Les Géorgiques (trad. Charpentier)/Livre I

Traduction par M. Charpentier de Saint-Prest.
Garnier Frères (p. 115-139).
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Livre I
Les


Géorgiques



LIVRE PREMIER


Quel art produit les riantes moissons, sous quel signe il faut retourner la terre et marier la vigne à l’ormeau, quels soins exigent les bœufs, comment on multiplie le bétail, quelle industrie est nécessaire pour l’éducation de l’abeille économe : voilà, Mécène, ce que je vais chanter.

Astres éclatants de lumière, qui guidez dans le ciel la marche des saisons, Bacchus, et toi bienfaisante Cérès, si, grâce à vos dons, la terre remplaça par de riches épis les glands de Chaonie, et mêla le jus de la vigne à l’eau des fontaines ; et vous, divinités protectrices des campagnes, venez, Faunes ; venez aussi, jeunes Dryades : ce sont vos bienfaits que je chante. Et toi, dont le trident redoutable fit, du sein de la terre, bondir le coursier frémissant, Neptune ; et toi, habitant des forêts, toi dont les nombreux taureaux, plus blancs que la neige, paissent les fertiles bruyères de Cée ; toi-même, Pan, protecteur de nos brebis, quitte un moment les bois paternels et les ombrages du Lycée, et si ton Ménale t’est toujours cher, viens, dieu du Tégée, favoriser mes chants. Minerve, qui nous donnas l’olivier ; enfant, inventeur de la charrue ; Silvain, qui dans tes mains portes un jeune cyprès ; dieux et déesses qui veillez sur nos campagnes ; qui nourrissez les plantes nouvelles nées sans semence, et du haut des cieux versez aux moissons des pluies fécondes, venez, et soyez favorables à mes chants.

Et toi, qui dois un jour prendre place dans les conseils des dieux, choisis, César : veux-tu, protecteur de nos villes et de nos campagnes, régner sur l’univers ? l’univers est prêt à révérer en toi l’auteur des fruits qu’il produit, le maître des saisons, et à ceindre ton front du myrte maternel. Dominateur souverain des mers, désires-tu recevoir seul les vœux des matelots ? Thulé, aux extrémités du monde, se courbe sous tes lois ; Téthys, au prix de toutes ses eaux, achète l’honneur de t’avoir pour gendre. Aimes-tu mieux, nouvel astre d’été, te placer entre Érigone et le scorpion qui la poursuit ? déjà devant toi le Scorpion replie ses serres brûlantes, et t’abandonne dans le ciel une espace plus que suffisant. Quel que soit l’empire qui t’est réservé (car les enfers n’oseraient t’espérer pour roi, et tu ne saurais pousser jusque-là le désir de régner, quoique la Grèce vante ses Champs-Élysées et que Proserpine dédaigne la voix d’une mère qui l’appelle), rends ma course facile, favorise mes efforts et mon audace ; et, sensible comme moi aux peines des laboureurs, viens les guider dans les routes qu’ils ignorent ; et accoutume toi à recevoir, dès à présent, les vœux des mortels.

Au retour du printemps, quand, du sommet des montagnes qu’elle blanchissait, la neige fondue commence à s’écouler, quand la glèbe s’amollit et cède au souffle du Zéphyr, je veux déjà voir le taureau gémir sous le poids du joug, et le soc de la charrue briller dans le sillon. La terre ne comblera les vœux du laboureur avide que si elle a senti deux fois les chaleurs de l’été, deux fois les rigueurs de l’hiver : c’est alors que les greniers crouleront sous le poids de la récolte.

Mais, avant d’enfoncer le fer dans une terre inconnue, il faut étudier l’influence des vents qui y règnent, la nature du climat, les procédés de l’expérience, les traditions locales, enfin les productions que donne ou refuse chaque contrée. Ici jaunissent les moissons ; là mûrissent les vignes ; ailleurs, les arbres et les prairies se couvrent naturellement de fruits et de verdure. Ainsi le Tmolus nous envoie son safran, l’Inde son ivoire, les plaines de Saba leur encens, le noir Chalybe son fer, le Pont son fétide castoréum, l’Épire ses cavales célèbres par les palmes de l’Élide.

