Plon-Nourrit (p. 1-26).
II  ►
LES GARDIENNES


PREMIÈRE PARTIE



I


Voici comment est le pays. Un village : Sérigny ; ni plus beau ni plus laid que la plupart des villages de France ; une partie se trouve bâtie au flanc d’un coteau très modéré, l’autre s’allonge au bord d’une rivière canalisée.

Au nord du village, la plaine ; au sud, une région de marais boisés. La plaine s’étend, monotone, à perte de vue ; quelques haies d’épines y poussent et quelques noyers, trop rares pour arrêter le regard. Au contraire, les lignes de peupliers du marais bornent l’horizon tout aussi bien qu’une haute muraille.

Les maisons maraîchines sur le bord du canal portent le nom de cabanes. Du côté de la plaine, en haut du coteau, une habitation isolée : Château-Gallé, retirance des vieux Misanger. Enfin, à l’écart du village, quelques fermes, parmi lesquelles, au levant, la ferme du Paridier.

Pour le moment, il n’est pas besoin d’en savoir davantage.


Assise sur un banc de pierre, devant sa maison, Hortense Misanger songeait. Elle avait laissé tomber sur ses genoux le tricot qui occupait ses doigts ; depuis que les travaux de force prenaient son temps, c’est-à-dire depuis le commencement de la guerre, elle n’avait plus de goût aux menues besognes de femme.

Hortense songeait, les regards perdus au loin. Très belle autrefois, elle avait encore, à cinquante-huit ans sonnés, le front lisse et un teint mat sur lequel le hâle ne mordait pas. En un pays où les femmes négligent assez vite leur toilette, on la citait toujours pour sa belle tenue. On parlait d’elle avec respect.

Quelque temps avant la guerre, lorsque le gendre des Misanger avait pris à son compte la ferme de ses beaux-parents, ceux-ci s’étaient retirés sur leur bien de Château-Gallé. Ils avaient là une maison, un jardin, un pré dont ils vendaient le foin et cinq ou six boisselées de plaine : autant qu’il en fallait pour les occuper, car, si Hortense restait jeune de tournure et de volonté, il en allait autrement pour Misanger. Elle, pour tout le monde, demeurait la Grande Hortense ; lui, n’était plus que le père Claude. Cela marquait une grosse différence.

Le père Claude eût aimé se reposer. Or, par ces temps abominables, il ne fallait pas songer au repos. Depuis de longs mois les deux anciens n’avaient jamais cessé de travailler aux champs, tantôt chez leur fille au Paridier, tantôt chez leur bru.

Si Hortense se trouvait chez elle par ce beau soir de mai favorable à la besogne, c’était à cause d’une blessure à la cheville qu’elle s’était faite, la veille, en descendant d’une charrette.

Elle se morfondait à l’idée que, là-bas, à la ferme, son aide faisait défaut. Elle absente, tout marchait cahin-caha. Sa fille, en effet, bien que jeune et forte, manquait de vaillance et d’autorité ; chaque semaine, chaque jour, chaque fois qu’une difficulté nouvelle se présentait, elle parlait de tout lâcher, de tout vendre ; et le père Claude n’était pas loin de lui donner raison. De là venaient, pour la Misangère, de graves tourments.

Elle songeait aux jeunes hommes partis en guerre. Après la victoire, quand ils rentreraient au pays, ils ne manqueraient point de demander : Qu’avez-vous fait de tout ce que nous avions laissé ? Femmes ! êtes-vous restées bonnes gardiennes chez nous ? Avez-vous entretenu le feu de nos maisons aimées ?

Quand reviendrait le gendre, le grand Clovis, avec qui il était si difficile de s’entendre, il dirait de sa rude voix orgueilleuse :

— Montrez-moi ma ferme !… Où sont mes bêtes ? A-t-on garni leur râtelier ?… Où sont mes outils ? J’en veux essayer le manche ! Femmes ! servezmoi les fruits de mon verger et versez dans mon verre le vin de ma vigne !

Et Norbert, le fils aîné qui avait épousé une maraîchine, Léa de la Cabane Richoix, Norbert aussitôt revenu, sauterait dans son bateau et se dirigerait vers les roselières, disant :

— Je vais voir si l’herbe se maintient saine dans mon pré Cloux… J’avais planté cinquante peupliers au paradis de la Motte-Fagnoux : ils doivent, à présent, faire une belle percée.

Il parlerait ainsi, car il s’était fort attaché à son pays d’élection, à cet étrange pays du Marais où la terre est presque aussi mouvante que l’eau. Il fallait que les prés fussent soignés, l’herbe fauchée au bon moment, les arbres protégés et les fossés entretenus par où glisse insensiblement l’eau dormeuse d’une conche à l’autre. On lui devait cette joie, à Norbert, après l’horreur des champs de bataille.

