Amyot (p. 285-309).


XVIII

LA PULQUERIA.


Le jour même où nous reprenons notre récit, au coup de canon tiré par le fort qui commande l’entrée du port de Galveston, pour annoncer le coucher du soleil dont en effet le disque étincelant achevait de disparaître dans la mer en colorant au loin l’horizon de teintes rougeâtres, la ville, qui durant tout le jour avait été, à cause de la chaleur, plongée dans une torpeur morne et triste, se réveilla tout à coup en poussant vers le ciel une longue et joyeuse clameur.

Les rues, jusque-là solitaires, se peuplèrent comme par enchantement d’une foule immense, qui s’échappait en désordre de toutes les maisons, tant elle avait hâte de respirer l’air frais du soir que la brise de mer lui apportait sur ses ailes humides ; les boutiques s’ouvrirent et s’illuminèrent d’un nombre infini de fallots en papier de couleur.

Enfin, ce fut bientôt dans cette ville où, une heure à peine auparavant, régnait tant de silence et de recueillement, un pêle-mêle et un tohu-bohu d’individus de toutes classes et de tous pays, Espagnols, Américains, Mexicains, Français, Anglais, Russes et Chinois, chacun revêtu de son costume national ; de femmes coquettement drapées dans leurs rebozos, lançant à droite et à gauche des œillades effrontées ; de marchands ambulants vantant leur marchandise, et de serenos armés jusqu’aux dents et cherchant à maintenir le bon ordre.

Et toute cette foule allait, venait, courait, s’arrêtait, se poussant et se coudoyant, riant, chantant, criant, disputant, faisant aboyer les chiens et pleurer les enfants.

Deux jeunes gens revêtus du gracieux et sévère uniforme des officiers de la marine des États-Unis, venant de l’intérieur de la ville, arrivaient en se frayant à grand’peine un chemin à travers la foule qui les arrêtait à chaque pas sur le port, se dirigeant vers le môle, autour duquel se trouvaient amarrées un grand nombre de pirogues de toutes formes et de toutes grandeurs.

À peine ces officiers atteignirent-ils le débarcadère, qu’ils se virent entourés d’une vingtaine de bateliers qui leur offrirent leurs services, en exagérant à qui mieux mieux, selon leur louable habitude, les qualités surprenantes et la vélocité sans pareille de leurs embarcations respectives, et cela dans ce patois bâtard qui n’appartient à aucune langue, mais qui est formé de mots pris au hasard dans toutes, et au moyen duquel, dans tous les ports de mer du monde, les gens du pays et les étrangers sont parvenus à se comprendre, et qu’on nomme dans les Échelles du Levant la langue franque.

Après avoir jeté un coup d’œil indifférent sur les nombreuses pirogues qui se balançaient devant eux, les officiers congédièrent, en refusant péremptoirement leurs services, les bateliers dont ils ne parvinrent cependant à se débarrasser qu’en leur affirmant qu’ils avaient une embarcation et en leur jetant quelques piastres en menue monnaie.

Les bateliers s’éloignèrent moitié fâchés, moitié satisfaits, et les officiers demeurèrent enfin seuls sur le môle.

Nous avons dit que depuis quelque temps déjà le soleil était couché, donc la nuit était sombre ; cependant les deux officiers, pour s’assurer sans doute que les ténèbres ne recelaient aucun espion, parcoururent à plusieurs reprises le môle dans toute sa longueur, en causant entre eux à voix basse et en examinant avec la plus scrupuleuse attention les endroits qui auraient pu offrir un abri à un surveillant quelconque.

Ils étaient bien seuls.

L’un d’eux sortit de sa poitrine un de ces sifflets en argent, semblable à ceux dont se servent les contre-maîtres à bord des navires ; puis, après l’avoir approché de ses lèvres, il en tira à trois reprises différentes un son doux et prolongé.

Quelques minutes se passèrent sans que rien vînt prouver aux officiers que leur signal avait été entendu.

Enfin, un léger sifflement, faible comme le dernier souffle de la brise, traversa l’espace et vint mourir aux oreilles des deux hommes qui écoutaient, le corps penché en avant et le visage tourné vers la mer.

— Ils viennent, dit l’un.

— Attendons, répondit laconiquement son compagnon.

Ils s’enveloppèrent avec soin dans leurs manteaux pour se garantir de l’air humide que la mer leur apportait ; ils s’appuyèrent contre un canon planté debout, servant à amarrer les chaloupes, et ils demeurèrent immobiles comme des statues sans échanger une parole.

