Amyot (p. 1-14).


LES FRANCS TIREURS



I

FRAY ANTONIO.


Tous les coureurs des bois ont remarqué, à propos des immenses forêts vierges qui couvrent encore une étendue considérable du sol du Nouveau-Monde, que pour quiconque essaye à pénétrer dans une de ces mystérieuses retraites que la main de l’homme n’a pas encore déformées et qui conservent intact le sublime cachet que leur a imprimé la Divinité, les premiers pas offrent des difficultés presque insurmontables qui vont bientôt en s’aplanissant de plus en plus, et après un peu de temps finissent par disparaître presque entièrement, comme si la nature avait voulu défendre d’une ceinture de ronces et d’épines l’ombre mystérieuse de ces bois centenaires où s’accomplissent ses plus secrets arcanes.

Maintes fois, pendant nos courses vagabondes en Amérique, nous avons été à même d’apprécier la justesse de l’observation que nous faisons en ce moment ; cette singulière disposition des forêts, ceintes, pour ainsi dire, d’un rempart de plantes parasites enchevêtrées les unes dans les autres, et poussant dans toutes les directions leurs jets avec une force de sève incroyable, nous semblait un problème dont la solution devait offrir un certain intérêt à divers points de vue, et surtout à celui de la science.

Il est évident pour nous que la circulation de l’air favorise le développement de la végétation.

L’air qui circule librement autour d’une grande étendue de terrain couverte de grands arbres, poussé par les diverses brises qui agitent l’atmosphère, pénètre jusqu’à une certaine profondeur dans le massif d’arbres qu’il entoure, et conséquemment donne aliment à toutes les broussailles parasites que la végétation lui présente. Mais arrivé à une certaine profondeur sous le couvert, l’air, moins souvent renouvelé, ne fournit plus d’acide carbonique à tous les germes qui couvrent le sol et qui alors, faute de cet aliment, dépérissent et finissent par mourir.

Ceci est tellement vrai, que les accidents de terrain qui permettent à l’air dans certains lieux une circulation plus active, tels que le lit d’un torrent ou une gorge entre deux éminences dont l’entrée se présente ouverte aux vents régnants, favorisent le développement d’une végétation plus active que dans des espaces plats.

Il est plus que probable que fray Antonio[1] ne faisait aucune des réflexions par lesquelles nous commençons ce chapitre, tandis qu’il se glissait discrètement et silencieusement à travers les arbres, laissant l’homme qui l’avait secouru et probablement lui avait sauvé la vie se débattre comme il le pourrait avec la nuée de Peaux-Rouges qui l’assaillaient, et contre lesquels il aurait sans doute grand’peine à se défendre.

Fray Antonio n’était pas un lâche, loin de là : en plusieurs circonstances critiques il avait fait preuve d’une véritable bravoure ; mais c’était un homme auquel l’existence qu’il menait offrait d’énormes avantages et d’incalculables douceurs ; la vie lui paraissait bonne, et il faisait tout ce qu’il pouvait pour la passer joyeuse et exempte de soucis ; aussi, par respect pour lui-même, était-il d’une prudence extrême, ne faisant face au danger que lorsqu’il le fallait absolument, mais alors, comme tous les hommes poussés à bout, il devenait terrible et réellement redoutable à ceux qui, d’une façon ou d’une autre, avaient provoqué chez lui cette explosion de colère.

Au Mexique, et généralement dans toute l’Amérique espagnole, le clergé ne se recrutant que dans la classe pauvre de la population, n’est composé que d’hommes d’une ignorance crasse, et pour la plupart d’une moralité plus que douteuse. Les ordres religieux, qui forment près d’un tiers de la population, vivant presque indépendants de toute sujétion et de tout contrôle, reçoivent dans leur sein des gens de toutes sortes, pour lesquels l’habit religieux qu’ils endossent est un manteau à l’abri duquel ils se livrent en toute liberté à leurs vices, dont les plus mignons sont, sans contredit, la paresse, la luxure et l’ivrognerie.

Jouissant d’un grand crédit auprès de la population indienne civilisée, et fort respectés par elle, les moines abusent effrontément de cette auréole de sainteté qui les entoure pour rançonner à outrance ces pauvres gens sous les plus légers prétextes.

