Amyot (p. 208-227).


XIV

LA PROPOSITION.


La même nuit, presque à la même heure, le Jaguar, retiré au fond de sa tente, assis sur un modeste équipal en bois de chêne à peine dégrossi, le coude appuyé sur une table et la tête dans la main, lisait, à la lueur d’un modeste candil qui ne jetait qu’une lueur douteuse, des dépêches importantes qu’il avait reçues dans la soirée.

Absorbé par sa lecture, le jeune commandant des insurgés ne prêtait aucune attention au bruit du dehors, lorsque tout à coup un courant d’air assez vif agita la flamme de la mèche, et l’ombre d’un homme se dessina en noir sur la toile de sa tente.

Le jeune homme contrarié d’être dérangé dans sa lecture, releva la tête avec humeur et regarda du côté de l’entrée de sa tente avec un froncement de sourcils qui ne promettait rien d’agréable à son malencontreux interrupteur.

Mais à la vue de l’homme qui se tenait sur le seuil appuyé sur un long rifle, en fixant sur lui deux yeux brillants comme des escarboucles, le Jaguar contint avec peine un cri de surprise et fit un mouvement pour saisir les pistolets placés à portée de sa main sur la table.

Cet homme que nous avons déjà eu l’occasion de présenter au lecteur dans une circonstance assez grave, n’avait, nous devons l’avouer, dans son aspect rien qui prévînt beaucoup en sa faveur.

Ses regards farouches, sa physionomie dure rendue plus sévère encore par sa longue barbe blanche, sa taille haute, son accoutrement bizarre, tout en lui inspirait la répulsion et presque la crainte.

Le mouvement du Jaguar fit naître un sourire sinistre sur ses lèvres pâles.

— À quoi bon chercher vos armes ? dit-il d’une voix rauque en frappant de la paume de la main droite sur le canon de son rifle : si j’avais eu l’intention de vous tuer, depuis longtemps déjà vous seriez mort.

Le jeune homme fit opérer un mouvement de rotation à son équipal, qui le plaça face à face avec l’étranger.

Les deux hommes s’examinèrent un instant avec l’attention la plus minutieuse.

— M’avez-vous assez regardé ? reprit enfin l’étranger.

— Oui, répondit le Jaguar, maintenant dites-moi qui vous êtes, ce qui vous amène ici, et comment vous êtes parvenu jusqu’à moi.

— Voilà bien des questions à la fois, cependant je tâcherai d’y répondre ; qui je suis, nul ne le sait, il y a des moments où je l’ignore moi-même : je suis un maudit et un réprouvé, rôdant dans le désert comme une bête fauve en quête d’une proie ; les Peaux-Rouges dont je suis l’ennemi implacable et auxquels j’inspire une terreur superstitieuse, me nomment le Kiéin-Stomann ; ces renseignements vous suffisent-ils ?

— Quoi, s’écria le jeune homme, au comble de la surprise, ce Scalpeur-Blanc… ?

— C’est moi, répondit tranquillement l’étranger on me désigne aussi quelquefois sous le nom du Sans-Pitié.

Tout cela avait été dit par le vieillard de ce ton monotone et rauque, particulier aux hommes qui, privés depuis longtemps de la société de leurs semblables, ont été astreints à un silence forcé, et pour lesquels la parole est presque devenue un travail.

Le Jaguar fit un geste de répulsion à l’aspect de cet homme sinistre, dont la lugubre réputation était parvenue jusqu’à lui avec son auréole sanglante.

Sa mémoire lui rappela immédiatement tous les traits de férocité et de cruauté imputés à cet homme, et ce fut sous l’impression de ce souvenir qu’il lui dit avec un accent de dégoût qu’il ne se donna pas la peine de cacher :

— Qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ?

Le vieillard sourit d’un air railleur.

— Dieu, répondit-il, rattache tous les hommes les uns aux autres par des liens invisibles qui les font solidaires les uns des autres ; il l’a voulu ainsi, dans sa suprême sagesse, afin de rendre les sociétés possibles.