Quelques minutes se passèrent ainsi ; les ténèbres s’obscurcissaient de plus en plus, les bruits de la ville s’éloignaient insensiblement, et les promeneurs chassés par le froid de la nuit quittaient le bord de la mer pour rentrer dans l’intérieur des rues. Bientôt la plage fut complètement déserte ; seuls les deux officiers demeurèrent appuyés contre les canons.

Enfin un bruit éloigné, à peine perceptible, mais que des oreilles exercées devaient reconnaître, s’éleva de la mer ; ce bruit se fit peu à peu de plus en plus distinct, et il fut facile surtout à des marins d’entendre le bruit sec et cadencé des avirons d’une embarcation frappant contre les dames et tombant dans la mer, bien que ces avirons, par le son sourd qu’ils rendaient, dussent être garnis au portage et maniés avec une extrême précaution.

En effet, l’embarcation elle-même ne tarda pas à se faire visible ; sa longue silhouette noire dessina ses sombres contours sur la bande lumineuse tracée par la lune sur les flots, s’approchant du môle avec une extrême rapidité.

Les deux officiers avaient curieusement penché le corps en avant, sans cependant quitter le poste d’observation qu’ils avaient choisi.

Arrivée à une portée de pistolet du môle, l’embarcation s’arrêta.

Soudain une voix rude, mais contenue par la prudence sans doute, s’éleva dans le silence, fredonnant les premiers vers de cette chanson bien connue dans ces parages :


¿ Que rumor
Lejos suena,
Que el silencio
En la serena
Negra noche interrumpio ?[1]

À peine l’homme qui chantait eut-il terminé ces cinq vers, que l’un des officiers continua la chanson d’une voix sonore, répondant sans doute au signal qui lui était fait par le patron de l’embarcation :

¿ Es del caballo la veloz carrera,
Tendido eo el escape volador,
O el aspero rugir de hambrienta fiera,
O el silbido tal vez del aquilon ?[2]

Il y eût un temps d’arrêt de quelques secondes pendant lequel on n’entendit d’autre bruit que le clapotement monotone des lames qui venaient mourir sur la plage en roulant les galets, ou les grincements lointains de quelques jarabès ou vihuelas, jouant ces seguedillas et ces tyranas si chères à tous les peuples de race espagnole ; enfin la voix qui la première avait entonné la chanson reprit, mais cette fois avec une intonation approchant de la menace, sans que pourtant l’homme qui parlait parût s’adresser à personne en particulier.

— La nuit est noire, il est imprudent d’errer à l’aventure sur le bord de la mer.

— Oui, lorsqu’on est seul et qu’on sent son cœur défaillir dans sa poitrine, répondit immédiatement l’officier qui déjà avait chanté.

— Qui peut se flatter d’avoir le cœur ferme ? reprit la voix.

— Celui dont le bras est toujours prêt à appuyer les paroles pour le soutien d’une bonne cause, répliqua immédiatement l’autre.

— Allons ! allons ! s’écria gaiement le marin, en s’adressant cette fois à ses compagnons ; souquez sur vos avirons, garçons, les jaguars sont en chasse.

— Gare aux coyotes ! dit encore l’officier.

L’embarcation laissa arriver en grand sur le môle, au pied duquel elle se trouva presque immédiatement accostée.

Les deux officiers avaient de leur côté quitté leur abri et s’étaient dirigés à grands pas vers l’extrémité du môle.

Là un homme vêtu en marin, la tête couverte d’un surouest ciré dont les larges ailes dissimulaient ses traits, se tenait immobile, un pistolet à chaque main.

— Patria ! dit-il d’une voix brève lorsque les officiers ne furent plus qu’à trois pas de lui.

— Libertad ! répondirent-ils sans hésiter.

— Vive Dios ! fit le marin en repassant ses pistolets à la ceinture de cuir qui lui serrait les hanches, un bon vent vous amène, don Serapio, et vous aussi, don Cristoval.

— Tant mieux ! Ramirez, répondit celui des officiers auquel on avait donné le nom de Serapio.

— Avez-vous donc des nouvelles ? fit curieusement son compagnon.

— D’excellentes, don Cristoval, d’excellentes, reprit Ramirez en se frottant joyeusement les mains.

— Oh ! oh ! murmurèrent les deux officiers en échangeant un regard de satisfaction ; contez-nous donc cela, Ramirez.

Celui-ci jeta un regard soupçonneux autour de lui.

— Je le voudrais, dit-il, mais l’endroit où nous sommes ne me semble guère propice pour une conversation du genre de celle que nous devons avoir ensemble.

— C’est vrai, fit don Serapio, mais alors qui nous empêche de monter à bord de votre chaloupe ? Là nous pourrons causer à notre aise.

Ramirez secoua négativement la tête.

