A. Lemerre (p. 37-63).
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ACTE DEUXIÈME.

Intérieur d’une tente. — Le grand rideau du fond, entièrement ouvert et laissant voir des arcades en ruine traversant tout le théâtre ; la moitié de droite sert d’entrée à une ambulance, au-dessus de laquelle on lit : Ici on traite par l’eau. — L’autre partie des arcades conduit au camp.



Scène PREMIÈRE.

JOL-HIDDIN, POTERNO couchés et endormis sur une natte. Ils sont vêtus en malades, et ronflent. — Coup de fusil.
JOL-HIDDIN, endormi.

Entrez.

Deuxième coup de fusil.
POTERNO.

Tirez la chevillette, la bobinette cherra.

JOL-HIDDIN, se levant furieux sur son séant.

Hein ! quoi ? encore de la tisane : sapristi de sapristi !

POTERNO, réveillé.

De la tisane !… Qui est-ce qui parle de tisane ?… Assez de tisane.

JOL-HIDDIN.

Comment ! c’est vous qui me faites une pareille frayeur, caporal Poterno ?… Que le diable vous patafiole !

POTERNO.

Moi ?… elle est roide celle-là… C’est vous qui m’avez… (allant pour éternuer) qui m’avez ré… révé… (il éternue)… eillé… bien !… J’ai pincé un rhume de cerveau cette nuit… ça va être commode, avec mon nez d’argent. Ah !… d’argent !… Vous savez qu’il m’a volé comme au coin d’un bois, ce gueux de marchand… il n’est pas en argent, il est en zinc… un nez qui m’a coûté trois roupies… (il va pour le prendre.) Tiens où est-il donc ?

JOL-HIDDIN.

Quoi ?

POTERNO.

Mon nez… Où diable l’ai-je fourré ?

JOL-HIDDIN.

Ne le cherchez pas, c’est moi qui, pendant que vous dormiez, l’ai pris ; je ne trouvais pas l’éteignoir, et… (le prenant sur la bougie) le voilà !

POTERNO.

Eh bien, ça va être agréable à porter à présent.

JOL-HIDDIN.

Dites donc, Poterno, est-ce que vous ne voyez personne ?

POTERNO.

Non.

JOL-HIDDIN.

Nos infirmiers, ne les apercevez-vous pas ?

POTERNO.

Non… ils sont allés dormir sans doute.

JOL-HIDDIN.

Si nous profitions de cela pour nous dégourdir les jambes ?

POTERNO.

J’y pensais. Allons, bon… où est-il encore ?…

JOL-HIDDIN.

Quoi ?

POTERNO.

Mon nez…

JOL-HIDDIN.
Ah ! que vous êtes agaçant avec votre nez… cherchez-lui une place une fois pour toutes et laissez-l’y.
POTERNO.

Mais sapristi, sergent, vous êtes assis dessus… c’est très désagréable.

(Ils se lèvent et se mettent à gambader.)
BOBOLI, entrant et jetant un cri de surprise.

Ah ! (Il disparaît.)

POTERNO, se retournant vivement.

Sergent, est-ce que vous n’avez rien entendu ?

JOL-HIDDIN.

Moi ?… si, il me semble… je ne sais pas ; je ne vois rien ; je n’entends rien ; je suis complétement abruti depuis hier.

POTERNO.

Ah ! nous nous sommes fourrés dans un joli guêpier.

JOL-HIDDIN.

Comment ! nous nous sommes ?… dites que vous nous avez fourrés, caporal Poterno, car c’est votre idée, cette fameuse idée de faire les faux blessés qui nous vaut d’être traités comme des vrais…

POTERNO.

J’ai dit que je n’en répondais pas, sergent, et je vous ai prié de proposer la vôtre.

JOL-HIDDIN.

J’y avais renoncé, on ne pouvait l’exécuter qu’à la condition d’avoir les cheveux rouges, de parler dix-huit langues vivantes et de connaître la pêche à la morue ; c’était trop compliqué. Enfin ;ça ne peut pas durer comme ça ; il faut que ça cesse aujourd’hui, sinon…

POTERNO.

Qu’est-ce que vous ferez, sergent ? nous ne sommes pas en force.

JOL-HIDDIN.

C’est un fait que toutes nos femmes sont armées jusqu’aux dents et exaspérées ; si encore ce n’était que les femmes !…

POTERNO, air crâne.
Certainement, si ce n’était que… Mais Boboli et ses esclaves en ont aussi des armes.
JOL-HIDDIN.

