Les Français dans l’Ouest canadien/22

Éditions de la Liberté (p. 116-121).

Chapitre XXII


Des Bretons fondent Saint Brieux — Une terre boisée et rocailleuse — Parmi les premiers colons — Le poids de l’isolement — Des histoires d’ours au dénouement heureux — Le premier hiver et la première école — Les sifflements de la première locomotive et la première visite pastorale — Nouvelle église et nouvelle école, malgré la guerre — Figures de quelques pionniers


Des Bretons fondent Saint-Brieux

Saint-Brieux, centre important de culture mixte, dans le nord-est de la Saskatchewan, compte parmi les paroisses les plus populeuses et les plus prospères du diocèse de Prince-Albert. Le village, coquettement bâti sur le versant d’une colline, au bord du lac Lenore, est doté de toutes les institutions scolaires, économiques et sociales désirables. Mais quel patient labeur et quelle persévérance il a fallu à ses vaillants pionniers pour accomplir ce miracle ! Les premiers furent des Bretons des Côtes-du-Nord et du Léon, ainsi que des Nantais. Puis vinrent des Français du Nord, des Vosges, du Poitou, de l’Auvergne et d’ailleurs.

Le 1er avril 1904, le « Malou » quittait le port de Saint-Malo à destination du Canada. Il avait à bord douze cents pêcheurs qui allaient passer la saison de la morue sur les bancs de Terre-Neuve et trois cents immigrants recrutés dans diverses régions de la Bretagne. Une partie de ces derniers devaient se rendre jusque dans le nord de la Saskatchewan. À leur tête se trouvait l’abbé Paul Le Floch, ancien recteur de Magoar (Côtes-du-Nord), qui avait été, l’année précédente, étudier la situation et explorer les lieux.

C’était le vendredi saint et les pêcheurs superstitieux murmuraient que partir un tel jour leur porterait malchance. La traversée, longue et angoissante, fut marquée de tempêtes et de brume. Le « Malou » faisait son premier voyage. À peine achevé, il manquait des commodités les plus essentielles et les passagers de l’entrepont se plaignirent justement du peu d’égards que l’on eut pour eux.

Le 15 avril, le « Malou » fit escale à Saint-Pierre-et-Miquelon, pour y déposer les pêcheurs. Les glaces bloquèrent dans le port le navire, qui ne put repartir que le 21. Deux jours après, les immigrants débarquaient enfin à Halifax, d’où un train spécial les conduisit à Montréal. Trois quarts environ d’entre eux étaient assignés à la province de Québec ou à divers points du Manitoba. Pour ceux-là, le voyage se déroula sans incidents. Il n’en fut pas de même pour le groupe des soixante-dix-sept qui devaient se rendre jusqu’à Prince-Albert. Dans la vallée de la Qu’Appelle, une inondation causée par la fonte des neiges et des glaces avait coupé la voie ferrée en divers endroits. Une partie du convoi dut s’arrêter à Qu’Appelle et l’autre à Regina. Demeurés dans leurs wagons servant de dortoirs, les Bretons mangeaient dans les restaurants locaux, aux frais de la compagnie. Ce fut une longue et énervante attente de douze jours avant de se remettre en route. À Saskatoon, nouvel obstacle : la Saskatchewan était sortie de son lit et le pont du chemin de fer avait été emporté par la violence du courant. Il fallut franchir dix milles en voiture et traverser le fleuve dans des barques afin de rejoindre le rail pour la dernière étape du trajet.

Le jeudi 12 mai, fête de l’Ascension — quarante-trois jours après le départ de Saint-Malo — les voyageurs arrivaient enfin, sous la pluie, à Prince-Albert. Fourbus, tristes, démoralisés, ils faisaient peine à voir et ne se sentaient guère disposés à repartir sur-le-champ pour leur ultime destination. L’accueil paternel que leur réservait Mgr Pascal remonta heureusement les courages. Il les reçut et les nourrit à l’évêché pendant huit jours. Le prélat était heureux, disait-il, de rendre à ces enfants de la Bretagne ce que leur province avait fait pour les missionnaires de l’Ouest canadien, par l’entremise de la Propagation de la Foi. Mgr Albert Pascal, né à Saint-Genest-de-Beauzon (Ardèche) en 1848, avait évangélisé les Mangeurs de Caribous et les Montagnais du lac Athabaska.