Telles sont les lois immuables que la nature a, dans le principe, imposées à chaque contrée, lorsque, pour repeupler l’univers, Deucalion jeta sur la terre déserte ces pierres qui produisirent des hommes durs comme elles.

Courage donc ! Si la terre est forte, que, dès les premiers mois de l’année, de vigoureux taureaux la retournent, et qu’exposées aux rayons du soleil d’été les mottes soient ainsi réduites et pulvérisées ; mais si le sol est peu fécond, il suffira d’y tracer, au retour de l’Arcture, un léger sillon. De cette manière, dans les terres fortes, l’herbe n’étouffera pas le bon grain, et les terres légères ne perdront pas le peu de suc dont elles sont humectées.

Il faut, les blés enlevés, laisser ton champ se reposer et se raffermir pendant une année ; on n’y sème du froment que l’année suivante, et après en avoir tiré une récolte de pois secs, de vesce légère ou d’amers lupins à la tige fragile, a la bruyante cosse. Mais écarte le lin, l’avoine, le pavot soporifique : ils dessèchent, ils brûlent la terre. La terre, cependant, les pourra supporter, pourvu qu’on les sème alternativement, et qu’un épais fumier ou les sels de la cendre raniment sa vigueur épuisée. Ainsi ton champ se repose par le seul changement de productions. Avec plus de reconnaissance encore la terre te payerait le repos d’une année.

Souvent aussi il est bon d’incendier un champ stérile, et de livrer le chaume léger à la flamme pétillante : soit que le feu communique à la terre une vertu secrète et des sucs plus abondants ; soit qu’il la purifie et en sèche l’humidité superflue ; soit qu’il ouvre les pores et les canaux souterrains qui portent la séve aux racines des plantes nouvelles ; soit qu’il durcisse le sol, en resserre les veines trop ouvertes, et en ferme l’entrée aux pluies excessives, aux rayons brûlants du soleil, au souffle glacé de Borée.

Ce laboureur qui, le râteau ou la herse à la main, brise les glèbes stériles, rend service à son champ : du haut de l’Olympe, la blonde Cérès le regarde favorablement, de même que celui qui, écrasant les mottes dont la charrue a hérissé le sol, croise par de nouveaux sillons les sillons déjà tracés, tourmente la terre sans relâche et lui commande en maître.

Laboureurs, demandez au ciel des étés humides et des hivers sereins ; un hiver poudreux promet une abondante récolte : alors, surtout, la Mysie vante ses belles cultures, et le Gargare lui-même admire la richesse de ses moissons.

Que dirai-je de celui qui, la semence à peine confiée à la terre, brise les mottes dont la plaine est hérissée, y introduit ensuite l’eau d’un fleuve coupé par de nombreux canaux ? Et, lorsque l’herbe meurt desséchée par un soleil brûlant, voyez-le amener de la pente d’un coteau l’onde docile qui, roulant avec un doux murmure sur un lit de cailloux, ravive la verdure des champs désaltérés. Parlerai-je de celui qui, pour empocher les tiges trop faibles de plier sous le poids des épis, abandonne à ses troupeaux le luxe de l’herbe naissante, lorsque le blé, encore en herbe, commence à poindre au niveau du sillon ? ou de celui qui fait couler dans des rigoles les eaux qui dorment sur ses guérets, surtout si les fleuves débordés ont inondé les campagnes, et formé ces mares d’où s’exhalent d’impures vapeurs ?

Cependant, malgré ces efforts et des hommes et des bœufs pour remuer la terre, craignez encore l’oie vorace, la grue du Strymon, les herbes amères, et l’ombre nuisible. Jupiter a voulu que la culture des champs fût un rude travail ; le premier, il demanda à l’art leur fécondité, et, excitant les mortels par l’aiguillon de la nécessité, il ne souffrit pas que son empire s’engourdit dans une lâche indolence.

Avant Jupiter, aucun laboureur n’avait dompté les guérets ; on ne pouvait même, par des bornes, en marquer le partage : c’était l’héritage commun ; et la terre produisait tout d’elle-même librement et sans contrainte. Ce fut Jupiter qui arma les serpents de leur noir poison ; qui commanda au loup de vivre de rapines, à la mer de se soulever ; qui dépouilla les feuilles des arbres du miel qu’elles produisaient, et arrêta les ruisseaux de vin qui coulaient en tous lieux. Il voulait que l’expérience avec la réflexion enfantât peu à peu les différents arts, apprit à l’homme à tirer du sillon le froment nourricier, et à faire jaillir des veines du caillou la flamme qu’il recèle.

