Amyot (p. 172-189).

XII

LA SOMMATION.


Les peuples européens, habitués aux guerres de géants du vieux monde, où l’on voit s’entrechoquer sur un champ de bataille des masses énormes de deux et trois cent mille hommes de chaque côté, où les armées ont des divisions de trente et de quarante mille hommes, une cavalerie forte souvent de soixante à quatre-vingt mille chevaux, et où les pièces d’artillerie se comptent par plusieurs centaines, se feront difficilement une idée de la façon dont on fait la guerre dans certaines parties de l’Amérique, ainsi que la force de la composition des armées du Nouveau-Monde.

Il faut, comme le Mexique, compter plusieurs millions d’habitants pour réunir dix mille hommes sous les armes, chiffre énorme pour ces contrées.

Les différentes républiques qui se sont formées à la suite du démembrement des colonies espagnoles, telles que le Pérou, le Chili, la Nouvelle-Grenade, la Bolivie, le Paraguay, etc., ne peuvent réussir à réunir plus de deux ou trois mille soldats sous leurs drapeaux, et encore au moyen d’immenses sacrifices, car ces contrées qui, territorialement parlant, sont chacune beaucoup plus étendues que la France, sont à peu près désertes, décimées sans cesse par la guerre civile qui les ronge comme une lèpre hideuse, et rendues presque inhabitables par l’incurie des divers gouvernements qui se succèdent les uns aux autres avec une rapidité vertigineuse et pour ainsi dire fantastique.

Ces gouvernements, subis plutôt qu’acceptés par ces nations infortunées, impuissants pour le bien à cause de leur durée précaire, sont tout-puissants pour le mal et en profitent pour pressurer les peuples et gorger de richesses leurs créatures sans s’inquiéter du gouffre qu’ils ouvrent sous leurs pas et qui toujours plus profond finira dans un temps, hélas ! trop prochain, par engloutir toutes ces nationalités de hasard qui seront mortes avant que de naître, et de la liberté n’auront connu que le mot sans avoir jamais été mises à même d’apprécier la chose.

Le Texas, à l’époque où il revendiquait, par une lutte de dix ans, si obstinément son indépendance, comptait à peine sur tout son territoire une population de six cent mille habitants, chiffre bien faible et bien modeste, comparé aux sept millions d’individus de la confédération mexicaine.

Seulement, ainsi que nous l’avons fait observer dans un précédent chapitre, la population texienne se composait en grande partie d’Américains du Nord, hommes énergiques, entreprenants, d’une bravoure à toute épreuve et qui, aigris par les longues vexations que le gouvernement fédéral s’obstinait par jalousie et étroitesse de vues à faire peser sur eux, avaient juré, pour se garantir la possession de leurs propriétés et la sûreté de leurs personnes, d’être libres à tout prix et d’en appeler à cette ultima ratio, les armes.

Depuis dix ans la lutte était engagée ; sourde et timide d’abord, elle avait peu à peu grandi, tenant constamment en échec la puissance mexicaine, et était enfin arrivée à cette dernière et sublime période de la lutte où il fallait vaincre ou mourir !

La surprise de la conducta, si adroitement amenée par le Jaguar, avait été l’étincelle électrique qui devait définitivement galvaniser le pays et le faire se lever tout entier pour ce dernier et suprême combat de Spartiates.

Les chefs indépendants qui guerroyaient sur toutes les frontières, à la nouvelle imprévue du succès décisif obtenu par le Jaguar, avaient rassemblé leurs cuadrillas, et comme d’un commun accord, par un héroïque élan, ils étaient venus se ranger sous les drapeaux du jeune chef et lui avaient juré obéissance afin de décider enfin l’affranchissement du pays.

Grâce à ce généreux concours de tous les chefs de partisans, le Jaguar se trouva du jour au lendemain à la tête de forces imposantes, c’est-à-dire qu’il réunit une armée d’environ onze cents hommes.

Que l’on ne sourie pas à ce nom d’armée donné à ce qui chez nous ne serait même pas la moitié d’un régiment.

