Les Frontières de l’Italie

Les Frontières de l’Italie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 65 (p. 462-484).
LES
FRONTIERES DE L'ITALIE

I. Italia e Confederazione germanica, studi documentati intorno amle pretenzioni germaniche sul versante méridionale delle Alpi, del prof. Avv. Sigismondo Bonfiglio ; 1 vol. in-8o ; Turin 1865. — II. Trieste et l’Istrie dans la question italienne ; Paris 1865. — III. I Confini tra l’Italia e la Gemania, appunti diplomatici, par M. Giuseppe Canestrini, etc. ; Florence 1866.

Rien ne semble plus simple que cette question si vieille et toujours nouvelle de l’affranchissement d’un peuple asservi à une domination étrangère, je veux dire qu’il est relativement encore assez facile de saisir cet éternel problème dans ses élémens premiers, dans ce qui en forme l’essence, — la radicale et inévitable hostilité de deux races juxtaposées par la force ou par le hasard des combinaisons diplomatiques. Entre vainqueurs et vaincus, il y a une sorte de délimitation morale qui saute aux yeux, qui défie toutes les tentatives de fusion, une délimitation de génie, de mœurs, d’intérêts, de défauts même. Quand Russes et Polonais sont en présence à Varsovie, la question apparaît avec une sinistre évidence. Quand les Autrichiens règnent directement à Milan, à Venise, indirectement à Bologne, à Parme, à Florence, la situation n’est pas moins tranchée. Des deux côtés, tout est clair et net : c’est une incompatibilité profonde, absolue, qui ne cessera que le jour où l’étranger aura cessé lui-même de camper au cœur du pays conquis. Tant que la lutte reste concentrée dans ces termes généraux, dans ce terrible dilemme de la subordination morale et politique d’un peuple ou de son affranchissement, il n’y a point d’équivoque possible. C’est la période du porro unum necessarium, c’est le moment où tout se résume encore dans cette suprême alternative : être ou n’être pas ! L’embarras et l’obscurité commencent lorsqu’il s’agit, non plus de reconnaître un droit, mais de lui tracer des limites, lorsque cette indépendance reconquise au prix de mille efforts en vient à se fonder, à s’organiser, à chercher sa vraie sphère d’action. Alors surgit tout un ordre de complications nouvelles. Le problème passe pour ainsi dire du centre à la circonférence, le mal va du cœur aux extrémités avant de s’évanouir tout à fait. Ce n’est plus, en un mot, une question d’existence qui se débat, c’est une question de frontières qui s’élève, qui, sans avoir la même importance, sans intéresser au même degré le sentiment national, ne laisse point d’avoir sa gravité, ne fût-ce que par les nuages qu’elle soulève. Sur ces frontières indécises se trouvent en présence, comme dans une dernière rencontre, une domination réduite à battre en retraite et une nationalité reconstituée qui s’avance impatiente d’arriver aux limites de son expansion légitime, inquiète de savoir où elle doit planter son drapeau.

C’est dans cette phase que l’Italie vient d’entrer après bien des luttes préparées, soutenues pour une indépendance qui peut être considérée aujourd’hui comme définitivement victorieuse. La Vénétie, c’était encore pour elle le nécessaire, ce nécessaire sans lequel une nationalité mutilée et incomplète reste toujours exposée à quelque coup de vent de la mauvaise fortune. Le Trentin, Trieste, l’Istrie, toutes ces questions que l’Italie n’a pu trancher par la guerre, que la paix ne résoudra pas, qui restent par conséquent en suspens, ces questions ne sont plus le nécessaire, ou du moins elles n’ont point toutes également ce caractère. Elles ont de plus un malheur, elles sont obscures ; elles forment autour de cette intégrité reconstituée de l’Italie, sur tout un côté de cette masse territoriale agglomérée et unifiée depuis six ans, comme une ceinture de points vagues, contestés, qui échappent à une démarcation précise, où les prétentions opposées viennent se heurter, bataillant sans fin sur le droit ancien et sur le droit nouveau, sur les frontières naturelles et sur les frontières diplomatiques, sur l’ethnographie et sur l’histoire. C’est cette obscurité que je voudrais éclaircir en dégageant les traits caractéristiques d’une situation où l’Italie a désormais beaucoup moins à se prémunir contre une domination démantelée qu’à réserver et à préparer l’avenir sur certains points, où de son côté l’Autriche, si elle était sensible à la puissance des événemens, serait bien plus intéressée à s’assurer au-delà des Alpes une alliance utile qu’à défendre quelques positions dont l’importance diminue singulièrement dans les conditions nouvelles qui lui sont faites. Puisque l’Autriche a perdu le royaume lombardo-vénitien, pourquoi s’obstinerait-elle à garder les clés d’une contrée où elle ne peut plus paraître en souveraine, où elle n’a plus à se défendre ? Puisque l’Italie à son tour, par un miraculeux concours de circonstances, est arrivée à réaliser ce rêve séculaire de l’indépendance par l’unité, pourquoi se montrerait-elle impatiente d’annexions nouvelles et de territoires contestés ? Pourquoi enfin ne laisserait-on pas au temps, ce grand médiateur, ce grand conciliateur des choses inconciliables, le soin de préparer les solutions, de déterminer la transformation définitive par la force des affinités morales et des intérêts ?

De quoi s’agit-il donc et quels sont les élémens réels, positifs, de cette obscure question des confins italiens, qui n’est point faite pour rallumer la guerre, mais qui peut embarrasser la paix, qui peut encore, plus qu’on ne paraît le penser, se relier à des combinaisons futures ? A contempler de haut la configuration de la péninsule, aucun pays n’a certes de frontières naturelles plus nettement tracées que l’Italie du nord. On a employé une figure pour en donner une idée. Si d’un point central de la Lombardie on tire un rayon vers l’Apennin qui longe la rivière de Gênes, et si on décrit un demi-cercle, on a devant soi le vaste contour alpestre, cet immense boulevard qui semble fait pour servir de barrière entre l’Italie et l’Allemagne, ces Alpi che cingono l’Italia, selon le titre donné par l’ancien état-major piémontais à ses travaux topographiques. A partir du mont Viso, vers la Méditerranée, la chaîne s’étend jusqu’au bord oriental de l’Adriatique, jusqu’au golfe du Quarnaro, où elle expire, et se dresse sur son parcours comme une massive et gigantesque muraille. Alpes noriques, Alpes rhétiques, Alpes carniques, Alpes juliennes, ce sont les noms divers de cette prodigieuse barrière naturelle. Au nord, en suivant la chaîne vers l’Adriatique, sont le Tyrol allemand, la Carinthie, la Carniole, pays autrichiens ; au midi s’étendent la Lombardie jusqu’à la Valteline, le Trentin et ses vallées, la Vénétie, l’Istrie, le littoral de Trieste. A considérer cette disposition des lieux, une sorte de fatalité géographique fait évidemment des sommets alpestres la vraie frontière naturelle ; elle met pour ainsi dire le sceau italien sur tous ces versans méridionaux et semble les rattacher au système péninsulaire. Toutes ces vallées à travers lesquelles se précipitent d’innombrables cours d’eau descendant des Alpes, — l’Adda, l’Oglio, la Chiese en Lombardie, l’Adige, la Brenta, la Piave, la Livenza, le Tagliamento, l’Isonzo en Vénétie, — ces vallées sont manifestement italiennes en quelque façon par nature et par destination. Le littoral de Trieste lui-même n’est qu’un des côtés du golfe de Venise, sans rapport naturel avec les contrées transalpines. Toutes ces provinces, en un mot, semblent bien faites au premier coup d’œil pour se rattacher au groupe italien, à ce groupe si clairement circonscrit. Ce n’est pas d’aujourd’hui, ce n’est pas dans l’imagination échauffée de quelques patriotes ulcérés ou ambitieux que cette idée a pris naissance. Déjà de son temps, dans une description de la péninsule qui est encore inédite et qui doit voir le jour, Guicciardini, l’historien florentin, étendait le domaine italien jusqu’au sommet des montagnes. Le Frioul, selon lui, était cette contrée placée entre l’Istrie, la mer Adriatique et « les Alpes qui séparent l’Italie de l’Allemagne. » Albona, Terranuova, Pola elle-même, Pola, l’arsenal autrichien d’aujourd’hui, toutes ces villes de l’Istrie étaient désignées par le diplomate florentin comme les dernières localités italiennes du côté du golfe du Quarnaro, connu autrefois sous le nom de Fanatico.

