La Légende des siècles/Le géant, aux dieux

La Légende des sièclesCalmann-Lévy1 (p. 25-28).


LE GÉANT, AUX DIEUX




 

LE GÉANT.

Un mot. Si par hasard il vous venait l’idée
Que cette herbe où je dors, de rosée inondée,
Est faite pour subir n’importe quel pied nu,
Et que ma solitude est au premier venu,
Si vous pensiez entrer dans l’ombre où je séjourne
Sans que ma grosse tête au fond des bois se tourne,

Si vous vous figuriez que je vous laisserais
Tout déranger, percer des trous dans mes forêts,
Ployer mes vieux sapins et casser mes grands chênes,
Mettre à la liberté de mes torrents des chaînes,
Chasser l’aigle, et marcher sur mes petites fleurs ;
Que vous pourriez venir faire les enjôleurs
Chez les nymphes des bois qui ne sont que des sottes,
Que vous pourriez le soir amener dans mes grottes
La Vénus avec qui tous vous vous mariez,
Que je n’ai pas des yeux pour voir, que vous pourriez
Vous vautrer sur mes joncs où les dragons des antres
Laissent en s’en allant la trace de leurs ventres,
Que vous pourriez salir la pauvre source en pleurs,
Que je vous laisserais, ainsi que des voleurs,
Aller, venir, rôder dans la grande nature ;
Si vous imaginiez cette étrange aventure
Qu’ici je vous verrais rire, semer l’effroi,
Faire l’amour, vous mettre à votre aise chez moi,
Sans des soulèvements énormes de montagnes,
Et sans vous traiter, vous, princes, et vos compagnes,
Comme les ours qu’au fond des halliers je poursuis,
Vous me croiriez plus bête encor que je ne suis !

JUPITER.

Calme-toi.


VÉNUS.

Calme-toi.Nous avons dans l’Olympe des chambres,
Bonhomme.

LE GÉANT.


Bonhomme.Oui, je sais bien, parce que j’ai des membres
Vastes, et que les doigts robustes de mes pieds
Semblent sur l’affreux tronc des saules copiés,
Parce que mes talons sont tout noirs de poussière,
Parce que je suis fait de la pâte grossière
Dont est faite la terre auguste et dont sont faits
Les grands monts, ces muets et sacrés portefaix,
Vu que des plus vieux rocs j’ai passé les vieillesses,
Et que je n’ai pas moi toutes vos gentillesses,
Étant une montagne à forme humaine, au fond
Du gouffre, où l’ombre avec les pierres me confond,
Vu que j’ai l’air d’un bloc, d’une tour, d’un décombre,
Et que je fus taillé dans l’énormité sombre,
Je passe pour stupide. On rit de moi, vraiment,
Et l’on croit qu’on peut tout me faire impunément.
Soit. Essayez. Tâtez mon humeur endurante.

Combien de dards avait le serpent Stryx ? Quarante.
Combien de pieds avait l’hydre Phluse ? Trois cents.
J’ai broyé Stryx et Phluse entre mes poings puissants.
Osez donc ! Ah ! je sens la colère hagarde
Battre de l’aile autour de mon front. Prenez garde !
Laissez-moi dans mon trou plein d’ombre et de parfums.
Que les olympiens ne soient pas importuns,
Car il se pourrait bien qu’on vît de quelle sorte
On les chasse, et comment, pour leur fermer sa porte,
Un ténébreux s’y prend avec les radieux,
Si vous venez ici m’ennuyer, tas de dieux !