Une terre boisée et rocailleuse

Le chef du diocèse, d’accord avec l’abbé Le Floch, avait décidé que le lieu du nouvel établissement serait sur les bords du lac Lenore, à 80 milles au sud-est de Prince-Albert. Ce choix était dicté à l’évêque, croit-on, par la crainte de voir s’étendre jusqu’à cette région une forte colonie allemande en voie de formation dans le voisinage. Le P. Auguste Maisonneuve, qui résidait alors à Flett’s Springs, non loin du lac Lenore, vint prendre la tête de la caravane. Les Bretons avaient fait l’acquisition de chevaux plus ou moins domptés et de « wagons » dans lesquels ils placèrent leurs bagages personnels et divers articles indispensables à une première installation. Les femmes et les enfants demeurèrent temporairement à Prince-Albert. Ce fut un autre dur voyage de quatre jours, par des chemins à peu près inexistants. En de nombreux endroits, les pistes étaient devenues de vraies fondrières et plus d’une fois, pour ne pas y rester enlisé, il fallut se frayer à la hache un passage sous bois. Pour la nuit, pas d’autre abri que des tentes.

Le lac Lenore mesurait dix-sept milles de long et atteignait jusqu’à six milles de large. À ces hommes inaccoutumés à un tel spectacle, cette petite mer intérieure apparut singulièrement majestueuse. Quant à l’aspect sauvage du pays, avec sa terre rocailleuse et fortement boisée, il n’était pas pour les effrayer. Le 24 mai, jour de l’arrivée, une grande tente commune fut érigée dans la « Plaine », ainsi nommée parce que c’était le seul endroit dénué d’arbres, où il ne poussait qu’une herbe plutôt maigre, comparée aux pâturages plantureux de Bretagne.

Après deux ou trois jours consacrés à l’organisation du quartier général, on se mit à faire la visite des terrains. Ce n’était pas chose aisée, à travers le bois épais, de repérer les limites de chaque homestead et de se faire une juste idée de la nature du sol. Le P. Maisonneuve fut d’un grand secours pour guider les pas de ces novices à la recherche de leurs futurs domaines. Mais comment procéder à l’attribution des lots individuels ? On convint de tirer au sort pour fixer l’ordre dans lequel chaque colon devait se présenter au bureau des terres. Avant le retour à Prince-Albert en vue de cette formalité, l’abbé Le Floch fit abattre le plus bel arbre qu’on put trouver. Il servit à la confection d’une grande croix rustique qui fut érigée sur un tertre non loin de la tente, pour marquer la prise de possession.

Les premières familles commencent à arriver et l’on se préoccupe d’abord de se bâtir chacun chez soi. L’abbé Le Floch a amené de la ville deux charpentiers ; mais, sans expérience dans la construction à la mode du pays, ils doivent se mettre à l’école d’un frère Oblat allemand. Le précieux P. Maisonneuve vient aussi donner à ses compatriotes quelques leçons pratiques sur l’art de tailler les troncs d’arbre en queue d’aronde. Une maison-chapelle en pièces de bois équarries de 30 pieds de long sur 20 de large s’élève bientôt sur le bord du lac. Le rez-de-chaussée servira de logement au prêtre et les services religieux se feront à l’étage. Cet état de choses un peu primitif durera quatorze ans.

Comme toutes les colonies naissantes, Saint-Brieux eut sa large part d’épreuves, de sacrifices et de déceptions. Un petit nombre seulement des passagers du « Malou » s’étaient établis dès le début sur leurs homesteads. Les autres cherchèrent à grossir leurs économies en travaillant à Prince-Albert ou ailleurs. Quatre ans après sa fondation, le centre ne comptait encore que soixante foyers. Il fallait avoir de vraies têtes de Bretons, comme on disait alors, pour entreprendre de coloniser une région aussi ingrate, rocailleuse et fortement boisée. Quelques-uns se découragèrent, jetant littéralement le manche après la cognée, et se firent rapatrier, ce qui eut des échos fâcheux en Bretagne sans toutefois nuire au recrutement futur. Mais les énergiques et les patients furent assez nombreux et suffisamment récompensés de leurs efforts pour assurer le succès de l’entreprise commune.