Quant à Censtant et à Georges… Ceux-ci ne possédaient rien, n’avaient pas de foyer encore. Constant, le fils cadet, était parti à vingt-trois ans pour la ville. Un matin, il avait dit : Je m’en vais ! et rien n’avait pu le retenir. Sérieux, instruit et de volonté rigide, il s’était fait une bonne place dans les services des chemins de fer. Maintenant, à l’armée, il gagnait les hauts grades ; et il l’annonçait à ses parents comme une chose naturelle et qui lui était bien due. Ses lettres, qu’on montrait avec fierté, étaient hautes de ton et quelquefois un peu effrayantes. De là-bas, il dictait à ses parents, à sa sœur, à sa belle-sœur aussi, des ordres inattendus et rudes. Il écrivait :

« Vous devez travailler pour que les soldats ne manquent de rien ; vous devez travailler jusqu’à l’épuisement de vos forces, jusqu’à en mourir s’il le faut… La souffrance et la mort ne comptent pas plus pour vous qu’elles ne comptent pour les combattants. »

Georges, le fils dernier, envoyait au contraire de longues lettres puériles. La veille, précisément, n’avait-il pas écrit à sa belle-sœur, la maraîchine, pour lui demander si l’année s’annonçait bonne pour le poisson, si l’anguille commençait à « donner » à la vermée et s’il était resté beaucoup de sarcelles !… Et il recommandait aussi de peindre le bateau neuf en vert très clair…

Il était si jeune ce dernier des Misanger ! Un enfant ! mais un enfant robuste et de belle race dont on avait fait très vite un soldat et qu’on allait bientôt jeter au-devant de la mort.

Le cœur de la mère se brisait en songeant à cela. Elle revoyait ce fils préféré, son beau Georges, haut et mince, avec sa peau de fille et ses dents fraiches, avec ses yeux clairs qui riaient toujours.

Lorsque la ferme était passée au compte de Clovis, le jeune homme, abandonnant la culture, était entré à la boulangerie du cousin Ravisé. La Misangère le revoyait au seuil de la boutique, un refrain aux lèvres, ou bien sautant sur sa bicyclette pour courir la plaine, ou bien encore, par les beaux dimanches de joie, debout, la perche en main, sur son petit bateau de pêcheur d’anguilles qu’il faisait danser par jeu, au milieu du canal, sous les yeux des jolies maraîchines.

Celui-là, non ! il n’avait rien à lui ; ni terres, ni maison, ni place, ni métier, même, à vrai dire ; il n’avait que sa jeunesse. Eh bien ! quand il reviendrait — car il reviendrait, mon Dieu ! — il serait heureux, lui aussi, de retrouver aux choses aimées le tendre et gai visage qu’elles gardaient en son souvenir.

Quand il reviendrait, il s’établirait selon son cœur, dans de bonnes conditions ; il s’établirait à la boulangerie où il y avait une fille toute jeune encore mais jolie et brave et qui l’attendait.

Pour le bonheur de Georges comme pour celui des autres, il fallait tenir sans compter les heures de souffrance, lutter contre le froid, contre le chaud, contre le chagrin qui ronge et affaiblit, affronter l’impossible, sans relâche.

« Vous devez travailler jusqu’à l’épuisement de ves forces afin que les soldats ne manquent de rien… »

La Misangère se répétait les paroles de l’officier. À coup sûr, il fallait travailler pour cela : c’était une chose facile à comprendre et qui, même, allait de soi. Mais les propos légers du conscrit lui apportaient peut-être une certitude plus grande encore :

« Préparez pour mon retour un bateau peint en vert… et dites-moi s’il passe des sarcelles… »

Il fallait tenir, non seulement pour des raisons ordinaires et directes, mais pour d’autres raisons qu’elle ne savait guère formuler, et qui, cependant, dominaient au fond de sa conscience, fortes et sûres comme l’instinct. D’abord, il lui semblait juste de durement peiner parce que les autres souffraient et que le travail est frère de la souffrance ; mais surtout, les hommes s’acharnant aux œuvres de destruction et de mort, la tâche première des femmes, qui est de conservation, lui apparaissait confusément avec son importance essentielle. Jeunes ou vicilles, les femmes étaient les gardiennes ; gardiennes du foyer, gardiennes des maisons, de la terre, des richesses, gardiennes de ce qui avait été amassé par le patient effort des âges pour faciliter la vie de la race, mais aussi gardiennes des ordinaires vertus et gardiennes de ce qui pouvait sembler futile et superflu, de tout ce qui faisait l’air du pays léger à respirer, gardiennes de douceur et de fragile beauté.