Alors, pour la première fois, les fleuves sentirent le poids de l’aune habilement creusé ; le pilote compta les étoiles, leur donna des noms, distingua les Pléiades, les Hyades et l’Ourse brillante, fille de Lycaon. Alors on apprit à tendre des piéges aux bêtes sauvages, à tromper l’oiseau avec de la glu, à entourer les forêts d’une meute ardente. L’un jette son épervier dans le fond des fleuves ; l’autre, au milieu des mers, traîne ses filets humides. Bientôt le fer retentit sur l’enclume, et l’on entendit grincer la scie ; car, pour fendre le bois, les premiers hommes ne se servaient que de coins. Vinrent ensuite tous les arts ; un travail opiniâtre triompha de toutes les difficultés, et le besoin pressant fit naître l’industrie.

Cérès la première apprit aux hommes à ouvrir la terre avec le soc de la charrue, lorsque leur manquèrent les glands et les fruits de la forêt sacrée, et que Dodone leur refusa la nourriture accoutumée. Mais, bientôt, que de peines attachées à la culture ! la rouille funeste rongea les épis ; le chardon inutile hérissa les guérets ; les moissons périrent sous une forêt d’herbes pernicieuses, de bardanes et de tribules ; et, au milieu des plus belles campagnes, dominèrent l’odieuse ivraie et l’avoine stérile. Si le râteau infatigable ne tourmente sans cesse la terre, si un bruit continuel n’en écarte l’oiseau, si la faux n’élague l’ombre importune, si tes vœux n’ont appelé des pluies salutaires, vainement tu contempleras les richesses d’un voisin ; il te faudra, pour apaiser ta faim, secouer le chêne des forêts.

Disons maintenant les instruments nécessaires au laboureur pour semer et faire lever son grain. Qu’il ait d’abord un soc et un corps de charrue du bois le plus dur ; des chariots à la marche pesante, tels que les ordonna la déesse d’Éleusis ; des rouleaux ferrés, des traîneaux, des herses et de lourds râteaux ; puis, les ouvrages d’osier, meubles peu chers, inventés par Célée ; les claies d’arboisier, le van mystique consacré à Bacchus. Tels sont les instruments que tu auras soin de te procurer longtemps d’avance, si tu aspires à l’honneur d’avoir un champ bien cultivé.

Dans la forêt même qui l’a vu naître, on courbe avec de grands efforts un jeune ormeau, pour le disposer à prendre la forme d’une charrue : on y adapte un timon qui s’étend de huit pieds en avant, et, entre deux oreillons, on fixe un double soc. Il faut aussi couper d’avance et le tilleul et le hêtre légers, destinés à former, l’un le joug, l’autre le manche qui doit, par derrière, tourner à volonté la charrue : on laisse la fumée du foyer où ces bois sont suspendus les éprouver et les durcir.

Je puis te rappeler une foule d’autres préceptes qui nous viennent de nos ancêtres, si tu ne dédaignes pas de t’arrêter avec moi à ces petits détails.

Il faut d’abord, sous un long cylindre, aplanir l’aire où tu battras le blé ; puis, avec ta main, la pétrir, en y mêlant une craie visqueuse ; autrement les herbes y croîtraient ; et, en la crevassant, la sécheresse ouvrirait un passage à mille fléaux. Souvent le mulot y a creusé sa demeure et construit ses greniers ; la taupe aveugle s’y est ménagé une retraite ; et on y a surpris le crapaud et les bêtes nuisibles que la terre produit si nombreuses ; souvent un monceau de blé devient la proie du charançon ou de la fourmi si prévoyante pour les besoins de sa vieillesse.

Observe l’amandier, lorsqu’il se couvre de fleurs et courbe vers la terre ses branches odorantes : si les fleurs l’emportent sur les feuilles, c’est pour ta récolte un heureux présage, et de grandes chaleurs amèneront d’abondantes moissons ; mais s’il n’étale qu’un luxe inutile de feuillage, le fléau ne battra qu’une paille épaisse et vide.

