Les Géorgiques/Livre IV

Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 216-228).
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(4, 1) Maintenant je vais chanter ce doux présent des cieux, le miel, qui vient des rosées de l’air. Ô Mécène, jette encore les yeux sur cette partie de mon ouvrage ! Je veux te montrer dans de petits objets des merveilles étonnantes ; je dirai les chefs magnanimes d’un peuple industrieux, ses mœurs, ses travaux, toute la nation, et ses combats. Le sujet n’est pas grand ; mais grande sera ma gloire, si les dieux propices le permettent, et si Apollon que j’invoque, daigne m’écouter.

Il faut d’abord chercher pour y établir tes abeilles un endroit favorable, et qui soit de tous les côtés fermé aux vents : car les vents (4, 10) les empêchent de rapporter leur pâture dans leurs demeures. Que les brebis, que les boucs pétulants ne viennent pas bondir sur les fleurs d’alentour, ni la génisse, errant à l’aventure, fouler les herbes naissantes et en secouer la rosée. Loin de tes ruches bourdonnantes et le lézard vert aux taches livides, et les guêpes, et Procné encore sanglante du meurtre de son fils ! Tous ces ennemis ailés portent cà et là le ravage ; ils enlèvent dans son vol l’abeille, douce pâture pour leur barbare couvée. Je veux près des essaims de claires fontaines, des étangs bordés d’une verte mousse, un petit ruisseau fuyant sous le gazon, (4, 20) et qu’un palmier ou un olivier sauvage couvre de sa grande ombre le vestibule de leur demeure. Ainsi lorsqu’au premier printemps qu’ils voient, les nouveaux rois conduisent leurs peuplades nouvelles, et qu’échappé de ses alvéoles le jeune essaim va s’ébattre à la lumière, la rive voisine l’invite à s’y retirer contre la chaleur ; un arbre est là tout près, qui le retient sous son feuillage hospitalier. Là, soit que l’eau repose immobile, soit qu’elle coule et s’enfuie, jette en travers des branches de saule et de grosses pierres ; tu formeras ainsi mille et mille ponts où tes abeilles viendront s’abattre, et déployer au soleil d’été leurs ailes humides, lorsque le violent Eurus les aura surprises et dispersées, ou précipitées dans les flots. (4, 30) Qu’aux alentours fleurissent la verte lavande, le serpolet qui répand au loin son odeur, la sariette, et ses bouquets aux fortes émanations ; et que partout les violettes boivent l’eau courante des fontaines. Que tes ruches, formées de l’écorce creuse des arbres ou des souples baguettes de l’osier tissé, n’aient que d’étroites entrées ; car dans l’hiver le grand froid durcit le miel, et dans l’été la chaleur le fond et le dissout. Les deux extrêmes sont également à craindre pour les abeilles ; et ce n’est pas en vain qu’elles s’empressent de boucher avec de la cire les petites fentes de leur maison, et de les remplir des sucs pétris des fleurs. (4, 40) C’est aussi pour cela qu’elles se composent et tiennent en réserve une certaine glu, plus visqueuse et plus tenace que la résine même du mont Ida. Souvent même, dit-on, elles se creusent sous terre des demeures ténébreuses ; et on trouve des essaims dans les creux des roches tendres, et dans les troncs caverneux d’arbres rongés de vétusté. Cependant prends la peine d’enduire de terre grasse leurs ruches lézardées, et de jeter par-dessus quelque peu de feuillage. Prends garde aussi que l’if impur ne croisse près de là ; n’y fais pas non plus rougir l’écrevisse sur le feu ; éloigne ton essaim des marais fangeux, et des lieux qui exhalent une forte odeur de limon, ou encore (4, 50) de ces roches retentissantes, où l’écho répond à la voix qui le frappe.

Mais lorsque le Soleil aux rayons dorés chassant l’hiver des cieux, l’a précipité sous la terre, et que la lumière de l’été fait s’épanouir la nature, aussitôt tes abeilles prennent l’essor : elles se répandent dans les bois et sur les arbrisseaux ; elles vont butiner sur les fleurs, et, légères comme l’air, elles rasent la surface des eaux. C’est de là que, réjouies par je ne sais quelle douceur de liberté, elles reviennent plus empressées à leurs cellules et à leur tendre famille : c’est de là que rapportant des sucs nouveaux, elles en composent la cire et pétrissent les gâteaux liquides de leur miel. L’été, quand tu verras un essaim échappé de ses ruches s’élever comme en nageant dans le subtil azur des cieux, (4, 60) et, pareil à une nuée obscure, se ramasser sous le vent qui l’emporte, suis-le d’un œil attentif ; il va chercher des eaux pures et des couverts touffus : alors répands-y les odeurs qu’aiment les abeilles, la mélisse broyée, et l’herbe commune de la cérintbe : fais-y retentir aussi l’airain, et frappe sur les cymbales de Cybèle : l’essaim viendra lui-même s’arrêter dans ces retraites parfumées ; lui-même, rappelé par l’instinct, il reviendra se cacher dans le fond des ruches.