En entendant cet étrange solitaire citer le nom de Dieu, et émettre une si singulière proposition, le Jaguar sentit son étonnement redoubler.

— Je ne discuterai pas avec vous, reprit-il ; chacun dans la vie suit la voie que lui a tracé le sort, il ne m’appartient de vous juger ni en bien ni en mal ; seulement, je crois avoir le droit de dénier toute solidarité avec vous, quels que soient vos sentiments pour moi et les motifs qui vous ont amené ici ; jusqu’à présent nous sommes demeurés étrangers l’un à l’autre, je désire qu’il continue d’en être ainsi.

— Qu’en savez-vous ? Quelle certitude avez-vous que cette fois soit la première qui nous ait mis face à face ? L’homme ne peut pas plus répondre du passé que de l’avenir, l’un et l’autre sont dans les mains d’un plus puissant que lui, de Celui qui juge immédiatement les actions et pour lequel il n’y a qu’un poids et qu’une mesure : Dieu, enfin.

— Je m’étonne, répondit le Jaguar intéressé malgré lui, que le nom de Dieu se trouve si souvent sur vos lèvres.

— Parce qu’il est profondément gravé dans mon cœur, répondit le vieillard avec une teinte de sombre tristesse qui répandit un voile de mélancolie sur ses traits austères. Vous avez dit vous-même que vous ne vouliez pas me juger ; conservez de moi la mauvaise impression que vous ont laissée des récits peut-être mensongers ; peu m’importe l’opinion des hommes, je ne reconnais d’autre juge de mes actions que ma conscience.

— Soit ; maintenant permettez-moi de vous faire observer que le temps s’écoule rapidement, que la nuit s’avance, que de sérieuses occupations me réclament et que j’ai besoin d’être seul.

— En un mot, vous me mettez à la porte ; malheureusement, il ne me plaît pas, quant à présent, d’accéder à votre désir, ou, si vous le préférez, d’obéir à votre ordre ; je veux d’abord répondre à toutes vos questions, puis, si vous l’exigez encore, je me retirerai.

— Cette obstination de votre part pourrait, prenez-y garde, avoir pour vous des conséquences funestes.

— Pourquoi menacer celui qui ne nous insulte pas ? répondit le vieillard toujours impassible ; croyez-vous donc que ce soit pour rien que je me suis dérangé ? Non, non ; de sérieux motifs m’amènent auprès de vous, et je me trompe fort, ou ce temps que maintenant vous regrettez de m’accorder, vous reconnaîtrez bientôt que vous ne pouviez mieux faire que de l’employer à m’entendre.

Le Jaguar haussa les épaules avec impatience ; il lui répugnait d’user de violence envers un homme qui, après tout, n’était pas sorti vis-à-vis de lui des bornes de la plus stricte politesse, et puis malgré lui une espèce de pressentiment secret l’avertissait que la visite de ce vieillard singulier lui serait utile.

— Parlez donc, lui dit-il, au bout d’un instant, du ton d’un homme qui se résigne à subir une chose qui lui déplaît, mais à laquelle il ne peut se soustraire, seulement soyez bref.

— Je n’ai pas assez l’habitude de la parole pour me plaire à faire de longs discours, répondit le Scalpeur ; je ne dirai que les choses strictement indispensables pour être bien compris de vous.,

— Faites donc sans plus de préambules.

— Soit. Je reviens maintenant à la seconde question que vous m’avez adressée ; vous m’avez demandé quelle raison m’amenait ici. Je vous le dirai bientôt, mais je répondrai d’abord à votre troisième question : comment je suis parvenu jusqu’à vous,

— En effet, s’écria le Jaguar, cela me semble extraordinaire !

— Pas aussi extraordinaire que vous le supposez : je pourrais vous dire que je suis un trop vieux routier des prairies pour ne pas mettre en défaut les sentinelles les plus vigilantes ; je préfère vous avouer la vérité, elle vous sera plus profitable. Vous avez confié cette nuit la garde de votre camp à des chiens apaches, qui au lieu de veiller, comme ils s’y sont engagés, se sont endormis à leur poste, si bien que le premier venu peut s’introduire, comme bon lui semble, dans vos lignes, et cela est si vrai, qu’il y a à peine deux heures, une troupe de huit individus a traversé votre camp dans toute sa longueur, et est entrée dans l’hacienda sans que personne ait cherché à s’y opposer.