La Misangère songeait, la figure levée vers le bleu du ciel. Le vent de mer devait passer avec force dans les hauteurs de l’air, car on y voyait de longs nuages dont les franges s’étiraient avant de s’emmêler ou de disparaître. C’était dans la direction de la fuite des nuages que les hommes combattaient. N’ayant jamais voyagé, la Misangère ne se faisait qu’une idée assez vague de la distance ; elle savait seulement que l’effroyable tumulte du combat ne pouvait venir jusqu’à elle. Cependant elle tendait l’oreille, accueillait les bruits errants et il lui semblait qu’une immense et terrible rumeur circulait à l’horizon d’est où se massaient les nuées.

Un pas lourd se fit entendre sur la route : quelqu’un montait vers Château-Gallé, venant du village. La Misangère, tirée de sa songerie, abaissa les yeux et reprit vivement son tricot car il lui eût été pénible de se laisser surprendre ainsi en attitude paresseuse. Elle reprit donc son ouvrage, mais aussitôt ses mains retombèrent : c’était Misanger qui arrivait. Il poussa la petite barrière du courtil et s’avança vers la maison, vieux, triste, les épaules accablées et le regard à terre. Elle, qui songeait aux malheurs de la guerre, se redressa d’un coup :

— Qu’y a-t-il done ?

Il répondit, sans s’arrêter :

— Rien !… il n’y a rien….

Et il entra dans la maison.

De son banc, elle demanda encore :

— Alors pourquoi reviens-tu si tôt ?

Il ne répondit pas, cette fois, feignant de n’avoir pas entendu. Elle reprit sur un ton sévère :

— Il y a encore une heure de jour au moins… Si vous aviez terminé votre chantier, il fallait en commencer un autre !

Le père Claude osa dire :

— Des chantiers !… des chantiers !… J’en ai beaucoup commencé dans ma vie et beaucoup terminé… J’ai fait ma part… Je suis au bout !

Elle se leva aussitôt, entra à son tour et vint s’appuyer à la table devant Misanger.

— Qu’est-ce qu’il y a donc encore ?

Alors lui, les yeux baissés, parlant vite pour se donner du courage :

— Solange en a assez ! Elle ne peut plus continuer ! Voilà ce qu’il y a… Aujourd’hui, les bœufs ont pris la mouche dans le pré Bruffier… ils ont emporté la faucheuse et l’ont à moitié démolie… impossible, tu penses, de la faire réparer à temps… Et il est inutile de prier les valets de manier la faux : l’un ne sait pas, l’autre ne veut pas… De toutes manières, c’est au bout !

Penchée, les deux mains sur la table, elle le regardait en face, les yeux durs.

— Eh bien ! toi, dit-elle, tu ne sais donc plus faucher ? il me semble que tu l’as fait assez souvent, autrefois…

— À mon âge, je ne peux pas remplacer trois hommes… J’ai soixante ans et de la fatigue dans les membres.

Elle dit, de sa voix nette, une phrase que le vieux connaissait bien :

— Le travail d’un homme fatigué ne se distingue pas de l’autre…

Le père Claude hocha la tête :

— Tu parles bien !… Tu es encore jeune, toi !… moi, je suis las… je suis las…

Elle le cingla.

— Tu es las, dit-elle, depuis le jour de ta naissance.

— Hortense ! peux-tu dire ?…

Il s’était relevé péniblement et il se tenait devant elle, sans colère, mais les yeux tristes.

— Peux-tu dire, Hortense, que je n’ai pas travaillé dans ma vie ?…

Il tendait ses mains, des mains dures, aux jointures noueuses, aux ongles déformés, de pauvres mains usées au service de la terre et que l’âge, maintenant, faisait trembler.

Elle détourna les yeux et demanda avec quelque douceur :

— Veux-tu manger ?

— Non ! je veux me coucher ; je ne tiens plus debout.

Il passa devant elle et se dirigea vers le fond de la pièce où il y avait un haut lit à la mode ancienne. Mais elle demanda :

— Que compte faire Solange ? Qu’avez-vous décidé pour demain ?

— Demain ?

— Oui, demain… On doit pouvoir réparer cette faucheuse, quoi que tu en dises ! Si on ne la répare pas, il faut en trouver une autre… On ne va pas laisser pourrir l’herbe sur pied ! il faudra du foin, l’hiver prochain… Que comptez-vous faire ?

Elle parlait de nouveau d’une voix âpre, pressante. Il répondit, sans se retourner :

— D’abord, moi, je vais à la foire, demain ; je mène vendre les bœufs de quatre ans… Solange le veut ainsi.