Je ne veux dire qu’une chose, c’est que cette idée d’une Italie embrassant tous les versans méridionaux de la chaîne alpestre n’a rien de moderne, rien qui dérive d’une ambition surexcitée par le succès, rien enfin qui jusqu’à un certain point ne soit dans l’ordre naturel. Il n’est pas moins vrai cependant que depuis longtemps ici la politique est en guerre avec la géographie, et que l’Italie ne va point jusqu’aux Alpes. Ce n’est que du côté de la France que l’Italie a aujourd’hui cette limite naturelle des Alpes où la fixe la cession de la Savoie ; au-delà, c’est la Suisse qui est maîtresse des passages du Saint-Gothard, du Luckmanier, du Saint-Bernard et qui s’avance entre le lac Majeur et le lac de Côme. Plus loin encore, c’est l’ennemi séculaire, c’est l’Allemand maître de tout le reste depuis les Alpes rhétiques jusqu’aux Alpes juliennes, possédant toutes les issues et en créant même de nouvelles pour faire face à des dangers nouveaux, s’étendant progressivement par le Trentin jusqu’au lac de Garde, par le Frioul jusqu’à l’Isonzo et même au-delà. On n’a qu’à jeter les yeux sur une carte ; on verra se dessiner cette marche de la domination étrangère dans le contour intérieur des Alpes, de telle sorte qu’en dehors de la Lombardie et de la Vénétie, dont la nationalité n’a pu jamais être méconnue, même dans la dépendance où elles vivaient, les autres provinces limitrophes ont formé par degrés, aux extrémités septentrionales de la péninsule, comme une masse territoriale plus particulièrement revendiquée par l’Allemagne, soumise à un travail plus actif d’assimilation, systématiquement détachée de l’orbite italien. De là est venue cette situation où, voyant se dresser à l’horizon cette frontière alpestre vers laquelle tend son ambition, l’Italie s’est sentie néanmoins arrêtée devant des territoires que ses armes n’ont point conquis, et où elle trouve des populations, des intérêts, des traditions, des habitudes dont une domination étrangère peut se servir comme d’un dernier point d’appui pour sa défense.

Comment s’est formée cette situation complexe où la politique et la géographie sont en guerre ? C’est le travail des siècles, dira-t-on, qui l’a créée, qui a livré ces territoires à des populations plus mêlées, qui a développé dans ce pays de caractère mixte des intérêts distincts, et a imposé par là des bornes à l’expansion de la nationalité italienne. Les montagnes d’ailleurs, ajoutera-t-on, ne sont pas plus que les fleuves des frontières nécessaires, naturelles. — Et quelle est la signification réelle de ce mot de frontières naturelles dans un temps où les fleuves, au lieu d’être une ligne de démarcation, un obstacle, sont un des moyens les plus actifs de communication entre les peuples, où l’art perce les montagnes, adoucit les pentes les plus abruptes, facilite et multiplie les relations entre les versans opposés ? — Je n’ignore pas que le travail des siècles, aidé de tous les moyens énergiques d’une industrie perfectionnée, peut amener par la force des intérêts, par la puissance de l’habitude, de ces déplacemens de frontières, de ces délimitations nouvelles qui triomphent des obstacles naturels ; mais ce qu’il y a justement de frappant, ce qui domine dans la situation de ces provinces revendiquées à la fois par l’Italie et par l’Allemagne, dans cette situation telle qu’elle apparaît encore aujourd’hui, c’est qu’elle n’est pas précisément bien ancienne : elle a une origine toute moderne, elle ne remonte pas au-delà des révolutions territoriales du commencement de ce siècle. L’Istrie n’appartenait pas autrefois à l’Autriche, c’est le traité de Campo-Formio qui la lui a donnée en lui donnant la Vénétie, dont elle était une dépendance. Si une partie du Frioul était autrichienne, l’autre était vénitienne. Trieste avait une sorte d’existence indépendante : c’était une façon de ville libre placée sous la vieille suzeraineté des archiducs d’Autriche encore plus qu’une possession autrichienne, ou à la dernière extrémité une possession autrichienne plutôt qu’une possession allemande. Le Trentin ne se rattachait pas du tout au Tyrol allemand. Ce qu’il y a de caractéristique surtout, c’est la pensée politique qui a dirigé l’Autriche à dater du jour où elle a possédé toutes ces terres de la Lombardie, de la Vénétie, de l’Istrie, du Frioul, de Trente, formant désormais une masse compacte directement reliée aux états héréditaires ; c’est la confusion à l’aide de laquelle la politique impériale s’est appliquée pendant longtemps à fortifier sa domination au-delà des Alpes, dans les provinces limitrophes particulièrement, en essayant toujours d’identifier, en identifiant autant qu’elle l’a pu son intérêt propre et l’intérêt allemand, en engageant le plus possible l’Allemagne dans cette lutte désastreuse contre la nationalité d’un peuple. C’est là le côté général, politique, diplomatique, d’une question qui, au premier abord, semble n’impliquer qu’une simple difficulté de délimitation. C’est l’œuvre des traités de 1815 interprétée, poussée à bout par l’Autriche avec autant d’art que de persévérance, avec une habileté telle qu’une certaine confusion survit encore même après les désastres de la domination impériale en Italie.

Qu’on interroge cette situation dans son origine, dans ses développemens. Les traités de 1815 faisaient deux choses : d’un côté, ils énuméraient les possessions attribuées à l’Autriche avec un luxe de détails qui allait jusqu’à rappeler tous les traités antérieurs, même des traités qui n’étaient pour la cour de Vienne que des souvenirs de défaites ; de l’autre, ils décrétaient la constitution d’une Allemagne nouvelle organisée sous la forme d’une confédération où l’Autriche et la Prusse devaient entrer « pour celles de leurs possessions ayant anciennement appartenu à l’empire germanique. » Mais où commençait, où finissait cet ancien empire germanique ? Quelles étaient les possessions qui pouvaient entrer dans l’Allemagne nouvelle ? Comment procéder dans un travail qui pouvait avoir pour résultat de dénationaliser indirectement des populations, de rompre subrepticement un équilibre à peine fondé ? C’étaient là autant de questions dont l’Autriche et la Prusse n’étaient plus, à vrai dire, les uniques arbitres, puisque la nouvelle confédération germanique n’était que l’application d’un principe adopté en commun par les puissances européennes rassemblées à Vienne. Parmi les états allemands eux-mêmes, il y en avait qui pressentaient un péril dans le vague de cette désignation générale d’anciennes possessions germaniques, qui pressaient l’Autriche et la Prusse de s’expliquer avant tout. Le plénipotentiaire bavarois notamment, le prince de Wrede, observait dans une des conférences « qu’il était nécessaire que la Prusse et l’Autriche désignassent plus positivement ceux de leurs états qu’elles avaient l’intention de faire entrer dans la confédération, que l’Autriche avait indiqué entre autres le Tyrol italien et la Carinthie, mais que l’admission de ces deux états pourrait aisément entraîner l’Allemagne dans une guerre étrangère à ses intérêts, qu’il était important de ne pas admettre des états qui pourraient compromettre la confédération… »

C’était la première impression en présence d’une obscurité d’où pouvait sortir l’inconnu. Ainsi pressée de s’expliquer, l’Autriche n’en fit rien. Ce n’est que trois ans après que, par un protocole du 6 avril 1818, simplement communiqué à la diète de Francfort, elle se décidait à désigner celles de ses possessions qu’elle entendait faire entrer dans la confédération. « Bien que sa majesté, disait la cour de Vienne, eu égard aux relations connues de la Lombardie et de l’empire, pût, d’après l’article 1er de l’acte fédéral, introduire cette province dans la confédération germanique, elle ne veut pas cependant donner à cet article une portée qui serait d’ailleurs fondée. Sa majesté désire montrer ainsi à la confédération germanique qu’elle n’a pas l’intention d’étendre au-delà des Alpes la ligne de défense de la confédération. Aussi l’empereur s’en tient-il à l’application la plus limitée de l’article 1er de l’acte fédéral. » Cette application limitée, c’était l’incorporation à l’Allemagne du Frioul ou cercle de Goritz, Gradisca, Tolmino, Aquilea, du littoral de Trieste, de la principauté du Tyrol avec les pays de Trente et de Bressanone, — de telle façon que des provinces italiennes se trouvaient introduites dans la confédération après coup, presque secrètement, puisque le protocole du 6 avril 1818 a été pendant longtemps à peine connu, sans nulle participation de l’Europe, seule compétente cependant pour préciser le sens de l’article des traités de 1815 qui avaient fondé la confédération germanique.