— Vive Dios ! s’écria le Jaguar en se levant blême de colère, est-il donc possible qu’il en soit ainsi ?

— J’en suis la preuve, il me semble, répondit simplement le vieillard.

Le jeune homme saisit ses pistolets et fit un brusque mouvement pour s’élancer au dehors, l’étranger le retint.

— À quoi bon, lui dit-il, soulever une querelle avec vos alliés ? C’est un fait accompli, mieux vaut en subir les conséquences ; seulement que cela vous serve de leçon pour prendre une autre fois mieux vos précautions.

— Mais ces hommes qui ont traversé le camp ? reprit le Jaguar d’une voix saccadée.

— Vous n’avez rien à redouter d’eux, ce sont de pauvres diables de chasseurs qui probablement cherchaient un refuge pour les deux femmes qu’ils emmenaient au milieu d’eux.

— Deux femmes ?

— Oui, une blanche et une indienne ; bien qu’elles fussent habillées en homme, je les ai reconnues d’autant plus facilement que depuis longtemps déjà je les surveillais.

— Ah ? fit le Jaguar d’un air pensif, connaissez-vous quelqu’un de ces chasseurs ?

— Un seul, qui est, je crois, le tigrero de cette hacienda.

— Tranquille ! s’écria le Jaguar avec une expression impossible à rendre.

— Oui.

— Alors l’une de ces deux femmes est sa fille Carméla ?

— Probablement.

— Ainsi elle se trouve maintenant au Mezquite ?

— Oui

— Oh ! s’écria-t-il avec explosion, il faut à tout prix que je m’empare de cette hacienda maudite,

— C’est justement ce que je viens vous proposer, dit paisiblement le Scalpeur.

Le jeune homme fit un pas en avant.

— Hein ! reprit-il, que dites-vous ?

— Je dis, répondit du même ton le vieillard, que je viens vous proposer de vous emparer de l’hacienda.

— Vous ?

— Moi.

— C’est impossible.

— Pourquoi donc ?

Parce que, reprit le Jaguar avec agitation, l’hacienda est bien fortifiée ; elle est défendue par une garnison nombreuse et brave, commandée par an des meilleurs officiers de l’armée mexicaine, et, depuis dix-sept jours que j’ai investi ces murailles maudites, je n’ai pu, malgré tous mes efforts, faire un pas en avant.

— Tout cela est vrai.

— Eh bien ?

— Eh ! bien je vous réitère ma proposition.

— Mais comment ferez-vous ?

— Cela me regarde.

— Ceci n’est pas une réponse ?

— Je ne puis vous en faire d’autre.

— Cependant ?

— Là où la force n’aboutit à rien, il faut employer la ruse ; cet avis n’est-il pas le vôtre ?

— Oui ; mais encore faut-il avoir entre les mains les moyens nécessaires.

— Ces moyens, je les ai.

— Pour nous emparer de l’hacienda ?

— Je vous introduirai dans l’intérieur, le reste vous regarde.

— Oh ! une fois dedans, je n’en sortirai plus.

— Ainsi, vous acceptez ?

— Un moment.

— Vous hésitez ?

— J’hésite.

— Lorsque je vous offre une réussite imprévue ?

— Pour cela même.

— Je ne vous comprends pas.

— Je vais m’expliquer.

— Soit.

— Il n’est pas admissible que ce soit seulement par intérêt pour moi ou pour la cause que je sers que vous soyez venu me faire une semblable proposition ?

— Peut-être.

— Jouons cartes sur table. Quel que soit du reste votre caractère, vous avez une manière de voir les choses qui vous rend fort indifférent aux chances bonnes ou mauvaises de la lutte engagée en ce moment dans ce malheureux pays.

— Vous êtes dans le vrai.

