Les Gaietés/Les Cœurs volants

Les GaietésAux dépens de la Compagnie (p. 78-81).


LES CŒURS VOLANTS.



la mère.

Ma fille, on dit qu’ils voleront
Un jour comme les hirondelles ;
Que toujours en l’air ils seront,
Allant, venant à tire-d’ailes ;
Que ce miracle, grâce à Dieu,
Dans notre temps doit avoir lieu.

la fille.

Maman, c’est fort bien,
Mais en l’air je n’aperçois rien.

la mère.

Ma fille, quand ils voleront,
Ouvrons vite porte et fenêtre ;
Partout, sans doute, ils percheront,
Et jusque sur ton nez, peut-être.
Il faut qu’alors, même en hiver,
Chez nous, la nuit, tout reste ouvert.


la fille.

Maman, c’est fort bien,
Mais en l’air je n’aperçois rien.

la mère.

Ma fille, quand ils voleront,
Je gagerais que dans les rues,
Pluie ou vent, nos dames iront
Le cou tendu comme des grues ;
Et c’est en vain qu’il tonnera
Quand un orage en abattra.

la fille.

Maman, c’est fort bien,
Mais en l’air je n’aperçois rien.

la mère.

Ma fille, quand ils voleront,
Nous les choisirons au plumage.
Aux unes les blondins plairont,
Mais les bruns valent davantage.
D’ailleurs, que ce soit Pierre ou Paul,
On pourra les juger au vol.

la fille.

Maman, c’est fort bien,
Mais en l’air je n’aperçois rien.


 la mère.

Ma fille, quand ils voleront,
Les femmes iront à la chasse,
Et quand les jeunes en prendront,
Les vieilles feront la grimace.
Malheur à qui n’a pas le sou :
Les filets seront d’un prix fou.

la fille.

Maman, c’est fort bien,
Mais en l’air je n’aperçois rien.

la mère.

Ma fille, quand ils voleront,
Bien des prudes, à l’échappée,
De bonne foi se pourvoiront,
Et les prendront à la pipée,
Puis feront porter dans Paris
La carnassière à leurs maris.

la fille.

Maman, c’est fort bien,
Mais en l’air je n’aperçois rien.

la mère.

Ma fille, quand ils voleront,
Nous en changerons sans obstacle ;

Nos trébuchets toujours iront,
Et, pour compléter le miracle,
Sur le chasseur, tour singulier !
On verra tirer le gibier.

la fille.

Maman, c’est fort bien,
Mais en l’air je n’aperçois rien.