Lorsque plus tard, en 1851, l’Autriche, enhardie par de récens succès et allant plus loin, en est venue à vouloir incorporer à l’Allemagne toutes ses possessions italiennes, la Vénétie et la Lombardie elles-mêmes, elle a trouvé en Europe une certaine résistance. La France notamment, dans un mémorandum aussi substantiel que pressant, s’opposait à cette entreprise excessive, ramenant la confédération à ses limites naturelles, telles que la Prusse elle-même les avait tracées autrefois, limites de langue, de mœurs, de lois, de nationalité. « Étendre arbitrairement ces limites naturelles, disait la diplomatie française, adjoindre aux populations allemandes des populations slaves, hongroises, illyriennes, italiennes, au milieu desquelles elles seraient noyées, ce serait dénaturer la confédération… Cette masse absorbant dans son sein vingt peuples et vingt états différens se présenterait à l’esprit non plus comme une garantie de paix et d’équilibre, mais comme une menace, comme un symbole de confusion et d’envahissement… » Rien n’était plus saisissant et plus vrai ; seulement ce qu’on disait en 1851, au moment où l’Autriche laissait échapper le dernier mot de son système, on aurait pu le dire déjà, dans une certaine mesure, de l’acte de 1818, qui n’était que l’application préliminaire et partielle de la même politique, l’entrée en jeu d’une partie habilement engagée. Cette incorporation de 1818 semblait de peu d’importance au premier abord ; en réalité, l’Autriche espérait ainsi lier indissolublement l’Allemagne à la cause de sa domination au-delà des Alpes. Par tous les passages du Tyrol fédéralisés, elle pesait sur la péninsule de tout le poids de la confédération. Elle était seule, il est vrai, en Lombardie et à Vérone ; mais à Udine, à Trente, elle avait désormais derrière elle, à côté d’elle, l’Allemagne tout entière. Il est certain que les traités de 1815 n’avaient nullement prévu cette introduction de provinces italiennes dans la confédération, cette extension de la frontière germanique, pas plus qu’ils n’avaient prévu les liens de vassalité par lesquels l’Autriche enchaînait les petits états italiens à sa domination au-delà des Alpes.

L’Autriche, de cette façon, par un simple protocole visé à Francfort recevait évidemment un puissant secours ; sous le voile commode d’une frontière arbitrairement tracée, elle se créait une redoutable réserve en faisant de la confédération la gardienne des passages des Alpes. D’un autre côté, elle donnait à l’Allemagne, en compensation de la charge qu’elle lui imposait, une extension de territoire, des positions dominantes vis-à-vis de l’Italie, l’entrée de cette Adriatique qu’on a depuis appelée une mer allemande, et par l’Adriatique l’entrée de la Méditerranée, l’accès de l’Orient. Ainsi se formait ce pacte par lequel l’Allemagne se voyait mêlée aux affaires d’Italie dans une mesure, d’abord restreinte ou mal définie, qui avec la marche des choses n’a fait que s’accentuer en s’agrandissant. Qu’est-il arrivé en effet ? Au premier instant, je le disais, des hommes d’état allemands entrevoyaient cette éventualité comme un péril pour la confédération. Bientôt on n’y a plus vu qu’un droit et une nécessité. On s’est accoutumé au-delà du Rhin à considérer réellement comme un intérêt germanique l’établissement impérial en Italie, et après avoir accepté le bénéfice d’une frontière sur l’Adriatique, sur l’Isonzo et sur le lac de Garde, on en était venu, par des considérations stratégiques, à voir dans la possession de la Vénétie, peut-être même de la Lombardie, ou tout au moins d’une portion de la Lombardie par l’Autriche, une condition de sécurité pour l’Allemagne.

Des causes diverses ont contribué à pousser la politique allemande dans cette voie : un sentiment de solidarité absolutiste de la part des gouvernemens, des habitudes de soumission à l’influence prédominante de la cour de Vienne, des réminiscences du saint-empire. A dater d’un certain moment, l’âpreté débordante et envahissante du patriotisme, germanique s’en est mêlée, — si bien qu’il s’est trouvé un jour, au mois d’août 1848, où en plein parlement de Francfort on a proposé et des mandataires du peuple ont sanctionné cet axiome nouveau, que la ligne du Mincio était nécessaire à l’Allemagne. Des envoyés du vicaire de l’empire furent expédiés à Paris et à Londres pour porter le vote de l’assemblée nationale allemande. Et quel était le premier auteur de cette motion ? C’était un Prussien, M. de Radowitz, un Prussien d’une candide et subtile imagination, qui, dans ses désirs de grandeur pour sa patrie, n’eut jamais, je le crains, que la fumée de l’ambition dont M. de Bismark a eu le feu. Ce que je veux montrer, c’est cette confusion croissante où l’Allemagne a glissé en ce qui touche l’Italie et où la Prusse elle-même a joué son rôle. La Prusse effectivement n’a point été la dernière à suivre le mouvement. Plus d’une fois elle a garanti à l’Autriche ses possessions italiennes, et c’est un ministre des affaires étrangères de Berlin, M. de Schleinitz, qui, en formulant le projet d’une intervention un peu tardive, écrivait le 24 juin 1859, le jour même de la bataille de Solferino : « Appuyés sur une forte concentration militaire, nous avons l’intention, en nous efforçant de maintenir les possessions autrichiennes en Italie, de mettre en avant au moment voulu la question de la paix et d’offrir notre médiation. » Au fond, la pensée de la Prusse comme de l’Allemagne, c’était toujours cet intérêt germanique à sauvegarder au-delà des Alpes, et il n’y a pas si longtemps que ce thème était développé à Berlin dans le même sens où il aurait pu l’être à Vienne.