Et les gredins, qui sont jaloux de nous, au moindre mouvement que nous ferions, nous tireraient dessus comme sur des lapins… Ah ! vous avez eu une bonne idée ; Poterno. Quand j’aurai besoin d’une bonne idée, je penserai à vous.

POTERNO.

Dame ! sergent, on fait ce qu’on peut.

JOL-HIDDIN.

Oui, mais, avec tout ça, nous voilà condamnés, comme censés malades, à rester au lit… combien de temps ?… je n’en sais rien.

POTERNO.

Et à boire de la tisane, et à recevoir des douches ; ils nous traitent par l’eau, ces gredins d’infirmiers, et Boboli en tête qui nous en fourre… ah !

JOL-HIDDIN.

Ça n’est pas l’eau en elle-même que je déteste, c’est le goût ; si elle avait le goût du vin, parbleu ! je ne me ferais pas tirer l’oreille.


Scène DEUXIÈME.

JOL-HIDDIN, POTERNO, BOBOLI.
BOBOLI, entrant. (À part.)

Feignons de ne rien savoir et d’ignorer le reste. (Haut) Allons !

JOL-HIDDIN et POTERNO.

Quoi ?

BOBOLI.

C’est l’heure de l’eau.

JOL-HIDDIN et POTERNO.

Encore de l’eau !

BOBOLI.

La générale va venir, rentrons à l’ambulance.

JOL-HIDDIN.
Allons ! du courage, Poterno.
POTERNO.

J’y tâcherai, sergent, je me sens encore une capacité de trois litres.

JOL-HIDDIN, regardant son ventre.

Alors je pourrai en contenir douze.

POTERNO.

S’il vous en manque, je vous passerai les miens.

(Ils sortent.)

Scène TROISIÈME.

RHODODENDRON, TAMBOURS.
AIR :
RHODODENDRON, en tambour-major.
–––––––––Attention, tapins,
–––––––––Ferme là, clampins,
––––––––––––Allons,
––––––––––––Ayons
––––––––Du moelleux dans les mains,
–––––––––Soignez-moi les ras,
–––––––––Soignez-moi les flas,
–––––––––-Soyons vigoureux,
––––––––Mais toujours gracieux,
–––––––––Rapatapla, tarapatapla, etc.
TOUS.
–––––––––Rapatapla, etc.
1er COUPLET.
––––––Enfans, sachez que la victoire
––––––Dans vos baguettes est un peu ;
––––––Elles conduisent à la gloire
––––––Le plus poltron devant le feu ;
––––––Par une marche fière et crâne,
––––––Aux soldats imprimez l’essor ;
––––––Soyez l’honneur de la peau d’âne
––––––Et l’orgueil de votre major.
––––––Vite, d’une façon brillante,
––––––Battez la marche triomphante.
––––––Attention, etc., etc.
2e COUPLET.
––––––Fixez d’un œil calme, immobile,
––––––La canne du commandement ;
––––––Suivez bien sa manœuvre habile,
––––––Jusqu’en son moindre mouvement.
––––––De son langage emblématique
––––––Comprenez le sens glorieux ;
––––––Que sa voltige symbolique
––––––Parle clairement à vos yeux ;
––––––Soyez renommés à la ronde,
––––––Et faites du bruit dans le monde.
––––––Attention, tapins, etc., etc.
(Parlé militaire.)

En mesure donc.

UN TAPIN.

Ah ! mais j’en ai une entorse dans le poignet, moi.

AUTRE TAPIN.

Moi, j’ai les doigts que je ne me les sens plus.

TROISIÈME TAPIN.

Moi je me tape toujours dessus.

RHODODENDRON.

Tu les sens alors.

PREMIER TAPIN.

Je demande à nous reposer un peu.

TOUS.

Oui, oui, un peu de repos.

RHODODENDRON.

Paresseux comme des petites couleuvres !… Allons !… remettez ettes… rompez les rangs… arche ! Cinq minutes de respiration !


Scène QUATRIÈME.

Les mêmes, BOBOLI en infirmier.
BOBOLI, en infirmier.

Major… Psst !… major.

RHODODENDRON.

Hein ?… (comprenant.) Ah ! oui, oui, tambour-major… moi, un pacha puissant et redoutable…

BOBOLI.

Et moi chef des infirmiers ! quelle humiliation !

RHODODENDRON.

Je dois reconnaître, il est vrai, que ce costume majestueux et séduisant fait ressortir mes avantages physiques et me prépare la conquête des cœurs, en attendant celle des personnes.

BOBOLI.

Mais pourquoi donc parlez-vous comme ça ?

RHODODENDRON.