Mais si tes abeilles en sortent pour se livrer des combats, (car souvent de furieuses discordes éclatent entre deux rois de la même ruche) (4, 69) tu peux déjà pressentir les mouvements menaçants des peuples et l’agitation guerrière des esprits : entends-tu comme un bruit martial de l’airain sonore, qui excite les moins belliqueuses ? entends-tu ces bourdonnements qui imitent les sons brisés de la trompette ? Toutes se rassemblent en tumulte, déploient leurs ailes brillantes, aiguisent leurs dards avec leurs trompes, préparent leurs armes, et, se pressant autour de leur roi aux abords de sa tente, elles provoquent à grands cris les bataillons ennemis. Enfin, quand l’atmosphère est sereine, et que les vastes campagnes s’ouvrent devant elles, elles s’élancent de leur camp : la mêlée commence : il se fait un grand bruit dans les airs ; on dirait un vaste tourbillon d’ailes qui se confondent ; (4, 80) les morts tombent précipités des cieux : la grêle ne fond pas plus serrée du haut des airs ; il ne pleut pas tant de glands du chêne que l’on secoue. Au fort de la mêlée paraissent les deux rois, que leurs ailes distinguent ; et dans leurs petits corps ils portent un grand courage. Acharnés l’un contre l’autre, ils ne cèdent pas, avant que les vainqueurs, écrasant les vaincus, les aient dispersés et mis en déroute. Qu’on jette seulement un peu de poussière, toute cette émotion et ces formidables combats tombent et s’apaisent à l’instant.

Mais lorsque tu auras rappelé de la mêlée les deux chefs, tue sans pitié celui qui t’a paru le moins vaillant, de peur qu’inutile à l’État, il n’en consomme la substance : (4, 90) que le vainqueur règne seul et sans rival dans sa cour. Celui-ci a la robe toute luisante de paillettes d’or ; il est plus fort, de plus belle apparence, et a le corps couvert d’écailles rutilantes : celui-là, qui est de l’espèce inférieure, a l’air ignoble et hideux, et traîne languissamment la masse d’un ventre paresseux. La différence est la même entre les sujets qu’entre les rois. Parmi les abeilles les unes sont horribles à voir ; on dirait cette poussière soulevée par le vent, et que le voyageur rejette encore sèche de son gosier altéré ; les autres, au contraire, reluisent, et ne sont que flamme et or ; tout leur corps est marqueté de taches pareilles. (4, 100) Cette espèce-ci est la meilleure ; tu tireras d’elle dans la saison un miel doux, mais moins doux encore que fluide, et propre à corriger la dureté du vin.

Mais lorsque tes abeilles volent à l’abandon et se jouent dans les airs ; lorsque, dégoûtées de leurs rayons, elles ont quitté leurs froides demeures, tu empêcheras ces vains amusements d’une humeur vagabonde. Rien n’est plus facile : arrache les ailes aux rois ; ceux-ci retenus dans le camp, jamais les troupes n’oseront se mettre en campagne, ni lever leurs enseignes. Que tes jardins tout parfumés de fleurs odoriférantes les invitent à s’y reposer, (4, 110) et qu’armé de sa faux de saule, le dieu de l’Hellespont, Priape, les préserve des voleurs et des oiseaux. Que celui à qui tu as commis le soin de tes ruches répande alentour et au loin la semence du thym et la graine des pins, rapportée des hautes montagnes ; qu’il fatigue à cela ses mains dures à la peine ; qu’il enfonce en terre toutes sortes de plantes fertiles, et qu’il leur verse des eaux rafraîchissantes.

Moi-même, si je n’étais presque à la fin de ma course orageuse, et si, pliant ma voile, je n’avais hâte de tourner ma proue vers la terre, peut-être dirais-je ici l’art de cultiver et d’embellir les fertiles jardins ; (4, 120) je chanterais les rosiers de Pestum qui fleurissent deux fois l’an ; je montrerais comment la pâle chicorée est réjouie par les eaux qu’elle boit ; comment le persil borde la verdoyante rive ; comment le tortueux concombre rampe à travers les herbes, sur ses flancs qui grossissent : je n’oublierais ni le narcisse lent à fleurir, ni les tiges ployantes de l’acanthe, ni le lierre blanc, ni le myrte qui aime les frais rivages. Au pied des hauts remparts de Tarente, là où le Galésus arrose de ses eaux noires des campagnes aux moissons jaunissantes, je me souviens d’avoir vu autrefois un vieillard de Cilicie, qui avait pour tout bien quelques arpents d’une terre abandonnée : elle n’était ni propre au travail des taureaux, ni bonne à nourrir les troupeaux, ni même agréable à Bacchus. (4, 130) Cependant le vieillard avait planté au milieu des buissons quelques légumes, que bordaient des lis blancs, des verveines et des pavots : content de sa fortune, il s’égalait aux rois ; et le soir, quand il rentrait dans sa maison, il chargeait sa table de mets qu’il n’avait point achetés. Le premier il cueillait la rose du printemps et les fruits de l’automne : quand le triste hiver avec ses glaces fendait la pierre et enchaînait le cours des fleuves, lui commençait à tondre la molle chevelure de l’acanthe, accusant l’été trop lent à venir, et les zéphyrs paresseux. Le premier donc il voyait ses abeiiles grossir leurs trésors et ses essaims (4, 140) se multiplier ; le premier il pressait de ses mains le miel écumant des rayons : pour lui croissaient les tilleuls, et le sapin aux sucs abondants ; et autant ses fertiles pommiers avaient poussé de fleurs printannières, autant ils portaient de fruits mûrs en automne. Il savait aussi transplanter et aligner les ormeaux déjà avancés, le dur poirier, le prunier greffé sur l’épine, et le platane qui déjà prêtait son ombre aux buveurs. Mais je sens que je m’emporte hors de l’étroit espace de mon sujet ; je laisse là les jardins ; d’autres achèveront de les chanter.