Je ne veux pas dire, en présence de la bataille de Sadowa, — cet épilogue un peu imprévu du projet d’intervention de 1859 et des garanties données encore pendant la guerre de Danemark, — que l’Autriche ait été comblée dans tous ses vœux, qu’elle ait absolument obtenu tout ce qu’elle attendait de cette puissante arrière-garde qu’elle s’était ménagée en Allemagne, et qu’elle ait trouvé dans la Prusse une bien efficace coopératrice pour le maintien de ses possessions en Italie, notamment pour la conservation de cette Vénétie sans laquelle, disait-on, l’intérêt germanique ne pouvait vivre. Ce qui est évident, c’est que cette identification de l’intérêt allemand et de l’intérêt autrichien sous le prétexte d’une frontière fédérale arbitraire a pesé longtemps sur la politique européenne, sur toutes les combinaisons d’où aurait pu sortir l’indépendance de l’Italie. Lorsque le roi Charles-Albert combattait en 1848 sur le Mincio et sur l’Adige et que du Tyrol on lui demandait secours, quelle était la grande préoccupation qui l’assiégeait, qui contribuait à gêner tous ses mouvemens ? C’était d’éviter un conflit avec la confédération, de ne pas toucher à la frontière allemande, par laquelle les renforts autrichiens arrivaient cependant sur lui. Lorsque dix ans plus tard, en 1859, l’armée française suspendait brusquement sa marche au lendemain de Solferino, par quel motif s’arrêtait-elle ? On l’a dit assez clairement, pour ne pas engager la lutte avec la confédération germanique. On avait pris les soins les plus scrupuleux pour respecter tout ce qui était territoire fédéral, au risque d’affaiblir ses moyens d’action et de restreindre soi-même le nombre des points vulnérables de l’ennemi. Et récemment encore quelle était la grande difficulté au sujet de la Vénétie ? C’était toujours cette situation complexe, cette terrible question de l’intérêt allemand, cette sorte d’inviolabilité dont l’Allemagne continuait de couvrir la dernière possession autrichienne au-delà des Alpes. Ce n’était pas à Vienne seulement que l’idée d’une cession pacifique était repoussée, qu’on s’obstinait à représenter la Vénétie comme le bastion avancé du système de défense de l’Allemagne méridionale. L’Italie, avec raison, ne se souciait pas d’aller heurter de front cette masse germanique sur laquelle l’Autriche semblait s’appuyer encore.

Qu’a-t-il donc fallu pour faire tomber l’obstacle ? Rien moins qu’un déchirement de l’Allemagne et ce qu’on pourrait appeler d’une certaine façon une véritable défection de la Prusse sacrifiant pour le moment à son ambition propre toutes les traditions de la politique allemande au-delà des Alpes. Je me place, bien entendu, en parlant ainsi, au point de vue des prétentions germaniques telles qu’elles se sont manifestées pendant longtemps. Et ici il y a une particularité de cette dernière guerre qu’on n’a point remarquée, c’est ce singulier coup de fortune de la diplomatie italienne tournant la difficulté avec un à-propos merveilleux, marchant à la conquête de Venise par une dissolution de l’Allemagne à laquelle elle a certainement contribué, atteignant par la souple hardiesse de ses mouvemens un but devant lequel ses armes se sont arrêtées. C’est un fait : battue sur terre, battue sur mer, l’Italie n’a pas moins vaincu par la puissance de son droit, je le veux bien, mais aussi certainement par cette habileté à saisir le moment d’une défection qui désarmait l’Allemagne, qui occupait les forces autrichiennes et ne laissait plus rien subsister de ce qui avait été le principal obstacle, de tout ce qui avait jusque-là gêné la solution de la question italienne. Je n’ajouterai qu’un mot : l’Italie a réussi parce qu’elle a trouvé une ambition toute prête. L’occasion s’est offerte à elle, elle l’a saisie, et elle n’a point eu tort. Les Italiens se méprendraient singulièrement pourtant, s’ils ne voyaient ce qu’il y a de fortuit, de passager dans cette alliance, comme je le disais l’autre jour. La Prusse a fait bon marché de cette fameuse ligne du Mincio, qui a été le thème de tant de discours et de tant de dépêches : elle a livré la Vénétie, c’était le prix convenu ; mais elle a une ambition trop prévoyante pour ne pas laisser aux autres, même à des alliés, le moins possible, en prenant pour elle le plus qu’elle peut ou en réservant l’avenir. Elle a trop d’intérêt à entretenir, à se concilier les passions, les préjugés germaniques pour leur faire de durables violences, pour les froisser surtout au-delà du nécessaire, La Vénétie une fois cédée, elle redeviendra bientôt allemande vis-à-vis de la péninsule ; elle l’est déjà redevenue le jour où elle a cru pouvoir achever par les négociations ce qu’elle avait commencé par la guerre, et ce n’est pas elle assurément qui aidera l’Italie à devenir la maîtresse de Trieste et de la mer allemande, à prendre l’Istrie ou même le Trentin, à dépasser en fait cette frontière fédérale qui n’existe plus en droit. Les Italiens, si je ne me trompe, n’en sont plus à savoir le degré de concours qu’ils peuvent espérer de la Prusse dans cette question de délimitation, où ce n’est plus le protocole de 1818 qui fait loi, mais où l’esprit allemand est encore aux côtés de l’Autriche, — ne fût-ce qu’en prévision du jour où, de défaite en défaite, l’empire autrichien tombant en dissolution, laisserait sur les Alpes des titres dont l’Allemagne nouvelle revendiquerait certainement l’héritage.

Après cela, dans cette affaire des frontières qui survit à la guerre, où l’Italie reste seule à soutenir une cause diplomatiquement perdue sans doute, où, en l’absence d’un droit écrit qui n’existe plus, toutes les raisons naturelles d’intérêts, d’affinités, de mœurs, de nationalité, retrouvent leur force, — dans cette affaire on ne peut dire que la situation soit la même sur ces divers points de l’Istrie, de Trieste, du Frioul, du Trentin, dont l’ambition italienne se détache avec tant de peine. La question nationale au-delà des Alpes avait jusqu’ici cela d’heureux, qu’il n’y avait pas même un doute possible sur les diverses provinces qui se sont fondues dans le royaume nouveau. Qui donc aurait pu imaginer et soutenir que Venise ne fût point italienne ? Au-delà, si les caractères principaux d’une nationalité identique persistent encore et s’attestent par des signes éclatans, le mélange commence, les élémens du problème se multiplient et se compliquent singulièrement. Ainsi il est bien clair que la question n’est pas la même dans le Tyrol et dans certaines parties du Frioul ou de l’Istrie, dans tous ces pays en un mot qui ont été jusqu’à ces derniers temps diplomatiquement revêtus du sceau germanique, et que l’Italie revendique aujourd’hui soit au nom du droit de nationalité, soit en invoquant le principe contesté des frontières naturelles. Non, cela n’est pas douteux, la question n’est pas la même, elle n’est pas également claire partout, ou, pour mieux dire, elle n’est pas arrivée partout à une égale maturité. Ce qui est vrai du moins, c’est qu’elle est claire à Trente, dans cette région montagneuse du versant méridional des Alpes qui s’abaisse vers Bergame, Brescia, Vérone, se rattachant à la fois à la Lombardie et à la Vénétie ou les séparant, si elle appartient à un maître étranger. Ici l’Italie ne fait que revendiquer une terre italienne qui s’enfonce comme un coin entre ses provinces toujours menacées, et c’est ce qui explique ce double mouvement des volontaires de Garibaldi du côté du lac d’Idro, de la division Médici du côté du Vénitien, les uns et les autres s’avançant jusqu’à la dernière heure sur Trente, comme pour donner à l’occupation du pays l’autorité d’un fait accompli au moment de la paix.

Celui qui jetterait les yeux sur une carte du pays de Trente revue par la diplomatie pourrait se croire perdu dans une vraie forêt d’Allemagne. On a commencé par germaniser les noms. On a changé Bressanone ou Brissino en Brixen, Bolzano en Botzen, la Chiusa en Klausen, Glorenza en Glurns, Pusteria en Pustherthal. En réalité, cette métamorphose est purement extérieure et diplomatique. Ce pauvre Trentin avec ses gorges profondes et pittoresques, avec ses mœurs simples, avec sa population fine et sobre, n’a rien d’allemand. Il y a même cela de curieux que ce nom de Tyrol appliqué à ces contrées n’a rien d’exact et est d’invention toute récente. Le vrai Tyrol, le Tyrol allemand ou autrichien, est au nord des Alpes. Le pays de Trente et de Bressanone a toujours eu une existence à part ; toutes ces vallées de Ledro, de Sugana, de Giudicaria, de Fieme, de l’Adige, dépendaient autrefois de Bergame, de Vérone ou de Venise. Les traités de 1815 eux-mêmes désignèrent ce pays d’une façon distincte sans le confondre avec l’autre Tyrol, et dans des temps plus récens, lorsque la fortune sembla sourire un instant à la guerre de l’indépendance de 1848, lord Palmerston, entrevoyant l’inévitable scission entre l’Autriche et l’Italie, recherchant la frontière qu’il serait possible d’établir entre les deux états, plaçait par à peu près cette limite vers Bolzano au-dessus de Trente. C’est qu’en effet ces contrées n’ont rien de naturellement commun avec le Tyrol allemand ; elles se rattachent à la péninsule par leur histoire, par leur position, par leurs intérêts, par leur esprit, par une nécessité de défense pour l’Italie.

