Amyot (p. 29-44).


III

DANS LE PRÉCIPICE.


Le romancier a sur l’historien un incontestable avantage. N’étant pas obligé de s’astreindre aux vues d’ensemble et aux documents historiques, il s’appuie principalement sur la tradition et se plaît aux détails mêlés à la vie privée que dédaigne la froide et méticuleuse histoire, contrainte de ne consigner que les grands événements, sans qu’il lui soit possible de descendre jusqu’aux causes souvent minimes qui les ont non-seulement préparés, mais encore fait éclore.

Souvent, après une longue route, le voyageur, fatigué des vastes horizons qui se déroulent incessamment devant lui, étourdi par l’air trop vif des hauteurs sur lesquelles il s’est constamment maintenu, abaisse les yeux vers les plaines, et son regard se repose avec un bien-être indéfinissable sur les modestes points de vue que d’abord il avait dédaignés. Ainsi le romancier s’arrête aux épisodes familiers du grand poëme et se prend à écouter les récits naïfs que lui font les anciens auteurs des scènes indiquées seulement par l’histoire, récits qui complètent l’aride et sévère narration des grandes guerres, et que les historiens n’osent rapporter.

Il est vrai que, dans ces récits, l’ignorance se montre presque toujours et la prévention bien souvent, mais on y trouve la vie ; car si le peuple raconte inexactement ce qui a été, du moins il dit franchement ce qu’il a senti, ce qu’il a entendu et ce qu’il a vu, et les erreurs que parfois il commet sans le vouloir ne sont pas des mensonges, mais des vérités relatives qu’il est du devoir du romancier de classer et de remettre à leur place.

Nous avons visité à plusieurs reprises l’étroit défilé où les rôdeurs de frontières et les Mexicains se livrèrent le combat que nous avons rapporté dans notre précédent ouvrage[1]. C’est penché sur le précipice, l’œil fixé sur l’abîme béant au-dessous de nous, que nous avons écouté le récit des étranges péripéties de cette lutte de géants, et si nous n’avions pas été aussi certain de la véracité du narrateur, nous aurions non-seulement révoqué en doute, mais encore complétement nié la possibilité de certains faits, rigoureusement vrais cependant, et dont nous devons maintenant entretenir le lecteur.

Les rôdeurs de frontières avaient vu avec un cri d’horreur les deux hommes enlacés comme deux serpents rouler ensemble dans le précipice ; les lueurs de l’incendie, qui faute d’aliment commençait déjà à s’éteindre après avoir dévasté les crêtes des collines, jetaient par intervalles des reflets blafards sur cette scène à laquelle elles donnaient un aspect saisissant.

Le premier moment de stupeur passé, John Davis, maîtrisant avec peine l’émotion qui l’agitait, chercha à rendre à tous ces hommes atterrés par cette horrible catastrophe, sinon l’espoir du moins le courage.

John Davis jouissait, à juste titre, d’une grande réputation parmi les rôdeurs. Tous connaissaient l’amitié étroite qui liait l’Américain à leur chef ; dans plusieurs circonstances sérieuses il avait fait preuve d’un sang-froid et d’une intelligence qui lui avaient attiré la considération et le respect de ces hommes ; aussi répondirent-ils immédiatement à son appel en venant silencieusement se grouper autour de lui, car ils comprenaient instinctivement qu’entre eux tous un seul homme était digne de succéder au Jaguar et que cet homme était le Nord-Américain.

John Davis avait deviné les sentiments qui les agitaient, mais il n’en laissa rien paraître ; son visage était pâle, sa physionomie sombre ; il promena un regard pensif sur tous ces hommes aux traits énergiques qui, appuyés sur leurs fusils, fixaient sur lui les yeux avec tristesse et semblaient tacitement reconnaître déjà l’autorité que probablement il allait se déléguer à soi-même.

Leur attente fut trompée, du moins provisoirement. Davis n’avait en ce moment nullement l’intention de se faire élire chef des rôdeurs de frontières, le sort de son malheureux ami l’absorbait seul, toute autre considération, disparaissait pour lui devant celle-là.

— Caballeros, dit-il d’une voix profondément sentie, un horrible malheur nous a frappés. Dans de telles circonstances, il nous faut faire appel à tout notre courage et toute notre résignation, les femmes pleurent, les hommes se vengent. La mort du Jaguar est non-seulement une perte immense pour nous, mais encore pour la cause que nous avons juré de défendre, et à laquelle il a déjà donné de si grandes preuves de dévouement. Mais avant de pleurer un chef si digne à tous égards des regrets qu’il laissera parmi nous, il est un devoir que nous avons à accomplir, devoir qui, si nous le négligions, serait plus tard pour nous un cuisant remords.