(4, 149) Je vais dire maintenant les instincts admirables que Jupiter lui-même accorda aux abeilles, en récompense des soins qu’il en reçut, alors qu’attirées par les sons des Corybantes et par l’airain frémissant de leurs cymbales, elles vinrent nourrir le roi du ciel dans l’antre du mont Dictée. Seules de tous les animaux, les abeilles élèvent leurs enfants en commun ; seules elles habitent une cité et des demeures communes, et vivent régies par des lois imposantes : seules elles ont une patrie et des pénates fixes ; et, prévoyant l’hiver qui va venir, elles se livrent l’été au travail et mettent en commun les richesses qu’elles ont amassées. Les unes veillent à la subsistance de l’État ; leur tâche ainsi réglée, elles vont butiner dans la campagne : les autres, retenues dans l’intérieur de la maison, posent les premiers fondements de leurs rayons, (4, 160) qu’elles pétrissent avec les sucs visqueux de l’écorce des arbres et avec les pleurs du narcisse ; ensuite elles suspendent, en l’étageant, le solide édifice de cire : d’autres élèvent les jeunes nourrissons, l’espérance de la nation : d’autres entassent le miel le plus pur et remplissent du liquide nectar les alvéoles gonflées. Il en est d’autres à qui la garde des portes a été dévolue par le sort ; et, tour à tour en sentinelle, elles observent la pluie et les nuages du ciel : tantôt elles reçoivent les fardeaux de celles qui arrivent ; tantôt, se formant en bataillon serré, elles écartent des ruches la bande paresseuse des frelons. On s’empresse, on s’échauffe : l’air est embaumé des odeurs du miel et du thym. (4, 170) Ainsi les Cyclopes se hâtent de forger, avec des masses de fer qu’amollit la flamme, les foudres de Jupiter : les uns reçoivent tour à tour et déchaînent les vents, emprisonnés dans la peau des taureaux ; les autres plongent dans l’eau l’airain frémissant ; l’Etna gémit sous les enclumes qui l’ébranlent : ceux-là lèvent avec effort et laissent retomber en cadence leurs bras sur le fer que saisit et retourne la tenaille. Telles (s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes) les abeilles de Cécrops sont poussées par une ardeur innée d’acquérir ; telles on les voit se distribuant des postes divers : les plus âgées président à l’intérieur des villes ; elles les flanquent de remparts ; merveilleuses ouvrières, elles donnent la façon aux édifices. (4, 180) Les jeunes, fatiguées de leurs courses, ne reviennent que le soir, les pattes chargées de thym ; elles ont moissonné çà et là les arboisiers, les saules verdâtres, la case, le safran vermeil, la feuille onctueuse du tilleul, la ferrugineuse hyacinthe. Toutes dans le même temps cessent et recommencent leurs travaux. Dès le matin elles s’élancent hors de la ruche, promptes comme l’Aurore ; lorsqu’enfin l’étoile du soir les avertit de quitter les champs et de revenir de la pâture, elles regagnent leurs demeures, elles se préparent au repos. Un grand tumulte se fait entendre : toutes bourdonnent aux portes des ruches et alentour. Après qu’elles se sont arrangées chacune dans leurs couches, elles se taisent, (4, 190) et s’abandonnent pour toute la nuit au sommeil qui les délasse. Quand la pluie menace, elles ne s’éloignent pas de leurs demeures ; quand elles sentent les approches de l’Eurus, elles ne se fient pas même à un ciel serein : à l’abri des murailles de la cité tranquille, elles iront se désaltérer tout près de là, ou ne tenteront que de petites excursions. Souvent dans leur vol elles se chargent de grains de sable, et, pareilles à la barque mobile que son lest maintient sur les flots agités, elles se balancent sans péril dans le vide des airs. Une chose qui tient du prodige dans les abeilles est qu’elles se perpétuent sans s’unir, sans s’énerver par les douceurs languissantes de Vénus, sans enfanter avec effort : (4, 200) elles-mêmes vont recueillir sous la feuille des fleurs, et dans les herbes suaves, des germes tout éclos ; elles se donnent ainsi un nouveau roi, et repeuplent son royaume de petits citoyens ; elles-mêmes rebâtissent son palais de cire et soutiennent son empire. Dans leurs courses errantes il leur arrive souvent de briser leurs ailes contre les durs rochers, et de mourir à la peine sous le fardeau qu’elles portent ; tant elles aiment les fleurs, tant elles mettent de gloire à produire le miel !