— Oui, dit-il, mais alors il nous faudra pousser au large, et je ne me soucie pas plus que vous-mêmes, je le présume, d’être découvert et hélé par quelque ronde des embarcations du port.

— C’est juste, objecta don Cristoval, il nous faut trouver un autre moyen moins périlleux pour nous de causer sans craindre les oreilles indiscrètes.

— Quelle heure est-il ? demanda Ramirez.

Don Serapio fit sonner sa montre.

— Dix heures, répondit-il.

— Bien ! nous avons le temps, alors puisque l’affaire n’est que pour minuit ; venez avec moi, je connais une pulqueria où nous serons aussi en sûreté que sur l’extrémité du Coffre de Perote[3].

— Mais l’embarcation ? objecta don Cristoval.

— Soyez tranquille, elle est sous les ordres de Lucas. Si fins limiers que soient les Mexicains, il est homme à jouer à cache-cache avec eux pendant toute la nuit ; d’ailleurs il a mes instructions.

Les officiers s’inclinèrent sans répondre autrement que par un geste d’acquiescement.

Les trois hommes se mirent en marche. Ramirez s’avançait à quelques pas en avant de ses compagnons. Bien que la nuit fût tellement obscure, qu’à dix mètres de distance il fût impossible de distinguer les objets, cependant le marin se dirigeait à travers les rues étroites et tortueuses de la ville avec autant de facilité et de certitude que s’il l’eût parcourue en plein jour, aux rayons éblouissants du soleil.

Tout près du cabildo, à l’angle de la place Mayor, s’élevait une espèce de cabane faite de débris de navires assemblés et cloués tant bien que mal, qui offrait, à l’heure accablante de midi, un abri précaire aux leperos et aux désœuvrés de toute espèce qui s’y réunissaient pour fumer, boire du mezcal ou jouer au Monte, ce jeu si cher aux Hispano-Américains de toutes les classes.

L’intérieur de ce rancho suspect décoré du nom de pulqueria, répondait parfaitement à l’aspect misérable de l’extérieur ; dans une vaste salle éclairée seulement par la lumière douteuse d’un candil fumeux, une foule d’individus aux visages farouches, couverts de haillons sordides et armés jusqu’aux dents, se pressaient autour de quelques planches posées en équilibre sur des barriques vides et qui servaient de table ; ces hommes buvaient et jouaient avec cette insouciance mexicaine que nul événement, si grave qu’il soit, ne parvient à troubler, et engageaient des monceaux d’or qu’ils puisaient à pleines mains dans leurs calzoneras rapiécées.

Ce fut devant ce bouge immonde, par la porte brisée duquel s’échappait, comme d’une bouche de l’enfer, une vapeur rougeâtre chargée d’émanations pestilentielles, que Ramirez s’arrêta.

— Où diable nous conduisez-vous ? lui demanda don Serapio avec une expression de dégoût qu’il ne put maîtriser à l’aspect repoussant de ce repaire.

Le marin posa un doigt sur sa bouche.

— Chut ! dit-il, vous le saurez. Attendez-moi un instant ici ; seulement ayez soin de vous tenir dans l’ombre de façon à ne pas être aperçus : les commensaux de cet honnête établissement ont de si nombreuses raisons de se défier des espions, que s’ils vous voyaient tout à coup apparaître au milieu d’eux ils seraient dans le premier moment capables de vous faire un mauvais parti.

— Mais quelle nécessité, reprit avec insistance don Serapio, nous oblige à entrer dans ce cloaque pour ce que nous avons à nous dire ? Il me semble que nous devons au contraire rechercher la solitude.

Ramirez sourit avec finesse.

— Croyez-vous donc, dit-il, que si je n’avais eu que certaines nouvelles à vous apprendre, je vous aurais amenés jusqu’ici ?

— Pourquoi donc alors ?

— Vous le saurez bientôt, je ne puis rien vous dire en ce moment.

— Allez donc, puisqu’il en est ainsi ; seulement, je vous en prie, ne nous laissez pas trop longtemps à la porte de cette odieuse maison.

— Soyez tranquille, je ne ferai qu’entrer et sortir.

Puis, après avoir recommandé une dernière fois aux deux officiers d’être prudents, il poussa la porte de la pulqueria qui céda immédiatement et il entra.

Dans le coin le plus obscur de cette salle, presque complètement cachés par les épais nuages de fumée qui tourbillonnaient et se condensaient au-dessus de la tête des joueurs, deux hommes enveloppés dans les larges plis de leurs zarapés de fabriques indiennes, les ailes du chapeau rabaissées sur les yeux, précautions bien inutiles dans les ténèbres, où ils étaient relégués, appuyés sur leurs longs rifles dont la crosse reposait sur le sol en terre battue de la salle, causaient bouche à oreille, en jetant par intervalles des regards inquiets sur les leperos groupés à quelques pas d’eux.