Du reste, le dévergondage et la démoralisation sont arrivés à un tel point dans ces malheureuses contrées vieilles et décrépites sans avoir été jeunes, que la conduite des moines, toute choquante qu’elle paraisse aux yeux d’un Européen, n’a rien que de fort ordinaire pour les gens qui les entourent et n’attire nullement l’attention sur eux.

Loin de nous la pensée de donner à supposer que parmi le clergé mexicain, et même parmi les moines si décriés, il ne se trouve pas des hommes dignes de l’habit qu’ils portent et convaincus de la sainteté de leur ministère ; il y en a, beaucoup même, nous en avons connu ; malheureusement ils forment une minorité tellement infime, qu’ils doivent être considérés comme l’exception.

Fray Antonio n’était sans doute ni meilleur ni plus mauvais que les autres moines dont il portait l’habit, mais malheureusement pour lui, depuis quelque temps la fatalité semblait s’être plu à s’acharner sur lui et à le mêler, malgré sa ferme volonté, à des événements, non-seulement en dehors de son caractère, mais encore de ses habitudes, et à l’entraîner dans une foule de tribulations plus désagréables les unes que les autres, qui commençaient à lui faire paraître bien amère cette vie que jusque-là il avait trouvée si douce.

L’atroce mystification dont John Davis avait rendu le pauvre moine victime, avait surtout répandu une teinte de tristesse plus sombre sur son esprit jadis si gai ; un morne découragement s’était emparé de lui, et ce n’était que d’un pas lourd et incertain qu’il fuyait à travers la forêt, bien que, excité par les bruits du combat qui arrivaient encore à son oreille, il se hâtât de s’éloigner, de crainte, si les Peaux-Rouges étaient vainqueurs, de tomber entre leurs mains.

La nuit surprit le pauvre fray Antonio quand il n’avait pas encore atteint la lisière de cette forêt, qui lui semblait interminable.

Peu industrieux de sa nature et pas du tout habitué à la vie du désert, le moine se trouva fort embarrassé quand il vit le soleil disparaître à l’horizon, dans des flots de pourpre et d’or, et les ténèbres couvrir presque instantanément la terre.

Sans armes, sans moyen de faire du feu, à demi mort de faim et d’inquiétude, le moine jeta autour de lui un long regard de désespoir et se laissa aller sur le sol en poussant un sourd gémissement.

Il ne savait littéralement à quel saint se vouer.

Cependant, au bout de quelques instants, l’instinct de la conservation personnelle prit le dessus sur le découragement, et le moine, dont les dents claquaient de terreur en entendant résonner dans les profondeurs de la forêt les rauquements lugubres des fauves, qui commençaient à s’éveiller et saluaient à leur manière le retour désiré de l’ombre, se releva avec une énergie fébrile, et en proie à cette surexcitation nerveuse que donne la crainte poussée à un certain degré, il résolut de profiter des lueurs fugitives qui perçaient le couvert pour s’assurer un abri pour la nuit.

En face de lui s’élevait un majestueux chêne-acajou, dont les branches entrelacées et l’épais feuillage semblaient lui offrir une retraite sûre contre les attaques probables des hôtes sombres de la forêt.

Certes, dans toute autre circonstance que dans celle où il se trouvait, la seule pensée d’escalader cet arbre immense aurait paru au moine le comble de la folie et de l’aberration mentale, à cause de sa puissante rotondité, d’abord, puis de sa maladresse, dont il avait l’intime conviction.

Mais le moment était critique, à chaque instant la situation se faisait plus dangereuse, les hurlements se rapprochaient d’une façon inquiétante, il n’y avait pas à hésiter : fray Antonio n’hésita pas.

Après avoir tourné deux ou trois fois autour de l’arbre, afin de chercher l’endroit qui lui offrirait le plus de facilité pour son ascension, il poussa un soupir, il embrassa le tronc énorme et raboteux des bras et des genoux, et commença péniblement sa tentative d’escalade.

Mais ce n’était pas chose facile, surtout pour un moine pansu, que de se hisser sur ce chêne ; fray Antonio s’en aperçut bientôt à ses dépens, car chaque fois qu’après des efforts inouïs il parvenait à s’élever à quelques pouces du sol, soudain les forces lui manquaient, il dégringolait en bas et roulait sur la terre, les habits déchirés et les mains ensanglantées.