— Ah !

— Oui !… Cette vie ne peut plus continuer : comprends-le donc à la fin !… Ni hommes, ni chevaux, comment veux-tu qu’on fasse ? Solange, peu à peu, va se débarrasser de ses aumailles ; cela lui fera de bel argent et elle se retirera tranquille avec nous en attendant la fin de la guerre.

Comme elle ne disait rien, il s’enhardit :

— C’est tout à fait décidé, cette fois ! et si tu veux mon idée, je crois que c’est le meilleur plan… Autrement nous nous tuerions à la besogne et notre pauvre fille aussi. Qui sait combien de temps la guerre peut durer encore ?… Le bail prend fin à la Saint-Georges ; je ne conseillerai pas à Solange de le renouveler et tu reconnaîtras toi-même, si tu veux réfléchir…

Elle l’interrompit :

— Et Léa, notre bru, va-t-elle aussi se retirer tranquille chez nous ?

— Elie a devant elle moins d’embarras que Solange.

— Surtout elle est plus courageuse… quand on manque de courage on trouve toujours de grands embarras…

Elle se tut un moment, puis reprit :

— Tu ne m’as toujours point dit ce que l’on compte faire au Paridier pour le foin…

L’hésitation de Claude fut visible.

— Solange a pris le meilleur parti… à mon avis, du moins. Elle veut faire pacager, tout simplement… Quand les bêtes seront en bon état de vente, elle s’en débarrassera. Elle n’a pas tort. Dés ce soir, elle a fait conduire les vaches au pré Bullier : je temps est beau, elles y passeront la nuit… Tu prépareras ma blouse, Hortense : je pars de grand matin.

— Hortense dit tranquillement :

— Non, tu ne partiras pas de grand matin.

— Pour la foire cependant…

— Tu n’iras pas à la foire. Couche-toi et dors. Je m’en vais voir Solange.

S’appuyant sur un bâton, elle sortit en boitant ; | et lui, derrière elle, s’avança jusqu’au seuil.

— Hortense, écoute-moi… Laisse-la tranquille ! elle a raison… Hortense tu ne peux pas marcher : tu vas forcer ta jambe…

Elle sortit du courtil sans se retourner ni répondre ; la barrière retomba, claquant sec.

Le père Claude leva un peu les bras et gémit :

— Elle nous fera tous périr !

Puis il revint vers son lit ; recru de fatigue, il se coucha et s’endormit.


La Misangère descendait vers Sérigny. Il lui fallait traverser le village dans toute sa longueur pour arriver au Paridier. À chaque pas qu’elle faisait, il lui semblait qu’un couteau lui traversait la cheville.

Le crépuscule tombait lentement et, du côté du Marais, une brume légère enveloppait déjà les peupliers. Cependant l’effort des travailleurs ne diminuait nulle part. Le bruit des faucheuses s’entendait encore dans toutes les directions. De hautes charrettes chargées de foin rentraient au village. Devant la Misangère, une de ces charrettes avançait lourdement, trop large, mal équilibrée, menaçant, à chaque cahot, de laisser tomber sa charge. Un enfant marchait à la tête de l’attelage ; sur un des côtés de la route deux femmes, la vieille Candé et sa bru soutenaient le foin avec leur fourche. À l’entrée du village, comme l’attelage s’engageait dans une ruelle, une roue sauta sur une pierre ; tout le chargement glissa, couvrant les deux femmes qui, dans ce passage étroit, n’avaient pas eu le temps de s’écarter.

La Misaugère s’était précipitée mais, déjà, les deux femmes surgissaient à la façon des taupes sortant de terre. En sueur malgré la fraicheur du soir, elles se regardèrent un instant sans parler. La vieille, couleur de brique, écartait de son front de courts cheveux gris mêlés de foin ; la jeune, livide, avait les deux mains à plat sur le ventre.

Le petit gars expliquait :

— C’est la deuxième fois que ça tombe : elles ne savent point dresser la charretée.

Alors la vieille dit simplement :

— Rechargeons !

L’enfant fit reculer l’attelage sur la route et les deux femmes se mirent à l’ouvrage. La vieille commença de s’escrimer, enfonçant sa fourche dans l’énorme tas de foin comme elle eut piqué le dos d’une bête rétive. Ayant retiré son caraco, elle n’était vêtue que d’une chemise et d’un jupon court ; sa peau flétrie apparaissait et ses bras, maigres et bruns, étaient semblables au manche de son outil. La jeune, péniblement, avait grimpé sur la charrette ; elle recevait le foin et le plaçait de son mieux, encore une fois. Elle levait les bras le moins possible et, de temps en temps ramenait les mains à sa taille épaissie. Lorsque le foin arrivait juste à sa portée, elle le tassait en se laissant tomber à genoux. Bien que la sueur ruisselât de son visage, elle demeurait très blème, étourdie par l’odeur du foin. Elle avait les Yeux secs, froids, obstinés.