— N’est-ce pas ? Peu vous importe que le Texas soit indépendant ou esclave.

— Je l’admets.

— Vous avez donc une autre raison pour agir ainsi que vous le faites ?

— On a toujours une raison.

— Parfaitement ; eh bien ! c’est cette raison que je veux connaître.

— Et si je refuse de vous la dire ?

— Je n’accepte pas votre proposition.

— Vous aurez tort.

— C’est possible.

— Réfléchissez.

— C’est tout réfléchi.

Il y eut un instant de silence ; ce fut le vieillard qui le rompit.

— Vous êtes un enfant soupçonneux et entêté, lui dit-il, qui, par un sentiment de loyauté mal entendu, risquez de perdre une occasion que peut-être vous ne retrouverez jamais.

— J’en courrai le risque ; je veux être franc avec vous : je ne vous connais que sous de fort mauvais rapports, votre réputation est exécrable, rien ne me prouve que sous le prétexte de me servir vous n’ayez pas l’intention de me tendre un piége.

Le visage pâle du vieillard se couvrit d’une rougeur subite à ces rudes paroles, un frisson nerveux agita tous ses membres ; mais, par un effort violent, il parvint à maîtriser l’émotion qu’il éprouvait, et, au bout de quelques instants, il répondit d’une voix calme mais dans laquelle restait encore un peu de la tempête qui grondait sourdement au fond de son cœur.

— Je vous pardonne, dit-il ; vous deviez me parler ainsi que vous l’avez fait, je ne puis vous en vouloir. Le temps s’écoule, il est près d’une heure du matin ; bientôt il sera trop tard pour exécuter le hardi projet que j’ai formé ; je n’ajouterai qu’un mot : réfléchissez avant de me répondre, car de cette réponse dépendra ma résolution. Le motif qui me pousse à vous offrir de vous introduire dans l’hacienda m’est tout personnel, il ne vous touche ni ne vous regarde en rien.

— Mais quelle garantie me donnez-vous de la sincérité de vos intentions ?

Le vieillard fit un pas en avant, redressa sa haute taille, et d’une voix empreinte d’un accent de majesté suprême :

— Ma parole, dit-il, la parole d’un homme qui, quoi qu’on rapporte sur son compte, n’a jamais failli à ce qu’il se doit lui-même ; je vous jure sur l’honneur, en présence de ce Dieu devant lequel vous et moi nous comparaîtrons peut-être bientôt, que mes intentions sont pures et loyales, sans aucune arrière-pensée de trahison. Maintenant, répondez, que résolvez-vous ?

En prononçant ces paroles, l’attitude du vieillard, ses gestes, son visage même étaient empreints de tant de noblesse et de grandeur qu’il semblait transfiguré.

Malgré lui, le Jaguar se sentit ému, il fut séduit et entraîné par cet accent qui lui parut venir du cœur.

— J’accepte, dit-il d’une voix ferme.

— J’y comptais, répondit le vieillard ; chez les natures jeunes et généreuses, les bons sentiments trouvent toujours de l’écho. Vous ne vous repentirez pas de la confiance que vous m’accordez.

— Voilà ma main, dit le jeune homme avec entraînement serrez-la sans crainte, c’est celle d’un ami.

— Merci, répondit le vieillard, tandis qu’une larme brûlante perlait à ses paupières ; cette parole me paie de bien des souffrances et de bien des douleurs.

— Maintenant, expliquez-moi votre projet.

— C’est ce que je vais faire en deux mots ; seulement, avant que nous débattions le plan que nous adopterons, faites sans bruit rassembler trois ou quatre cents hommes afin que nous puissions nous mettre en marche aussitôt que nous nous serons entendus.

— Vous avez raison.

— Je n’ai pas besoin de vous conseiller la prudence ; il faut que vos hommes se réunissent dans le plus grand silence. Ne prenez pas de Peaux-Rouges avec vous, ils vous seraient plus nuisibles qu’utiles. Je ne tiens pas à être vu d’eux, vous savez que je suis leur ennemi.

— Soyez tranquille, j’agirai comme vous le désirez.