Parmi les premiers colons

Parmi les premiers colons se trouvaient les familles Denys Bergot, Mathias Buzit, François Fagnou, Pierre Froc, Jean-Marie Gallays, Yves Rallon, Remy Buan, Jean-Pierre Thébaud, François Rouault, Jean-Marie Rocher. Il y avait aussi des célibataires qui, pour la plupart, ne tardèrent pas à fonder un foyer : Michel Fagnou, François Tinévez, Théophile Rudulier. Et quelques célibataires endurcis : Jean Lucas, Victor Quiniou, Yves Ollivier, Yves Le Pape.

Lors de la célébration du cinquantenaire, en 1954, Mme Marie Rouault était la seule femme mariée d’alors survivante du voyage de 1904. Le registre des baptêmes s’ouvre par celui d’un fils de Français venu au Canada en 1897. Il habite encore, tout près de Saint-Brieux, l’ancienne mission de Flett’s Springs. aujourd’hui Pathlow. Jean Duclaux, qui suivit, était du même endroit ; mais Yvonne Rallon fut le premier enfant issu de la vraie colonie bretonne et d’origine totalement française. Elle est maintenant fixée dans l’Ontario.

La Bretagne fournit ensuite les familles Pierre Boissière, Pierre-Mathurin Coquet, Jean Ferré, Louis Rocher, Joseph Ronvel, Alexis Toullelan, Vincent de Goesbriand, Joseph Carfantan, Joseph Thomas, Yves Rohel, François Kerleroux, François Le Borgne, François Guéguen, Guillaume Jézéquel, Jacques Larmet, François Le Berre, Alexis Ménard, Jean Levé, Jacques Guillet, Jean Doualan, Claude Le Guilloux, Auguste Nédellec, Sezny Jézégou. Goulven Breton, Victor-Emmanuel Guézille (comte de la Suzenaie), Joseph Béléguic, veuve Marie Legars, veuve Marie Blandin, Joseph Guillet, Joseph Crozon, Eugène Ronceray, Mathurin Coetmeur, Joseph Kerdraon.

Et encore des célibataires, la plupart futurs chefs de familles : Joseph Creurer, Denis Creurer, Jean-Marie Thébaud, François Thébaud, Pierre Thébaud, Pierre Rocher, Joseph Le Jan, Jean Briens, Pierre Kernaléguen, René Kernaléguen, Joseph Le Floch, Joseph L’Hénaff, François Peleau, Jean Coutard, Robert de Cervalle, Prigent Blenven, Jean Le Can, Louis Le Moigne, Christophe Cam, Yves Mazévet, etc.

D’autres qui n’étaient pas des Bretons vinrent se joindre à ceux-ci. Dès 1906 arrivaient les familles alliées Léon Carbasse et Henri Demay, venues respectivement de Paris et de Bordeaux ; Henri Massé, Louis Reinier, Pierre Caillon, du Poitou ; Gabriel Valmont et Paul Valmont, des Vosges ; Jules Daubenfeld, de la Picardie ; Henri Laffond, de Paris ; Camille Raymond, d’Algérie ; Justin Fau, de Le-Perreux-sur-Marne (Seine) ; Jean-Baptiste Ranger, Étienne Pérault, du Limousin ; Michel Bésanger, du Tarn.


Le poids de l’isolement

Dans les premiers temps, outre le travail ardu et les privations de chaque jour, il y eut le poids de l’isolement. Les colons vivaient éloignés les uns des autres, ne communiquant que par les lignes d’arpentage qui traversaient bois et marais. Rares étaient les nouvelles des parents et amis laissés au pays natal. Le bureau de poste le plus proche, Flett’s Springs. se trouvait à une bonne distance et quel chemin effroyable pour s’y rendre ! Cependant, grâce aux démarches de l’abbé Le Floch, la colonie eut bientôt son service postal hebdomadaire. C’est alors qu’elle prit le nom de Saint-Brieux.