C’est après tout une destinée ballottée que cette destinée du Trentin depuis un demi-siècle et plus. Il ne cessait d’être une principauté indépendante en 1799 que pour devenir un de ces pays qui servent éternellement de compensation entre les puissans de ce monde. Napoléon souffle sur cette principauté ecclésiastique et la réserve un moment pour la donner comme indemnité au grand-duc de Toscane, puis il la livre à l’Autriche, et c’est là le vrai commencement, la première période de la domination impériale dans les vallées italiennes des Alpes. De l’Autriche la principauté de Trente passe à la Bavière par la paix de Presbourg, et ce n’est que vers 1810 enfin, à la suite de la paix de Schœnbrunn, après quelques années d’une existence incertaine et agitée, qu’à défaut de sa vieille autonomie elle semble retrouver une condition plus naturelle : elle est rattachée au royaume d’Italie, et devient le département du Haut-Adige. Napoléon, qui ne s’inquiétait guère de l’indépendance des peuples, qui les maniait et les pétrissait de sa main victorieuse, se préoccupait un peu plus de leur organisation, de la sûreté des états qu’il créait, et c’est ainsi qu’une commission étudiait avec le plus grand soin et fixait les limites du nouveau royaume. Ces limites, qui du côté du Frioul et des Alpes carniques allaient jusqu’à l’Isonzo et au passage du Tarvis, atteignaient du côté du Haut-Adige le Tyrol et l’Allemagne ; elles couraient des hauteurs de Cadore au mont Stelvio ; elles répondaient en un mot à cette pensée exprimée par le prince Eugène dans une lettre à Napoléon : « La seule limite militaire à établir est la limite tracée par la nature même sur les sommets des montagnes où se séparent les eaux de la Mer-Noire et celles de l’Adriatique. »

Cinq ans étaient à peine écoulés que tout avait disparu, et que l’Autriche rentrait dans le Trentin avec son droit de possession éphémère de 1802. Déjà, dans la première période de sa domination, elle avait essayé de rattacher le versant méridional au vieux Tyrol du nord ; plus que jamais, après 1815, elle reprenait cette assimilation. C’est alors que surgissait cette expression de Tyrol italien. Entre les deux provinces du nord et du midi des Alpes, tout devenait commun, lois, diète provinciale, administration. Une patente impériale de 1816 révélait la pensée autrichienne avant que l’introduction du Trentin dans la confédération germanique en 1818 vînt couronner cette tentative de dénationalisation. « L’Autriche, a écrit le comte Festi, voulait à tout prix germaniser le Trentin ; elle y envoya des employés allemands pour le gouverner, elle ordonna l’ouverture d’une école de langue allemande publique et obligatoire. C’est à Inspruck que les jeunes gens destinés aux carrières publiques devaient aller achever leurs études. C’est d’Inspruk que venaient les lois expédiées en langue étrangère. A la frontière du Trentin, du côté de Vérone, il y avait un droit sur les grains importés du Vénitien, et ce droit était supprimé du côté de la Bavière. Des évêques allemands, des prêtres allemands, des professeurs allemands, l’Autriche n’a rien omis… »

C’est l’éternel procédé de toutes les dominations ; mais ce qu’il faut remarquer, c’est que l’histoire de ce petit pays n’est qu’une longue et patiente résistance depuis 1815 jusqu’à l’année 1848, où les représentans de Trente allaient protester dans les assemblées autrichiennes contre cette assimilation, jusqu’à l’année 1863, où les députés nommés à la diète provinciale d’Inspruck protestaient encore et refusaient d’aller prendre part aux travaux de l’assemblée tyrolienne. Les uns et les autres ne déclinaient pas la suzeraineté impériale, ils ne le pouvaient légalement : ils résistaient à la fusion avec le Tyrol ; ils s’obstinaient surtout à ne pas vouloir être Allemands. L’Autriche, il est vrai, a plus d’une fois invoqué, comme une marque de la vieille fidélité tyrolienne, les souvenirs de la prise d’armes de 1809, de ce mouvement dont l’infortuné André Hofer fut le héros populaire ; mais d’abord de quel Tyrol voulait-elle parler ? En outre, lorsque les Tyroliens du sud se levaient avec les Tyroliens du nord en 1809, c’était moins en faveur de l’Autriche que contre la domination bavaroise ou française. L’Autriche s’offrait à eux comme une alliée, comme une protectrice si l’on veut, et ce fut la protectrice, l’alliée qui trahit leur cause en les abandonnant pour se sauver elle-même. Enfin depuis 1809 cinquante ans sont passés, le sentiment italien n’a fait que se propager et se fortifier parmi ces populations, et ce sentiment éclatait en 1848 dans le Trentin comme dans toutes les autres parties de la péninsule. En peu de jours, l’insurrection était maîtresse du pays tout entier, sauf la ville de Trente, restée aux mains des Autrichiens. Les volontaires remplissaient les vallées. Et quels étaient les chefs du soulèvement ? C’étaient des prêtres, des médecins, des avocats, l’abbé Meneghelli, le docteur Martinoli, le docteur Taddei. Ce mouvement fut malheureux comme tous les mouvemens italiens de ce temps ; il n’était pas moins le signe ostensible du lien moral qui s’est formé, qui n’a fait que se resserrer entre les populations du Trentin et l’Italie nouvelle.

C’est tout simple d’ailleurs, puisque les intérêts rattachent le pays de Trente à l’Italie aussi bien que le sentiment d’une nationalité commune. Quelle est la principale issue, le plus facile moyen de communication pour ces contrées ? C’est l’Adige, le fleuve italien qui, en s’échappant des Alpes, court à travers la Vénétie vers l’Adriatique et les régions inférieures du Pô. C’est vers les provinces lombardes ou vénitiennes bien plus que vers les provinces transalpines que le courant du commerce s’établit naturellement. Le Trentin envoie à l’Italie ses bois, ses métaux, ses bestiaux surtout ; il en reçoit les grains qui lui manquent. L’industrie de la soie lui est commune avec la plaine du Pô. C’est en Italie que les pauvres habitans de ces montagnes émigrent et vont chercher du travail, et les troupeaux du Tyrol italien vont passer six mois de l’année dans les pâturages de la Lombardie.

Economiquement le pays de Trente se lie donc au système italien, et il ressent dans ses intérêts le contre-coup de tout ce qui arrive dans la péninsule. Son commerce et son industrie ont souffert singulièrement du trouble jeté dans ses rapports avec la Lombardie par les changemens dont la guerre de 1859 fut le principe, et il demandait alors comme compensation d’être administrativement et économiquement annexé à la Vénerie. Toutes ces dernières années, les chambres de commerce n’ont cessé d’élever des plaintes aussi vives que multipliées, et l’une d’elles, celle de Roveredo, disait : « Il serait trop long d’énumérer tous les intérêts, tous les besoins, toutes les relations qui lient notre commerce et notre industrie à l’industrie et au commerce des autres provinces italiennes. On sait que de ces provinces affluent, peut-on dire, tous les produits qui nous sont nécessaires, que dans ces provinces se vendent tous nos produits ; on sait qu’avec ces provinces nous sommes dans de continuelles et indispensables relations d’affaires, de façon que tout ce qui empêche ou gêne ces relations ne peut aboutir qu’à être pour nous ruineux et fatal. » Effectivement la révolution italienne a été pour ces contrées, comme elle l’a été jusqu’ici pour la Vénétie, la source d’une misère qui d’une certaine façon est la démonstration la plus claire de la communauté des intérêts, de la solidarité économique. Là où la révolution a passé, un incontestable mouvement de prospérité matérielle s’est produit : dans les pays, italiens encore, qu’elle a laissés en dehors d’elle, c’est l’appauvrissement qui est venu ; mais il y a une autre raison bien autrement forte qui soude en quelque sorte le Trentin à l’Italie, qui explique le prix que l’Italie attache à la possession de ce petit pays de 300,000 âmes : c’est la raison de sûreté, c’est cette raison à laquelle se rendait Napoléon lorsqu’il portait la frontière du royaume italien de cette époque au sommet des Alpes.