J’ai vu bien des laboureurs tremper leurs semences dans de l’eau de nitre et du marc d’olives, pour donner à l’enveloppe du grain une apparence souvent trompeuse ; et bien qu’un feu modéré eût aidé à l’effet de cette préparation, bien que ces semences eussent été choisies et examinées avec le plus grand soin, elles n’en dégénéraient pas moins, si chaque année un nouveau choix ne triait le plus beau grain. Telle est la loi du destin : tout tombe en ruine, tout va rétrogradant. Ainsi, à force de rames, un nautonier pousse sa barque contre le courant d’un fleuve ; son bras faiblit-il un instant, l’onde l’entraîne aussitôt dans son courant rapide.

Il faut encore que le laboureur observe la constellation de l’Arcture, le lever des chevreaux et le Dragon étincelant, avec autant de soin que le pilote qui, pour revenir dans sa patrie à travers des mers orageuses, doit affronter l’Hellespont et les d’huîtres du détroit d’Abydos.

Quand la Balance rend égales et les heures du travail et les heures du sommeil ; quand le jour et la nuit se partagent le monde, laboureurs, exercez vos taureaux, semez l’orge jusqu’à vers les pluies qui annoncent le rigoureux hiver. C’est aussi le moment de semer le lin et le pavot, et de rester penchés sur vos charrues : hâtez-vous, la terre est sèche encore, et les nuages s’arrêtent suspendus sur vos têtes.

La fève se sème au printemps ; la terre devenue friable reçoit alors le grand trèfle ; et le millet réclame sa culture annuelle, lorsque, de ses cornes dorées, le Taureau céleste ouvre le cercle de l’année, et que dans l’éclat du nouvel astre Sirius s’efface et meurt.

Mais si c’est pour le froment que tu prépares le sol, si une riche moisson d’épis est le seul objet de ton travail, attends, pour livrer la semence aux sillons, que les Pléiades se couchent au retour de l’Aurore, et que la brillante Couronne de la fille de Minos ait disparu du ciel ; jusque-là ne te hâte point de confier à la terre rebelle à tes vœux l’espérance d’une année : d’autres ont commencé à semer avant le coucher de Maïa ; mais de stériles épis ont trompé leur attente.

Préfères-tu la vesce et l’humble faséole ? tes soins descendent-ils jusqu’à la lentille d’Égypte ? le coucher du Bouvier t’indiquera d’une manière infaillible le moment de les semer. Commence alors, et poursuis jusqu’au milieu des frimas.

C’est pour cela que le soleil radieux a divisé en douze constellations le cercle qu’il décrit dans les cieux. Cinq zones en embrassent le contour : l’une toujours ardente, toujours brûlée des feux du soleil ; deux autres, à distance égale de la première, s’étendent jusqu’aux extrémités du globe, et n’offrent que des mers de glace et de noirs frimas ; entre ces dernières et celle du milieu, deux autres, plus favorisées des dieux, ont été accordées aux malheureux mortels : et c’est en les traversant obliquement que le soleil franchit les signes du Zodiaque.

Vers la Scythie et les monts Riphées, le globe s’élève ; il s’abaisse et redescend au midi du côté de la Libye. Notre pôle est toujours au-dessus de l’horizon ; l’autre, sous nos pieds, ne voit que le Styx et le séjour des mânes. C’est là que le Dragon, comme un fleuve immense, embrasse de ses replis sinueux les deux Ourses dont le char craint de se plonger au sein de l’Océan. Vers le pôle opposé, règne, dit-on, une nuit éternelle qui redouble l’horreur de ces ténèbres épaisses ; ou bien l’Aurore nous quitte pour y ramener le jour ; et lorsque les coursiers du Soleil commencent à nous faire sentir leur brûlante haleine, l’astre de Vénus y allume les premières clartés de la nuit.

Ainsi, malgré l’incertitude du ciel, nous apprenons à connaître les saisons, à distinguer le temps des semailles et celui des moissons ; quand il faut fendre avec la rame une mer perfide, équiper des flottes, et abattre à propos le pin dans les forêts. Ce n’est pas en vain que nous observons le lever et le coucher des astres, et la marche des diverses saisons qui, en quatre temps égaux, partagent l’année.