Il peut paraître étrange de voir le Saint-Brieux de la Saskatchewan se terminer officiellement par un x, au lieu du c traditionnel de celui des Côtes-du-Nord. Plusieurs explications ont été données de cette anomalie. Selon la plus vraisemblable, les autorités d’Ottawa lurent mal le nom manuscrit qu’on leur avait adressé. Le timbre du bureau de poste consacra l’orthographe fautive, car personne ne s’avisa de demander une rectification : on avait d’autres soucis plus pressants…

Le samedi, jour du courrier, ne tarda pas à prendre de l’importance dans la vie de la communauté. On devançait souvent l’arrivée du « postillon » pour avoir le plaisir de bavarder avec les camarades au bureau de poste, qui eut pour premier local le logis du prêtre. L’affluence était plus nombreuse encore le dimanche, pour l’assistance à la messe. Avant et après la cérémonie, les conversations amorcées la veille reprenaient avec le même entrain. Et en priant devant l’autel de leur humble chapelle, ces chrétiens et ces chrétiennes renouvelaient la provision de courage si nécessaire pour l’accomplissement de leur tâche journalière.

Au nombre des plus fidèles étaient « le père et la mère » Thébaud. Ces deux sexagénaires, qui habitaient à cinq milles de là, partaient de grand matin, à pied, traversant marais, fourrés, ornières, d’un pas alerte et décidé. Avant d’atteindre la zone de la mission, ils échangeaient leurs vêtements trempés et boueux contre leurs habits du dimanche soigneusement portés sous le bras.


Des histoires d’ours au dénouement heureux

La chronique des premiers temps de Saint-Brieux renferme plusieurs histoires d’ours, un peu macabres, comme il convient, mais toutes d’un dénouement heureux. Il est clair que l’arrivée des colons dans ces parages solitaires dérangea un peu les habitudes des carnassiers qui y avaient élu domicile. Le premier fit son apparition dès le lendemain de la prise de possession. Il traversait la « Plaine » non loin de la tente commune dressée la veille. Surpris par des cris insolites, il s’arrête pour examiner les intrus. Quelques-uns ont couru à leurs fusils ; mais au moment où ils vont tirer, l’ours se lève sur ses deux pattes arrière, ouvrant une large gueule. Et nos braves de se replier sagement vers la tente. La bête fait demi-tour et grimpe dans un arbre voisin. Les chasseurs, reprenant courage, s’avancent de nouveau et cernent l’ennemi dans sa retraite. Au signal donné, toutes les armes font feu en même temps et l’animal criblé de balles tombe lourdement sur le sol. Hourra !…

François Rouault, qui explorait les environs, s’émeut de ces détonations et de ces cris de triomphe. Il accourt tout essoufflé vers ses camarades et leur crie de loin, en apercevant la victime qu’on se dispose à emporter :

— Arrêtez !… N’y touchez pas !… Donnez-moi la satisfaction de pouvoir dire que j’ai, moi aussi, tiré sur le premier ours !…

Et Rouault décharge son fusil dans la tête de maître Martin, qui ne donne plus aucun signe de vie.

Nos fiers nemrods se promettaient un festin fameux avec le produit de leur chasse inattendue : mais plusieurs heures de cuisson ne réussirent pas à attendrir cette chair coriace qui demeura intouchable.

Le célibataire Victor Quiniou, qui a construit un « shack » sur sa terre, ne s’y sent pas en sécurité. Un ours vient lui faire de fréquentes visites, cherchant une ouverture pour pénétrer à l’intérieur, collant son museau à l’unique fenêtre pour contempler d’un œil gourmand le propriétaire et les victuailles placées sur la table. Il va jusqu’à pratiquer un trou dans le toit pour mieux surveiller les gestes du pauvre Quiniou. Un voisin à qui celui-ci fait part de ses ennuis lui dit simplement :

— Pourquoi ne le reçois-tu pas à coups de fusil ?…

Il suffisait d’y penser… Le conseil fut suivi.

— Il n’est pas tombé, avouait modestement le Breton, mais il s’est enfui en grognant et je suis sûr de l’avoir touché.

C’était vrai : quelques jours plus tard, le même voisin découvrait la dépouille du visiteur indésirable à une centaine de mètres du logis de Quiniou.