C’est l’influence de l’uniforme ; c’est égal, il est humiliant pour moi de commander les pas ordinaire et accéléré, la charge, le réveil et la soupe en manœuvrant cet instrument.

(Il fait voltiger sa canne.)
BOBOLI.

Votre instrument !… Ah ! si vous saviez celui que je suis forcé de manœuvrer comme infirmier.

RHODODENDRON.

J’y suis déjà d’une certaine force.

BOBOLI.

Moi aussi.

RHODODENDRON.

Il y a des fois que je l’envoie à des hauteurs incommensurables.

BOBOLI.
Moi j’ai des prétentions moins élevées.
RHODODENDRON.

Pas plus tard que ce matin, je l’avais envoyée si haut, si haut, que, ne la voyant pas revenir, je l’avais oubliée, lorsque, quelques heures plus tard, je me promenais avec une jeune particulière géorgienne, et, au moment où j’allais cueillir un baiser sur sa joue de rose, qu’est-ce qui tombe au milieu de nous ? ma canne ! Mais ce qu’il y a de plus superlativement extraordinaire, c’est que ce n’était pas la même. Heureusement que mes fonctions ne seront pas de longue durée ; je prends cette nuit même la poudre d’escampette pour aller rejoindre mes braves, et je les ramène ici vainqueurs sans combat, puisqu’ils ont réduit tous les hommes de cette cité à l’état de débris informes…

BOBOLI, à part.

Ne disons rien.

RHODODENDRON.

Ce qui m’étonne fort… Ah ! pour un tambour-major étonné, tu vois un pacha bien étonné.

BOBOLI.

Mais pourquoi donc qu’il parle comme ça ?

RHODODENDRON.

Tu as tout préparé pour ma fuite ?

BOBOLI.

J’ai un moyen de me débarrasser des gardes qui pourraient nous gêner ; mais le diable, c’est la clef de la poterne.

RHODODENDRON.

Où est-elle ?

BOBOLI.

C’est la générale qui l’a sous sa cuirasse.

RHODODENDRON, ricanant.

Sapristi !… non, mais je dis… sapristi !… il serait peut-être agréable de l’aller prendre ; mais facile, c’est autre chose.

BOBOLI, à part.
Mais, mon Dieu ! pourquoi donc qu’il parle comme ça ?
UN SOLDAT, entrant et anonçant.

La générale !

RHODODENDRON.

La générale ! Tambours, à vos caisses.

BOBOLI.

Et moi à mes malades.

(Il entre dans l’ambulance.)
RHODODENDRON.

Et tâchons de nous distinguer par une batterie aux champs… mais là quelque chose… aux oiseaux !… Attention !… de la souplesse, du velouté, de l’huile aux articulations… rien de l’épaule, tout du poignet ; aux champs !

(Il agite sa canne, batterie aux champs.)

Scène CINQUIÈME.

Les mêmes, FÉROSA en général en chef, ALITA et trois officiers.
FÉROSA, entrant.

Assez !… (la batterie continue.) Assez, assez donc.

(Rhododendron agite sa canne, les tambours s’arrêtent. Il s’appuie sur sa canne d’un air majestueux, et pose devant Férosa, qui le regarde.)

RHODODENDRON.

Comment trouvez-vous ça ?… qu’elle est belle, cette femme !

FÉROSA, regarde Rhododendron et rit aux éclats ; bas à ses officiers.

Mais, c’est un poussah !

ALITA.

Un polichinelle !

(Elles rient.)
RHODODENDRON.

Elles me contemplent.

(Il fait des moulinets avec sa canne.)
FÉROSA, riant.
Vous êtes charmant, mais… assez !… (il continue.) Assez !
RHODODENDRON, à part se posant.

Elle est émue !

FÉROSA.

Mesdames, je ne suis pas contente de vous ! (Mouvement.) Non, mesdames, non… je ne suis pas contente : hier au soir, ce matin encore, on vous a vues vous glisser dans l’ambulance, y échanger avec vos époux ou vos fiancés des regards et des paroles empreints d’une sollicitude qu’interdit la situation (Murmures.) Silence !… Je considérerais comme traîtres à la patrie celles de vous qui seraient surprises écoutant des propos d’amour.

(Murmures bruyants et continus.)
RHODODENDRON.

Eh bien ! eh bien ! (Criant.) Silence dans les rangs !… Mais qu’est-ce que c’est ?… mais qu’est-ce que c’est ?

FÉROSA.

Songez-y, je ferai un exemple. (À Alita.) Qu’est-ce que c’est que ça ?

ALITA.