Le Jaguar sortit, son absence dura un quart d’heure à peine ; pendant ce temps le Scalpeur-Blanc demeura immobile au milieu de la tente, appuyé d’un air pensif sur le canon de son rifle, dont la crosse reposait à terre.

Bientôt on entendit au dehors comme un imperceptible bourdonnement d’abeilles dans la ruche. C’était le camp qui s’éveillait.

Le Jaguar rentra.

— Maintenant, dit-il, les ordres sont donnés ; avant un quart d’heure, quatre cents hommes auront pris les armes.

— C’est plus de temps qu’il ne nous en faut pour ce que j’ai à vous dire ; mon plan est des plus simples, et, si vous le suivez de point en point, nous entrerons dans l’hacienda sans coup férir ; écoutez-moi avec attention.

— Parlez.

Le vieillard approcha un équipal de la table devant laquelle se tenait le Jaguar, s’assit, plaça son rifle entre ses jambes et commença.

— Il y a fort longtemps que je connais l’hacienda del Mezquite, dit-il. À la suite d’événements trop longs à vous raconter et qui ne vous intéresseraient que médiocrement, je fus pendant près d’un an un de ses habitants en qualité de mayordomo. À cette époque, le père du propriétaire actuel vivait encore, pour certaines raisons, il avait en moi la plus grande confiance. Vous savez que lorsqu’à l’époque de la conquête les Espagnols construisirent ces haciendas, ils en firent plutôt des forteresses que des fermes, contraints qu’ils étaient de se défendre presque chaque jour contre les agressions des Peaux-Rouges ; or, il faut que vous sachiez que dans toute forteresse il existe une porte masquée, une sortie secrète qui, au besoin, sert à la garnison, soit pour recevoir des secours en vivres ou en hommes, soit pour évacuer la place, si elle est serrée de trop près.

— Oh ! s’écria le Jaguar en se frappant le front, l’hacienda posséderait-elle une de ces sorties ?

— Patience, laissez-moi continuer.

— Mais, reprit le jeune homme, regardez : voilà le plan détaillé du Mezquite fait par un homme dont la famille l’habite de père en fils depuis trois générations, et rien de pareil n’y est marqué.

Le vieillard jeta un regard indifférent sur le plan que lui montrait le jeune homme.

— Parce que, reprit-il, ce secret n’est ordinairement connu que par le propriétaire seul de l’hacienda, mais laissez-moi finir.

— Parlez ! parlez !

— Ces sorties, si utiles à l’époque de la conquête, finirent avec le temps, et grâce à la longue paix qui régna dans le pays, par être complètement négligées ; puis, peu à peu, comme elles ne servaient plus à rien, le souvenir s’en perdit totalement, et je suis convaincu que la plupart des hacienderos, aujourd’hui, ignorent l’existence de ces portes secrètes dans leurs habitations ; le propriétaire du Mezquite est du nombre.

— Qu’en savez-vous ? peut-être la porte est-elle bouchée ou du moins défendue par un fort détachement.

Le vieillard sourit.

— Non, dit-il, la porte n’est pas bouchée, nul détachement ne la garde.

— Vous en êtes certain ?

— Ne vous ai-je pas dit que depuis quelques jours je rôde aux environs ?

— Je ne me le rappelle pas.

— J’ai voulu m’assurer de l’existence de cette porte, qu’un hasard fortuit m’avait fait découvrir autrefois.

— Eh bien ?

— Eh bien ! je l’ai cherchée, je l’ai retrouvée et je l’ai ouverte.

— Vive Dios ! s’écria le Jaguar avec joie, l’hacienda est à nous, alors !

— Je le crois, à moins d’une fatalité ou d’un miracle, deux choses aussi improbables l’une que l’autre.

— Mais où est-elle placée, cette porte ?

— Comme toujours, dans l’endroit où il est le moins possible d’en soupçonner l’existence. Regardez, ajouta-t-il en se penchant sur le plan : l’hacienda, construite sur une hauteur, est exposée, en cas d’un long siége, à voir ses norias se tarir, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Fort bien. La rivière de ce côté passe au pied des rochers au sommet desquels s’élèvent ses murailles.