Le premier hiver et la première école

Les pionniers de Saint-Brieux se sont toujours souvenus de leur premier hiver en Saskatchewan. On leur avait bien parlé de ses rigueurs extraordinaires, mais les splendides journées d’automne semblaient l’éloigner pour bien des semaines encore. Il survint en traître, sans le moindre avertissement, avec ses terribles tempêtes de neige et ses froids sibériens. Les vêtements apportés de France ne garantissaient guère les colons contre pareil assaut et les provisions de bois furent vite épuisées. Cette dure expérience servit de leçon. François Fagnou tenait chez lui une petite épicerie et Paul Boulanger — un Français venu du Manitoba — avait ouvert un magasin près de la mission, ce qui ne veut pas dire que tous pouvaient aisément se procurer des vivres sans avoir de longues distances à parcourir.

Dès 1906, les familles établies dans le voisinage de la maison-chapelle sont déjà assez nombreuses, avec une population d’âge scolaire qui soulève le grave problème de l’instruction. La demeure de Boulanger, devenue libre par le départ de son propriétaire, fournira un excellent local d’un prix abordable ; mais qui consentira à venir faire la classe dans un pays si pauvre et si isolé ?… Les conditions exceptionnelles ne découragèrent pas Marie-Anne Manseau, de Sainte-Anne-des-Chênes (Manitoba), qui accepta sans hésiter de venir. Cette vaillante institutrice trouva dans la jeune colonie bretonne un milieu parfaitement à son goût et elle ne tarda pas à s’y fixer pour toujours. Un samedi, elle était au bureau de poste, attendant avec d’autres l’heure du courrier, lorsque entra Joseph Briand. Ce colon nouvellement arrivé, comme pour se libérer d’un cauchemar obsédant, attaqua aussitôt, en quelques phrases hachées, un récit à faire dresser les cheveux sur la tête. (Encore une histoire d’ours, qui sera la dernière…)

— Hier matin, je suis parti de Prince-Albert à pied… Le soir, à une dizaine de milles d’ici, je tombe sur la cabane abandonnée d’un arpenteur… Je pousse mon sac à provisions sous le lit et je m’étends sur les planches garnies de foin… Je m’endors presque aussitôt… Mais au beau milieu de la nuit, la porte s’ouvre avec fracas… Réveillé en sursaut, qu’est-ce que j’aperçois à la clarté de la lune ?… Un ours énorme qui s’avance vers moi !… Je me sens glacé de terreur, mais je ne perds pas la tête… J’ai lu quelque part que cet animal ne touche pas aux êtres sans vie… qu’il respectera même un homme faisant le mort… Alors, je me raidis, retiens mon souffle et demeure immobile pendant que la bête, en grognant, me flaire du visage aux pieds… Puis, sentant mes provisions dans le sac, elle les tire à elle avec sa patte et se régale sous mon nez… Après avoir tout dévoré, l’ours est parti dans un sourd grognement, comme il était venu… Une sueur froide me coulait du front et sur tout le corps… Pendant plusieurs heures, je suis resté cloué à ma couche, comme frappé de paralysie… Quel soulagement lorsque, au matin, j’ai pu sortir de ce lieu de supplice, le sac et l’estomac vides !…

On s’empressa autour du héros pour le féliciter de son sang-froid et de sa chance. Marie-Anne, très impressionnée par cette incroyable aventure, se fit présenter à Joseph Briand et lui serra chaleureusement la main. Les choses n’en restèrent pas là : quelques mois après, les deux jeunes gens se mariaient…

Le curé fondateur, l’abbé Le Floch, étant passé aux États-Unis, il fut remplacé par l’abbé Pierre Barbier. Ce prêtre ardéchois, qui comptait déjà quinze années dans l’Ouest, allait demeurer les quinze années suivantes à la tête de la paroisse et revenir plus tard y couler ses derniers jours. Il arrivait au moment où la colonie, après les dures épreuves des débuts, allait connaître une transformation rapide et inespérée.