Ça, générale ? eh bien… mais c’est mon sabre.

FÉROSA.

Où avez-vous vu que l’on mettait son sabre à droite ?

ALITA.

C’est le capitaine instructeur qui me l’a fait mettre comme ça.

(Rires.)
RHODODENDRON.

Une jolie instruction qu’il lui donne

FÉROSA.

Qu’on aille chercher le capitaine instructeur ! (Un soldat sort. À un officier.) Qu’est-ce que vous faites là, vous ?

L’OFFICIER.

Ça, générale ? ce sont des bandes pour un jupon.

FÉROSA.

Un jupon, mille baïonnettes !… un jupon !… sous les armes… quand nous pouvons être attaquées d’un moment à l’autre !… D’ailleurs, c’est très mal brodé… vous ferez quatre heures de faction cette nuit. (Murmures.) Ne murmurez pas ou je double la punition. Sachez-le, messieurs, j’entends qu’on laisse tout de côté pour la défense de la patrie… Jusqu’ici elle n’est pas attaquée, il est vrai, l’ennemi n’a pas donné signe d’existence, mais peut être est-ce un piége.

RHODODENDRON, à part.

La gaillarde a du nez !

L’OFFICIER, rentrant.

Générale, voici le capitaine instructeur.


Scène SIXIÈME.

Les mêmes, NANI en capitaine instructeur.
FÉROSA.

Avancez ici, capitaine Nani ; d’où venez-vous ? où étiez-vous ? que faisiez-vous ?

NANI.

Générale, je suis en train de sevrer mon petit dernier et… (Rires.)

RHODODENDRON.

Le moment est bien choisi !

NANI.
1er COUPLET.
––––––Sous cet uniforme modeste
––––––Palpite un vrai cœur de soldat ;
––––––Vous me verrez, ardente et leste,
––––––Voler aux périls du combat ;
––––––J’ai fait, et j’ose vous le dire,
––––––Ce que la consigne défend :
––––––Mon général, je faisais cuire
––––––De la bouillie à mon enfant.
2e COUPLET.
––––––Si la voix du canon m’appelle,
––––––À son signal j’obéirai ;
––––––À mon drapeau toujours fidèle,
––––––Vaillamment je le défendrai.
––––––Je veux être ou fière ou martyre,
––––––Soit qu’il tombe ou soit triomphant.
––––––En attendant, je faisais cuire
––––––De la bouillie à mon enfant.
––––––Mon général, je, etc., etc.
FÉROSA.

De la bouillie à votre enfant !… cette occupation est incompatible avec les devoirs du soldat… Attendez la paix pour sevrer votre enfant, que diable !… et apprenez, vous capitaine instructeur, qu’on ne met pas le sabre à droite.

NANI.

Ceux qui ne sont pas gauchers, oui, mais ceux qui le sont ; voyez-moi, je suis gauchère, et…

RHODODENDRON, riant.

Ah ! charmant ! ah ! ah ! ah ! (Rires.)


Scène SEPTIÈME.

Les mêmes, BOBOLI sortant de l’ambulance.
BOBOLI, empressé.

Générale !

FÉROSA.

Qu’y a-t-il ? Ah ! c’est l’infirmier chef. Eh bien ?

BOBOLI.

Pardon, vous avez du monde, je reviendrai.

FÉROSA.
Restez donc ! (Bas.) Comment vont nos malades ?
BOBOLI, bas.

Je venais vous en parler, générale : entre nous, il y en a au moins deux, et je crois même tous, qui sont blessés comme vous et moi, et votre époux en tête.

FÉROSA.

Il aurait joué cette impudente comédie… mais êtes-vous bien sûr ?…

BOBOLI.

Parfaitement sûr ! je l’ai vu tout à l’heure qui… (Il sautille.)

FÉROSA.

Nous allons bien voir ; amenez-le moi. (Haut.) Qu’on me laisse (Boboli rentre dans l’ambulance.) J’ai besoin de repos, allez.

RHODODENDRON.

Tambours, garde à vous !… et tâchez de mieux manœuvrer : du nerf ! du charme ! les ras sont mous, les flas sont flasques : rra, rra, rra… moelleusement, là… un velours rra, rra…

REPRISE.
––––––Attention, tapin, etc., etc.
(Sortie.)
(Le rideau de la tente se ferme, deux esclaves apportent un guéridon et un lit de repos.)

Scène HUITIÈME.

FÉROSA, puis JOL-HIDDIN et BOBOLI.
FÉROSA.