Dix fois peut-être il avait déjà renouvelé ses efforts, avec cette persévérance que donne le désespoir, sans les voir couronnés de succès ; la sueur ruisselait sur son visage, sa poitrine haletait, il était dans un état à faire pitié, même à son ennemi le plus acharné.

— Jamais je ne parviendrai à monter là, murmurait-il avec tristesse, et si je reste ici, je suis un homme perdu, car avant une heure je serai infailliblement dévoré par un tigre quelconque en quête de son souper.

Cette dernière réflexion, d’une vérité incontestable, rendit une nouvelle ardeur au moine qui résolut de faire une nouvelle et suprême tentative.

Mais, cette fois, il voulut prendre toutes ses précautions ; en conséquence, il se mit à ramasser le bois mort épars autour de lui et à l’empiler au pied de l’arbre, de façon à se former un marchepied assez élevé pour lui permettre d’atteindre, sans trop de peine, une branche assez basse sur laquelle, à la rigueur, en ayant le soin de demeurer éveillé, il pouvait espérer de passer la nuit assez tranquillement et sans crainte d’être dévoré, alternative pour laquelle le digne moine n’avait pas la moindre vocation.

Bientôt, grâce à la vivacité avec laquelle il avait procédé, fray Antonio vit un amas considérable de bois empilé au pied de l’arbre.

Un sourire de satisfaction éclaira sa large face, et il respira en essuyant la sueur qui inondait son visage.

— Cette fois, murmura-t-il en calculant d’un coup d’œil l’espace qu’il avait à parcourir, si je ne réussis pas je serai bien maladroit.

Cependant les dernières lueurs du soir, si utiles au moine, avaient complétement disparu ; l’absence des étoiles, qui ne se montraient pas encore, laissait dans le ciel une profonde obscurité, plus profonde encore sous le couvert ; tout commençait à s’effacer pour ne plus laisser distinguer çà et là, à une courte distance, que quelques touffes d’arbres dessinant leurs masses plus sombres dans la nuit, ou quelques flaques d’eau formées par le dernier orage, qui semaient la forêt de taches plus pâles. La brise du soir s’était levée, et on l’entendait frissonner à travers les feuilles avec des plaintes mélancoliques et lugubres.

Les hôtes redoutables du désert avaient abandonné leurs mystérieux repaires, ils faisaient craquer les branches mortes en s’avançant à pas pressés, au milieu d’un concert assourdissant de mugissements félins.

Le moine n’avait pas un instant à perdre s’il ne voulait être assailli de tous les côtés à la fois par les bêtes fauves, qu’un long jeûne rendait plus redoutables encore.

Après avoir jeté un regard investigateur autour de lui, afin de s’assurer que nul pressant danger ne le menaçait, le moine fit dévotement le signe de la croix, se recommanda à Dieu avec une ferveur plus sincère que certes il ne l’avait fait jusqu’alors, et, prenant brusquement son parti, il se mit résolument en devoir d’escalader l’amas de bois qu’il avait réuni au pied de l’arbre afin de lui servir de marchepied.

Après quelques tentatives infructueuses, il parvint enfin à monter sur le sommet de ce monticule factice.

Alors il s’arrêta un instant afin de reprendre haleine ; du reste, grâce à son ingénieuse idée, fray Antonio se trouvait déjà à près de dix pieds de terre. Il est vrai qu’un animal quelconque aurait facilement renversé cet obstacle ; mais malgré cela, ce commencement de réussite ranima le courage du moine, d’autant plus qu’en levant les yeux il aperçut, à une faible distance au-dessus de lui, la bienheureuse branche vers laquelle depuis si longtemps il tendait vainement les bras.

— Allons, dit-il d’un ton d’espoir.

Il embrassa de nouveau l’arbre et recommença sa pénible escalade. Soit hasard, soit adresse, après des efforts immenses le père Antonio parvint enfin à saisir la branche avec les deux mains et à s’y cramponner de toutes ses forces.

Le reste n’était plus rien. Le moine rassembla par un suprême effort toute la vigueur que lui avaient laissée ses précédents essais, et s’élançant et s’élevant à la force des bras, il essaya de se mettre à califourchon sur la branche. Déjà, grâce à son énergique persistance, sa tête et ses épaules étaient parvenues à dépasser la branche, lorsque tout à coup il sentit une main ou une griffe se crisper sur sa jambe droite et la lui serrer comme dans un étau.