Jamais jusqu’alors le Texas n’avait réuni autant de combattants sous un seul chef ; et puis tout est relatif dans le monde, les plus grandes masses n’accomplissent pas les plus beaux faits d’armes. N’avons-nous pas vu, il y a à peine quelques années, en Sonora, l’héroïque et infortuné comte de Raousset-Boulbon, à la tête seulement de deux cent cinquante Français déguenillés et à demi morts de faim et de fatigue, attaquer Hermosillo, ville de quinze mille âmes, fermée de murs et défendue par une garnison de douze cents hommes de troupes réglées et six mille Indiens, s’en emparer en une heure et y entrer, l’épée à la main, à la tête de ses soldats qui n’osaient eux-mêmes croire à leur héroïsme[1].

La petite armée du Jaguar était composée d’hommes aguerris par de longs combats, qui brûlaient de se mesurer avec les Mexicains, et qui surtout voulaient être libres ! Il n’en fallait pas plus pour qu’ils accomplissent des miracles !

Le Jaguar connaissait à fond le caractère de ses soldats, il savait qu’il ne devait leur demander qu’une chose, l’impossible, et c’était l’impossible aussi qu’il voulait tenter.

Par les soins du nouveau commandant en chef, tous les capitaines de cuadrilla furent réunis en un conseil de guerre, afin de dresser un plan de campagne.

Chacun émit librement son opinion. Les débats furent courts : tous avaient la même idée, s’emparer au plus vite de l’hacienda del Mezquite, afin de couper les communications de l’armée mexicaine, de l’empêcher de recevoir des renforts des autres États de la Confédération, et de pouvoir, une fois maîtres de la forteresse, battre en détail des divers détachements mexicains disséminés sur le territoire du Texas.

Ce plan était d’une simplicité remarquable, le Jaguar résolut de le mettre immédiatement à exécution.

Après avoir laissé un détachement de cent cinquante chevaux pour assurer ses derrières et éviter toute surprise, il s’avança à marche forcée avec le gros de sa troupe sur le Mezquite avec l’intention de l’investir et de s’en emparer avant que les Mexicains n’eussent le temps d’y mettre garnison et d’y faire élever des retranchements.

Malheureusement, malgré toute la diligence que le Jaguar apporta dans l’exécution de son projet, les Mexicains, grâce à la longue expérience et au coup d’œil infaillible du général Rubio, avaient été plus prompts que lui, et la place était ravitaillée depuis deux jours déjà et en parfait état de défense, lorsque l’armée texienne apparut aux pieds de ses murailles.

Ce contre-temps chagrina beaucoup le Jaguar, mais ne le découragea pas. Il comprit que c’était un siége à faire et il s’y prépara bravement.

Le général improvisé profita des ténèbres de la nuit pour tracer ses lignes de circonvallation et faire les épaulements indispensables pour abriter ses soldats, dont il voulait autant que possible dissimuler le nombre à l’ennemi.

Les Américains remuent la terre avec une célérité inimaginable. La nuit suffit pour terminer les travaux préparatoires et faire les épaulements et les parapets. Les Mexicains ne donnèrent pas signe de vie et laissèrent les insurgés s’établir paisiblement dans leurs lignes ; au lever du soleil, tout était fait.

C’était un spectacle étrange que celui qu’offrait cette poignée d’hommes qui, sans artillerie et sans matériel de siége d’aucune espèce, traçaient résolument des lignes autour d’une forteresse solidement construite, admirablement placée pour la résistance et défendue par une garnison nombreuse et résolue à ne pas se rendre.

Mais ce qui, dans cette héroïque folie, frappait d’admiration et presque de stupeur, c’était la conviction qu’avaient ces hommes qu’ils finiraient par s’emparer de la place ; cette persuasion, en doublant les forces des insurgés, les rendait susceptibles d’accomplir les plus grandes choses.

Arrivés après le coucher du soleil, lorsque la nuit était déjà sombre, les Texiens n’avaient pu qu’imparfaitement se rendre compte de l’état de défense dans lequel se trouvait la place qu’ils se proposaient d’enlever ; aussi avaient-ils hâte que le jour parût, afin de reconnaître quel était positivement l’ennemi auquel ils allaient avoir affaire.

La surprise fut peu agréable pour eux, ils furent contraints d’avouer tout bas que la tâche serait rude et que les retranchements dont ils voulaient s’emparer avaient une apparence formidable.