Il ne faut pas s’y méprendre en effet : la possession du pays de Trente n’est pas seulement pour l’Autriche une satisfaction d’orgueil, c’est un poids laissé sur l’Italie, c’est une menace permanente. La plus simple connaissance des Alpes tyroliennes suffit pour révéler l’importance de ce petit pays montagneux et entrecoupé de gorges profondes qui s’avance jusqu’au lac de Garde, qui domine de ce côté les communications entre la Lombardie et la Vénétie. L’Autriche avait bien senti cette importance du Trentin ; elle a passé des années et consacré des sommes considérables à faire de cette contrée une des citadelles de sa puissance militaire, à placer là un des plus efficaces moyens de défense de sa domination en Italie. Elle avait déjà, pour aller d’Allemagne en Italie par cette région des Alpes, une grande et ancienne route, celle du Brenner ; elle en a fait construire de nouvelles, celles du col de Toblach, du mont Tonale, du mont Stelvio. Elle a multiplié les communications, si bien qu’elle pouvait en quelques jours descendre sur Milan et sur la Vénétie. Par ses positions sur tous ces versans, elle avait, elle a encore dans les mains les nœuds essentiels de la défense des Alpes. Par Brunecco, par Bolzano, elle peut se mouvoir dans tous les sens, rayonner dans toutes les directions, elle reste maîtresse des vallées de l’Adige, de la Piave, libre de déborder de toutes parts, de tomber sur les flancs des armées qu’elle pourrait avoir à combattre. Deux écrivains militaires, deux généraux italiens, les frères Mezzacapo, en étudiant cette question, ont dit justement : « Ce qu’il faut avant tout avoir en vue dans la défense générale des Alpes, c’est de se soutenir sur les frontières centrales. Le passage des Alpes centrales une fois emporté, toutes les forces employées à la défense d’une autre partie de notre frontière alpine pourraient se trouver coupées du Pô. » Mais, pour se soutenir sur ces frontières centrales dont parlent les généraux Mezzacapo, il faudrait d’abord les avoir, et, ne les ayant pas, il faudrait y arriver. On a vu il y a peu de temps comment cela était facile.

Que la Suisse possède certains passages des Alpes qui à la rigueur sembleraient destinés à dépendre plutôt de la péninsule, l’Italie n’a point évidemment à s’en émouvoir ; elle a mieux à faire qu’à se créer des difficultés avec la Suisse pour un fétichisme puéril de nationalité ou par amour platonique pour les frontières naturelles. N’ayant rien à craindre, elle n’a point à disputer sur une limite indécise. Quand des passages des Alpes plus nombreux, bien autrement dangereux, restent entre les mains de l’Autriche, c’est-à-dire d’une des principales puissances militaires de l’Europe, qui hier encore se servait de ces positions formidables pour étendre sa domination sur la péninsule, la question change certainement de face. Ce n’est plus un médiocre avantage de territoire entre les mains d’un pays neutre, commercial et libre : c’est l’élément survivant d’une puissance offensive, c’est une menace faite pour entretenir une perpétuelle inquiétude ; c’est le germe d’une méfiance invincible entre les deux peuples, entre les deux gouvernemens qui se rencontrent sur ces gradins alpestres ; c’est en un mot la paix sans sécurité. Voilà toute la question. Si l’Autriche a pris son parti sans arrière-pensée de la perte de ses possessions italiennes, pourquoi tiendrait-elle absolument à une petite population de 300,000 âmes dont elle sera obligée encore de violenter les instincts et les intérêts. Elle peut sans effort, sans sacrifice d’orgueil et de puissance, faire à l’Italie une frontière qui suffise à sa défense. Elle supprime une cause d’inimitié, et elle se crée la possibilité d’une alliance précieuse ; elle ouvre une ère de rapports nouveaux entre l’empire autrichien et l’Italie nouvelle. S’obstiner dans une position qui par elle-même est une menace, c’est laisser cette impression qu’elle conserve une arrière-pensée, qu’elle ne garde les portes de l’Italie que pour attendre le moment d’y rentrer, qu’elle n’a point renoncé à cette vieille idée, que la possession des passages des Alpes est une nécessité pour l’Allemagne. L’Autriche a aujourd’hui à choisir entre une combinaison qui peut la conduire à un rapprochement sérieux avec l’Italie et une politique dont elle est occupée à dévorer les amertumes. Elle est dans une situation d’autant meilleure que rien ne la force ; elle est, si l’on me passe ce terme, en tête-à-tête avec ce génie secret que les peuples et les gouvernemens ont comme les individus ; elle ne l’écoutera pas probablement, parce que ce serait la sagesse, — c’est de tradition, — et elle ne s’en trouvera pas mieux qu’elle ne s’est trouvée d’avoir résisté à la cession de la Vénétie, lorsque, par cette cession faite au moment opportun, elle aurait pu peut-être raffermir sa puissance en Allemagne. Ce qui est certain, c’est que l’Autriche aurait toute sorte de raisons de ne point trop disputer sur cette frontière tyrolienne dont tout fait une convenance sérieuse, si ce n’est une nécessité absolue pour l’Italie.

Le Trentin a cela de propre et de caractéristique que ses populations sont italiennes par la langue, par les mœurs, par les traditions, par les intérêts. Tournez les regards vers l’Orient, vers le Frioul et l’Istrie ; je ne sais s’il en est absolument de même. Je me souviens d’avoir lu dans d’agréables mémoires que Lorenzo da Ponte, l’auteur du poème de Don Juan, le collaborateur de Mozart, arrivant un jour dans ce qu’on appelle le Frioul autrichien, à Goritz, était tombé dans une auberge modèle où il y avait une jeune hôtelière charmante et enjouée vêtue à l’allemande, avec une petite coiffe à tresses d’or sur la tête, une fine chaîne de Venise autour du cou, un justaucorps gracieux, des bas de soie sur une jambe bien faite et des souliers roses. L’aimable hôtelière s’éprit vite du jeune homme, et, buvant, riant avec lui, elle ouvrit un livre qui était un dictionnaire allemand-italien où il y avait de petits morceaux de papier. Sur l’un de ces papiers, elle écrivit : « Ich liebe sie, — je vous aime. » Da Ponte, traduisant à son tour, écrivit : « Und ich liebe sie) — et moi aussi je vous aime. » Autour d’eux circulaient de jeunes servantes presque aussi jolies que leur maîtresse, et l’une d’elles chantait une chanson allemande : « J’aime un homme du pays d’Italie ! » L’aventure eut le dénoûment qu’on suppose, — en allemand ou en italien, je ne sais. Il est à croire que depuis lors les jeunes femmes du Frioul ont assez perfectionné leur éducation pour n’avoir plus besoin de dictionnaire, et qu’elles tiennent couramment en italien les conversations du genre de celle que rapporte Lorenzo da Ponte ; mais ce léger récit de l’ingénieux auteur de Don Juan ne prouve-t-il pas qu’à cette époque, dans ce Frioul de Marie-Thérèse, l’allemand était assez répandu, et que le pays d’Italie était un peu regardé comme étranger à Goritz ? Ce qui est certain pour parler sérieusement, c’est qu’ici la question se complique d’une multitude d’élémens qui n’ont pas le même degré de force à Trente.