Un frisson de terreur agita le corps du moine ; son sang se figea dans ses veines ; une sueur glacée perla à ses tempes et ses dents claquèrent à se briser.

— Miséricorde ! s’écria-t-il d’une voix étranglée, je suis mort. Jésus, Maria, ayez pitié de moi !

Ses forces paralysées par la terreur l’abandonnèrent ; ses mains lâchèrent la branche protectrice et il tomba comme une masse au bas de l’arbre.

Heureusement pour fray Antonio, le soin qu’il avait pris d’entasser du bois amortit en grande partie sa chute, qui sans cela aurait probablement été mortelle, mais le saisissement qu’il avait éprouvé avait été tellement fort qu’il perdit complètement connaissance.

La syncope du moine fut longue ; lorsqu’il reprit connaissance et qu’il rouvrit les yeux, il jeta un regard effaré et se crut en proie à un horrible cauchemar.

Il n’avait pas bougé de place pour ainsi dire ; il se trouvait toujours auprès de l’arbre que pendant si longtemps il avait vainement essayé d’escalader, mais il était étendu auprès d’un immense brasier, sur lequel rôtissait la moitié d’un daim, et tout autour de lui, accroupis sur leurs talons, se trouvaient une vingtaine de Peaux-Rouges, qui fumaient silencieusement leurs calumets, tandis que leurs chevaux, entravés à quelques pas et prêts à être montés, broyaient leur provende à pleine bouche.

Fray Antonio avait plusieurs fois déjà vu des Indiens ; il avait même à plusieurs reprises été en relations assez suivies avec eux pour connaître un peu leurs habitudes.

Ceux-ci étaient revêtus de leur grand costume de guerre, et à leurs cheveux relevés ainsi qu’à leurs longues lances cannelées il était facile de les reconnaître pour des Indiens Apaches.

Le moine frissonna intérieurement. Les Apaches sont renommés pour leur cruauté et leur fourberie. Le pauvre fray Antonio était tombé de Charybde en Scylla ; il n’avait évité d’être dévoré par les bêtes fauves que pour être probablement martyrisé par les Peaux-Rouges.

Triste perspective, et qui fournissait au malheureux moine une ample matière à des réflexions plus lugubres les unes que les autres, car maintes fois il avait entendu en frissonnant les récits des chasseurs, sur les tortures atroces que les Apaches se plaisent à infliger à leurs prisonniers avec une barbarie sans égale.

Cependant les Indiens continuaient à fumer silencieusement, ils ne semblaient pas s’être aperçu que leur captif eût recouvré sa connaissance.

De son côté, le moine avait hermétiquement fermé les yeux et s’étudiait à conserver la plus complète immobilité, afin de laisser le plus longtemps possible ses redoutables compagnons dans l’ignorance qu’il leur supposait, de l’état dans lequel il se trouvait.

Enfin, les Indiens cessèrent de fumer, et après avoir secoué la cendre de leurs calumets, les repassèrent à leur ceinture ; un Peau-Rouge ôta du feu la moitié de daim qui se trouvait cuite à point, la déposa sur des feuilles d’abanijo, devant ses compagnons, et chacun, s’armant de son couteau à scalper, se prépara à une vigoureuse attaque contre la venaison qui exhalait une odeur fort appétissante, surtout pour les narines d’un homme qui, pendant toute la journée qui venait de s’écouler, avait été condamné à un jeûne absolu.

En ce moment, le moine sentit une lourde main se poser pesamment sur sa poitrine, pendant qu’une voix lui disait, avec un accent guttural qui cependant n’avait rien de menaçant :

— Le père de la prière peut ouvrir les yeux maintenant, la venaison fume et sa part est coupée.

Le moine, reconnaissant que sa ruse était découverte et excité par le fumet savoureux du daim, prit son parti en brave, il ouvrit les yeux et se releva sur son séant.

— Och ! reprit l’homme qui avait déjà parlé, que mon père mange, il a assez dormi, et il doit avoir faim.

Le moine essaya de sourire, mais il ne put faire qu’une affreuse grimace, tant la frayeur le tenait à la gorge. Cependant comme il avait en réalité une faim canine, il suivit l’exemple que lui donnaient les Indiens, qui déjà avaient commencé leur repas, et il se mit à manger le morceau de venaison qu’on avait eu l’attention de poser devant lui.