— Parlez ! parlez ! John Davis, nous sommes prêts à accomplir tout ce que vous nous ordonnerez ! s’écrièrent les rôdeurs d’une seule voix.

— Je vous remercie, reprit l’Américain, de l’élan avec lequel vous m’avez répondu ; je ne puis croire qu’une intelligence aussi vaste, qu’un cœur aussi noble que celui de notre bien-aimé chef se soit ainsi éteint. Dieu n’aura pas voulu, j’en suis convaincu, briser ainsi l’espoir d’une cause pour laquelle, depuis si longtemps, nous luttons avec tant de dévouement et d’abnégation, Dieu aura fait un miracle en faveur de notre chef ; nous le verrons reparaître parmi nous sain et sauf ! Mais quoi qu’il arrive, si cette dernière espérance doit nous être enlevée, au moins nous n’aurons pas abandonné lâchement, sans avoir essayé de le sauver, celui qui vingt fois a bravé la mort pour chacun de nous. Quant à moi, je jure, par ce qu’il y a de plus sacré au monde, que je n’abandonnerai pas ce lieu sans m’être au préalable assuré, soit que le Jaguar est réellement mort, soit qu’il existe encore.

À ces paroles un frémissement d’assentiment parcourut les rangs des assistants.

John Davis continua :

— Qui sait, dit-il, si notre malheureux chef n’est pas étendu brisé, mais respirant encore, au fond de cet abîme maudit et s’il ne nous reproche pas un lâche abandon !

Les rôdeurs de frontières se récrièrent en protestant, avec les plus énergiques serments, qu’ils voulaient retrouver leur chef mort ou vif.

— Bien, mes amis ! s’écria l’Américain, si malheureusement il est mort, eh bien ! nous rendrons son corps à la terre et nous soustrairons ses restes, qui nous sont chers à tant de titres, aux insultes des bêtes fauves ; mais, je vous le répète, un de ces pressentiments qui ne trompent jamais parce qu’ils viennent de Dieu, me dit qu’il vit encore.

— Le ciel vous entende, John Davis, s’écrièrent les rôdeurs, et qu’il nous rende notre chef.

— Je vais descendre dans le précipice, dit l’Américain, je sonderai ses plus secrets repaires, et avant le lever du soleil nous saurons ce que nous devons craindre ou espérer.

Cette proposition de John Davis fut accueillie ainsi qu’elle devait l’être, c’est-à-dire avec des cris d’enthousiasme.

Lorsque l’émotion des assistants fut un peu calmée, l’Américain se prépara à exécuter son projet.

— Permettez-moi une observation, dit un vieux coureur des bois.

— Parlez, Ruperto, que voulez-vous ? répondit Davis.

— L’endroit où nous nous trouvons m’est bien connu depuis longtemps, bien souvent j’y ai chassé le daim et l’antilope.

— Au fait, mon ami, au fait.

— Le fait, le voilà, John Davis, vous ferez ce que vous voudrez du renseignement que je vais vous donner : en faisant un crochet sur la droite après avoir marché pendant trois milles environ, on tourne les collines, et ce qui d’ici nous apparaît comme un précipice n’est plus qu’une plaine un peu encaissée il est vrai, mais qu’il est facile de traverser à cheval.

— Ah ! ah ! fit John d’un air pensif, et que concluez-vous de cela, Ruperto ?

— Je conclus, sauf respect, que peut-être vaudrait-il mieux monter à cheval et tourner les collines.

— Oui, oui, cette idée est bonne, nous en profiterons ; prenez vingt hommes avec vous, Ruperto, montez à cheval et rendez-vous en toute hâte dans la plaine dont vous parlez, nous ne devons négliger aucune chance ; le reste de la troupe demeurera ici afin de surveiller les environs, tandis que j’effectuerai la descente de la barranca.

— Vous tenez donc à votre idée ?

— Plus que jamais.

— À votre aise, John Davis, à votre aise, bien que vous risquiez de vous rompre les os par une nuit aussi noire.

— À la grâce de Dieu ! J’espère qu’il me protégera.

— Je l’espère aussi pour vous, mais je pars : bonne chance !

— Merci, vous de même.

Le vieux Ruperto s’éloigna alors, suivi d’une vingtaine de rôdeurs qui s’étaient spontanément offerts pour l’accompagner, et il ne tarda pas à disparaître dans l’obscurité.

La descente que se préparait à tenter John Davis n’était rien moins que facile. L’Américain était un trop expérimenté coureur des bois pour ne pas le savoir, aussi prit-il toutes ses précautions en conséquence.