Ah ! monsieur mon mari, j’aurais été dupe d’une pareille mystification !… et je me suis intéressée au sort de ce Jol-Hiddin… en le voyant si horriblement ravagé ; j’ai senti mon cœur ému de pitié… sotte que j’étais !… le voilà !…

BOBOLI.

Les plus grands ménagements, car il est bien malade.

(Il le bouscule.)
JOL-HIDDIN, à part.

Férosa qui me fait demander… Boboli qui prend un air narquois pour me dire ça… se douterait-elle de quelque chose ?… soyons extrêmement malin.

FÉROSA, à Boboli.

Sortez.

BOBOLI, ricanant.

Il est sourd… (À l’oreille de Jol-Hiddin.) Popp !… (Jol-Hiddin tressaille.) Tirez-moi la langue.

JOL-HIDDIN.

Volontiers.

(Il veut lui tirer la langue.)
BOBOLI, lui repoussant la main.

Allons donc.

(Il sort.)
FÉROSA, courant à Jol-Hiddin avec effusion.

Enfin nous voilà seuls ! c’est le premier moment que je trouve de pouvoir causer avec toi.

JOL-HIDDIN, à part.

Comme elle m’aime ! (Haut.) Parle là-dedans (Il met son cornet acoustique.) Ce sont les canons que j’ai pris qui m’ont rendu sourd.

FÉROSA.

Pauvre ami, quel malheur que tu sois ainsi blessé !

JOL-HIDDIN.

Non, je ne suis pas pressé, je n’ai rien à faire ; causons tant que tu voudras… (À part.) Qu’elle est jolie !… et comme le costume militaire lui va bien !

FÉROSA.

Causer !… mais tu ne peux m’entendre… Ah ! si tu n’étais pas sourd, mon cœur aurait tant de choses à te dire

JOL-HIDDIN.
Me faire rire ?… Oh ! je n’en ai guère. (À part.) Méfie-toi, Jol-Hiddin, elle est très-maligne.
FÉROSA, à part.

Il tient bon ; nous verrons bien.

DUO.
FÉROSA, à part.
––––––Secondez-moi, coquetteries,
––––Ô traits vainqueurs dont s’arment les amours.
––––Venez, charmantes perfidies,
––––Je vous appelle à mon secours.
(Elle ôte son casque et défait ses cheveux.)

(Haut.)

––––Oh ! le sommeil va me surprendre.
JOL-HIDDIN.
––––Que faites-vous, mon Dieu ! mon Dieu !
FÉROSA.
––––Sur ces coussins je vais m’étendre :
––––J’ai besoin de dormir un peu.
JOL-HIDDIN.
––––––Ah ! que fait-elle ?
––––Elle est ainsi cent fois plus belle.
––––––Les beaux cheveux
––––––Longs et soyeux !
FÉROSA, à part.
––––Oh ! la ruse n’est pas nouvelle,
––––Mais toujours on fera
––––Ce que femme voudra.
(Détachant son armure.)
––––Ah ! comme cette boucle est dure !
JOL-HIDDIN.
––––Que faites-vous, par charité !…
FÉROSA.
––––Moi ? je détache mon armure
––––Pour reposer en liberté.
JOL-HIDDIN.
––––--Ah ! que fait-elle ?
––––Elle est ainsi cent fois plus belle :
––––––Quel cou divin !
––––––C’est du satin !
FÉROSA, à part.
––––--Ah ! la ruse n’est pas nouvelle,
––––––Mais toujours on fera
––––––Ce que femme voudra.
––––Au diable ce maudit corsage !
JOL HIDDIN.
––––Que faites-vous ? (À part.) Je n’y tiens plus.
FÉROSA.
––––Mon pauvre mari, quel dommage !
––––Borgne, sourd et presque perclus !
JOL-HIDDIN, à part.
––––––––Ah ! que dit-elle ?
––––Elle est ainsi cent fois plus belle !
––––––––Ah ! si j’osais,
––––––––Je parlerais…
(Il va pour retirer son emplâtre et jeter sa béquille, puis il s’arrête.)
FÉROSA, qui a vu le mouvement.
––––––––La ruse n’est pas nouvelle.
––––––––Mais toujours on fera
––––––––Ce que femme voudra.
(Elle s’étend sur le lit de repos.)
––––––––––Ma foi, tant pis !
––––––––––Je me trahis.

(S’élançant sur Férosa.)