Si une pluie froide retient le laboureur en son logis, il peut préparer à loisir divers ouvrages qu’il faudrait hâter pendant les beaux jours : il forge le tranchant émoussé du soc, creuse une nacelle, marque ses troupeaux ou mesure ses grains. D’autres taillent des pieux aigus ou des fourches menaçantes, et préparent, pour attacher la vigne flexible, l’osier d’Amérie. C’est le moment de tresser les corbeilles avec les branches souples des buissons, de griller le grain au feu ou de le broyer sous la meule. Même aux jours de fêtes, il est des travaux légitimes. Jamais la religion ne défend de détourner le cours d’un ruisseau, d’entourer une moisson de haies, de tendre des piéges aux oiseaux, d’incendier les buissons et de plonger dans une onde salutaire un troupeau de brebis. Souvent le villageois, hâtant la marche paresseuse de son âne, conduit à la ville son huile ou une charge de fruits grossiers, pour en rapporter une meule ou une masse de poix.

La lune aussi amène, dans son cours inégal, des jours favorables ou funestes aux travaux champêtres. Redoute le cinquième : il a vu naître les Furies et le pâle Orcus. Alors, dans son horrible fécondité, la terre enfanta Cée, Japet, le cruel Typhée, et ces frères audacieux, conjurés contre le ciel. Trois fois ils s’efforcèrent d’élever Ossa sur Pélion, et de rouler sur Ossa l’Olympe avec ses forêts : trois fois Jupiter renversa de ses foudres les monts qu’ils avaient entassés.

Le septième jour est, après le dixième, le plus favorable pour planter la vigne, pour façonner au joug les jeunes taureaux et pour tisser la toile. Propice aux fuyards, le neuvième est funeste aux voleurs.

Certains travaux sont rendus plus faciles par la fraîcheur de la nuit, ou par la rosée matinale dont l’Aurore humecte la terre. La nuit, on coupe avec moins de peine le chaume léger ; la nuit, les prés desséchés se fauchent mieux ; ils sont alors imprégnés d’une douce humidité.

Plusieurs veillent pendant l’hiver à la lueur d’une lampe rustique ; ils taillent en pointe le bois résineux qui doit les éclairer. Près d’eux, charmant par ses chants les ennuis d’un long travail, leur compagne fait entre la chaîne et la trame courir la bruyante navette, ou bouillir dans un vase d’airain le vin doux, dont elle enlève avec une branche de feuillage l’écume qui tremble ondoyante à la surface.

Mais c’est en plein soleil qu’il faut couper les épis dorés, en plein soleil qu’il faut broyer sur l’aire les moissons que la chaleur a mûries. Dépouillez-vous de votre tunique pour semer et pour labourer ; l’hiver sera pour le laboureur le temps du repos. C’est ordinairement dans la froide saison qu’il jouit du fruit de ses travaux, et que, dans des repas donnés et reçus tour à tour, il se livre à une douce gaieté. L’hiver l’invite au plaisir et chasse les soucis. Ainsi, quand les navires chargés de richesses ont enfin touché le port désiré, les matelots triomphants en couronnent la poupe.

L’hiver cependant a ses occupations : on dépouille le chêne de ses glands ; on recueille l’olive, la baie du laurier et celle du myrte ; et quand une neige épaisse couvre la terre, quand les rivières charrient des glaçons, on tend des lacs à la grue, aux cerfs des filets ; on suit la trace du lièvre inquiet, on terrasse le daim léger à l’aide d’une pierre qui s’échappe rapide de la fronde.

Parlerai-je des tempêtes et des constellations de l’automne ; des soins que doit prendre le laboureur, quand déjà les jours sont plus courts et que la chaleur est plus douce, ou lorsqu’à la fin du printemps pluvieux les champs se hérissent d’épis, et que les blés se gonflent de lait dans leur verte enveloppe ?