Il passa à sa ceinture, à côté de son couteau, une large et forte hache, se fit lier par le milieu du corps avec une reata à laquelle les rôdeurs en avaient attaché plusieurs autres afin de l’allonger, et dont trois hommes, solidement arc-boutés sur le sol, saisirent l’extrémité qu’ils tournèrent d’abord autour du tronc d’un arbre, afin de pouvoir la laisser glisser sans secousses, suivant que le désirerait l’Américain.

Comme dernière précaution, celui-ci alluma une branche de bois d’ocote qui devait lui servir à se guider pendant sa descente périlleuse, car la voûte du ciel était complétement noire, ce qui rendait les ténèbres tellement épaisses qu’à deux pas il était impossible de rien distinguer.

Ses dernières mesures prises avec ce sang-froid qui distingue les hommes de sa race, le Nord-Américain serra les mains tendues vers lui, essaya encore, par quelques paroles chaleureuses, de rendre l’espoir à ses compagnons, et, s’agenouillant sur la lèvre du gouffre, il commença à descendre lentement.

On ne peut s’imaginer combien les sites et même les moindres objets changent d’aspect, suivant la lueur qui les éclaire : tel paysage qui, vu aux rayons du soleil, à un aspect riant et calme, prend, éclairé par la clarté rougeâtre des torches, une apparence fantastique et mystérieuse qui inspire la crainte et le respect à l’homme le plus résolu.

Certes, John Davis était d’une bravoure à toute épreuve, sa vie n’avait été qu’une lutte continuelle dans laquelle il n’avait triomphé qu’à force de volonté et d’énergie ; cependant, lorsqu’il commença à descendre dans la barranca, il se sentit froid au cœur et ne put réprimer un léger frémissement de terreur qui, comme une étincelle électrique, parcourut tous ses membres, mais il se raidit contre cette émotion qui n’est autre chose que cet instinct de conservation que Dieu a caché au fond du cœur de tous les hommes, les plus braves comme les plus lâches, et il continua à descendre.

Bien qu’il fût, ainsi que nous l’avons dit, attaché par le milieu du corps, cependant ce n’était pas chose facile que cette descente, le long d’une pente abrupte presque à pic, à laquelle il fallait se cramponner comme un reptile après chaque brin d’herbe ou chaque buisson qu’on rencontrait, sous peine d’être enlevé par le vent qui sifflait avec fureur, d’être ballotté dans l’espace et brisé comme une coquille de noix contre les parois du gouffre.

Les premières minutes furent surtout terribles pour le hardi aventurier : les pieds et les mains ont besoin de s’habituer au rude labeur qui leur est imposé, ce n’est que graduellement qu’ils arrivent pour ainsi dire instinctivement à trouver leurs points d’appui ; cette observation, qui peut paraître erronée à certaines personnes qui heureusement pour elles ne se sont jamais trouvées dans l’obligation d’en faire l’expérience, sera reconnue d’une rigoureuse justesse par tous les hommes qui ont voyagé et se sont vus dans l’obligation de monter ou descendre des montagnes. Au bout de quelques minutes, lorsque l’esprit demeure libre, le corps prend de lui-même l’équilibre nécessaire, les pieds rencontrent les points d’appui solides, et les mains se posent sans hésiter sur les herbes ou les racines qui leur offrent le degré de résistance indispensable.

À peine avait-il descendu une dizaine de pieds que John Davis se trouva sur une saillie assez vaste couverte d’épais buissons ; jusque-là la descente avait été extrêmement rapide.

S’éclairant avec sa torche, l’Américain parcourut dans tous les sens cette espèce d’esplanade qui avait environ une douzaine de pieds de tour ; en examinant avec soin les buissons épais qui la couvraient, l’aventurier reconnut que la cime en était froissée et rompue comme si elle avait reçu un choc puissant.

John Davis s’orienta. Il conclut bientôt que cette énorme trouée ne pouvait avoir été faite que par la chute des deux corps ; cette remarque lui donna bon espoir : à une si légère distance de l’orifice du précipice, les deux ennemis lancés dans l’espace devaient encore être pleins de vie ; la rapidité de leur chute avait été naturellement arrêtée par le choc des buissons, ils pouvaient avoir de distance en distance rencontré de semblables obstacles et par conséquent n’avoir plus fait qu’une suite de chutes peu dangereuses. Cette hypothèse, tout erronée qu’elle était, pouvait pourtant être véritable.