La Misangère s’approcha et lui dit :

— Songe à ton état, ma fille ; fais bien attention !

— Je n’en ai point le temps ! répondit-elle.

Et la Misangère pensa :

— Celle-ci ne se découragerait pas pour une faucheuse cassée.

Elle continua son chemin. La faiblesse d’âme de Solange l’humiliait cruellement. Partout, en effet, les femmes travaillaient avec une inlassable énergie ; malgré l’heure tardive, elle en rencontra qui ramenaient encore vers la plaine des charrettes vides.

Chez Roque le forgeron, la Misangère aperçut la grand’mère tirant le soufflet. Dans la cour, on ferrait un mulet, une mauvaise bête aux oreilles couchées qui dansait et ruait. Il y avait là le vieux Roque qui, à soixante-dix ans, son fils parti, avait repris le tablier de cuir ; sa bru, une petite femme noiraude tenait une patte de la bête.

Comme la Misangère passait, il Y eut des cris dans la cour, Le mulet, changeant de manière, cherchait à mordre. Le vieux recula, tenant le fer au bout de sa pince ; c’était la dixième fois peut-être et il se décourageait. Alors la bru perdit patience : saisissant une lanière de cuir qui se trouvait là, un trait avec sa boucle d’attache, elle se mit à frapper sur la bête à tour de bras. Le mulet se jetait de côté, boxait, ruait en vache, traîtreusement ; mais, au risque de se faire tuer, la femme cinglait toujours, les dents serrées, les yeux fulgurants.

Le mulet finit pas comprendre qu’uné volonté virile animait cette personne si menue ; en sa cervelle obscure, peut-être pensa-t-il que le grand Roque lui-même était revenu, le grand Roque avec qui il ne fallait pas badiner… Il s’immobalisa, les oreilles frémissantes et pointées.

Alors la femme défit le nœud de la longe, tira haut la tête du mulet, jusqu’à lui coller les naseaux à la muraille. Comme il découvrait encore ses dents jaunes, elle se dressa et de son petit poing noir, fermé comme un poing d’homme, elle lui meurtrit les lèvres d’un coup dur. Après quoi, elle lui saisit une patte de devant et, d’un brusque effort, la leva très haut, faisant eraquer les jointures.

La Misangère qui avait vu toute la scène en ressentit de l’émotion.

Malgré sa hâte d’arriver au Paridier, elle se détourna un peu de son chemin et avança, comme elle faisait toujours, jusqu’à la boulangerie du cousin Ravisé. Ce dernier était parti à la guerre avec les dernières levées ; veuf, il n’avait laissé en sa maison que deux enfants : Marguerite, une frêle blonde de dix-sept ans à peine et Lucien, de deux ans plus jeune, Au moment de partir, il leur avait montré l’argent qu’il possédait, disant :

— Vivez comme vous pourrez avec cela en attendant mon retour.

Puis il avait fermé la boutique.

Le lendemain, les deux enfants la rouvraient ; et, depuis, au prix d’un labeur inconcevable auquel rien ne les avait préparés, ils maintenaient la clientèle.

La Misangère aimait à les voir, à les encourager ; au besoin, elle modérait leur ardeur, donnait des conseils de prudence.

Cette fois, elle les trouva en train de charger la voiture pour une tournée de plaine, Marguerite, du fond de la boulangerie, cria :

— Bonsoir, cousine Hortense !

Et le garçon, essoufllé, une dizaine de miches entre les bras, dit à son tour :

— Ça chauffe, ce soir ! nous ne sommes pas en avance !

La Misangère les quitta vite afin de ne pas leur faire perdre de temps.

Elle reprit le chemin du Paridier, bien décidée à exiger des siens un courage au moins égal à celui des autres.

Arrivée à la ferme, elle s’arrêta un peu dans la cour. Des bruits de repas vinrent jusqu’à elle avec des éclats de voix et des rires insolents ; Solange devait être aux prises avec les valets.

La Misangère souleva silencieusement le loquet et entra : aussitôt tous les bruits tombèrent. Les valets étaient assis à la table dans la pénombre ; Solange, près de l’âtre, déshabillait son enfant. Apercevant sa mère, la jeune femme balbutia, gênée :

— Votre pied va donc beaucoup mieux que vous avez pu venir jusqu’ici ?

La mère dit :

— Vous soupez de bonne heure, aujourd’hui ! C’est-il que votre foin est rentré ?