Souvent, au moment même où le maître introduisait les moissonneurs au milieu des épis jaunissants, et déjà les liait en faisceaux, j’ai vu les vents déchaînés se livrer d’affreux combats, déraciner, faire voler dans les airs les épis chargés de grains, et emporter au loin dans de noirs tourbillons et le chaume léger et la paille voltigeante. Souvent aussi s’amassent au ciel des torrents de pluie, et, dans leurs flancs obscurs, les nuages amoncelés recèlent d’affreuses tempêtes. Le ciel se fond en eau et, sous un déluge de pluie, entraîne les riantes récoltes et le fruit du travail des bœufs. Les fossés se remplissent, les fleuves s’enflent à grand bruit, et, dans ses détroits, la mer s’agite et bouillonne. Jupiter, lui-même, au sein de la nuit des nuages, lance la foudre d’une main étincelante. La terre s’en émeut et tremble jusqu’en ses fondements ; les animaux fuient, et l’effroi vient abattre les faibles cœurs des mortels. Ce dieu, de ses traits enflammés, renverse l’Athos, le Rhodope ou les monts Acrocérauniens : les vents redoublent, la pluie s’accroît, et le bruit de l’ouragan fait retentir les bois et les rivages.

Pour prévenir ces malheurs, observe le cours des mois et des astres ; dans quel signe se réfugie le froid Saturne ; dans quels cercles errent les feux brillants de Mercure.

Surtout honore les dieux : chaque année, offre, sur la verdure nouvelle, un sacrifice à la puissante Cérès, quand l’hiver sur son déclin va faire place à la sérénité du printemps. Alors les agneaux sont plus gras, le vin plus doux, le sommeil plus agréable, et, sur les montagnes, l’ombre plus épaisse. Qu’avec toi toute la jeunesse des champs adore Cérès. Pour Cérès prépare des libations de vin, de lait et de miel ; que trois fois, autour de la moisson nouvelle, on promène la victime propitiatoire ; que, réunis en chœur, tous les compagnons de tes travaux l’accompagnent pleins de joie, et invoquent à grands cris la protection de Cérès. Garde-toi de livrer tes blés à la faucille, avant d’avoir, une couronne couronne de chêne sur la tête, célébré la fête de Cérès par des danses sans art et des hymnes rustiques.

Afin que nous puissions connaître à des signes certains les chaleurs, les pluies et les vents précurseurs du froid, Jupiter a réglé lui-même ce qu’annonceraient les phases de la lune ; quels signes nous présageraient la chute des vents du midi ; quels pronostics souvent répétés devaient avertir le laboureur de tenir ses troupeaux près des étables.

Les vents sont-ils prêts à se lever ? aussitôt la mer s’agite et commence à enfler ses vagues : sur le sommet des montagnes un bruit sec éclate, les rivages retentissent au loin d’un sourd mugissement, et le murmure des forêts ne cesse de s’accroître. Déjà les vagues menaçantes n’épargnent qu’à regret les vaisseaux, quand, du sein des mers, le plongeon revole à grands cris vers la terre ; quand les poules d’eau se jouent sur le sable, et que le héron quitte ses marais pour s’élever au-dessus des nuages. Souvent encore, aux approches de la tempête, on voit des étoiles se précipiter de la voûte céleste, et laisser après elles, dans les ombres de la nuit, de longs sillons du lumière ; on voit voltiger et la paille légère, et les feuilles détachées des arbres, ou les plumes flotter en se jouant sur la surface de l’eau.

Mais si la foudre gronde vers les régions du Nord ; si le tonnerre ébranle les demeures de l’Eurus et du Zéphyr, des torrents de pluie inondent les campagnes, et le matelot se hâte de replier ses voiles humides. Jamais orage n’est venu sans être annoncé. En le voyant s’élever du fond des vallées, la grue s’élance au plus haut des airs ; la génisse, la tête levée vers le ciel, hume l’air par ses larges naseaux ; l’hirondelle, avec un cri aigu, voltige autour des étangs ; et, dans leurs marais, les grenouilles recommencent leur éternelle plainte. Souvent, cheminant le long d’un étroit sentier, la fourmi transporte ailleurs ses œufs ; un arc-en-ciel immense boit les eaux de la mer ; et, revenant de la pâture, des légions de corbeaux fendent l’air qui retentit du bruit de leurs ailes. On voit aussi les différents oiseaux des mers et ceux qui, aux bords du lac Asia, paissent dans les riantes prairies du Caïstre, tantôt faire à i’envi jaillir sur leur plumage une eau abondante, tantôt présenter leur tête aux flots, s’élancer dans les ondes, et, dans leur inquiétude, chercher vainement à s’y rafraîchir. Seule alors, et appelant la pluie à grands cris, l’importune corneille se promène lentement sur le rivage aride. La jeune fille même, en filant auprès de sa lampe nocturne, en peut tirer un présage, lorsqu’elle voit, autour de la mèche qui pétille, se former de noirs champignons.