––––––––––Ma femme !
FÉROSA, se levant vivement.
–––––––––Ma femme ! Mon mari !
JOL-HIDDIN, se contenant.
––––––Moi ? rien.
FÉROSA, à part.
––––––Moi ? rien. Il s’est trahi !
ENSEMBLE.
JOL-HIDDIN.
Je l’aime, je suis son époux,
Je brûle d’être à ses genoux.
–––Hélas ! je n’ose,
–––D’elle j’ai peur,
–––Et je m’expose
–––À sa fureur.
FÉROSA.
Il m’aime ! Ah ! mon cher époux,
Je brûle de montrer par vous
–––À quoi s’expose
–––Un déserteur,
–––Et ce qu’on ose
–––Contre un trompeur.
FÉROSA.

Ah ! il dissimule encore. (Appelant.) Holà, Boboli, infirmiers !


Scène NEUVIÈME.

Les mêmes, BOBOLI et deux infirmiers.
FÉROSA.

Boboli !

BOBOLI.

Générale !

FÉROSA.

Je me suis rendu compte de l’état du blessé Jol-Hiddin, la situation est grave ; qu’il soit livré au traitement par l’eau de la façon la plus complète et la plus rigoureuse… Exécutez mes ordres à l’instant.

(Elle sort.)

Scène DIXIÈME.

JOL-HIDDIN, BOBOLI, les deux infirmiers.
BOBOLI, air gouailleur.

Allons ! allons !… situation grave… la générale l’a dit.

JOL-HIDDIN, même jeu.

Ah ! oui… oui… situation grave..

BOBOLI.

Très-grave… traitement par l’eau…

JOL-HIDDIN, agitant sa béquille.

De la façon la plus complète et la plus rigoureuse… Oui… oui… je vas te traiter par les frictions, moi… attends…

(Il fait des moulinets.)
BOBOLI, effrayé.

Hein…

JOL-HIDDIN.

Tu vas voir comme je suis boiteux…

(Boboli se sauve, Jol-Hiddin saute par-dessus le lit de repos pour l’attraper.)
BOBOLI.

À moi, mes infirmiers !…

(Course autour du théâtre. Les deux infirmiers s’emparent de Jol-Hiddin, il leur passe la jambe ; ils tombent ; il se sauve ; ils le poursuivent. Sortie.)

Scène ONZIÈME.

NANI, PUIS FÉROSA.
NANI, entrant vivement.

Générale !… Férosa !… C’est parce que j’ai à lui communiquer une chose de la plus haute importance que je ne peux pas la trouver… En voilà une découverte que j’ai faite !… Dire que moi, simple capitaine instructeur, je tiens là… dans cette petite main-là, ce qui va sauver notre ville et terminer la guerre !… Ah ! j’en suis bien contente pour Poterno… ce pauvre Poterno qui a toujours eu si peu de chance qu’il s’est cassé le nez en tombant sur le dos !… Oh mais voilà de quoi le venger… (Appelant.) Générale !… générale !

FÉROSA, entrant.

Qu’est-ce donc ?

NANI.

Vous savez bien l’hippopotame ?

FÉROSA.

Qui cela ?

NANI.

Le major, cet affreux major qui est venu nous proposer de nous livrer Rhododendron, ses hommes et leurs trente-deux éléphants.

FÉROSA.

Eh bien ?

NANI.

Eh bien, je crois que c’est Rhododendron lui-même.

FÉROSA.

Que m’apprends-tu là ? qui te fait supposer ?…

NANI.

Pour s’habiller en major, il lui a fallu quitter ses autres vêtements ; eh bien, voici ce que le capitaine d’habillement a trouvé dedans.

(Elle lui donne un papier.)
FÉROSA.

Un plan de la ville !… des notes sur les moyens d’y pénétrer sans danger et de nous enlever toutes !

NANI.

Vous voyez… c’est lui-même ou un espion.

FÉROSA.

Pas un mot de cela, j’espère découvrir la vérité dans quelques instants ; j’avais quelques doutes sur lui, et, pour les vérifier, je l’ai fait prier de venir dîner avec moi… Silence ! le voici.


Scène DOUZIÈME.

Les mêmes, RHODODENDRON, puis ALITA et trois officiers.
RHODODENDRON, à part, air triomphant.

Une invitation à dîner ; elle me fait des avances… ça va tout seul : j’aurai la clef.

FÉROSA.

Major, nous n’attendions que vous…

RHODODENDRON.

Pardon… quelques essences de fleurs dont j’ai voulu m’ondoyer…

NANI, à part.

Il aura bien de la peine à se faire prendre pour une fleur.

(Entrent Alita, et trois officiers.)
ALITA.

Générale, nous venons prendre le mot d’ordre pour cette nuit.

FÉROSA.