Ce n’est pas que les considérations dont s’arme l’Italie dans la revendication de cette partie orientale de son territoire naturel soient dénuées de valeur, que les Alpes carniques ou juliennes, avec leurs passages entre des mains étrangères, aient moins d’importance que les Alpes rhétiques, que l’Isonzo adopté déjà une fois comme limite de l’ancien royaume d’Italie soit une frontière très rationnelle et très solide, surtout si, comme on en a fait la menace, on se mettait à construire au-delà des forteresses nouvelles un nouveau quadrilatère. Il est vrai que les Alpes sont incontestablement la frontière naturelle, que les provinces orientales se rattachent ethnographiquement au groupe latin, que l’Istrie a été longtemps italienne politiquement, puisqu’elle était à Venise, et qu’elle est pour l’Autriche une possession récente datant de Campo-Formio, que c’est une prétention étrange de la part de l’Allemagne de vouloir camper à Aquilea sous prétexte que le maître de cette partie du littoral de l’Adriatique peut menacer l’Allemagne. Il est certain aussi que depuis un demi-siècle, dans ces derniers temps surtout, l’esprit italien a fait de singuliers progrès dans ces pays, que l’attraction d’une nationalité nouvelle en travail de reconstitution s’est fait sentir, que la seule littérature de ces contrées est italienne de langue et d’inspiration ; mais enfin ce qui apparaît aussi assez distinctement, c’est que la civilisation morale et matérielle de ces provinces orientales est plus compliquée, c’est que les populations sont arrivées à former un mélange assez difficile à définir, où l’Italien domine encore peut-être, mais non sans être neutralisé par d’autres élémens divers. Je n’en veux pour preuve que ce que dit l’auteur d’une brochure sur Trieste et l’Istrie : « L’Istrie compte dans ses limites naturelles, qui comprennent la ville populeuse de Trieste, 290,000 habitans, dont 170,000 Italiens, environ 15,000 Slaves, italianisés et enfin 110,000 Slaves, les uns encore à l’état primitif, les autres subissant déjà l’influence de l’assimilation. Les quelques milliers d’Allemands qui complètent le chiffre total de la population sont dus au cosmopolitisme du commerce triestin. Sans s’arrêter aux subdivisions inférieures, on voit se partager les Slaves en deux branches principales : les Slovènes et les Serbes. A peu près égaux en nombre, ils diffèrent essentiellement par le caractère physionomique et moral, par la langue, par les traditions et par les mœurs. Les Slovènes sont les plus anciens, les premiers venus dans nos provinces ; on le reconnaît à la corruption de leur langue et à l’altération de leurs coutumes. Les Serbes au contraire, qui sont presque tous des Morlaques de Dalmatie, ont encore leurs coutumes nationales, ils ont souvenance d’un passé. On voit aisément que ce sont les derniers immigrés en Istrie… »

Ainsi des Italiens, des Slaves, des Allemands, tout cela, si l’on veut, soumis à l’influence énergique d’une assimilation que les événemens de ces dernières années ont rendue plus active, voilà le fonds de ces provinces. Si je voulais classer ces divers élémens, je dirais que l’Allemand règne par droit de conquête, que l’Italien domine par la langue, par les traditions, par les mœurs comme par le nombre, et que le Slave est serré entre les deux. C’est cette composition mixte qui, partout où elle existe, a toujours paralysé les revendications de nationalité. C’est l’éternelle force de l’Autriche dans ses rapports avec les différentes races de l’empire. En réalité, la sérieuse, la grande question, c’est Trieste et le littoral de l’Adriatique, Trieste, la ville italienne, allemande, grecque, levantine, siège d’un commerce qui lui donne un caractère cosmopolite.

Une chose à remarquer d’abord, c’est que malgré ce caractère cosmopolite, qui est assez récent et qu’elle doit aux relations commerciales dont elle est devenue le centre, Trieste est restée assez italienne de langue et de mœurs, elle a par elle-même une histoire assez distincte, pour n’avoir pu être introduite que par un étrange abus dans la confédération germanique. Elle n’est allemande ni par son passé, ni par son esprit, ni par ses aspirations. Cela dit, quand Trieste ne ressentirait pas autant que d’autres ces frémissemens douloureux d’une ville impatiente de la domination étrangère, quand elle céderait un peu moins que d’autres à l’attraction de la nationalité italienne dont elle est un appendice assez indépendant, quand elle serait à demi résignée à une condition qui n’éveille pas pour elle des souvenirs aussi irritans que pour d’autres et où elle a trouvé la prospérité matérielle, — en quoi faudrait-il s’en étonner ? C’est jusqu’à un certain point le résultat de son histoire, qui n’a été après tout qu’un long et désastreux duel avec Venise. La sérénissime république, au temps de ses grandeurs, n’était pas tendre pour cette petite ville, qui ne comptait pas alors plus de cinq ou six mille habitans, et qui lui échappait par sa forte vie municipale ; elle surveillait d’un œil jaloux ce petit port qu’elle voyait naître sur l’autre rive du golfe de l’Adriatique, et dont elle semblait pressentir les destinées. Qu’on se rappelle qu’à un certain moment du XIVe siècle, dans un espace de quarante-trois ans, Venise assaillit et occupa sept fois Trieste, et plus d’une fois dans les siècles suivans elle la traita de même. Elle lui imposait un tribut humiliant ; elle lui interdisait de former des salines, de prendre du sel dans la mer, sous prétexte que la république vénitienne était souveraine de l’Adriatique, propriétaire même de l’eau. La petite ville résistait : on en venait alors à la guerre, les salines étaient détruites, et Trieste était prise d’assaut. Les mariniers triestins ne pouvaient naviguer dans le golfe qu’après être allés se munir d’une patente dans une ville vénitienne, à Capo d’Istria. S’ils étaient saisis sans la patente, ils étaient conduits au port le plus voisin, les marchandises qu’ils portaient étaient confisquées, la barque était brûlée, et l’équipage allait aux galères de la république, C’est au plus fort de ces luttes que Trieste, dans un moment de détresse, cherchant un protecteur, se donnait à l’archiduc Léopold d’Autriche, sans cesser pourtant d’être une municipalité libre et à demi indépendante. C’est là le commencement des rapports de Trieste et de l’Autriche.

Maintenant laissez s’écouler les années et arrivez à la fin du XVIIIe siècle ; un écrivain triestin disait dans un opuscule publié à Vienne : « D’un côté nous avons pour voisin le despotisme turc, qui fait une foule de mécontens réduits journellement à chercher un autre ciel, une autre patrie ; de l’autre nous touchons à une république qui a la gloire d’avoir beaucoup vécu et qui déjà se ressent de la caducité. Le commerce du Levant a toujours alimenté les arts et les manufactures de Venise ; ce commerce tourne aujourd’hui sensiblement en notre faveur, et il y a grande apparence que le commerce des Indes orientales par le Cap de Bonne-Espérance va manquer peu à peu. » Voilà la rivalité qui se dessine toujours et la fortune qui change de face. Venise tombe, Trieste s’élève. Trieste avait grandi surtout pendant le XVIIIe siècle, sous l’influence des souverains autrichiens, qui donnaient la franchise à son port, encourageaient la formation de la compagnie orientale destinée à favoriser le commerce avec les Indes, construisaient des établissemens maritimes, renouvelaient la législation, créaient des institutions consulaires, une bourse, des écoles navales, — ajoutaient enfin à la liberté commerciale la liberté religieuse, qui attirait les Grecs et les protestans. C’est l’enfance vigoureuse d’une ville appelée à régner à son tour sur l’Adriatique. A la fin du siècle, Trieste avait une population de plus de trente mille âmes ; sa marine comptait plus de huit cents navires.