Le repas ne fut pas long ; cependant il fut suffisant pour rendre un peu de courage au moine, et lui faire envisager sa position sous des apparences moins sombres qu’il ne l’avait vue d’abord.

Du reste, les façons des Apaches à son égard n’avaient rien d’hostile ; au contraire, ils étaient attentifs à lui servir ce dont il avait besoin, lui redonnant à manger dès qu’ils s’apercevaient qu’il n’avait plus rien devant lui ; ils avaient poussé même la galanterie jusqu’à lui faire boire quelques gorgées d’eau-de-vie, liqueur extrêmement précieuse et dont ils sont excessivement avares, même pour leur usage particulier, à cause de la difficulté qu’ils éprouvent à s’en procurer.

Lorsqu’il eut terminé son repas, le moine, presque complétement rassuré sur les manières amicales de ses hôtes, les voyant allumer leurs longs calumets et se mettre en devoir de fumer, prit dans sa poche du tabac et une feuille de paille de maïs, et après avoir tourné un pajillo avec cette habileté que possèdent seuls les hommes de race espagnole, il savoura consciencieusement la fumée bleuâtre de son excellent tabac de la Havane, costa abajo.

Un assez long espace de temps s’écoula ainsi sans qu’une seule parole fût échangée entre les assistants.

Peu à peu les rangs des Peaux-Rouges s’éclaircissaient ; les uns après les autres, à de courts intervalles, ils se roulaient dans leurs couvertures, s’étendaient les pieds au feu, et presque aussitôt ils s’endormaient.

Fray Antonio, accablé par les poignantes émotions de la journée et par les fatigues énormes qu’il avait éprouvées, aurait bien, s’il l’eût osé, imité les Indiens, car il sentait ses yeux se fermer malgré lui, et avait des peines inouïes à lutter contre le sommeil qui le gagnait.

Enfin l’Indien qui, seul jusqu’à ce moment, lui avait adressé la parole, parut s’apercevoir de son état de somnolence et avoir pitié de lui.

Il se leva, alla prendre une couverture de cheval, et l’apportant au moine :

— Que mon père s’enveloppe dans cette fressada, lui dit-il en se servant du mauvais espagnol dont jusque-là il avait usé ; les nuits sont froides, mon père a beaucoup de sommeil ; il dormira plus chaudement. Demain, un chef fumera avec mon père le calumet en conseil. Le Renard-Bleu désire avoir un entretien sérieux avec le chef de la prière des Visages-Pâles.

Fray Antonio accepta avec reconnaissance la couverture si gracieusement offerte par le chef, et, sans chercher à prolonger la conversation, il s’enveloppa avec soin et s’étendit auprès du brasier, de façon à absorber le plus possible de calorique.

Cependant les paroles de l’Indien ne laissèrent pas que de causer une certaine inquiétude au moine.

— Hum ! murmura-t-il à part lui, voilà le revers de la médaille. Qu’est-ce que ce païen peut avoir à me dire ? Il ne me demandera probablement pas le baptême ! Avec cela qu’il se nomme, à ce qu’il paraît, le Renard-Bleu, joli nom de sauvage ! Enfin, Dieu ne m’abandonnera pas ; demain il fera jour. Dormons.

Et sur cette consolante réflexion, le moine ferma les yeux ; deux minutes plus tard il dormait comme s’il n’eût jamais dû se réveiller.

Le Renard-Bleu, car c’était effectivement entre les mains de ce chef que le moine était si inopinément tombé, resta accroupi devant le feu pendant la nuit tout entière, plongé dans de sérieuses réflexions et veillant, seul de tous ses compagnons, sur la sûreté commune ; parfois ses regards se fixaient avec une expression étrange sur le moine, qui dormait à poings fermés et qui était loin sans doute de se douter en ce moment que le guerrier apache s’occupait si obstinément de lui.

Au lever du soleil, le Renard-Bleu veillait encore ; il était demeuré pendant toute la nuit sans changer de position et sans que le sommeil vînt un instant allourdir ses paupières.

  1. Voir les Rôdeurs de frontières, 1 vol. in-12. Amyot, éditeur, rue de la Paix, 8, à Paris.