John Davis continua à descendre ; la pente devenait d’instant en instant moins rapide ; ce n’étaient plus des buissons que l’aventurier rencontrait sur son passage, mais des arbres groupés çà et là par bouquets de cinq ou six.

Cependant John Davis ne retrouvait plus de traces, alors une crainte lui vint et lui serra douloureusement le cœur ; il redouta que les buissons sur lesquels les deux hommes étaient tombés n’eussent à cause de leur élasticité, produit l’effet de raquettes et lancé les deux malheureux dans l’espace au lieu de leur avoir fait suivre la pente d’inclinaison du précipice.

Cette pensée s’empara si fortement de l’esprit de l’Américain, qu’un découragement profond s’empara de lui, et pendant quelques instants il demeura sans force et sans volonté, tristement accroupi sur le sol.

Mais John Davis était un homme d’un caractère trop solidement trempé et doué d’une volonté trop énergique, pour se laisser longtemps aller ainsi au désespoir ; bientôt il releva la tête, et jetant autour de lui un regard assuré :

— Allons ! dit-il d’une voix ferme.

Mais au moment où il se préparait à continuer sa descente, il fit tout à coup un geste de surprise, et poussa une exclamation en s’élançant vivement vers une masse noirâtre à laquelle, jusqu’à ce moment, il n’avait accordé qu’une médiocre attention.

Nous demandons encore une fois pardon au lecteur pour l’invraisemblance des détails qui vont suivre, mais, nous le répétons, nous n’expliquons pas, nous racontons, nous bornant à être vrai, sans prétendre discuter le plus ou moins de possibilité de faits qui, tout extraordinaires qu’ils paraissent sont cependant positifs.

L’aigle à tête blanche, le plus puissant et le mieux doué des oiseaux, fait ordinairement son nid sur les pentes des précipices, au sommet d’arbres excessivement élevés et dénués de branches jusqu’à une hauteur considérable ; jamais on n’en trouve sur les rochers.

Ce nid, fortement charpenté, se compose de bâtons longs de trois à cinq pieds, entremêlés et matelassés avec de la barbe d’espagnol, genre de plante cryptogame de la famille des lichens, d’herbe sauvage et de larges plaques de gazon.

Lorsque le nid est terminé, il mesure ordinairement de six à sept pieds de diamètre, et quelquefois l’accumulation des matériaux y est si considérable, car le même nid est souvent occupé pendant une longue suite d’années et à chaque saison reçoit des augmentations, que sa profondeur égale son diamètre.

Comme le nid de l’aigle à tête blanche est fort lourd, il est ordinairement placé au centre de la fourche formée par la rencontre fortuite de plusieurs grosses branches.

John Davis venait à l’aide de sa torche de découvrir à quelques mètres de lui, et presque au niveau de la place où il se trouvait, un nid d’aigle à tête blanche, construit à la cime d’un arbre immense, dont le tronc plongeait à une profondeur considérable dans le précipice.

Deux corps humains étaient étendus en travers sur ce nid.

L’Américain n’eut besoin que d’un coup d’œil pour s’assurer que ces deux corps étaient ceux du Jaguar et du capitaine mexicain.

Ils étaient dans l’immobilité la plus complète et se tenaient toujours enlacés l’un à l’autre.

Ce n’était pas une facile entreprise que d’atteindre ce nid éloigné de près de dix mètres des parois du précipice.

John Davis ne se rebuta pas ; maintenant qu’il avait retrouvé le corps de son chef, il voulait coûte que coûte, savoir s’il était mort ou vivant.

Mais quel moyen employer pour acquérir cette certitude ?

Comment atteindre l’arbre qui se balançait avec des craquements sinistres à chaque rafale du vent ?

Après mûres réflexions, l’Américain reconnut que seul il ne parviendrait jamais à escalader l’arbre ; il plaça alors ses mains en entonnoir auprès de sa bouche et fit le cri d’appel convenu avec ses compagnons.

Ceux-ci retirèrent alors la reata à eux, et après une demi heure de fatigues inouies, Davis se retrouva auprès de ses compagnons.

Les rôdeurs de frontières l’entourèrent alors avec empressement pour lui demander les détails de son expédition, détails qu’il se hâta de donner et qui furent reçus avec des cris de joie par tous les rôdeurs de frontières.

Alors il se passa une chose qui montre combien était grande l’affection que tous ces hommes portaient à leur chef : sans s’être rien dit, sans s’être concertés entre eux, chacun s’arma de torches, et tous, comme obéissant à une seule et même impulsion, ils se mirent à la fois à descendre dans le gouffre.