Ainsi, quoique la vie se termine bientôt pour elles (elle ne va guère au delà de sept ans), leur race est immortelle, et durant une longue suite d’années la fortune de leur empire subsiste et se perpétue de génération en génération. (4, 210) L’Égypte, la vaste Libye, les Parthes, les Mèdes, révèrent moins leurs souverains que les abeilles leur roi : tant qu’il vit, elles ont comme un seul et même esprit ; meurt-il, tout lien de fidélité est rompu ; elles-mêmes dispersent leurs rayons, et saccagent leurs beaux édifices de miel. Le roi préside à leurs ouvrages ; elles l’admirent ; elles se pressent autour de lui en frémissant ; elles se rassemblent pour l’escorter : souvent même elles le portent sur leurs ailes, et dans les combats elles le couvrent de leurs corps ; pour lui elles vont au-devant des blessures et des morts glorieuses.

Quelques-uns, frappés de ces grands traits et de ces exemples extraordinaires, (4, 220) ont pensé qu’il y avait dans les abeilles une partie de l’esprit divin, et comme une émanation éthérée de l’âme universelle. Un dieu, disent-ils, est répandu par toute la terre et la mer, et dans les profondeurs des cieux. C’est de lui que les animaux, et les hommes, et toute la race des bêtes fauves, tirent en naissant des souffles légers de vie. Ces âmes, rappelées à leur principe éternel, s’y réunissent après que les corps sont dissous ; elles ne meurent pas ; mais, toujours vivantes, elles s’envolent vers les célestes espaces, et reprennent leur rang parmi les astres.

Le moment venu de découvrir l’auguste palais de tes abeilles, et d’en tirer les trésors conservés du miel, aie soin de remplir ta bouche d’eau, (4, 230) et laisse-l’y tiédir ; en même temps porte et agite devant tes abeilles un tison fumant ; deux fois l’an elles se garnissent de miel, deux fois tu en fais la récolte : la première, lorsque du haut des cieux Taygète montre à la terre son front charmant, et que, sortant de l’Océan, elle en repousse les flots d’un pied dédaigneux ; la seconde, lorsque, fuyant le signe des Poissons, et l’hiver venu, triste elle redescend dans le gouffre des mers. Les abeilles ont des colères implacables : forcées dans leurs retraites, elles percent leur ennemi en lui soufflant leurs poisons ; elles s’attachent à ses veines, y enfoncent un aiguillon invisible, et laissent dans la plaie leur dard et leur vie.

Si, redoutant pour elles un hiver rigoureux, tu épargnes leurs trésors pour les mauvais jours, (4, 240) si tu as pitié de leur esprit abattu et de leur déplorable fortune, n’hésite pas du moins à garnir de thym les ruches délabrées, et à en retrancher les cires inutiles : car souvent le cloporte ronge dans l’ombre les rayons ; les chenilles, ennemies de la lumière, s’y ramassent à couvert sous les lits qu’elles se tissent ; le bourdon parasite vient manger la pâture des abeilles ; le terrible frelon leur livre des combats inégaux ; les teignes, cette vivace engeance, y pullulent ; ou encore l’insecte haï de Minerve suspend aux portes de la ruche ses filets flottants. Enfin, plus tu épuiseras tes essaims, plus ils auront d’ardeur à réparer les pertes de l’État ruiné, (4, 250) à remplir leurs alvéoles, à couvrir de fleurs leurs greniers odorants.

Si tes abeilles (puisque leur vie est sujette aux mêmes accidents que la nôtre) viennent à languir abattues par la maladie, tu le reconnaîtras bientôt à des signes non équivoques. Tout à coup elles changent de couleur, une horrible maigreur les fait paraître difformes ; alors elles emportent hors de leurs demeures les corps de celles qui ne voient plus la lumière ; alors elles mènent de tristes funérailles. Quelquefois les essaims enchaînés se tiennent suspendus par les pattes aux portes des ruches ; ou bien, retirés dans le fond de leurs demeures closes, ils restent là engourdis par la faim, inertes, et contractés par le froid. (4, 260) Alors on entend un bruit sourd, et comme un bourdonnement plaintif et incessant. On dirait le froid Aquilon murmurant dans les bois, ou la mer agitée qui se retire en mugissant, ou la flamme rapide qui bouillonne emprisonnée dans une fournaise. C’est le moment de brûler autour de tes ruches le galbanum odorant, d’y faire couler du miel au moyen d’un roseau creux ; toi-même, excitant de la voix tes abeilles languissantes, essaye de les rappeler à la nourriture qu’elles aiment. Il sera bon aussi d’en relever la saveur en y mêlant de la noix de galle pilée, des roses sèches, du vin cuit et fort épaissi par le feu, des grappes de raisin sec, (4, 270) du thym, et les riches parfums de la centaurée. Il est aussi dans les prés une fleur que les laboureurs ont nommée amellum, et qui est facile à trouver. La plante pousse d’une seule tige des rejetons nombreux : la fleur est couleur d’or, mais sous les feuilles, qui s’étalent alentour, éclate la pourpre rembrunie de la violette. Souvent les autels des dieux se parent de leurs guirlandes entrelacées. La plante est âpre au goût ; les bergers la cueillent dans les vallons où broutent leurs troupeaux, et le long des rives tortueuses du fleuve Mella. Fais-en bouillir les racines dans un vin parfumé, (4, 280) et place devant tes ruches des corbeilles pleines de cette suave nourriture.