Cette surprise se changea presque en découragement lorsque la forteresse arbora fièrement le drapeau mexicain en l’appuyant de plusieurs coups de canon dont les boulets et la mitraille vinrent tomber au milieu du camp où ils tuèrent et blessèrent une quinzaine d’hommes.

Mais ce mouvement de faiblesse fut court ; bientôt une réaction s’opéra chez ces hommes énergiques, et ce fut avec des hourras et des cris de joie qu’ils déployèrent les couleurs de l’indépendance texienne. Ils n’appuyèrent pas, et pour cause, l’apparition de leur drapeau avec des coups de canon, mais ils le saluèrent d’une salve de mousqueterie dont le tir parfaitement réglé renvoya aux assiégés la mort qu’ils avaient semée dans le camp.

Le Jaguar, après avoir attentivement examiné les fortifications, se résolut à procéder dans toutes les règles et à sommer la place avant d’en commencer sérieusement le siége.

En conséquence, il fit arborer le pavillon parlementaire sur la cime des retranchements, et il attendit.

Au bout de quelques minutes, un drapeau blanc fut hissé sur l’épaulement construit en dehors de la place.

Le Jaguar, précédé d’un trompette et suivi par deux ou trois officiers, sortit du camp et gravit le monticule au sommet duquel s’élevait l’hacienda.

Un nombre d’officiers égal au sien était sorti de la place et s’avançait à sa rencontre.

Arrivé à peu près à égale distance des deux lignes, le Jaguar attendit.

Au bout de quelques minutes, les officiers mexicains le joignirent.

Don Félix Paz les commandait.

Après les premiers compliments échangés avec une extrême politesse, don Félix prit la parole :

— À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda-t-il.

— Au commandant en chef de l’armée texienne, répondit le Jaguar.

— Nous ne connaissons pas d’armée texienne, répondit sèchement le mayordomo ; le Texas fait partie intégrante du Mexique ; son armée, la seule au moins qu’il doive posséder, est mexicaine.

— Si vous ne connaissez pas celle que j’ai l’honneur de commander, fit le Jaguar avec un sourire d’une ironie superbe, avant peu de temps, grâce à Dieu, elle aura fait tant de bruit que, malgré vous, vous la connaîtrez.

— C’est possible, mais quant à présent nous ne la connaissons pas.

— Vous ne voulez donc pas parlementer ?

— Avec qui ?

— Tenez, Caballero, nous tournons dans un cercle vicieux duquel je crains fort que nous ayons de la peine à sortir : soyons francs et jouons cartes sur table. Voulez-vous ?

— Je ne demande pas mieux.

— Vous savez aussi bien que moi que nous combattons pour notre indépendance ?

— Fort bien. Alors vous êtes des insurgés ?

— Certes, et nous en tirons vanité.

— Hum ! nous ne traitons pas avec des révoltés, mis hors la loi, et qui, comme tels, ne peuvent nous offrir aucune garantie sérieuse.

— Caballero ! s’écria le Jaguar avec une impatience mal déguisée, j’ai l’honneur de vous faire observer que vous m’insultez.

— J’en suis désolé, mais quelle réponse autre que celle-là puis-je vous faire ?

Il y eut un moment de silence ; la vigoureuse résistance qui lui était opposée donnait de sérieuses inquiétudes au Jaguar.

— Étés-vous le commandant de la place ? demanda-t-il.

— Non.

— Pourquoi êtes-vous venu ?

— Parce qu’on me l’a ordonné.

— Hum ! et qui est le gouverneur de la place ?

— Un colonel.

— Pourquoi n’est-il pas venu en personne vers moi ?

— Parce que probablement il n’a pas jugé convenable de se déranger.

— Hum ! cette façon de procéder me paraît un peu sans gêne, la guerre a des lois que chacun doit suivre.

— C’est possible, mais ici il ne s’agit pas de guerre, ne confondons pas.

— De quoi s’agit-il donc, à votre avis ?

— D’insurrection.

— Enfin, je veux parler à votre commandant, c’est avec lui seul que je dois traiter. Êtes-vous disposé à me le laisser voir ?

— Cela ne dépend pas de moi.

— De qui donc ?

— De lui.

— Fort bien. Puis-je compter que vous lui transmettrez ma demande ?

— Je n’y vois pas d’inconvénient.