Grâce à la multiplicité des torches qui répandaient une lumière suffisante, et grâce surtout à l’adresse de ces hommes habitués, dès l’enfance, à courir les bois et à escalader, en se jouant, les rochers et les précipices, cette descente s’effectua sans qu’on eût de nouveaux malheurs à déplorer, et bientôt toute la troupe se trouva réunie à l’endroit où l’Américain avait, pour la première fois, découvert le nid de l’aigle à tête blanche.

Tout était dans l’état où John Davis l’avait laissé.

Les deux corps étaient toujours immobiles et toujours enlacés.

Étaient-ils morts ?

Étaient-ils évanouis ?

Telles étaient les questions que s’adressaient anxieusement les assistants, questions auxquelles personne ne pouvait répondre.

Tout à coup un grand bruit se fit entendre et le fond du précipice se trouva illuminé d’une quantité de torches.

C’était la troupe de Ruperto qui arrivait.

Guidés par les lueurs qu’ils voyaient courir le long des parois du précipice, ceux-ci ne tardèrent pas à découvrir le nid, la vérité leur fut dévoilée.

L’arrivée de Ruperto et de ses compagnons fut pour l’Américain un trait de lumière, maintenant rien n’était plus facile que d’atteindre le nid.

Quatre vigoureux aventuriers, armés de haches, se hissèrent le long de la muraille du précipice jusqu’au pied de l’arbre qu’ils commencèrent à entailler à coups redoublés, tandis que John Davis et ceux qui se trouvaient avec lui, avaient lancés leurs reatas après les hautes branches de l’arbre et l’attiraient peu à peu à eux.

L’arbre, profondément entaillé du bas, commença tout doucement à s’incliner, et finit par se coucher, sans avoir reçu de trop fortes secousses, sur la paroi du gouffre.

John Davis monta immédiatement dans le nid, et tirant son couteau de sa ceinture, il se pencha sur le corps du Jaguar et présenta la lame aux lèvres du jeune homme.

Il y eut un moment d’anxiété profonde pour ces hommes ; leur silence était si complet, qu’on aurait entendu les battements de leurs cœurs ; ils étaient là, les yeux obstinément fixés sur l’Américain, osant à peine respirer, et pour ainsi dire suspendus à ses lèvres.

Enfin, John se redressa et approcha le couteau de la lumière d’une torche ; la lame était légèrement ternie.

— Il vit, frères ! il vit, s’écria-t-il.

À cette nouvelle, les rôdeurs de frontières poussèrent un tel hurlement de joie et de bonheur, que les oiseaux de nuit, troublés dans leurs sombres repaires, s’élevèrent de toute part dans l’air et commencèrent à voler lourdement çà et là en poussant des cris discordants et assourdissants.

Mais ce n’était pas tout ; il s’agissait maintenant de sortir le Jaguar du précipice et de le hisser dans le défilé.

Nous avons dit que les deux corps étaient étroitement enlacés l’un à l’autre.

Les aventuriers n’éprouvaient qu’une médiocre sympathie pour le capitaine Melendez, cause première de la catastrophe qui avait été si près d’être fatale au Jaguar ; aussi ne s’étaient-ils nullement inquiétés de s’assurer s’il était mort ou vivant, et lorsqu’il s’agit de trouver les moyens de transporter le corps de leur chef dans le défilé, une discussion fort grave et fort orageuse s’engagea au sujet de l’officier mexicain.

La plupart des aventuriers opinaient pour que, si on ne pouvait pas séparer facilement les deux corps, on tranchât les bras du capitaine et on le jetât dans le gouffre pour servir de pâture aux bêtes fauves.

Les plus irrités parlaient de le poignarder d’abord afin d’être bien certains qu’il n’en réchapperait pas.

Quelques-uns même avaient saisi leurs couteaux et leurs machetes afin de mettre, sans plus tarder cette résolution à exécution.

Mais tout à coup John Davis s’interposa.

— Arrêtez, s’écria-t-il vivement, le Jaguar vit, il est toujours votre chef, laissez-le libre de disposer à sa guise de cet homme ; qui sait si la vie de cet officier ne nous sera pas plus profitable plus tard que sa mort.

Les aventuriers ne se laissèrent pas facilement convaincre d’épargner le capitaine ; ils tenaient à leur projet de le poignarder après lui avoir coupé les bras ; cependant, grâce à l’influence dont il jouissait dans la troupe, John Davis parvint enfin à leur faire entendre raison et l’on ne s’occupa plus que de chercher le moyen de remonter les corps dans le défilé.

  1. Voir les Rôdeurs de frontières, 1 vol. in-12. Amyot, éditeur, rue de la Paix, 8, à Paris.