Les joueurs, tout à leur partie, ne songeaient nullement à surveiller les inconnus qui, cependant, par leur tournure martiale, la propreté et la finesse de leurs vêtements, faisaient tache au milieu d’eux et ne devaient évidemment pas appartenir à la compagnie qui, ordinairement, se réunissait dans ce rancho ; c’était donc en pure perte que les inconnus prenaient des précautions pour échapper à leurs regards inquisiteurs, en supposant que tel fût le but des étrangers.

Onze heures sonnèrent au cabildo ; au même instant une ombre se dessina dans l’encadrement de la porte et un homme parut sur le seuil.

Cet individu s’arrêta, jeta un regard perçant dans la salle, puis, après une légère hésitation causée sans doute par la difficulté de reconnaître dans la foule celui où ceux à qui il avait affaire, il entra dans le rancho et se dirigea violemment et d’un pas rapide vers les étrangers.

Ceux-ci se retournèrent au bruit de sa marche et firent un mouvement de joie en le reconnaissant.

Le nouveau venu, le lecteur l’a sans doute deviné déjà, n’était autre que Ramirez.

Les trois hommes se serrèrent la main avec une expression de plaisir qui montrait que pour eux ce n’était pas une de ces banales politesses dont on a la coutume de tant abuser dans la vie soi-disant civilisée des villes.

— Eh bien, demanda Ramirez, qu’avez-vous fait ?

— Rien, répondit un des deux hommes, nous vous attendions.

— Et ces drôles ? reprit-il :

— Ils sont déjà aux trois quarts ruinés.

— Tant mieux, ils ne marcheront qu’avec plus d’entrain.

— Ils ne peuvent tarder maintenant à voir le fond de leurs bourses.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr ; ils jouent depuis huit heures du matin, à ce que dit le pulquero.

— Sans désemparer ? fit le marin avec étonnement,

— Ils n’ont point cessé une minute.

— Tant mieux.

— Ah çà ! dit un des inconnus, êtes-vous donc venu seul ? Et ceux que vous vous étiez fait fort d’amener ?

— Ils sont là ; vous les verrez dans un instant.

— Fort bien. Ainsi c’est toujours pour cette nuit ?

— Vous devez le savoir mieux que moi.

— Ma foi non.

— Vous ne l’avez donc pas vu ?

— Qui ?

— Lui, pardieu !

— Non.

— Diable ! cela est contrariant.

— Je n’avais pas besoin de le voir.

— Mais moi c’est autre chose.

— Pourquoi donc ?

— Parce que j’ai exécuté ses ordres, puisqu’ils sont avec moi.

— C’est juste.

— Vive Dios ! J’ai été contraint d’employer la ruse pour les faire consentir à me suivre jusqu’ici.

— Pourquoi ne les pas faire entrer tout de suite ?

— Je m’en garderais bien, quant à présent du moins. Ce sont des officiers de marine froids et compassés, dont le sourire en n’importe quelle circonstance ressemble toujours à une grimace, tant leurs lèvres minces sont pincées ; les allures un peu débraillées de nos dignes associés, ajouta-t-il avec un sourire, pourraient leur déplaire.

— Mais quand le maître arrivera ?

— Oh ! alors ce sera lui que tout regardera.

Au même instant un sifflement aigu se fit entendre au dehors.

Les joueurs se levèrent comme s’ils eussent été frappés par une commotion électrique.

Ramirez se pencha à l’oreille des deux hommes.

— Le voilà ! leur dit-il à voix basse, à bientôt.

— Où allez-vous donc ? lui demanda vivement un des inconnus.

— Rejoindre ceux qui m’attendent.

Et se faufilant à travers les groupes, le marin sortit inaperçu de la pulqueria.

À peine Ramirez eut-il quitté la salle que la porte fut ouverte d’un vigoureux coup de poing, et un homme entra ou plutôt se précipita dans l’intérieur.

Les assistants se découvrirent comme d’un commun accord et s’inclinèrent respectueusement.

Nous ferons en peu de mots le portrait de ce nouveau personnage appelé à jouer un des rôles les plus importants de cette histoire.

L’étranger paraissait avoir vingt à vingt-deux ans au plus, bien que probablement il en eût davantage ; sa taille frêle et délicate était petite mais parfaitement proportionnée ; tous ses mouvements étaient empreints d’une grâce et d’une noblesse indicibles.

