Les Gaietés du Conservatoire/21
Dans l’hiver de 1869 (si ce n’est pas cette année-là, c’en est une autre — peu importe), Rubinstein et Francis Planté donnaient chacun de leur côté, l’un chez Pleyel, l’autre chez Érard, une série de splendides concerts de piano seul, ce qu’on appelle à présent des recitals, selon la mode anglaise.
L’un et l’autre avait ses admirateurs passionnés et exclusifs, ses fanatiques, qui, lorsqu’ils se rencontraient, se livraient à des discussions sans fin, à des parallèles et des comparaisons absolument oiseuses, car il n’y avait en vérité aucune comparaison à établir entre deux artistes si dissemblables : Planté, l’impeccabilité de l’exécution, la virtuosité poussée à ses extrêmes limites ; Rubinstein, la profondeur philosophique, le mépris du détail ; Planté, le pianiste le plus consciencieux qui ait jamais existé, auquel il n’échappait pas un cent-vingtième de fausse note dans une série de six concerts ; Rubinstein, qui, avec sa griffe de lion, vous plaquait imperturbablement les sept notes de l’octave à la fois, et s’inquiétait peu de tomber à côté de la note visée, pourvu qu’il produise l’émotion ou l’impression cherchée ; Planté, le piano pour le piano ; Rubinstein, un artiste de génie, se servant du piano pour exprimer sa pensée ; Planté, la miniature la plus fine, au dessin le plus pur et le plus correct ; Rubinstein, la peinture décorative avec ses larges touches, ses tons violents et heurtés… Il n’y a pas deux hommes qu’on puisse moins comparer l’un à l’autre. Autant vaudrait se demander ce qui est le plus élevé, du génie de Platon ou de la grande pyramide d’Egypte.
Or donc, en ce temps-là, je passais la soirée dans une des maisons les plus hospitalières aux artistes, où je présentais une de mes jeunes élèves, que vous connaissez déjà, Aglaé Lizière, pianiste dépourvue de talent, mais qui n’en avait pas moins décroché quelque chose comme une troisième médaille de clavier au précédent concours. En attendant qu’elle se fît entendre, les langues allaient leur train, et toutes les conversations, animées, enfiévrées, roulaient sur l’absurde question du jour : qui doit-on préférer, de Rubinstein ou de Planté ?
Les belles dames de l’aristocratie, qui avaient obtenu quelques leçons de Planté, à 100 francs la demi-heure, ne tarissaient pas sur sa supériorité ; celles, au contraire, qui arboraient sur leur cheminée une photographie de Rubinstein, avec une banale dédicace écrite d’une main ennuyée, le défendaient avec aigreur. Les deux clans s’exaspéraient l’un l’autre, sans se rendre compte que des deux côtés l’admiration pouvait être, était également justifiée par la valeur des deux artistes, et que le seul tort était de vouloir établir une supériorité entre deux arts n’ayant d’autre point de contact que l’instrument employé.
C’est alors qu’un vieux monsieur à l’allure de diplomate, cheveux et favoris blancs, constellé de décorations, qui se tenait depuis longtemps accoudé à la cheminée, crut devoir prendre la parole. Un silence se fit ; c’était quelqu’un :
— « Mon Dieu, mesdames, dit-il, c’est à peine si j’ose intervenir dans votre ardente discussion, car je ne me dissimule pas que je suis un profane en musique. Je vous avoue même que je n’ai jamais entendu ni l’un ni l’autre de ces messieurs ; mais nous avons l’habitude, nous autres, de raisonner sur des documents. Tenez, je viens de trouver là les programmes des deux derniers concerts de la salle Érard et de la salle Pleyel. J’y vois clairement que le 12 de ce mois M. Rubinstein a joué la huitième étude de Chopin, tandis que la veille, le 11, M. Planté en était déjà à la troisième du second cahier ! »
La mère Lizière, qui n’avait encore rien dit :
— « Et tout à l’heure, mesdames, Aglaé va vous jouer la dernière, la vingt-quatrième !!! »