cap dell’ Armi, qu’il se trouva entre deux croiseurs napolitains, le Fulminante et l’Aquila.

Le Franklin hissa le pavillon américain, et mit un second pavillon aux armes des États-Unis sur l’échelle de bord, afin d’avoir un prétexte pour brûler la cervelle au premier qui mettrait le pied dessus. D’ailleurs, il se savait dans un détroit, c’est-à-dire dans des eaux libres, où personne n’avait le droit de le visiter. Après avoir tourné plusieurs fois autour du Franklin, s’en être approché, s’en être éloigné, le Fulminante se plaça par bâbord, l’Aquila par tribord, les canonniers aux pièces, les sabords abattus.

Le capitaine du Fulminante prit alors son porte-voix et cria au Franklin :

— D’où venez-vous ?

Orrigoni répondit, en anglais, qu’il ne comprenait pas.

Puis il fit retarder la marche, et, par conséquent, lâcher la vapeur. La vapeur, en s’échappant, gronda comme un tonnerre.

Alors, pour mieux voir ce qui allait se passer autour de lui, Orrigoni monta sur le tambour.

Une barque s’approchait de son bâtiment, et un officier, avec un porte-voix, lui renouvela la question :

— D’où venez-vous ?

Cette fois, Orrigoni avait un prétexte, non-seulement pour ne pas entendre, mais encore pour ne pas comprendre : c’était le bruit que faisait la vapeur en s’échappant.

Il fit signe qu’il n’entendait pas.

Enfin, les deux bâtiments napolitains, bien convaincus qu’ils avaient affaire à un sourd ou à un idiot, s’éloignèrent et laissèrent le Franklin continuer sa route vers Messine.

Mais le Fulminante et l’Aquila s’étaient éloignés du côté du cap dell’ Armi. À peine l’eurent-ils dépassé, qu’ils virent le Torino, s’en approchèrent et le reconnurent pour garibaldien. Aussitôt, ils commencèrent à le canonner ; mais, s’apercevant qu’il était abandonné, ils se rendirent à son bord et le pillèrent ; après quoi, ils larguèrent ses voiles, les enduisirent d’essence de térébenthine et y mirent le feu.

La canonnade et l’incendie détruisirent le pauvre bâtiment, mais n’eurent d’autre influence sur l’équipage que de faire mourir de peur un des mécaniciens, moins diligent que les autres à quitter le bateau. Se doutant, par la canonnade qu’il entendait, qu’il était inutile de porter du secours au Torino, Garibaldi repassa le détroit, et se fit débarquer en Calabre.

Le débarquement avait eu lieu dans la nuit du 19 au 20. Reggio fut attaqué et pris le 21. L’attaque et la prise furent connus à Naples le 23, c’est-à-dire le jour de mon arrivée.


De nouvelles dépêches arrivent de la Calabre et ajoutent à la consternation du gouvernement ; le général Melendez écrit qu’il a été battu après une vive résistance, et forcé de rendre la forteresse de Reggio, faute d’eau.

On reçoit des courriers de la Basilicate. Garibaldi y est proclamé dictateur ; un gouvernement provisoire y est nommé. Le colonel Boldoni est général de l’armée ; deux prodictateurs, Mignola et Albini, signent les actes d’organisation pour la résistance. Nous savons ce que sont devenus les soldats que l’on envoyait contre eux.

À la réception de ces nouvelles, le ministère a proposé au roi d’abandonner Naples et de laisser une révolution irrésistible suivre son cours.

Mais, pour toute réponse, le roi a tiré de sa poche une lettre qu’il avait écrite à l’empereur Napoléon.

En voici le texte :

« Sua Maesta mi ba consigliato di dare delle instituzioni costituzionali ad un popolo che non ne domandava ; io ho aderito al suo desiderio. Egli mi ha fatto abbandonare la Sicilia senza combattere (!) promettendomi che cosi facendo il mio regno sarebbe garantito. Finora le Potenze sembrano persistere nel loro pensiero di abbandonarmi. Fra io devo prevenire Sua Maesta che sono risoluto di non discendere dal mio trono senza combattere ; io faro un appello alla giustizia dell’ Europa, ed ella sapra che io difendero Napoli tanto tempo che sara assalito. »

À minuit seulement, les ministres se sont séparés.

Ce matin, à six heures, Liborio Romano a été appelé au palais.

25 août.

J’ai veillé toute la nuit et ai fait veiller mes hommes les fusils chargés.

Jamais je n’avais entendu tant de qui-vive ? en allemand et en italien, que j’en ai entendu cette nuit.

Le vent nous en apportait l’écho jusqu’au milieu du port.

Tout ce bruit était causé par le général Melendez, qui revenait de Reggio avec les débris de son armée.

Les blessés sont descendus les premiers, puis les hommes valides, puis les artilleurs.

Quand les artilleurs ont été descendus :

— Et les canons ? ont demandé les portefaix.

— Bon ! a répondu un artilleur, don Peppino n’en avait pas, nous lui avons donné les nôtres.