— Veuillez donc retourner sur-le-champ auprès de lui, je vous attends à cette place, à moins que vous ne m’autorisiez à entrer dans la forteresse.

— Cela ne se peut pas.

— Comme il vous plaira ; j’attendrai donc ici votre réponse.

— À votre aise.

Les deux hommes se saluèrent courtoisement et prirent congé l’un de l’autre.

Don Félix Paz rentra dans la forteresse, tandis que le Jaguar, s’asseyant sur le tronc d’un arbre renversé, examina avec la plus grande attention les fortifications de l’hacienda dont, du lieu où il se trouvait en ce moment, l’ensemble était plus facile à saisir.

Le jeune homme appuya son coude sur son genou et laissa tomber sa tête dans sa main ; ses yeux erraient sur les objets environnants avec une expression d’indéfinissable mélancolie ; peu à peu une sombre tristesse s’empara de son esprit ; tout à ses pensées, les objets extérieurs disparurent de devant ses yeux, et, s’isolant complètement en soi-même il s’abandonna au flot d’amers souvenirs qui montaient de son cœur à son cerveau et l’enlevaient aux préoccupations de sa situation présente.

Depuis longtemps déjà il était plongé dans cette espèce de prostration, lorsqu’une voix amie résonna à son oreille.

Le Jaguar, subitement tiré de sa rêverie par le son de cette voix qu’il crut reconnaître, releva vivement la tête et fit un geste de surprise en reconnaissant don Juan Melendez de Gongora.

C’était en effet le colonel qui lui avait parlé.

Le chef texien se leva, et s’adressant à ses officiers :

— En arrière, caballeros, dit-il ; ce gentilhomme et moi, nous avons à causer de choses que nul ne doit entendre.

Les Texiens reculèrent hors de la portée de la voix.

Le colonel était seul : en reconnaissant le Jaguar, il avait ordonné à son escorte de l’attendre au pied des retranchements.

— C’est donc vous que je retrouve ici, mon ami, dit le Jaguar avec tristesse.

— Oui, répondit le jeune officier ; la fatalité semble s’obstiner à nous opposer continuellement l’un à l’autre.

— Déjà, reprit l’indépendant, en examinant la hauteur et la force de vos murailles, j’avais reconnu les difficultés de la tâche qui m’est imposée : ces difficultés deviennent presque des impossibilités maintenant.

— Hélas ! mon ami, ainsi le veut le sort, nous sommes contraints de nous soumettre à ses caprices, bien que déplorant au fond du cœur ce qui arrive, je suis cependant résolu à faire mon devoir en homme de cœur et à mourir sur la brèche, la poitrine tournée vers vous.

— Je le sais, frère, et je ne puis vous en vouloir ; car moi aussi je suis résolu à accomplir la tâche difficile qui m’est imposée.

— Telles sont les exigences terribles des guerres civiles, que les hommes les plus portés à s’estimer et à s’aimer sont contraints d’être ennemis les uns des autres.

— Dieu et notre pays nous jugeront, ami, et notre conscience nous absoudra ; ce ne sont pas des hommes qui combattent, ce sont des principes fatalement placés en présence.

— J’ignorais que vous fussiez le chef des bandes insurgées qui ont investi la place, cependant un secret pressentiment m’avertissait sourdement de votre présence,

— C’est étrange, murmura le Jaguar, ce pressentiment dont vous me parlez, moi aussi je l’ai éprouvé ; voilà pourquoi il y a un instant j’ai si fort insisté pour avoir une entrevue avec le commandant de l’hacienda.

— Cette même raison m’avait poussé, au contraire, à ne pas me montrer, mais j’ai dû céder devant votre insistance, et me voilà ; je vous jure que j’eusse voulu éviter cette entrevue, qui nous est si pénible à l’un et à l’autre à cause de nos sentiments réciproques.

— Mieux vaut qu’elle ait eu lieu ; maintenant que nous nous sommes franchement expliqués, nous serons plus forts pour faire notre devoir.

— Vous avez raison, mon ami : peut-être en effet, mieux vaut-il qu’il en soit ainsi ; laissez-moi une dernière fois serrer votre main loyale, et puis nous reprendrons chacun notre rôle.

— La voilà, mon ami, répondit le jeune chef.