À des signes aussi certains, on peut prévoir, après la pluie, le retour du soleil et des beaux jours. La lumière des étoiles ne brille plus d’un éclat languissant, et la lune, à son lever, ne semble pas emprunter sa lumière aux rayons fraternels ; on ne voit point courir de nuages pareils à des flocons de laine ; l’oiseau chéri de Téthys, l’alcyon, ne vient plus sur le rivage étaler ses ailes au soleil, et l’immonde pourceau ne songe plus à délier et à éparpiller les gerbes devant lui ; mais les nuages vont toujours s’abaissant et s’étendant sur la terre. Le hibou, qui, sur le faîte des toits, attend le coucher du soleil, n’attriste plus la nuit de son chant monotone. Nisus s’élève et plane au milieu des airs ; et Scylla est punie pour avoir coupé le cheveu de pourpre de son père. De quelque côté que fuie Scylla, en fendant l’air d’une aile rapide, son implacable ennemi. Nisus, la poursuit à grand bruit dans les airs, et quelque part qu’il la suive, d’un vol plus prompt encore Scylla fuit et lui échappe. Alors de leur gosier moins rude les corbeaux tirent trois ou quatre fois des sons adoucis ; et souvent, au haut des arbres qu’ils habitent, saisis de je ne sais quelle volupté nouvelle pour eux, ils s’ébattent sous l’épais feuillage : heureux sans doute, quand l’orage est passé, de revoir leur jeune famille et le nid qui leur est cher. Non que le ciel leur ait, je pense, départi une intelligence divine, une sagesse prophétique ; mais quand l’air et les mobiles vapeurs dont il est chargé changent leur cours, quand l’haleine des vents les condense ou les dilate tour à tour, ces variations agissent sur les êtres animés ; le calme et l’orage font sur eux des impressions différentes : de là le concert des oiseaux dans les champs, la joie des troupeaux et le cri triomphant du corbeau.

Si tu observes le soleil dans sa marche rapide, la lune dans ses phases diverses, jamais le lendemain ne te trompera, et tu ne te laisseras point surprendre à l’éclat perfide d’une nuit sereine. Si, lorsque la lune rassemble ses feux renaissants, son croissant apparaît obscur dans un ciel sombre, de grandes pluies menacent les laboureurs et les matelots ; mais si son front se colore d’une pudeur virginale, crains le vent : le vent fait toujours rougir la blonde Phébé. Si, le quatrième jour (ce présage est infaillible), tu la vois pure et lumineuse ; si elle trace dans le ciel un arc net et brillant, ce jour tout entier et ceux qui le suivront, jusqu’à la fin du mois, se passeront sans vent ni pluie ; et, sauvés du naufrage, les matelots acquitteront les vœux adressés à Glaucus, à Panopée, à Mélicerte.

Le soleil, et lorsqu’il se lève, et lorsqu’il se plonge dans les ondes, te peut aussi offrir des présages ; et les présages qu’il donne à son lever et à son coucher ne trompent jamais. Son disque naissant est-il semé de taches et à moitié enveloppé dans un sombre nuage ? alors redoute la pluie ; car de la mer s’élève un vent du Midi, mortel aux arbres, aux moissons, aux troupeaux. Le soleil, à son lever, laisse-t-il, du sein des nuages qui l’obscurcissent, s’échapper çà et là quelques faibles rayons ? l’Aurore sort-elle pâle de la couche dorée de Tithon ? hélas ! que le pampre aura de peine à défendre son tendre fruit contre la grêle épaisse qui, sur nos toits, rebondit avec un horrible fracas !