Mais si c’est la race entière de tes abeilles qui vient tout à coup à manquer, et si tu es sans ressources pour la renouveler, il est temps de te révéler la mémorable découverte du maître de l’Arcadie, et de dire comment le sang corrompu des taureaux égorgés a fait naître maintes fois de nouveaux essaims : je veux te raconter cette merveilleuse histoire, la reprenant dès sa plus haute origine. Là où les peuples fortunés de Canope, bâtie par le héros de Pella, habitent les plaines que le Nil débordé couvre de ses eaux stagnantes, et voguent dans leurs champs sur des barques peintes ; (4, 290) vers les confins de la Perse, là ou le fleuve qui arrive à flots précipités du pays des noirs Éthiopiens engraisse la verte Égypte de son épais limon, et va se jeter dans la mer par sept embouchures, on n’a d’espoir qu’en ce moyen puissant de sauver la race des abeilles. D’abord on choisit et dispose exprès un petit endroit, lequel est resserré de tous les côtés : une toiture de tuiles supportée par des murs étroits couvre le terrain, et reçoit obliquement le jour par quatre fenêtres tournées vers les quatre points du ciel. (4, 299) Là on amène un taureau de deux ans, dont les cornes commencent à courber leurs pointes menaçantes ; il a beau se débattre, on lui bouche les narines, on lui ôte l’haleine : ensuite on le fait mourir sous les coups, et ses entrailles meurtries se dissolvent dans sa peau qui reste entière. En cet état on l’abandonne dans l’enceinte formée, après qu’on l’a couché sur un lit de feuillage, et embaumé de thym et de case fraîchement cueillie. Cela se pratique quand les doux zéphirs font déjà frissonner les eaux, avant que les prés ne brillent émaillés de fleurs nouvelles, avant que la babillarde hirondelle ne suspende son nid aux poutres de nos demeures. Cependant les humeurs échauffées fermentent dans les tendres os de l’animal : ô prodige ! on y voit fourmiller mille et mille insectes informes, (4, 310) d’abord sans pattes, bientôt avec des ailes bruyantes : l’essaim grossit, s’élève et gagne les airs, jusqu’à ce qu’il s’y élance aussi pressé que les gouttes qui s’épanchent d’un nuage d’été, aussi rapide que les flèches poussées par l’arc, quand les Parthes légers à la course engagent les premiers la mêlée. Ô Muses, quel dieu découvrit aux mortels ce secret admirable ? Dites-nous les commencements de cette nouvelle expérience.

Le berger Aristée ayant, dit-on, perdu toutes ses abeilles par la maladie et par la famine, abandonna Tempé qu’arrose le Pénée ; et, s’arrêtant à la source sacrée du fleuve, il adressa triste et éploré (4, 320) ces paroles à sa mère : « Ô Cyrène, ô ma mère, vous qui habitez au fond de ces eaux, s’il est vrai, comme vous me l’avez dit, qu’Apollon de Thymbra est mon père, que me sert que vous m'ayez formé du noble sang des dieux, si les destins me sont ennemis ? Qu’est devenu ce tendre amour que vous aviez pour moi ? Pourquoi m’avoir fait espérer de voir un jour l’Olympe ? Voila que le seul bien où je mettais quelque honneur dans cette vie mortelle, ce prix de tant d’efforts, de tant de soins donnés à mes champs et à mes troupeaux, je le perds aujourd’hui ; et vous êtes ma mère ! Achevez donc, et de vos mains arrachez ces forêts que j’ai vues grandir ; (4, 330) portez la flamme et le ravage dans mes bergeries, détruisez mes moissons, brûlez mes semences, abattez mes vignes avec la cognée, puisque vous avez tant en dégoût la gloire de votre fils. »

Cyrène, du fond de sa couche humide, entendit la voix de son fils. Près d’elle ses nymphes filaient les toisons de Milet, aux teintes verdoyantes : c’étaient Drymo, Xantho, Ligée, Phyllodoce, dont les beaux cheveux tombaient épais sur leurs blanches épaules ; Nésée, Spio, Thalie, Cymodocé, Cydippe et la blonde Lycorias, l’une encore vierge, (4, 340) l’autre qui pour la première fois avait connu les douleurs de Lucine ; Clio et sa sœur Béroé, toutes deux filles de l’Océan, toutes deux vêtues de peaux bigarrées que retenaient des agrafes d’or ; Éphyre, Opis, Déjopée fille d’Asius, et l’agile Aréthuse qui venait de déposer l’arc et les flèches.

