Libr. Ch. Delagrave (p. 129-133).
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Nous nous sommes un peu trop éloignés du Conservatoire ; il n’est que temps d’y revenir.

Des origines militaires de notre grande école musicale, il est resté dans ses attributions le choix des chefs et sous-chefs de musique de l’Armée et de la Marine, ainsi que leur classement et leur avancement.

Au moment de chaque promotion, nous recevons un volumineux ballot des compositions de deux ou trois cents candidats, dans lequel un Jury spécial, dont le noyau est formé principalement des professeurs d’harmonie et de composition, doit se débrouiller.

Quand notre travail est terminé, ce qui demande quelquefois plus d’un mois, en auditions, en examens… nous envoyons notre procès-verbal au Ministère, et tout est dit ; de remercîments, il n’en est pas plus question que de jetons de présence.

Or, il y a quelques années, je faisais partie de la commission nommée par le Ministère de la Guerre pour désigner, parmi les Chefs de Musique de l’armée, ceux qui, par leur valeur artistique, méritaient d’obtenir certains postes spécialement enviés et sédentaires, tels que ceux des Écoles d’Artillerie de Versailles ou de Vincennes.

Les compétiteurs étaient assez nombreux, et, comme toujours, croyaient nécessaire de se faire recommander.

Parmi les recommandations, d’ailleurs absolument inutiles, une des plus cocasses fut celle ci :

Je reçois un jour d’une dame, dont le nom m’était aussi inconnu que la qualité, la demande d’un rendez-vous chez moi. La lettre venait d’un département éloigné, elle était bien tournée, l’écriture élégante, et le papier discrètement parfumé. Je n’avais aucune raison pour ne pas répondre.

Au jour et à l’heure par moi désignés, la dame arrive, jeune, gentille, très bien habillée, très pimpante, et voici à peu près la conversation qui s’engage :

Moi : Madame, je suis tout à vos ordres ; pourrais-je savoir ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?

La dame : Oh ! monsieur, c’est bien simple. Mon mari est colonel du 215e régiment de ligne, en garnison à Martignac (Rhône-et-Garonne) — je salue, — et nous avons là un jeune chef de musique auquel nous portons le plus vif intérêt ; figurez-vous, monsieur, qu’il a, en quelques années, complètement transformé notre musique ; elle était piteuse, notre musique, une des dernières de l’armée ; il l’a tellement transfigurée qu’à présent ce n’est plus seulement la population de Martignac qui assiste à nos concerts du dimanche, mais qu’on y vient de toutes les garnisons voisines, ce qui n’est pas médiocrement flatteur pour nous. Aussi n’ai-je pas hésité à faire un assez long voyage pour venir vous parler chaudement de lui, vous dire quel homme c’est, espérant que vous voudrez bien être mon interprète auprès de vos collègues de la commission.

Moi : Je dois vous dire, madame, que dans ces commissions, les choses sont faites très sérieusement, bien plus sérieusement que vous ne le croyez sans doute, d’après des épreuves écrites, fixées d’avance, et qu’on n’y tient nullement compte des recommandations, quelles qu’elles soient, que nous ignorons même les noms des concurrents,… mais si votre candidat est aussi remarquable que vous le dites, je crois que vous n’avez rien à craindre, la moyenne du concours n’est pas très forte, et il aura beaucoup de chances d’être nommé.

La dame : Hélas ! c’est bien là ce que nous craignons. Songez donc, monsieur, qu’il s’agit ici d’un sujet hors ligne, d’un garçon qui a su apporter la vie dans une ville morte, qui fait honneur au régiment, et que nous serions toutes navrées de voir partir.

Moi : Comment, madame ? je ne comprends pas ; vous venez le recommander, et vous désirez qu’il ne réussisse pas ! car s’il réussit dans son concours, s’il obtient de l’avancement, il devra quitter votre régiment, vous le savez bien ?

La dame : Mais oui, monsieur, c’est ce qui me désole ; lui parti, remplacé par un chef vulgaire, la musique va redevenir ce qu’elle était autrefois ! Et ce n’est pas tout, il joue très bien du piano, et quand nous donnons des soirées, c’est lui qui nous accompagne, qui nous fait danser — quand il ne danse pas lui-même, car il est excellent danseur ! Lui parti, la vie ne sera plus tenable à Martignac !

Moi : Eh ! bien, madame, je ne puis pas plus m’engager à le faire échouer qu’à le faire réussir ; mais il y a un moyen très simple : il n’a qu’à ne pas se présenter au concours, rien ne l’y force ; donnez-lui ce conseil.

La dame : Lui, monsieur ! renoncer au concours ! vous ne le connaissez pas ; nous ne pourrons jamais obtenir cela ! Il ne songe qu’à sa carrière, il a de l’ambition…

Moi : Mais si cela venait du colonel ? Il pourrait peut-être lui dire qu’il désire le conserver… cela le flatterait…

La dame : Oh ! pour cela, c’est bien impossible, mon mari n’entend rien à la musique… il serait même furieux s’il savait ma démarche… Voyons, monsieur, je vous en prie, tâchez de trouver le moyen de nous conserver notre chef de musique ; ce n’est pas seulement en mon nom que je parle, je vous en supplie au nom de toutes ces dames du corps d’officiers, pour lesquelles comme pour moi son départ serait un vrai désespoir, etc… etc…


Le jour du concours venu, je pensai à regarder soigneusement le candidat : c’était dans toute l’acception du mot un joli homme, ce qui m’expliqua l’affolement des dames de Martignac à l’idée de le perdre : malheureusement, son travail était détestable, et il fut refusé ; je dis malheureusement, car la colonelle a pu croire que sa recommandation était pour quelque chose dans cet échec si ardemment désiré.