Attendez ici, j’aurai peut-être besoin de vous. (Bas à Nani.) Tu auras soin de remplir souvent sa coupe. (Elle lui désigne Rhododendron. Haut.) Major, votre main, et à table ! (Ils s’asseyent à table.) Allons ! mes joyeux convives, tout est tranquille, les postes sont bien gardés ; je me sens en appétit : dînons gaiement, cordieu !

NANI.

La générale a raison : de la gaieté et de la bonne humeur.

LES AUTRES.

Oui, oui, de la bonne humeur.

RHODODENDRON.

À la santé du beau sexe en général et de la belle Férosa en particulier… non, au contraire… de la belle Férosa… en général. (Riant.) Oh ! en général ! ah ! ah ! ah !… en général… vous comprenez.

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah !

FÉROSA.

Charmant !…

NANI, à part.

Il est idiot !

FÉROSA.

Buvons !

RHODODENDRON.

Elle boit, elle est perdue !

FÉROSA.

Il boit, je le tiens.


Scène TREIZIÈME.

Les mêmes, BOBOLI.

Générale, vos ordres sont exécutés, les malades subissent le traitement de l’eau sous toutes les formes et à toutes les températures : en boissons, en douches, en bains, en… (Il rit.)

RHODODENDRON, riant.

Eh ! eh ! eh !… Je propose qu’on boive à la santé de ces pauvres diables.

TOUS.

Oui ! oui !

NANI, bas à Zaïda.

Oh ! les malheureux… et ce pauvre Poterno qui aime tant le vin. Tiens, fais-leur passer cela.

(Elle lui donne une amphore, Zaïda la porte à l’ambulance.)
RHODODENDRON.

Générale, buvons un verre de vin de Lacryma ; cristi, ça leur fera plaisir.

TOUS.
Volontiers.
FÉROSA.
––––––Mes chers amis, le verre en main,
––––––Vous redirez mon gai refrain.
CHANSON.
FÉROSA.
––––––––––Tin, tin, tin, tin,
––––––Amis, emplissons nos verres, bis.
––––––––––Tin, tin, tin, tin,
––––––Pour boire à nos frères ;
bis
––––––Pour ces martyrs que le destin
––––––A mutilés dans sa colère,
––––––Faisons des vœux la coupe en main,
––––––Afin qu’il leur soit plus prospère.
––––––À leur santé ! à leur santé !
––––––Qu’un toast ici par nous soit à l’instant porté.
––––––(Reprise.) À leur santé, etc.
CHŒUR.
––––––À leur santé.

(De chaque côté du rideau de l’ambulance et à l’ouverture du milieu paraissent des têtes de faux blessés animés par le vin qui s’agitent en mesure et chantent le refrain.)


FÉROSA, elle se lève, ses convives l’imitent et l’entourent sur le devant de la scène, où elle vient chanter le 2e couplet.
2e COUPLET.
––––––––––Tin, tin, tin, tin,
––––––À tous ces plats délicieux
––––––Il faut que nul d’entre eux ne touche,
––––––Mais qu’ils les dévorent des yeux
––––––S’ils sont défendus à leur bouche.
––––––––––À leur santé, etc.
CHŒUR.
––––––––––À leur santé, etc.

(Tous les faux blessés sortent avec précaution de l’ambulance, se dirigent vers la table et l’emportent dans l’ambulance. Férosa les voit ; à la fin du morceau, Boboli est aux genoux de Nani, et Rhododendron à ceux de Férosa.)

BOBOLI.

À toi, ma houri, mon cœur, mes esclaves, mon palanquin doré, mon éléphant, et Cocobo avec, si tu le veux.

RHODODENDRON.

À vous, ma divinité, mon cœur, ma main, ma fabrique de cachemires… Ternaux.

FÉROSA, minaudant.

Votre main, votre cœur.

RHODODENDRON.

Mes palais.

FÉROSA.

Vos palais… votre… pachalik ?

RHODODENDRON.

Mon pachalik, mes trente-deux esclaves et leurs trente-deux éléphants.

NANI.

Ah ! trente-deux éléphants : c’est lui ; il est tombé dans le piége.

FÉROSA.

Vous êtes Rhododendron !

TOUS, avec effroi.

Rhododendron !

RHODODENDRON, à part.

Imbécile, je suis pincé.

FÉROSA.

Qu’on l’arrête !

(Deux gardes le saisissent.)
RHODODENDRON.

Enfer, poignard, potence et poison, je me suis trahi.

FÉROSA.

Un conseil de guerre se réunira demain pour juger tous ces faux blessés qui ont déserté devant l’ennemi ; quant à celui-ci, qu’il soit fusillé au petit jour.