Au milieu d’elles Clymène redisait les vaines alertes de Vulcain jaloux, les ruses de Mars et ses doux larcins, et contait dès le chaos les innombrables amours des dieux. Pendant que, charmées de ces récits, les nymphes déroulent le doux lin de leurs fuseaux, les plaintes d’Aristée vinrent pour la seconde fois frapper les oreilles de sa mère. (4, 350) Toutes les nymphes émues en tressaillirent sur leurs sièges de cristal : mais Aréthuse la première se lève, et, pour regarder, montre sa blonde tête au-dessus des eaux ; et de loin elle s’écrie : « Ô Cyrène, ma sœur, ce n’est pas en vain que vous vous êtes effrayée de si grands cris : Aristée lui-même, votre cher Aristée, est là triste et pleurant à la source du Pénée votre père, et il vous appelle une mère cruelle. » « Mon fils ! répond Cyrène, saisie d’une nouvelle crainte ; qu’on m’amène, qu’on m’amène mon fils ; il a droit d’entrer dans les demeures des dieux. » Soudain elle ordonne aux flots profonds de se séparer (4, 360) et d’ouvrir un large passage au jeune Aristée : l’onde, se courbant des deux côtés en forme de montagne, reste suspendue, le reçoit dans son vaste sein, et le porte jusqu’au fond du fleuve. Aristée s’avançait, admirant le palais de sa mère et son liquide empire, et ces lacs enfermés dans leurs cavernes, et les racines des forêts que les eaux font retentir : étonné de ce grand mouvement des ondes, il voyait couler sous la vaste terre tous les fleuves qui en viennent, et qui de là se répandent en mille endroits, le Phase, le Lycus ; il voyait les sources d’où le profond Énipée s’échappe en se précipitant, d’où s’élancent et le Tibre, et les courants de l’Anio, (4, 370) et l’Hypanis tombant avec fracas sur des rochers, et le Caïque de Mysie, et l’Éridan avec ses deux cornes d’or et sa face de taureau, l’Éridan qui, plus fougueux que tous les autres, court, à travers des campagnes fécondes, verser ses eaux dans la mer resplendissante. Enfin Aristée entra sous les voûtes pendantes et rocailleuses du palais de sa mère. Quand Cyrène a connu le vain sujet de ses larmes, les nymphes ses sœurs s’empressent autour de lui ; les unes épanchent une eau pure sur ses mains, les autres lui offrent pour les sécher de fins tissus de lin ; celles-ci chargent les tables de mets, et y placent des coupes pleines ; la fumée des parfums s’élève des autels embrasés. (4, 380) Alors Cyrène dit à son fils : « Prends cette coupe remplie d’un vin de Lydie ; faisons des libations à l’Océan. » En même temps elle invoque l’Océan, le père de toutes choses, et les nymphes ses sœurs, qui gardent cent forêts, qui règnent sur cent fleuves. Trois fois elle répandit la liqueur sur la flamme ardente ; trois fois la flamme, jaillissant, s’élança jusqu’à la voûte. Rassurée par ce présage, elle poursuit en ces mots :

« Dans les abîmes de la mer Carpathienne habite un devin fameux, Protée, qui parcourt les flots immenses sur un char attelé de monstres marins et de chevaux à deux pieds. (4, 390) À présent il va revoir les ports de l’Émathie, et Pallène sa patrie. Nous les nymphes des eaux, et le vieux Nérée lui-même, révérons ce devin ; car il sait le présent, le passé, et toutes les choses qui sont à venir. Ainsi l’a voulu Neptune, dont il fait paître au fond des mers les phoques, informes et hideux troupeaux. Il faut, mon fils, que tu commences par le charger de liens, afin qu’il t’explique toute la cause du mal qui a tué tes abeilles, et qu’il t’aide à réparer tes pertes. Car si tu n’uses de violence, il ne t’enseignera rien ; et tu auras beau le prier, tu ne le fléchiras point. Prends-le de force, enchaîne-le, et resserre ses liens ; (4, 400) toutes ses ruses à la fin tomberont, brisées par tes mains. Moi-même, quand le soleil à son midi allumera tous ses feux, à l’heure où l’herbe a soif, où l’ombre est plus douce aux troupeaux, je te mènerai dans l’antre secret où le vieillard, las de ses courses sous l’onde, vient se retirer : plongé dans le sommeil, il sera facile à surprendre. Mais dès que tu l’auras saisi et lié, alors sous mille images changeantes, sous mille formes de bêtes féroces, il se jouera de toi. Tu le verras soudain devenir sanglier hérissé, tigre furieux, dragon couvert d’écailles, lionne à la crinière fauve ; ou bien, flamme rapide et pétillante, il s’échappera de tes liens ; (4, 410) ou encore, onde fugitive, il s’écoulera de tes mains. Mais plus il revêtira de figures diverses, plus tu redoubleras tes étreintes, jusqu’à ce qu’il ait repris la forme qu’il avait d’abord, lorsque le sommeil commençait à clore ses paupières. »