J’ai fait hier une visite à l’amiral anglais ; sa frégate est encombrée de sacs d’argent ; chacun porte à son bâtiment tout ce qu’il possède en numéraire.

J’expédie un courrier à Garibaldi pour lui dire l’état de la ville.

Cette nuit, le ministre de la guerre Pianelli a ordonné à deux bataillons et à une batterie d’artillerie de se tenir prêts ; trois fois ils ont été embarqués, trois fois débarqués ; ils sont définitivement restés à Naples.


La goëlette est un véritable bureau d’enrôlement. Déserteurs et volontaires y arrivent ; j’expédie le tout à Garibaldi.

Rien de plus extraordinaire que le spectacle qui s’accomplit sous nos yeux. Un trône en dissolution ne tombe pas, ne croule pas, il s’affaisse. Ce pauvre petit roi ne comprend rien à l’engloutissement de sa personne dans le sable mouvant de cette étrange révolution. Il se demande ce qu’il a fait, d’où vient que personne ne le soutient, pourquoi personne ne l’aime.

Il cherche à reconnaître la main invisible qui pèse sur sa tête.

C’est la main de Dieu, sire !

Du pont de ma goëlette, placée juste en face du palais, je vois la chambre du roi, reconnaissable à une toile tendue au-dessus des fenêtres. De temps en temps, le petit roi s’approche et regarde avec une lunette l’horizon ; il croit déjà voir venir le vengeur.

Le pauvre enfant ne sait rien. Il demandait avant-hier à Liborio Romano d’où venait ma haine contre lui.

Il ignore que son aïeul Ferdinand a fait empoisonner mon père.

Un journal paraît, intitulé le Garibaldi. Il en est à son huitième numéro. Il prêche ouvertement la révolte, et la ville est en état de siège.

De nombreuses arrestations ont été ordonnées hier. J’ai à mon bord deux des personnes qu’on voulait arrêter ; l’une est de Cosenza, l’autre de Palerme.

Je fais partir le Cosentin, cette nuit, avec une barque ; il a cinquante lieues à faire en mer ; Dieu le garde !

Un ancien condamné politique, aujourd’hui bas officier de police, nous rend compte de tout ce qui se passe ; il a été condamné, comme révolutionnaire, à quarante-six ans de galères.

Au moment où le juge Navarra prononçait le jugement :

— Je ferai ce que je pourrai, a-t-il dit, vous ferez le reste.

Il est sorti de prison à l’amnistie et a obtenu une place dans la police.

Il s’en sert pour empêcher les arrestations, en prévenant ceux que l’on doit arrêter.

Je vous le répète, rien n’est plus étrange que ce qui se passe sous nos yeux.

Dimanche, 26 août, deux heures de l’après-midi.

Le bateau qui devait emporter ma lettre n’est point parti, fort heureusement ; car, cette nuit, se sont passées des choses très-importantes.

D’abord, hier, dans la journée, le général Vial est revenu de Calabre avec ses troupes complétement débandées, et a solennellement déclaré au roi que toute tentative de résistance était inutile dans les Calabres. Le gouvernement ne sait plus s’il doit faire un dernier effort entre Naples et Salerne, ou bien s’il doit renoncer à toute effusion de sang et reconnaître le triomphe de notre cause.

La Basilicate continue de s’organiser, et la prodictature a la sympathie de tous les citoyens.

Le général Gallotti a capitulé, laissant dans les mains de Garibaldi tous ses chevaux, beaucoup d’artillerie ; et la plupart de ses soldats, se rappelant qu’ils sont fils de l’Italie, ont passé sous les drapeaux de l’unité.

À Spoggia a eu lieu une tentative de réaction ; mais les dragons ont fraternisé avec le peuple. L’intendant et le commandant de la province sont en fuite.

La Calabre compte, à cette heure, plus de cent mille fusils ; près de Cosenza, où nous venons d’expédier le patriote Masciero, qui a sacrifié sa fortune à la cause de l’Italie, on organise un camp considérable d’insurgés. Dans le district de Castro-Villari, la gendarmerie a été désarmée et le gouvernement provisoire proclamé au nom de Garibaldi et de Victor-Emmanuel.

Mais le fait le plus important est une nouvelle lettre du comte de Syracuse, dont voici la traduction :

xxxx« Sire,

» Si ma voix s’est un jour élevée pour conjurer les périls qui menaçaient notre maison, et n’a pas été écoutée, veuillez, aujourd’hui qu’elle présage de plus grands malheurs, donner accès dans votre cœur à mes conseils et ne pas les repousser pour en suivre de plus funestes. Le changement survenu en Italie, et le sentiment de l’unité nationale devenu gigantesque dans les quelques mois qui viennent de s’écouler depuis la prise de Palerme, ont enlevé au gouvernement de Votre Majesté cette force qui soutient les États, et rendu impossible l’alliance avec le Piémont.