Son visage complètement imberbe était encadré dans de magnifiques cheveux noirs qui s’échappaient en profusion de son chapeau et s’épanouissaient en larges touffes sur ses épaules.

Cet homme avait le front haut et large, intelligent et rêveur, l’œil profond et bien ouvert, le nez droit aux ailes mobiles, la lèvre dédaigneuse et sardonique ; l’ensemble de ses traits formait à cet individu une physionomie d’une expression étrange mais puissante et dominatrice. On ne pouvait l’aimer, mais on devait le craindre.

Ses pieds et ses mains étaient d’une petitesse qui dénotait la race.

Revêtu du pittoresque costume des campesinos mexicains, il portait ses habits si riches avec une grâce et une désinvolture inimitables.

Qui était-il ?

Ses meilleurs amis, et il en comptait beaucoup parmi les gens au milieu desquels il était si subitement apparu, n’auraient su le dire.

En Amérique, surtout à l’époque où se passe notre histoire, c’était la chose du monde la plus facile que de cacher et de murer son existence privée ; tout-à-coup un homme intelligent se révélait sans que l’on s’inquiétât ni d’où il venait ni où il allait ; brillant météore, il traçait une ligne lumineuse dans le chaos de la lutte révolutionnaire qu’il éclairait des lueurs étranges d’actions inouïes ; puis cet homme, ce héros inconnu disparaissait aussi subitement qu’il avait surgi ; la nuit se faisait autour de lui, les ténèbres s’épaississaient de plus en plus, et un mystère impénétrable confondait ensemble sa naissance et son tombeau.

L’étranger était un de ces hommes. Lui et le Jaguar se trouvaient ainsi placés dans une situation identique aux yeux de leurs partisans ; mais l’on vit si vite lorsque sonne l’heure de la lutte suprême, que nul ne cherchait à sonder ces ténèbres et à pénétrer le secret des deux jeunes chefs.

Celui dont nous nous occupons en ce moment était communément nommé El Alferez par ses amis et ses ennemis. Ce mot qui, dans la langue espagnole, signifie littéralement sous-lieutenant, était devenu le nom de ce personnage singulier, nom que, du reste, il avait accepté et auquel il répondait.

Maintenant pourquoi lui avait-on donné ce titre si bizarrement choisi ?

À cette question, comme à toute autre, il nous est impossible de répondre, quant à présent, du moins.

Après avoir promené un regard hautain et assuré sur les assistants groupés en désordre autour de lui, le jeune homme s’appuya contre un tonneau renversé, et d’une voix un peu traînante, avec une nonchalance affectée, il dit en souriant aux individus qui l’entouraient :

— Eh bien ! mes drôles, vous êtes-vous bien divertis ?

Il y eut dans les rangs de l’assemblée un murmure de satisfaction unanime.

— Bien ! mes coyotes, reprit-il du même ton sournoisement railleur ; vous avez besoin de sentir un peu le sang, maintenant, n’est-ce pas ?

— Oui, reprirent en chœur les sinistres personnages.

— Oh ! rassurez-vous ; je vous le ferai sentir avant peu et de façon à vous satisfaire. Mais je ne vois pas Ramirez parmi vous ; est-ce qu’il aurait eu la maladresse de se faire pendre. Bien qu’il ait mérité de l’être depuis longtemps, je ne le crois pas assez niais pour s’être laissé appréhender par les espions du gouvernement mexicain.

Ces paroles furent prononcées d’une voix douce, harmonieusement timbrée mais cependant incisive et un peu criarde.

— J’ai entendu mon nom, dit Ramirez en apparaissant sur le seuil de la porte.

— Certes, je l’ai prononcé. Eh bien ! est-ce que tu est seul ?

— Non pas.

— Ils sont là tous deux ?

— Tous deux.

— Voilà qui est bien. Maintenant, si le Jaguar est aussi fidèle à sa parole que je le serai à la mienne ; je réponds du succès.

— Je retiens votre promesse, señor Alferez, dit un homme qui, depuis quelques minutes, s’était introduit dans la salle.

— Rayo de Dios ! Soyez le bienvenu, vous et vos compagnons, car vous n’êtes sans doute pas seul.

— J’ai vingt hommes qui en valent cent.

— Bravo ; je reconnais là le Jaguar.

Celui-ci se mit à rire.

— Ils n’attendent qu’un signe de moi pour entrer.

— Qu’ils entrent, qu’ils entrent, le temps est précieux, ne le gaspillons pas à des niaiseries.

Le Jaguar alla jusqu’à la porte et jeta à terre la cigarette allumée qu’il tenait à la main.

Les vingt conjurés entrèrent et se rangèrent silencieusement derrière leur chef.

Ramirez entra immédiatement après, suivi par les deux officiers de marine.