Antoine, le premier valet, se risqua à rire, mais la Misangère s’étant détournée vers lui, il s’arrêta court.

Solange avait pris son enfant dans ses bras ; elle dit, sans regarder sa mère :

— Vous savez ce qui est arrivé ? Père a dû vous expliquer.

— Oui… oui… Va de l’autre côté, coucher le petit. Tout à l’heure, j’aurai à te parler.

Elle montrait la porte du corridor ; Solange obéit.

La Misangère, alors, se tourna vers les valets. Ils étaient deux. L’un, Antoine le Boiteux, homme de quarante ans passés, ouvrier médiocre et dont la réputation laissait à désirer, avait plus d’une fois, avant la guerre, éprouvé de la difficulté à s’embaucher ; maintenant, l’absence des hommes valides lui faisait sa place et il parlait haut quand Hortense n’était pas au Paridier. L’autre, un tout jeune garçon à peu près stupide, subissait l’influence du premier : il riait avec lui, grognait avec lui, sabotait le travail comme lui.

La Misangère s’adressa d’abord au jeune :

— Christophe ! dit-elle, cours vite au pré Buffier et ramène les bêtes.

— Vous lui donnerez bien le temps d’achever son souper ! observa Antoine.

— Non ! dit-elle ; je veux que les bêtes soient à l’étable en dix minutes.

Comme le garçon ne bougeait pas, elle se pencha vers lui :

— N’as-tu pas entendu ? Faudra-t-il que je répète mon commandement ?

Christophe sortit, sifflotant insolemment. Antoine commença de raisonner.

— On nous dit : menez les bêtes passer la nuit au pré Buffier… puis on nous dit ensuite : allez les chercher et ramenez-les à l’étable… Je ne sais plus qui commande, ici !

— Pour le moment, c’est moi ! répondit la Misangère froidement. Toi, Antoine, tu es le valet ; écoute mes ordres et que tes paroles ne volent point devant les miennes… Demain matin, tu prépareras une faux pour toi et une pour Christophe : il y a, dans la grange des manches et des ferrements… Puis, vous irez faucher tous les deux en attendant que la machine soit réparée… À neuf heures, j’irai voir votre travail.

L’homme, déconcerté, avait baissé la tête. La Grande Hortense lui en imposait et, en sa présence, il n’osait pas montrer sa mauvaise arrogance. Il essaya pourtant de discuter.

— Faucher ! vous parlez de faucher ! miïs je ne suis pas gagé pour ça ! Dans notre marché…

Elle l’interrompit de la voix et du geste.

— Tu faucheras… ou bien tu t’en iras !

Elle parlait avec une netteté implacable. Le valet murmura encore :

— Nous verrons, nous verrons bien !

Mais sa voix était molle ; il se sentait battu d’avance. C’est qu’il avait déjà changé quatre fois de condition depuis le commencement de la guerre et, chaque fois, on avait parlé contre lui.

De plus, quelques semaines auparavant, il avait fait la fâcheuse rencontre d’un blessé convalescent, son dernier patron, dont la femme avait eu particulièrement à se plaindre. Le soldat, sans avertissement ni discours, avait réglé au valet son dû à grands coups de poing sur la figure. Ce soldat était brutal, mais le grand Clovis du Paridier ne l’était pas moins et passait pour avoir la main lourde…

— Nous verrons bien ! je connais mon droit…

La Misangère comprit que l’homme était vaincu ; connaissant sa force, elle voulut l’éprouver sur l’heure.

— As-tu fini de manger ? demanda-t-elle sèchement.

— À peu près.

— Bien ! comme tu n’as rien fait pendant la soirée, j’ai du travail pour toi, maintenant… Écoute-moi ! tu vas courir chez les Candé où deux pauvres femmes sont en train de relever une charretée de foin ; tLu voudras bien leur donner un coup de main. La jeune n’est pas à sa place sur la charrette ; tu la feras descendre et tu monteras prendre sa fourche, Va ! et hâte-toi !

L’homme s’était levé.

— Ça non, par exemple !… Je suis gagé ici, non ailleurs ; je ne veux pas faire le travail de tout le monde.

— Non ? tu dis non ! Tu refuses ton aide à ces malheureuses !… Alors, fais ton compte ! demain matin, tu passeras à Château-Gallé : c’est moi qui te paierai.

Elle alluma ane chandelle, planta son regard dans les yeux de l’homme.

— Je te donne deux minutes pour te décider : pas plus.

Le valet recula, la tête basse. Il gagna la porte en jurant et, dans le courtil, ses sabots traînèrent.

— Hâte-toi ! lui cria la Misangère.