— Oui, oui, dit le jeune homme qui suivait avidement les indications que donnait le vieillard.

— Jugeant avec raison, reprit-il, que de ce côté l’hacienda était imprenable, vous vous êtes contenté d’établir sur le bord de la rivière quelques postes chargés de surveiller les mouvements de l’ennemi.

— Toute fuite de ce côté est impossible pour la garnison, d’abord à cause de la hauteur des murailles, et puis ensuite à cause de la rivière qui lui forme un fossé naturel.

— Eh bien ! c’est justement dans ces rochers, presque au niveau de l’eau, que se trouve la porte par laquelle nous nous introduirons ; elle s’ouvre au fond d’une grotte naturelle dont l’entrée est tellement obstruée par les plantes grimpantes, que du rivage opposé il est impossible d’en soupçonner l’existence.

— Enfin ! s’écria le Jaguar, cette redoute, qui jusqu’à présent a constamment été un des anneaux de la lourde chaîne rivée sur le Texas, sera donc demain une des plus solides barrières de son indépendance. Que Dieu soit loué, lui qui a permis qu’un aussi éclatant triomphe couronnât nos efforts !

— J’espère vous voir maître de la place avant le lever du soleil.

— Dieu vous entende !

— Maintenant, nous partirons quand vous voudrez.

— Tout de suite, tout de suite.

Ils sortirent de la tente.

D’après les ordres du Jaguar, John Davis avait fait éveiller quatre cents hommes choisis parmi les plus résolus et les plus adroits tireurs des partisans texiens réunis en ce moment devant la place.

Ils étaient rangés à quelques pas de la tente, immobiles et silencieux. Leurs rifles, dont les canons étaient bronzés, afin de ne pas jeter d’éclairs dénonciateurs aux reflets des rayons de la lune, étaient posés en faisceaux sur le sol.

Les officiers formaient un groupe à part. Ils causaient entre eux à voix basse avec une certaine animation, ne comprenant rien à l’ordre qu’ils avaient reçu et ne sachant pas pour quelle raison leur chef les avait fait éveiller.

Le Jaguar s’avança vers eux.

À son approche, les officiers s’écartèrent à droite et à gauche. Le jeune homme, suivi du Scalpeur, entra dans le cercle qui se referma aussitôt.

John Davis, en apercevant le vieillard qu’il reconnut aussitôt, poussa un cri de surprise étouffé.

— Caballeros, dit le Jaguar à voix basse, nous allons tenter un coup de main qui, s’il réussit, nous rendra maîtres de l’hacienda presque sans coup férir.

Un murmure d’étonnement parcourut comme un frisson les rangs des officiers.

— Une personne en laquelle j’ai la plus entière confiance, continua le Jaguar, m’a révélé l’existence d’une porte secrète ignorée de la garnison, qui nous donnera accès dans la place. Que chacun de vous prenne le commandement de son détachement. Notre marche doit être sourde comme celle des guerriers indiens sur le sentier de la guerre. Vous m’avez bien compris, je compte sur votre concours. Le mot d’ordre sera, en cas de séparation, Texas y libertad. À vos postes.

Le cercle se rompit, et chaque officier alla se placer en serre-file au poste qu’il devait occuper.

John Davis s’approcha alors du Jaguar.

— Un mot, lui dit-il, en se penchant à son oreille.

— Parlez.

— Savez-vous quel est cet homme qui se tient là près de vous ?

— Oui.

— Vous en êtes sûr ?

— C’est le Scalpeur-Blanc.

— Et vous vous fiez à lui ?

— Entièrement.

L’Américain hocha la tête.

— Est-ce lui qui vous a révélé l’existence de la porte par laquelle nous devons entrer ?

— Oui.

— Prenez garde.

À son tour, le Jaguar haussa les épaules.

— Vous êtes fou, dit-il.

— Hum ! c’est possible, reprit John, mais c’est égal, je le surveillerai.

— À votre aise.

— Voyons, venez.