Elle dit, et, répandant sur son fils la liquide essence de l’ambroisie, elle en parfuma tout son corps : ses cheveux arrangés exhalèrent de suaves odeurs, et il sentit se glisser dans ses membres une vigueur divine. Dans les flancs d’un rocher miné par les flots est une caverne immense : là, poussés par les vents, (4, 420) les flots se ramassent, et se divisant forment deux anses tranquilles et sûres pour les nautonniers qu’a surpris la tempête. C’est dans le fond de l’antre, et sous le vaste couvert du rocher, que Protée se retire. Cyrène y place son fils dans l’endroit le plus ténébreux ; et s’enveloppant d’un nuage, elle se retire. Déjà Sirius, qui brûle de ses feux rapides les Indiens altérés, incendiait les cieux, et l’ardent Soleil avait dévoré la moitié de l’espace lumineux : les herbes étaient desséchées ; et les rayons échauffant le lit creux des rivières épuisées, en pompaient l’eau jusqu’au limon. En ce moment Protée, sortant du sein des eaux, gagnait sa retraite accoutumée : (4, 430) autour de lui le peuple humide du vaste Océan bondit, et fait jaillir au loin l’onde amère. Les phoques vont dormir étendus ça et là sur la rive. Mais lui, comme fait le pâtre sur la montagne, quand Vesper ramène les génisses des pâtis à l’étable, et que les bêlements des tendres agneaux irritent la dent du loup, il s’assied sur son rocher et compte son troupeau. Aristée, profitant de l’occasion favorable qui lui livre le vieillard fatigué, lui laisse à peine le temps de s’assoupir ; il se jette sur lui en poussant un grand cri, le saisit et (4, 440) l’enchaîne. Mais Protée n’a pas oublié ses puissants artifices ; il se transforme soudain en mille choses étonnantes, il s’échappe en flamme, en horrible bête, en eau fugitive. Enfin, voyant que toutes ses ruses ne le peuvent dégager, il cède, reprend sa forme naturelle, et d’une voix humaine parle ainsi à son vainqueur : « Qui t’a donc ordonné, jeune téméraire, de venir jusqu’en ma demeure ? Que veux-tu de moi ? » Mais Aristée : « Vous le savez, Protée, vous le savez vous-même ; et personne ne peut vous tromper. Cessez donc de vous dérober à moi ; c’est par l’ordre des dieux que je viens ici, et que j’implore vos oracles pour relever ma fortune abattue. » (4, 450) Il dit ; et le devin se faisant violence lança sur lui des regards enflammés où brillait sa verte prunelle : il rugit, et sa langue enfin déliée laissa échapper ces paroles fatales :

« N’en doute pas, c’est un dieu qui exerce sur toi sa vengeance ; tu expies un grand crime. Le déplorable Orphée, qui n’a pas mérité ses malheurs, suscite contre toi ces peines que les destins seuls pourront suspendre ; c’est sur toi qu’il venge cruellement l’épouse qui lui a été ravie. Eurydice fuyant devant toi courait éperdue sur les bords du fleuve ; elle ne vit pas à ses pieds, l’infortunée qui en devait mourir ! une hydre immense, cachée sous les hautes herbes de la rive. (4, 460) Soudain le chœur des Dryades ses compagnes remplit au loin les montagnes de ses cris ; les sommets du Rhodope en gémirent ; les cimes du Pangée, la terre de Rhésus aimée de Mars, les Gètes, I’Hèbre et Orithyie en pleurèrent. Orphée, le triste Orphée, charmant avec sa lyre les douleurs du veuvage, seul sur la rive déserte ne chantait que toi, chère épouse, toi quand venait le jour, toi quand revenait la nuit. Il osa même descendre dans les gouffres du Ténare ; il vit le profond royaume de Pluton, et ses bois que remplissent l’horreur et les ténèbres, et les mânes, et le terrible roi des enfers, (4, 470) et ces cœurs que les prières des humains n’ont jamais attendris. Cependant des profondeurs de l’Érèbe sortaient, émues par ses chants, les ombres légères, et les spectres qui ne voient plus la lumière : ils accouraient, aussi nombreux que les oiseaux qui se rassemblent par milliers sous le feuillage des bois, quand le soir ou une pluie d’orage les chasse des montagnes ; c’étaient des mères, des époux, des héros magnanimes, délivrés de la vie ; des enfants, des vierges destinées à l’hymen, des jeunes gens mis sur le bûcher sous les yeux de leurs parents. L’odieux Cocyte au noir limon, aux roseaux affreux, les enchaîne dans ses eaux dormantes, (4, 480) et neuf fois le Styx les environne de ses replis infranchissables. L’enfer même, et le Tartare, et les plus profondes demeures de la mort, s’en émurent ; les Euménides à la chevelure de vipères parurent charmées ; Cerbère en retint ses trois gueules béantes, et la roue d’Ixion s’arrêta suspendue dans les airs. Echappé de tous les dangers, Orphée revenait des sombres bords, et Eurydice, qui lui était rendue, marchait vers les régions de la lumière, le suivant sans qu’il la vît ; Proserpine ne la lui rendait qu’à ce prix. Mais, ô délire soudain d’un amant insensé, et bien digne de pardon, si l’enfer savait pardonner ! (4, 490) il s’arrête, et presque aux portes du jour, s’oubliant lui-même, hélas ! et vaincu par l’amour, il regarde son Eurydice. En ce moment tous ses efforts s’évanouirent ; les traités furent rompus avec l’impitoyable tyran des enfers, et trois fois les gouffres de l’Averne retentirent d’un épouvantable fracas. Mais elle : « Quelle folie m’a perdue, malheureuse que je suis ! et te perd en ce jour, ô mon Orphée ! Voici que les cruels destins me rappellent à eux ; je sens mes yeux éteints nager dans les ombres du sommeil éternel : adieu ! L’immense nuit m’environne et m’entraîne ; je te tends encore des mains défaillantes... Hélas ! je ne suis plus à toi. » (4, 499) Elle dit, et, pareille à la fumée qui s’évapore, elle se dissipa dans les airs et disparut. En vain Orphée voulait saisir une ombre, et, lui parler encore ; elle ne le vit plus, et le nocher de l’Orcus ne permit pas à son époux de repasser le marais infernal. Que va-t-il devenir ? où va-t-il porter sa douleur ? deux fois son épouse lui avait été ravie ! Par quels pleurs, par quels chants pourra-t-il toucher encore les divinités des enfers ? déjà la froide Eurydice voguait dans la barque du Styx. On dit que durant sept mois entiers, seul au pied des hauts rochers de la Thrace ou près des rives désertes du Strymon, il pleura, et redit ses douleurs aux antres glacés ; (4, 510) les tigres étaient adoucis par ses chants ; il tirait à lui les chênes émus. Telle, sous le feuillage d’un peuplier la plaintive Philomèle se désole de ses petits qu’elle a perdus, et qu’un barbare laboureur, qui les guettait, a enlevés encore sans plumes de leur nid : elle aussi, sous le rameau qui la cache, pleure durant la nuit, recommence sans cesse ses chants lamentables, et remplit les lieux d’alentour de sa plainte insensée. Pour lui plus d’amour, plus d’hymen qui le touche encore. Il parcourait solitaire les glaces hyperboréennes, les rives neigeuses du Tanaïs, et les plaines du Riphée, que couvrent des frimas éternels ; il allait se plaignant d’Eurydice ravie, et des vains présents de Pluton. (4, 520) Tant d’amour irrita les femmes de la Thrace, qui, se voyant méprisées par ce jeune homme, le saisirent au milieu des fêtes des dieux et dans les orgies nocturnes de Bacchus, et dispersèrent dans les champs ses membres déchirés. Alors même, alors que l’Hèbre roulait dans ses gouffres profonds sa tête flottante et séparée de son cou d’albâtre, on entendit encore sa voix éteinte et sa langue glacée redire le nom d’Eurydice. Ah, malheureuse Eurydice ! murmurait son âme en fuyant chez les morts. Sur toute la rive les échos répétaient : Eurydice, Eurydice. »