Cela le fit sursauter ; il plia les reins comme un cheval fouetté et, sans plus rien dire, il s’en alla vers Sérigny, dompté pour cette fois encore.

Ayant couché son enfant, Solange revenait. Elle parut gênée par la lumière.

Elle était grande et belle comme sa mère, avec un teint frais dont elle prenait grand soin et qu’elle savait préserver. Dans son regard glissant, dans son allure balancée, il y avait une nonchalance inquiétante, quelque chose d’indécis et de trouble. Pourtant, sur sa conduite, on n’avait en somme, jusqu’à présent, jamais rien dit ; accueillante à tous, elle avait même bonne réputation d’amabilité.

À vingt ans, elle s’était marée avec ce Clovis Berland, un fort garçon un peu fruste. Bien que l’homme ne lui convint qu’à moitié, la Misangère avait donné sans difficulté son consentement car, à de certaines heures, Solange lui causait de l’inquiétude. Puis, la belle-mère, de caractère haut, se heurtant à la rudesse du gendre, il avait fallu se séparer. Les anciens avaient eu la sagesse de se retirer avant que cela devint vilain ; ils avaient cédé au jeune couple cette ferme du Paridier où ils s’étaient usés à travailler dans la force de leur âge et qu’ils avaient faite prospère : cent soixante boisselées d’une plaine un peu sèche mais grenante, un cheptel en bon état et un outillage où rien ne clochait.

Et, peu à peu, à voir travailler le gendre, la Misangère avait conçu quelque estime pour cet homme qui ne ménageait ni sa peine, ni celle des autres. Depuis qu’il était à la guerre, Clovis, par toutes ses lettres, donnait des ordres, s’informait de l’état de ses bêtes ou du rendement probable des récoltes.

Solange n’était pas de même bois. Se débattant au milieu de difficultés réelles, d’ailleurs, elle eût volontiers abandonné la ferme. Elle trouvait son père à côté d’elle pour approuver ses raisons.

Cette fois, la crise avait été brusque et la jeune femme paraissait décidée à en finir. Elle parla la première avec une hardiesse agressive dont elle n’était pas coutumière,

— Vous savez, dit-elle, que je suis au bout… Je ne peux plus me faire obéir des valets… tout retombe sur moi. Je vends ; c’est bien décidé !… Pour une fois, c’est moi seule qui commande…

— Non ! ce n’est ni toi, ni moi, ni ton père… C’est Clovis qui commande ici ! Est-ce lui qui a donné l’ordre de vendre les bêtes ? Il a dû écrire aujourd’hui : qu’est-ce qu’il marque ?

— Clovis ? il me tourmente pour le renouvellement du bail… Mais je ne veux pas ! je ne veux pas ! À la Saint-Georges je ne serai plus au Paridier… En ce moment, au lieu de gagner, on perd, vous le savez bien ! On dépense son argent et on se tue…

— Tu ne me fais pas encore pitié ! dit la mère ; tu as bonne mine… J’en connais de plus faibles que toi et qui sont beaucoup plus à plaindre : cependant, elles ne fléchissent pas comme tu fais.

La jeune femme, énervée, éclata en sanglots.

— Mais enfin, je n’en puis plus ! Ce n’est pas une vie !

— Sèche tes larmes ! dit la mère ; elles m’agacent… Il n’y a que des créatures au cœur mou pour s’apitoyer de la sorte sur leur propre misère.

Elle continua et le ton de sa voix montait :

— Ah ! tu veux quitter le Paridier ! Tu veux te rétirer chez moi, vivre rentière en ma maison !… Eh bien ! sache-le tout de suite : si tu ne marches pas sur ton chemin, si tu abandonnes la place d’honneur où tu es, tu iras où tu voudras, mais tu ne franchiras pae mon seuil ! Ma fille, il n’y a pas de place sous mon toit pour les lâches !

Le mot tomba comme une gifle. Solange, assise devant la table, pleurait, la tête cachée entre ses bras. Elle se plaignit.

— Mère, vous êtes dure, vous êtes injuste ! mon père comprend mieux les choses que vous… Vous ne savez donc pas toute la peine que j’ai ?… Ah ! vous êtes dure, dure…

Droite au milieu de la pièce, la Misangère reprit :

— Ce n’est pas pour mon plaisir. Il faut de la dureté parce que nous vivons en des temps de grande misère. Je ne suis pas injuste comme tu dis ; je sais bien que tu as du travail et des soucis ; mais songe à ton mari, songe à tes frères et tu n’oseras plus jamais te plaindre. Ta part de peine est petite auprès de la leur… Quand ils reviendront, 11 faut qu’ils puissent retrouver leur place et ils auront mérité de la retrouver plus belle qu’ils ne l’ont laissée. Ma fille, tu resteras au Paridier quoi qu’il puisse t’en coûter.