Les deux hommes se pressèrent les mains par une chaleureuse étreinte, puis ils reculèrent de quelques pas en faisant signe à leurs escortes respectives de les rejoindre.

Lorsque les officiers se furent rangés derrière leurs chefs, le Jaguar ordonna à son trompette de sonner un appel.

Celui-ci obéit.

Le trompette mexicain répondit aussitôt.

Alors le Jaguar fit deux pas en avant, et se découvrant avec courtoisie devant le colonel :

— À qui ai-je l’honneur de parler ? dit-il.

— Je suis, répondit l’officier en rendant le salut, le colonel don Juan Melendez de Gongora, investi par le général don José-Maria Rubio, commandant en chef des troupes mexicaines dans le Texas, du gouvernement militaire de l’hacienda del Mezquite, élevée par la force des circonstances présentes au rang de place de guerre de premier ordre ; et vous, qui êtes-vous, caballero ?

— Moi, répondit le Jaguar en se redressant et remettant son chapeau sur sa tête, je suis le chef supérieur de l’armée confédérée du Texas.

— Les hommes qui prennent ce nom et celui qui les commande ne peuvent être considérés par moi que comme des traîtres à la patrie et des fauteurs de rébellion.

— Peu importe, colonel, le nom qu’on nous donne et la façon dont on envisage nos actes ; nous avons pris les armes pour donner l’indépendance à notre pays, et nous ne les déposerons que lorsque cette noble tâche sera accomplie. Voici les propositions que je crois devoir vous faire.

— Je ne puis ni ne veux traiter avec des rebelles, répondit nettement et sèchement le colonel.

— Vous agirez à votre guise, colonel, mais l’humanité vous ordonne d’éviter, s’il est possible, l’effusion du sang, et votre devoir vous commande impérieusement d’écouter ce que j’ai à vous dire.

— Soit, caballero, je vous écouterai ; je verrai ensuite ce que j’aurai à vous répondre ; seulement, soyez bref.

Le Jaguar appuya la pointe de son épée sur le sol et, jetant un regard clair et perçant sur l’état-major mexicain, il reprit la parole d’une voix haute, ferme et accentuée.

— Moi, commandant en chef de l’armée libératrice du Texas, je vous fais sommation, à vous, colonel au service de la république du Mexique, dont nous ne reconnaissons plus la souveraineté, d’avoir à nous livrer cette hacienda del Mezquite dont vous vous intitulez gouverneur et que vous retenez sans droit ni raison. Si dans les vingt-quatre heures la susdite hacienda, est remise entre nos mains avec tout ce qu’elle contient, canons, munitions, matériel de guerre ou autre, la garnison sortira de la place avec les honneurs de la guerre, en armes, tambours et trompettes sonnant ; puis, après avoir déposé les armes, la garnison sera libre de se retirer dans l’intérieur du Mexique, après toutefois avoir juré que pendant un an et un jour elle ne servirait pas au Texas contre les troupes libératrices.

— Avez-vous fini ? dit le colonel avec une impatience mal déguisée.

— Pas encore, répondit froidement le Jaguar.

— Terminez donc sans plus tarder.

À voir ces deux hommes se lançant des regards courroucés et placés ainsi face à face dans une position aussi hostile, certes, nul n’aurait supposé qu’ils s’aimaient et gémissaient au fond du cœur du pénible rôle que la fatalité les appelait à jouer contre leur volonté.

C’est que chez l’un le fanatisme militaire et chez l’autre l’ardent amour de la patrie avaient imposé silence à tout autre sentiment pour ne plus leur en laisser écouter qu’un, le plus impérieux de tous, le sentiment du devoir.

— Le Jaguar, toujours calme et froid, reprit la parole avec le même accent ferme et résolu.

— Si contre mes prévisions, dit-il, ces conditions sont refusées et que la place s’obstine à se défendre, l’armée libératrice l’investira immédiatement, poussera le siége avec toute la vigueur dont elle sera susceptible, puis lorsque l’hacienda sera prise, elle subira le sort des villes prises d’assaut ; la garnison sera décimée, et elle demeurera prisonnière jusqu’à la fin de la guerre.

— Soit, répondit ironiquement le colonel ; quelque dures que soient ces conditions, nous les préférons au premières, et si le sort des armes nous trahit, nous subirons sans nous plaindre la loi du vainqueur.