Ainsi parla Protée, et, d’un bond s’élançant dans la mer, il fit tournoyer sous lui l’onde écumante. (4, 530) Mais Cyrène n’abandonna point son fils en ce moment d’alarmes. « À présent, lui dit-elle, tu peux chasser de ton cœur les tristes soucis ; la cause de ton malheur t’est connue : les nymphes, compagnes d’Eurydice, avec lesquelles elle formait des chœurs dans les grands bois, se sont vengées sur tes abeilles en les faisant périr misérablement. Va donc en suppliant leur offrir des présents, et fléchir leur courroux ; les Napées sont faciles à qui les vénère : elles se rendront à tes vœux et reviendront de leur colère. Mais d’abord je veux te dire de quelle manière tu dois les implorer. Dans tes troupeaux, qui paissent maintenant sur les verts sommets du Lycée, choisis quatre beaux taureaux (4, 540) et autant de génisses superbes, dont les têtes n’ont pas encore été courbées sous le joug. Élève encore dans le temple des nymphes quatre autels, sur lesquels tu feras couler le sang des victimes égorgées ; abandonne les corps inanimés sous les ombrages de la forêt. Quand la neuvième Aurore apparaîtra dans les cieux, sacrifie à Orphée en lui offrant les pavots du Léthé ; tu apaiseras les mânes d’Eurydice en leur immolant une génisse avec une brebis noire, et tu iras revoir le bois où gisent tes victimes. »

Elle dit, et lui d’exécuter à l’instant les ordres de sa mère. Il se rend au temple des nymphes, fait dresser quatre autels, (4, 550) y amène quatre beaux taureaux et autant de génisses superbes. Quand la neuvième Aurore a paru, il sacrifie aux mânes d’Orphée et retourne dans le bois. Ô prodige soudain et inouï ! Il entend bourdonner, dans les entrailles corrompues et dans les vastes flancs des taureaux, un essaim d’abeilles ; il les voit percer toutes frémissantes des cavités impures qui les retiennent, se répandre en nuage immense, aller s’abattre sur un arbre, et y rester suspendues comme la grappe au cep d’où elle retombe.


Ainsi ma muse chantait les champs, les troupeaux (4, 560) et les arbres, pendant que César, grand dans la guerre, foudroyait l’Euphrate épouvanté, donnait des lois aux nations gagnées à son empire, et se frayait la route vers les célestes demeures de l’Olympe. Alors la douce Parthénope me nourrissait dans son sein, moi Virgile ; oisif et obscur, j’y jouissais de mes chères études. C’est moi qui, dans ma jeune audace, ai chanté les jeux des bergers, moi qui t’ai peint, ô Tityre, couché sous l’épais feuillage d’un hêtre.