L’Américain le suivit en jetant sur le vieillard un dernier regard de soupçon.

Celui-ci n’avait paru nullement s’occuper de cet aparté ; indifférent en apparence à ce qui se passait autour de lui, il attendait, tranquillement appuyé sur son rifle, qu’il plût au Jaguar de donner l’ordre de départ.

Enfin le mot marche ! circula de rangs en rangs et la colonne s’ébranla.

Ces hommes, habitués pour la plupart aux longues courses du désert, posaient si légèrement les pieds sur le sol qu’ils semblaient glisser comme des fantômes, tant leur marche était silencieuse.

En ce moment, comme si le ciel eût voulu se mettre de la partie, un immense nuage noir s’étendit sur la voûte céleste et intercepta les rayons de la lune, substituant presque sans transition une obscurité profonde à la clarté qui régnait auparavant, et la colonne disparut dans les ténèbres.

À quelques pas en avant du gros de la troupe, marchaient côte à côte le Jaguar, le Scalpeur-Blanc et John Davis.

— Bravo, murmura le jeune homme, tout nous favorise.

— Attendons la fin grommela l’Américain, dont les soupçons, loin de diminuer, ne faisaient au contraire qu’augmenter d’instant en instant.

Cependant au lieu de sortir du camp du côté de l’hacienda dont la sombre silhouette se dessinait sinistre et menaçante au sommet de la colline, le Scalpeur fit faire un long circuit à la colonne qui côtoya les derrières du camp.

Le plus profond silence régnait dans la plaine, le camp et l’hacienda semblaient dormir, pas une lumière ne luisait dans l’ombre, on aurait cru en voyant un calme aussi profond que la plaine était déserte, mais ce calme factice renfermait dans ses flancs une tempête terrible prête à éclater au premier signal.

Ces hommes qui marchaient à pas de loups, sondant les ténèbres autour d’eux et le doigt placé sur la détente du rifle, sentaient battre leurs cœurs d’impatience d’en venir aux mains avec leurs ennemis.

Singulière coïncidence, étrange fatalité qui faisait à la même heure, pour ainsi dire au même moment, tenter une double surprise par les assiégeants et les assiégés et lançait à l’aveuglette les uns contre les autres des hommes qui chacun de leur côté s’avançaient avec l’espoir d’une réussite certaine, et convaincus qu’ils allaient surprendre endormis les ennemis trop confiants qu’ils brûlaient d’égorger.

Aussitôt sortis du camp les insurgés se rapprochèrent des bords de la rivière, dont les rives garnies d’épais buissons et de plantes aquatiques leur auraient offert, même en plein jour, un abri certain contre les Mexicains.

Arrivée à une demi-lieue environ des retranchements, la colonne s’arrêta ; le Scalpeur-Blanc s’avança seul de quelques pas en avant, puis il rejoignit le Jaguar.

— C’est ici que nous devons traverser la rivière, lui dit-il ; il y a un gué, les hommes n’auront de l’eau que jusqu’à la ceinture.

Et donnant l’exemple, le vieillard descendit le premier dans le lit de la rivière.

Les autres suivirent immédiatement ; ainsi que l’avait annoncé le Scalpeur, les soldats n’avaient de l’eau que jusqu’à la ceinture.

Ils passèrent sur trois de front, et en serrant les rangs afin de refouler le courant assez fort, qui sans ces précautions aurait pu les entraîner.

Dix minutes plus tard toute la troupe se trouvait réunie dans l’intérieur de la grotte au fond de laquelle s’ouvrait la porte secrète.

— Le moment est venu, dit alors le Jaguar, de redoubler de prudence ; évitons, si cela est possible, l’effusion du sang ; que pas un mot ne soit prononcé, pas un coup de rifle tiré sans mon ordre, il y va de la vie ; puis se tournant vers le Scalpeur-Blanc

— Maintenant, lui dit-il d’une voix ferme, ouvrez la porte !

Il y eut alors un moment d’anxiété suprême pour les insurgés, qui attendaient en frémissant d’impatience la chute du frêle obstacle qui les séparait de leurs ennemis.