» Les populations de l’Italie supérieure, saisies d’horreur à la nouvelle des massacres de Sicile, ont repoussé de leurs vœux les ambassadeurs de Naples, et nous avons été douloureusement abandonnés au sort de nos armes, seuls, sans alliances, en butte au ressentiment des masses, qui partout, en Italie, se sont soulevées au cri d’extermination jeté contre notre maison, devenue l’objet de la réprobation universelle. Et cependant, la guerre civile, qui déjà envahit les provinces de la terre ferme, entraînera la dynastie dans cette ruine suprême que les intrigues de conseillers pervers ont de longue main préparée à la postérité de Charles III de Bourbon. Le sang des citoyens, inutilement versé, inondera encore les mille cités du royaume, et vous qui fûtes un jour l’espoir et l’amour des peuples, vous serez regardé avec horreur, comme l’unique cause d’une guerre fratricide. Sire, sauvez, pendant qu’il en est temps encore, sauvez notre maison des malédictions de toute l’Italie !

» Suivez le noble exemple de notre royale parente de Parme, qui, au moment où éclatait la guerre civile, a délié ses sujets de leur serment et les a laissés les arbitres de leurs destinées. L’Europe et vos peuples vous tiendront compte de ce sublime sacrifice, et vous pourrez, sire, lever avec confiance votre regard vers Dieu, qui récompenser l’acte magnanime de Votre Majesté. Retrempée dans le malheur, votre âme s’ouvrira aux nobles aspirations de la patrie, et vous bénirez le jour où vous vous serez généreusement sacrifié à la grandeur de l’Italie.

» En vous tenant ce langage, sire, j’accomplis l’obligation sacrée que m’impose mon expérience, et je prie Dieu qu’il vous éclaire et vous fasse mériter ses bénédictions.


» De Votre Majesté,------

l’oncle affectionné,
» Léopold, comte de Syracuse. »

Maintenant, voici du plus nouveau encore.

Je reçois à l’instant même cette lettre de l’un des hommes qui m’ont le plus aidé dans le mouvement de Salerne, de celui qui m’a mis en communication avec les chefs de la montagne, dont la prompte organisation a empêché les troupes bavaroises de pénétrer dans la Basilicate :
« Cava, 25 août 1860.

xxxxxxxxxxxx» Mon cher Dumas,

» Je vous écris en toute hâte pour vous annoncer que j’ai été obligé de quitter précipitamment Salerne en y abandonnant le peu que je possède. J’ai été dénoncé comme votre agent, comme fournissant des armes et embauchant les Bavarois. Déjà, hier, j’avais été prévenu de ce qui se tramait ; aujourd’hui, un capitaine de la garde nationale est venu confirmer la nouvelle d’hier et me conseiller, pour peu que je tinsse à la vie, de fuir immédiatement. En effet, il ne s’agissait pas moins que de me faire endurer le supplice qu’a souffert le pauvre jeune homme dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, lequel a reçu un à-compte de cent coups de bâton, sur les deux cents auxquels il a été condamné.

» Un mot sur ce pauvre martyr de notre cause, dont les royalistes ne se croient pas encore assez vengés. Il est en prison, condamné sans doute à une mort plus douloureuse que celle à moitié chemin de laquelle les bourreaux l’ont laissé. Le général Scotti a défendu à quelque chirurgien que ce soit de panser ses blessures, et à ses geôliers de lui donner à manger. Il y a aujourd’hui trois jours que, le corps tout sillonné de blessures, il est soumis à un jeûne forcé. Si Maniscalco était mort, ce serait à croire que son âme est passée dans celle du général Scotti.

» Tout cela n’a point empêché une vingtaine de jeunes gens de partir pour le val de Diana.

» Le télégraphe électrique de Sala est rompu.

» Comptez toujours sur moi de toute manière : j’ai fait le sacrifice de ma vie, elle est au service de Garibaldi et au vôtre.

» Hier au soir, un bataillon a bivaqué hors de la porte qui conduit à Naples, un hors de celle qui conduit en Calabre, un hors de celle qui conduit à Avellino, enfin un à la porte de l’Intendance, où il garde les onze canons qui ont eu l’honneur d’être braqués sur vous.

» Un escadron de chasseurs à cheval a parcouru la ville en tous sens pendant la nuit.

» Mon hôtel est plein de Croates, du rez-de-chaussée au troisième étage.

» Maintenant, que dois-je faire ?

» On continue de demander des armes, et principalement des carabines et des revolvers ; cinquante et même cent fusils à deux coups seraient également les bienvenus. J’ai reçu de toutes parts des lettres où l’on m’en demande.

» Votre tout dévoué compatriote,

» Wielandt.

» P. S. À l’instant même, dimanche matin, le commissaire de police arrive à Cava avec sa famille ; il nous dit que l’on attend le débarquement de Garibaldi à Salerne. Il est arrivé cette nuit un renfort de trois mille hommes de cavalerie.

» Excités par leurs officiers, les soldats ont promis de se battre.

» La ville, assure-t-on, doit payer par le sac et le pillage la sympathie qu’elle vous a montrée et son illumination à la barbe des Napolitains.

» J’apprends à l’instant que le nom de mon dénonciateur est Peppino Troïano. »


  1. Un journal français, je ne sais lequel, — de Marseille, je crois, — a dit que l’amiral avait refusé de me recevoir. Ce Journal, quel qu’il soit, en a menti.