RHODODENDRON.

Fusillé !… crois-tu que je survive à un pareil affront ?

ROBOLI, à part.

Ça me fait de la peine, mais je suis bien content.

RHODODENDRON, à des gardes.

Pardon, mes braves, quelques dispositions à prendre. (Bas à Boboli.) Arrange-toi comme tu voudras, mais il faut que tu me sauves, sinon je révèle tout.

BOBOLI.

Seigneur… mais vous voulez donc me faire manquer mon avenir.

RHODODENDRON.

Ton avenir !… Ah ! ah ! ah !… le drôle me fait rire, quoique je n’en aie guère envie.

FÉROSA.

Qu’on l’emmène.

RHODODENDRON, à Pérosa.

Bien joué, Marguerite à toi la première partie, mais à moi la revanche, je l’espère. (Aux gardes.) Marchons, messieurs !

(La nuit est venue peu à peu.)


CHŒUR.
RHODODENDRON.
La résistance est inutile,
––––Soumettons-nous
––––Et filons doux ;
Mais plus qu’elle je suis habile,
––––Dissimulons,
––––Et nous verrons.
LES AUTRES.
La résistance, etc.
––––Soumettez-vous
––––Et suivez-nous.
C’est le salut de notre ville
––––Que nous tenons.
––––Nous veillerons.
Sortie générale. — Nuit.

Scène QUATORZIÈME ET DERNIÈRE.

JOL-HIDDIN, POTERNO.
(Ils entrent mystérieusement. Jol-Hiddin porte un gros paquet de cordes. Ils sont en peignoir blanc, et coiffés d’un casque doré, grotesque.)
POTERNO.

Ah ! les gredins, ils m’ont flanqué dans une baignoire à faire éclore des ours blancs.

JOL-HIDDIN.

Et moi dans une à faire cuire des œufs à la coque. (Il éternue.) Je m’enrhume.

POTERNO, à voix basse.

Mais, sapristi, sergent, où courrez-vous comme ça avec cette corde ?

JOL-HIDDIN.

Vous n’avez donc pas entendu ce que disait Férosa à l’instant, au moment où nous venions pour nous révolter ?

POTERNO.

Si, sergent, que nous passerions tous en conseil de guerre.

JOL-HIDDIN.

Eh bien, alors… Il ne nous reste plus que cette corde.

POTERNO.

Pour nous pendre ? merci ; allez-y tout seul, sergent, j’en prendrai un morceau après, ça me portera bonheur.

JOL-HIDDIN.

Ah ça, vous êtes idiot ; vous pensez que je vais me pendre pour échapper à la peine de mort ? Voyons, il faut absolument que nous trouvions le moyen de sortir de ce camp.

POTERNO.
Quand ?
JOL-HIDDIN.

Tout de suite.

(Fausse sortie.)
VOIX DE FEMME.

Sentinelle, prenez garde à vous !

POTERNO, effrayé.

Entendez-vous, sergent ?

JOL-HIDDIN.

Oh ! une voix de femme, ça m’est égal.

VOIX DE BASSE.

Sentinelle, prenez garde à vous !

POTERNO, tremblant.

Oh ! si celle-là est une voix de femme, elle est bien enrouée.

JOL-HIDDIN.

Sous les armes ça peut passer pour une voix de femme ; ça dépend du grade ?

POTERNO.

Voyons, comment nous évaderons-nous ?

JOL-HIDDIN, cherchant.

Il me vient une idée… oui !… c’est ça !… vous allez voir, Poterno, c’est bien simple : je vous passe cette corde autour du corps. (Il la lui passe.) Quelqu’un ! (Il court et entraîne brusquement Poterno.) Non… personne… Suivez bien mon raisonnement : Vous êtes solide, bien bâti… vous êtes taillé comme l’Hercule Fournaise… Vous vous tiendrez debout sur le rempart ; vous vous arc-bouterez, et vous me tiendrez la corde ; je me laisserai glisser jusqu’au bas, deux cents pieds tout au plus, et je serai sauvé.

POTERNO.

Ah oui !… fameux, ça ; mais moi, comment ferai-je pour m’évader ?

JOL-HIDDIN.
C’est bien simple quand je serai en bas, je vous tirerai avec la corde, et vous tomberez naturellement.
POTERNO.

Merci… j’aime mieux descendre le premier, et je vous tirerai après… silence ! la patrouille.

(Entrée de la patrouille d’Icoglans, commandée par Boboli. — Poterno et Jol-Hiddin les évitent, tendent leur corde et les font tomber.)


Le rideau baisse.