— Tout est bien entendu entre nous, Jaguar ?

— Tout.

— Nous agissons l’un envers l’autre avec toute franchise et loyauté ?

— Oui ?

— Vous le jurez ?

— Sans hésiter, je le jure.

— Bien, merci, mon ami ; de mon côté, je jure de vous être fidèle et loyal compagnon.

— Combien avez-vous d’hommes ?

— Vous le voyez, trente.

— Qui ajoutés aux vingt que j’amène, moi, nous donnent le chiffre respectable de cinquante ; si l’affaire est bien conduite, c’est plus qu’il ne nous en faut.

— Maintenant, partageons-nous les rôles.

— Rien n’est changé, je crois : je surprendrai le gallo tandis que, vous, vous enlèverez la corvette.

— Convenu. Où sont les guides ?

— Nous voici, répondirent en s’avançant les deux hommes avec lesquels Ramirez avait causé à sa première entrée dans la pulqueria.

El Alferez les examina attentivement pendant quelques minutes, puis, se tournant vers le Jaguar :

— Vous pouvez partir, il me semble.

— Combien conservez-vous d’hommes ?

— Prenez-les tous, je ne garderai avec moi que Ramirez et deux personnes auxquelles il doit me présenter et qui, sans doute, se trouvent ici.

— En effet, dit le marin.

— Allons, les coyotes, reprit El Alferez, suivez votre nouveau chef ; je vous place provisoirement sous les ordres du Jaguar auquel je cède tous mes droits sur vous.

Les assistants s’inclinèrent sans répondre.

— Et maintenant, frères, reprit le jeune homme, souvenez-vous que vous allez combattre pour la liberté de votre patrie et que l’homme qui vous commande, n’épargnera pas plus que vous sa vie pour la réussite du hardi coup de main qu’il va tenter avec votre aide ; cela doit vous rendre invincibles. Allez.

— N’oubliez pas le signal, une fusée si nous échouons.

— Trois si nous réussissons ; nous réussirons, frère.

— Dieu le veuille.

— Au revoir.

Les deux hommes se serrèrent la main, et le Jaguar sortit de la pulqueria, suivi par ces hommes fauves qui marchaient silencieusement derrière lui, comme des bêtes féroces allant à la curée.

Il ne resta plus bientôt dans la salle que El Alferez, les deux officiers de marine, Ramirez et le pulquero qui, les yeux agrandis par la terreur, regardait et écoutait tout cela sans y rien comprendre.

El Alferez demeura immobile, le corps penché en avant, tant qu’il lui fut possible de percevoir le bruit de plus en plus faible des pas des hommes qui s’éloignaient ; lorsque tout fut rentré dans le silence, il se redressa, et se tournant vers ses compagnons attentifs comme lui ;

— À la grâce de Dieu ! dit-il en faisant pieusement le signe de la croix ; maintenant, caballeros, à notre tour.

— Nous sommes prêts, répondirent les trois hommes.

Et Alferez jeta un rapide regard autour de la salle.

Le pulquero, soit curiosité, soit désœuvrement, soit tout autre motif, se tenait immobile dans un angle reculé de la salle, suivant d’un œil attentif les mouvements de ses singulières pratiques.

— Holà, lui dit El Alferez, approchez.

Le pulquero ôta obséquieusement son chapeau de paille et se hâta d’obéir à cette injonction qui n’admettait pas de réplique.

— Que désirez-vous, seigneurie ? dit-il.

— Vous adresser une question.

— Faites.

— Aimez-vous l’argent ?

— Dam ! assez, seigneurie, répondit-il avec une grimace sournoise qui avait sans doute la prétention d’être un sourire.

— Fort bien, voici une once ; en partant nous vous en donnerons une seconde ; seulement souvenez-vous que vous devez être muet et aveugle.

— C’est facile, répondit-il en empochant la pièce d’or et en se retirant à l’écart.

Depuis le départ du Jaguar, les deux officiers étaient en proie à une inquiétude qu’ils ne cherchaient pas à dissimuler, inquiétude dont ne semblait nullement s’apercevoir El Alferez dont au contraire le visage rayonnait.

En effet, l’expédition qu’ils devaient tenter en compagnie du hardi partisan leur paraissait non-seulement téméraire mais insensée, surtout depuis que El Alferez avait si cavalièrement disposé en faveur du Jaguar de trente hommes résolus dont l’appui leur aurait, croyaient-ils, été indispensable.

Après les avoir un instant examiné attentivement :

— Allons, allons, señores, dit en souriant le jeune homme, reprenez courage ; que diable ! vous avez des mines de déterrés ; nous ne sommes pas morts encore, je suppose.