Jusque-là, Trieste, un peu rudoyée peut-être dans ses privilèges de cité municipale, n’avait pas du moins à se plaindre dans ses intérêts de son contact avec l’Autriche ; sa prospérité naissante au contraire sortait en quelque façon tout armée de la lutte avec une puissance italienne. Je ne parle pas de l’époque révolutionnaire et impériale où Trieste subit le contre-coup de toutes les vicissitudes pour se retrouver en 1815 sous la loi de l’Autriche, formant avec l’Istrie et une partie du Frioul un gouvernement particulier dont elle est la capitale, le gouvernement du littoral. Chose curieuse pourtant et qui met en relief ce qu’il y a de distinct dans la destinée de certaines villes, les événemens de la révolution et de l’empire n’avaient rien de défavorable pour l’Italie, à laquelle ils donnaient une commotion qui a puissamment servi à sa résurrection nationale ; ils étaient mortels pour Trieste. La ville istriote n’avait pas trop souffert encore tant qu’elle était restée en dehors des combinaisons napoléoniennes, jusque vers 1809 ; elle avait même prospéré, parce que son port restait ouvert à l’Angleterre, parce que la marine dalmate, désertant Venise depuis 1797, s’était tournée vers elle. Lorsque Napoléon étendait ses conquêtes jusque sur ces côtes et les soumettait à son régime de blocus continental, Trieste périssait étouffée. Après quatre ans de ce régime, elle n’avait plus que vingt-huit navires au long cours !

Ce n’est qu’en 1815 que son commerce reprend son essor. C’est le commencement de l’histoire moderne de Trieste. Alors le port istriote, en retrouvant sa franchise, retrouve l’élément principal de sa puissance. D’année en année, sa population s’accroît pour finir par s’élever jusqu’à cent mille âmes ; ses relations s’étendent avec une rapidité singulière, ses navires sillonnent les mers. Les maisons de négoce affluent, les institutions commerciales et maritimes se multiplient. La marine à vapeur fondée par le Lloyd en 1836 règne sur l’Adriatique et s’empare la première des grandes communications avec le Levant. Trieste devient le centre d’un immense mouvement d’affaires, avec l’Allemagne sans doute, mais pas plus avec l’Allemagne qu’avec d’autres et même moins. Alors aussi s’accentue de plus en plus la rivalité avec Venise, rivalité évidemment favorisée par l’Autriche. Ce que Venise perd, Trieste le gagne, si bien que, quelles que soient désormais les destinées politiques des deux villes, il est infiniment probable que rien ne sera changé dans les conditions économiques où la fortune les a placées l’une vis-à-vis de l’autre. Venise, en renaissant à la vie nationale, en retrouvant par la liberté un mouvement nouveau, restera probablement encore un grand et magnifique musée, — pourvu que l’Autriche ne la dépouille pas trop. Sa jeune rivale de l’autre bord de l’Adriatique restera la cité commerciale. L’importance croissante de Trieste ne s’est vue un moment atteinte que lorsque le réseau des chemins de fer de l’Europe centrale est venu lui disputer l’approvisionnement de l’Allemagne, lorsque le commerce des denrées coloniales, pour ne citer qu’un exemple, au lieu de passer par l’Adriatique, a pris la direction de Hambourg, allant par l’intérieur jusqu’à Laybach et Gratz. Trieste n’a été reliée que la dernière au grand réseau allemand, et elle en a souffert. Il reste à savoir ce que les derniers événemens produiront pour cette reine nouvelle du commerce de l’Adriatique. On a recherché plus d’une fois les causes auxquelles Trieste devait sa prospérité et sa grandeur, et les allemands n’ont pas manqué de voir la première de ces causes dans les rapports qui unissent le port triestin au corps germanique. Rien n’est plus douteux cependant. Ce n’est point assurément parce qu’elle est autrichienne, c’est encore moins parce qu’elle a été habillée diplomatiquement à l’allemande, que Trieste a pris ce prodigieux développement qui en a fait une des premières places de l’Europe. Elle a dû sa prospérité à sa position et à la liberté, — liberté économique j’entends, — qui lui a été laissée ; elle l’a due aussi au déclin de Venise et à cette nécessité d’un grand centre maritime et commercial, dans l’Adriatique entre le Levant, l’Italie et l’Allemagne. De cet ensemble de causes est sortie la fortune exceptionnelle de cette ville, italienne par la géographie, cosmopolite par ses intérêts, universelle par destination, sorte de Hambourg de l’Adriatique, ou, mieux encore, cité libre et active de ces contrées qu’on a appelées une Suisse maritime, cité du négoce qui semble trouver comme une image parlante de son caractère et de sa destinée dans la position matérielle où elle est assise, baignée par la mer, enfermée à ses deux extrémités entre les vastes établissemens du Lloyd et la gare du chemin de fer. C’est ce qui explique la difficulté que les revendications de l’Italie éprouvent à faire leur chemin de ce côté. Le problème de la nationalité de ce littoral triestin n’est pas près d’être tranché. L’Italie a cependant gagné aux derniers événemens, même sous ce rapport. Trieste reste autrichienne, elle n’est plus allemande, elle n’a plus sur elle cette ombre de la confédération germanique qui la faisait presque inviolable. Elle est rendue à sa destination naturelle de ville neutre pour ainsi dire. C’est bien assez. La question ne retrouverait une gravité immédiate et décisive que si, l’empire autrichien se dissolvant dans quelque crise nouvelle, l’Allemagne arrivait pour recueillir son héritage sur le littoral de l’Adriatique. Ce jour-là, ce ne serait pas la Prusse qui serait l’alliée de l’Italie, et la France, ce me semble, n’aurait point intérêt à ce que Trieste, cessant d’être autrichienne, passât à l’Allemagne au lieu de devenir italienne.

Ceci est l’avenir, et cet avenir, l’Italie, après tout, n’a point tort de le réserver moralement, même dans l’intérêt du midi de l’Europe. Pour le moment, la solution de toutes ces questions de territoire ne se présente ni avec assez de clarté, ni avec un caractère assez pressant de nécessité pour s’imposer à l’Italie et à l’Autriche. L’une et l’autre restent dans les positions que la fortune des armes a marquées, et c’est là vraisemblablement que la paix les fixera. Seulement quelle sera l’efficacité, la sécurité de cette paix ? La question n’est pas la même sur tous les points, dans le Trentin et sur l’Isonzo, comme je le disais. En faisant la part des nécessités de la défense italienne vers le Tyrol, l’Autriche, sans céder ce qu’on n’a pu lui prendre d’un autre côté, arriverait sans doute à une paix qui n’aurait plus pour unique bouclier la puissance de ses armes. Elle ferait un acte d’intelligente politique auquel le gouvernement italien n’aurait le droit de répondre qu’en montrant dans ses rapports nouveaux le même esprit d’équité et de conciliation. La frontière de l’Isonzo, adoptée du côté de Frioul, est, à tout prendre, la frontière de l’ancien royaume d’Italie. L’Autriche reste, il est vrai, maîtresse des dangereux passages des Alpes : elle peut bâtir un nouveau quadrilatère ; l’Italie a aussi le sien aujourd’hui sur l’Adige. Dans cette limite de l’Isonzo, l’Italie est assez puissante, assez vigoureusement membrée dans son territoire pour se détourner de ces questions de frontières, et pour mettre la main à ce qui serait pour elle une bien autre défense, à son organisation définitive, à la fusion de ses intérêts, à la régularisation de ses finances, au développement de ses ressources intérieures, surtout à la consolidation de sa liberté, de cette liberté par laquelle elle a vaincu, par laquelle elle peut s’affermir. C’est là l’œuvre à laquelle elle doit aujourd’hui consacrer tous ses efforts, si elle veut rester à la hauteur de sa fortune. L’Italie ne serait menacée que si, après une telle victoire de sa nationalité, elle tombait dans de vulgaires et stériles discordes, si son incapacité politique ne savait pas achever ce que sa hardiesse et son habileté ont su entreprendre. Il n’y a pas de frontière qui puisse garder un peuple en dissolution contre l’envahisseur, comme aussi il n’y a pas d’envahisseur assez hardi pour passer une frontière, ne fût-elle qu’un ruisseau, quand derrière ce ruisseau il est sûr de trouver un peuple compacte, viril et libre.


CHARLES DE MAZADE.