Elle parlait d’une voix moins âpre.

— Ma fille, redresse-toi et prends courage : ton père et moi nous serons auprès de toi pour t’aider.

Solange se défendit encore un peu.

— Mais vous êtes fatiguée, vous aussi, mère, et mon père l’est encore plus. Comment voulez-vous que nous fassions ? Je vous assure que ce n’est pas possible.

— Ne t’inquiète pas de savoir si c’est possible ou non. Va droit !

Après un court silence, la Misangère reprit :

— Allons, mange bien vite et va te reposer ; il y aura grand travail demain… J’ai commandé les valets.

Solange eut un geste vague de consentement. Plutôt que de continuer la discussion, elle préférait céder, ou, du moins faire semblant. Or verrait plus tard. Sa mère se dirigeant vers la porte, elle demanda encore une fois, en s’essuyant les yeux :

— Voire pied est-il guéri ?

— Au contraire, répondit la Misangère, il me fait bien mal ; mais sois tranquille : demain matin je viendrai quand même.

Et elle s’en alla dans la nuit commençante, boitant beaucoup.

Elle avait traversé Sérigny et remontait vers Chàteau-Gallé quand le bruit d’une voiture la fit se ranger sur le bord de la route, Elle pensa :

— C’est le petit Ravisé qui n’a pas encore fini sa tournée ; il mène le pain à ceux de la plaine.

Mais la voiture venait avec une vitesse inusitée et il n’y avait personne sur le siège. Inquiète, la Misanpère s’arrêta. Le cheval passa au galop en hennissant, grande bête folle à la tête dressée et dont le museau semblait ricaner. Les roues firent voler des pierres.

La Misangère jeta un cri : accroché des deux mains à l’arrière de la voiture, Lucien se laissait ermporter, jambes traînantes !

Par bonheur le cheval ralentit son allure à mi-côte. Alors l’enfant réussit à se redresser, reprit pied ; d’un grand effort, il se souleva à la force des poignets et, s’aidant de ses coudes, de ses genoux, mordant même dans la bâche relevée, il se hissa sur le siège. Debout, il saisit les rênes et brandit son fouet. Le cheval, cinglé, riposta en ruant ; à plusieurs reprises ses sabots firent sonner la caisse de la voiture.

L’enfant, hors de lui, lança un juron d’homme ; et il y avait de l’angoisse dans sa voix frêle, mais aussi de la colère et une énergie désespérée. Bloquant les freins, il se mit à cogner à tour de bras avec le manche de son fouet. La bête mauvaise repartit au galop et bientôt la voiture fut hors de vue.

La Misangère, les jambes tremblantes, demeura sur place à écouter le bruit de cette course folle et les ahans du petit qui frappait toujours.

La voiture ne revint qu’à onze heures du soir. La Misangère l’attendait au passage, une lanterne à la main. Le cheval rentrait au pas, la tête basse, fourbu. La Misangère leva sa lanterne ; l’enfant, épuisé, était affaissé sur le siège ; il se redressa sous le jet de lumière et voulut prendre un air brave, mais de grosses larmes dansaient en ses yeux.

— Es-tu blessé ? demanda-t-elle ; qu’as-tu ?

— Je n’ai rien… rien du tout.

Elle reprit :

— Je vois bien que tu as de la peine ! parle-moi, petit !

Alors il s’abandonna :

— Eh bien ! j’ai perdu une pratique. Voilà !… Là-bas, à Moulin-Gros, je suis arrivé trop tard ! les gens étaient couchés et ils m’ont mal reçu. Marguerite ne sera pas contente… Nous ne voulons pas les perdre, nos pratiques !

Il pleurait tout de bon. La Misangère, du dos de sa main, lui toucha la joue à plusieurs reprises, très doucement.

— J’arrangerai cette affaire, dit-elle, rentre vite, car Marguerite doit être inquiète.

Elle ajouta :

— Tu es bon, mon enfant |

Dans sa pensée c’était de son courage qu’elle le louait, mais il lui arrivait souvent de confondre ainsi bravoure et bonté et d’employer un de ces mots pour l’autre.

Elle entra dans sa maison ou le père Clande dormait. Le bruit qu’elle fit le réveilla à demi ; ayant oublié les événements de la journée, il demanda :

— Qu’y a-t-il donc, Hortense ?

— Il y a que, demain matin, à la première heure, il faut que je sois au pré Buffier et toi avec moi !

La voix claquait. Le vieux clignota comme si on lui eût tiré des amorces aux oreilles.

Il n’osa répliquer ; il se retourna seulement vers la ruelle en soupirant tristement.