— C’est vrai ; mais nous n’en valons guère mieux, répondit nettement don Serapio.

El Alferez fronça le sourcil.

— Auriez-vous peur, par hasard ? dit-il avec hauteur.

— Nous n’avons point peur de mourir mais seulement d’échouer.

— Cela me regarde, je vous réponds du succès sur ma tête.

— Nous savons fort bien ce dont vous êtes capable, señor, mais nous ne sommes que quatre hommes, et en fin de compte.....

— Et l’équipage de la chaloupe ?

— C’est vrai : mais l’équipage de la chaloupe n’est que de seize hommes.

— Ils suffiront.

— Je le souhaite sans oser y compter.

— Bref, oui ou non, êtes-vous résolus à m’obéir quand même ?

— Nous avons fait le sacrifice de notre vie.

— Ainsi, quoi qu’il arrive, vous agirez ?

— Quoi qu’il arrive.

— C’est bien.

El Alferez sembla réfléchir un instant, puis s’adressant au pulquero qui se tenait inquiet auprès de lui.

— Vous a-t-on remis quelque chose pour moi ? lui demanda-t-il.

— Oui, seigneurie ; ce soir à l’oraison un homme a apporté une malle sur ses épaules.

— Où est-elle ?

— Comme cet homme m’a assuré qu’elle contenait des objets d’une valeur assez importante, j’ai fait placer cette malle dans ma chambre afin qu’elle fût en sûreté.

— Conduisez-moi à votre chambre.

— Comme il vous plaira, seigneurie.

— Señores, dit El Alferez en s’adressant aux deux officiers de marine et à Ramirez, attendez-moi dans cette salle : dans dix minutes je suis à vous.

Et sans attendre de réponse, il fit signe au pulquero de le conduire, et il sortit de la salle d’un pas rapide.

Il y eut un instant de silence entre les trois hommes ; ils paraissaient en proie à de tristes pensées, et jetaient autour d’eux des regards inquiets.

Le temps, qui jamais ne s’arrête, avait rapidement marché pendant le cours des événements que nous avons rapportés. La nuit presque tout entière s’était écoulée, les premières lueurs de l’aube commençaient à blanchir les parois enfumées de la pulqueria, et déjà quelques habitants éveillés plus tôt que les autres se hasardaient dans les rues : le soleil n’allait pas tarder à paraître.

— Voici bientôt le jour, observa don Serapio en hochant la tête avec inquiétude.

— Qu’importe ? répondit Ramirez.

— Comment, qu’importe ? s’écria avec étonnement don Serapio ; mais il me semble que, pour l’entreprise que nous voulons tenter, une des conditions les plus importantes est le mystère.

— Certes, appuya don Cristoval, si nous attendons que le jour soit entièrement levé, toute surprise devient impossible.

Ramirez haussa les épaules.

— Vous ne connaissez pas l’homme sous les ordres duquel vous vous êtes volontairement placés, répondit-il, ce sont justement les choses impossibles qu’il se plaît à tenter.

— Vous le connaissez donc mieux que nous, vous qui en parlez ainsi ?

— Mieux que vous et que tout le monde, dit le marin avec une certaine animation ; j’ai en lui la foi la plus grande ; depuis dix ans, j’ai vécu à ses côtés, et maintes fois j’ai été à même d’apprécier ce qu’il y avait de noble et de réellement généreux dans son cœur.

— Ah ! firent les deux officiers en se rapprochant vivement. Qui est-il donc ?

Un sourire ironique plissa les lèvres fines de Ramirez.

— Vous le savez aussi bien que moi : un chaud patriote et un des chefs les plus renommés du mouvement révolutionnaire.

— Hum ! fit don Cristoval, ce n’est pas cela que nous vous demandons.

— Quoi donc alors ? dit-il avec une imperceptible ironie.

— Dam ! vous avez, dites-vous, vécu dix ans auprès de cet homme, reprit don Serapio ; vous devez savoir sur lui certaines particularités que tout le monde ignore, et que nous ne serions pas fâchés de connaître.

— C’est possible ; malheureusement il m’est de toute impossibilité de satisfaire votre curiosité à cet égard ; si El Alferez n’a pas jugé convenable de vous donner certains détails intimes de sa vie privée, ce n’est pas à moi à vous les révéler.

Don Serapio allait répliquer avec une certaine aigreur au marin, lorsque la porte par laquelle était sorti El Alferez se rouvrit et livra passage au pulquero ; une dame le suivait.

Les deux officiers ne purent réprimer un cri d’étonnement en reconnaissant sous ce costume El Alferez lui-même.