Le Jaguar s’inclina cérémonieusement.

— Je n’ai plus qu’à me retirer, dit-il.

— Un instant, fit vivement le colonel, vous m’avez expliqué vos conditions, maintenant à votre tour d’entendre les miennes.

— Quelles conditions pouvez-vous avoir à nous faire, puisque vous refusez de vous rendre ?

— Vous allez le savoir.

— J’écoute.

Le colonel promena autour de lui un regard assuré, puis, croisant les bras sur la poitrine et rejetant le buste en arrière d’un air de souverain mépris pour ceux auxquels il allait s’adresser, il prit la parole d’une voix railleuse et saccadée.

— Moi, dit-il, don Juan Melendez de Gongora, colonel au service de la république mexicaine, gouverneur de l’hacienda del Mezquite, considérant que la plupart des individus rassemblés en ce moment au pied de mes murailles sont de pauvres ignorants que le mauvais exemple et de mauvais conseils ont entraînés dans la révolte qu’ils détestent au fond du cœur, sachant bien que toujours le gouvernement mexicain a été pour eux bon, juste et paternel ; considérant, en outre, que peut-être la crainte du sévère châtiment qu’ils ont mérité par leur conduite coupable, les retient, malgré leur désir et leur volonté, dans les rangs des rebelles ; usant des prérogatives que me donnent mon titre de gouverneur d’une place de premier ordre, et ma qualité d’officier supérieur de l’armée mexicaine, je leur promets, s’ils mettent immédiatement bas les armes et, comme preuve d’un sincère repentir, me livrent les chefs qui les ont trompés et entraînée à la révolte, je leur promets, dis-je, un pardon complet et l’oubli des fautes qu’ils ont pu commettre jusqu’à ce jour, mais à cette condition seulement. Ils ont jusqu’au coucher du soleil de la présente journée pour faire leur soumission ; passé ce délai, ils seront tenus pour rebelles invétérés et traités comme tels, c’est-à-dire pendus haut et court sans aucun jugement, après constatation de leur identité, et privés comme indignes, à leurs derniers moments, des secours de la religion. Quant aux chefs, ils seront fusillés comme traîtres par derrière, puis leurs corps suspendus par les pieds à des gibets où ils demeureront attachés pour devenir la pâture des oiseaux de proie et servir d’exemple à ceux qui ne craindraient pas de suivre leurs traces. Réfléchissez donc et repentez-vous, car voilà les seules conditions que vous obtiendrez de moi[2] ; maintenant, caballeros, ajouta-t-il en se retournant vers les officiers, rentrons au fort, nous n’avons plus rien à faire ici,

Les assistants avaient écouté avec une surprise croissante cet étrange discours, prononcé d’un ton de sarcasme et de mépris hautain, qui avait gonflé de fiel le cœur des insurgés compagnons du Jaguar, tandis que les officiers du colonel ricanaient entre eux. D’un geste, le Jaguar imposa silence à ses compagnons, et s’inclinant cérémonieusement devant le colonel :

— Que votre volonté soit faite, dit-il, Dieu jugera entre nous ; que le sang versé retombe sur votre tête.

— J’en accepte la responsabilité, répondit le gouverneur avec dédain.

— Ainsi ces paroles que vous venez de prononcer sont sérieuses ?

— Oui.

— Vous êtes bien résolu à agir ainsi envers nous ?

— Certes.

— Votre résolution ne changera pas ?

— Elle est immuable.

— Bataille alors ! s’écria le Jaguar avec enthousiasme. Viva la patria ! viva la independencia !

Ce cri, répété par ses compagnons, fut entendu du camp et poussé alors avec un élan indicible par les insurgés.

Viva Mejico ! dit le colonel.

Puis il se retira suivi de ses officiers ; de son côté, le Jaguar rentra dans son camp, résolu à tenter un vigoureux coup de main sur la place.

Des deux côtés on se prépara donc à la lutte terrible qui allait s’engager, implacable et sans pitié, entre membres de la même famille et enfants de la même terre, lutte homicide et criminelle, plus horrible cent fois que la guerre étrangère !

  1. Voir la Fièvre d’or, 1 vol, in-12. Amyot, éditeur, rue de la Paix, 8, à Paris.
  2. Toute cette scène est historique. — Gustave Aimard.