Mais c’est surtout lorsque, parvenu au terme de sa carrière, le soleil va quitter l’Olympe, qu’il est utile de le bien observer. Souvent alors on voit sur son disque flotter différentes couleurs : l’azur annonce la pluie ; le rouge, le vent. Si à cet éclat de la pourpre se mêlent quelques nuances de bleu, la pluie et les vents conjurés causeront d’affreux ravages. Durant une telle nuit, je me garderais bien de gagner la haute mer ou de couper le câble qui retient ma barque. Mais si, lorsqu’il nous rend ou nous retire le jour, son disque brille tout entier, pur et radieux, les nuages te menaceront vainement, et, sous un ciel serein, l’Aquilon seul agitera la cime des forêts. Enfin, le soleil t’apprendra quel temps amènera l’étoile du soir ; comment les vents, chassant les nuages, rappelleront la sérénité dans les airs ; quels orages médite l’humide Auster.

Le soleil ! qui oserait l’accuser d’imposture ? Souvent il nous révèle ces fureurs, ces complots, ces guerres qui, sourdement préparés, sont sur le point d’éclater.

Le soleil, après la mort de César, prenant pitié de Rome, couvrit d’un voile sanglant son disque lumineux, et fit craindre à un siècle parricide une nuit éternelle. Alors aussi et la terre et la mer, et les hurlements des chiens, et les cris sinistres des oiseaux annoncèrent nos malheurs. Combien de fois nous vîmes l’Etna, brisant ses voûtes profondes, inonder les campagnes des Cyclopes, et rouler des tourbillons de flammes et des rochers liquéfiés ! La Germanie entendit de toutes parts retentir dans les airs le bruit des armes. Les Alpes ressentirent des secousses jusque-là inconnues ; dans les bois sacrés, au milieu du silence de la nuit, on entendit des voix lamentables. Des fantômes d’une effrayante pâleur se montrèrent à l’entrée de la nuit, et, pour comble d’horreur, les animaux parlèrent ! Les fleuves suspendent leur cours, la terre s’entr’ouvre, et, dans les temples, l’ivoire se couvre de larmes, et l’airain de sueur. Le roi des fleuves, l’Éridan, déborde, et, dans son cours impétueux, déracine, entraîne les forêts, et roule à travers les campagnes les étables avec les troupeaux. Longtemps dans les entrailles des victimes apparurent des fibres menaçantes ; le sang coula des fontaines publiques, et nos cités retentirent, pendant la nuit, des hurlements des loups ; jamais, par un ciel serein, la foudre ne tomba plus fréquemment ; jamais ne s’allumèrent plus de comètes effrayantes.

Aussi les plaines de Philippes ont-elles vu, pour la seconde fois, Romains contre Romains combattre avec les mêmes armes ; les dieux ont souffert que deux fois notre sang engraissât les vastes champs de la Thessalie et de l’Hémus. Viendra un jour où, dans ces tristes contrées, le laboureur, en ouvrant la terre avec le soc de la charrue, rencontrera des dards rongés par la rouille, ou, de son pesant râteau, heurtera des casques vides, et contemplera avec effroi, dans les tombeaux entr’ouverts, de gigantesques ossements.

Dieux de nos pères, dieux protecteurs de l’empire, Romulus, et toi, auguste Vesta, qui veilles sur le Tibre et sur le palais de nos Césars, laissez du moins ce jeune héros soutenir ce siècle chancelant ! assez et trop longtemps notre sang a expié les parjures de la race de Laomédon. Depuis longtemps, César, le ciel nous envie ta présence ; il se plaint de te voir sensible encore aux triomphes décernés par les hommes. Sur la terre, en effet, toutes les idées du juste et de l’injuste sont renversées : partout la guerre, partout le crime sous mille faces diverses : la charrue est sans honneur ; privés de bras, les champs déserts se couvrent de ronces, et la faux recourbée se convertit en un glaive homicide. Ici l’Euphrate, plus loin le Danube, préparent la guerre contre nous ; les villes voisines, brisant et les traités et les lois, combattent les unes contre les autres ; Mars, dans tout l’univers, a soufflé sa fureur impie.

Tels, une fois lancés dans la carrière, les quadriges dévorent l’espace : vainement leur guide veut les retenir ; il est emporté par ses coursiers ; et le char n’entend plus le frein ni la voix.