Le jeune chef portait l’habit féminin avec une grâce et une désinvolture telles ; il marchait avec une aisance si grande et paraissait être si habitué aux mille brimborions de la toilette féminine ; en un mot, la métamorphose était si complète, que, n’eût été son regard dont le jeune homme n’avait pu parvenir à éteindre complètement le rayonnement étrange, les trois hommes eussent juré que cet être singulier était bien réellement une femme.

Le costume de El Alferez sans être riche était élégant et de bon goût ; son visage, à demi caché sous les plis soyeux de son rebozo, dissimulait en partie l’expression hautaine de sa physionomie ; à la main droite il tenait un charmant éventail en bois de santal dont il jouait avec cette gracieuse nonchalance si pleine d’habileté que seules possèdent les Espagnoles et leurs filles de l’Amérique du Sud.

— Eh bien ! caballeros, dit le jeune homme en minaudant et d’une voix douce et harmonieuse, ne me reconnaissez-vous pas ? je suis la fille de votre amie doña Léonor Salcedo, doña Mencia.

Les trois hommes s’inclinèrent respectueusement.

— Pardonnez-moi, señorita, répondit don Serapio en baisant gravement le bout de ses doigts effilés, nous vous reconnaissons parfaitement au contraire, mais nous étions si loin de nous attendre au bonheur de vous rencontrer ici…

— Que même en ce moment, après vous avoir parlé, nous n’osons encore croire à la réalité de ce que nous voyons.

Le pulquero promenait de l’un à l’autre des assistants des regards effarés. Le brave homme ne comprenait plus rien à ce qui se passait ; il se demandait dans son for intérieur s’il dormait ou s’il était éveillé. En somme, il n’était pas loin de croire à un sortilége.

— Je ne comprends pas votre étonnement, caballeros, reprit avec intention la feinte doña Mencia ; n’était-il pas convenu depuis quelques jours déjà entre vous, ma mère et mon mari, que nous irions ce matin déjeuner à bord de la corvette Libertad avec le commandant Rodriguez ?

— En effet, s’écria vivement don Serapio, excusez-moi, señorita, je ne sais véritablement où j’ai la tête. Comment ai-je pu oublier cela ?

— Je vous excuserai, répondit en souriant El Alferez, mais à la condition que vous réparerez votre oubli inexplicable et votre procédé peu galant en m’offrant votre bras pour nous rendre immédiatement de compagnie à bord de la corvette.

— D’autant plus, appuya don Cristoval, que nous avons un assez long trajet à faire et que sans doute le commandant nous attend.

— Canarios ! s’il vous attend ! s’écria Ramirez. Je le crois bien, señor, puisqu’il m’a expédié avec une embarcation pour vous conduire à bord.

— Puisqu’il en est ainsi, je crois que nous ferons bien de partir sans plus tarder.

— Nous sommes à vos ordres, señorita.

— Tenez, brave homme, reprit El Alferez d’une voix douce, en s’adressant au pulquero, prenez ceci en souvenir de moi.

Le digne homme, à moitié hébété par ce qu’il voyait, tendit machinalement sa main droite, dans laquelle le mystérieux aventurier laissa nonchalamment tomber une once d’or ; puis, prenant le bras de don Serapio, il sortit accompagné de don Cristoval et de Ramirez, qui prirent les devants afin de prévenir les canotiers.

Le brave pulquero se mit sur le seuil de sa porte et suivit des yeux aussi longtemps qu’il les put appercevoir les étranges visiteurs qui pendant la nuit entière étaient restés dans sa maison ; puis il rentra chez lui en hochant la tête d’un air pensif et en murmurant tout en faisant sauter dans sa main la pièce d’or qu’il avait reçue :

— Tout cela n’est pas clair : un homme qui est une femme, des amis qui ne se reconnaissent pas après avoir causé deux heures ensemble, c’est diablement louche ; pour sûr il se prépare quelque chose. Du diable si je m’en mêlerai : il est bon dans certaines circonstances de savoir retenir sa langue ; d’ailleurs ce n’est pas mon affaire, l’or que l’on m’a donné est bon, je ne dois pas voir plus loin.

Fort de ce raisonnement philosophique et rempli de prudence, le pulquero ferma la porte et alla se coucher afin de rattraper pendant le jour le sommeil que ses singulières pratiques lui avaient fait perdre pendant la nuit.


  1. Quelle rumeur

    résonne au loin,

    qui interrompt

    le silence placide

    de la nuit noire ?

  2. Serait-ce du cheval la course rapide,
    lancé sur l’étroite carrière,
    ou le rugissement féroce d’un fauve affamé,
    ou peut-être les sifflements de l’aquilon ?
  3. Montagne des environs de Mexico.