Les sifflements de la première locomotive et la première visite pastorale

Le 1er janvier 1913 fut une date mémorable dans l’histoire de Saint-Brieux. Ce jour-là, les sifflements aigus d’une locomotive apportaient la preuve tangible que le centre breton se trouvait relié par le rail à Melfort. L’événement, attendu avec une impatience bien explicable, fut salué par un Te Deum d’actions de grâces chanté à l’issue de la messe, le dimanche suivant. Les cultivateurs purent enfin disposer de leur blé sur place ; mais il fallut attendre jusqu’en 1916 un service plus ou moins régulier et l’embranchement Humboldt-Melfort ne devait être achevé que quatre ans plus tard.

Avec la gare à proximité de la mission, un village va naître au cœur même de la colonie. Il possède bientôt deux magasins généraux, un restaurant, une quincaillerie, une écurie de louage, un entrepôt de bois à construction. Une ère de développement et de prospérité s’ouvre pour Saint-Brieux, qui ne compte pas encore dix ans d’existence.

Cette même année 1913, Mgr Pascal y fit sa première visite officielle. Trente cavaliers brillamment harnachés se portèrent à sa rencontre à six milles de l’église. L’adresse au nom des paroissiens, lue par le doyen Jean-Marie Gallays, contenait une allusion émue à l’accueil paternel de 1904, à laquelle l’évêque se montra très sensible. Il confirma quatre-vingt-deux enfants et adultes. À cette occasion, le P. Ernest-Désiré Croisier — un Breton du Finistère — avait prêché la première retraite de la paroisse, utilisant surtout sa langue maternelle, qui était celle de la grande majorité. Son dernier sermon, prononcé au pied de la croix fraîchement érigée qui avait remplacé celle de la prise de possession tombée de vétusté, remua profondément ses auditeurs. Deux ans plus tard, le P. Croisier, aumônier militaire, devait être tué dans les tranchées de l’Yser.


Nouvelle église et nouvelle école, malgré la guerre

La déclaration de la guerre s’abat comme un coup de foudre sur la colonie en plein essor. Dès la première semaine de la mobilisation, une dizaine de réservistes se mettent en route. D’autres suivent, et à mesure que le conflit se prolonge, le nombre des jeunes gens et des hommes en état de porter les armes diminue sensiblement sur les fermes. Des volontaires vont aussi s’enrôler dans l’armée canadienne. Ceux qui restent travaillent avec acharnement à la production des vivres pour les forces alliées.

L’état de guerre a obligé à suspendre tous les projets, en particulier celui de la construction d’une église au village même. Cependant, la première chapelle devenant de plus en plus insuffisante, l’abbé Barbier décide d’aller de l’avant et un nouveau lieu du culte digne de la paroisse sera inauguré quelques mois avant la signature de l’armistice. Puis, ce sera au tour de la première école de venir occuper un local plus vaste au centre de la nouvelle agglomération. La colonie bretonne va se signaler par la belle tenue de ses écoliers. Les anciens se souviennent encore avec fierté de ces concours entre les écoles des environs organisés par la ville de Melfort, en présence du lieutenant-gouverneur de la province. Les enfants de leurs cinq écoles (village et campagne) défilèrent devant les juges qui, à l’unanimité, leur décernèrent le premier prix. Après le renouvellement de cet exploit pendant deux autres années, les vainqueurs se virent proclamés hors concours.

Depuis 1924, l’école publique du village est entre les mains des Filles de la Providence de Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord), qui dirigent aussi un pensionnat. Le français et la religion figurent au programme de toutes les classes. Ces institutions attirent beaucoup d’élèves catholiques des deux sexes et de langues diverses du dehors. Dans la campagne tributaire de Saint-Brieux, l’enseignement est donné par des laïcs de religion catholique, quelques-uns de souche française. Même si le centre breton manifeste une certaine tendance à s’angliciser, on dit à voix basse que l’accent et le vocabulaire des petits Briochains font de leur français le meilleur parlé dans la Saskatchewan.

On trouve un peu partout dans l’Ouest des Bretons dispersés ou formant de petits groupes, mais Saint-Brieux est le seul centre de quelque importance qui doit son origine à des immigrants venus de Bretagne et y formant le noyau principal. En se développant, la colonie a donné naissance à des groupements dont le plus populeux est Kermaria, composé en grande partie de familles bretonnes.

Mais dans le vaste secteur desservi par le curé de Saint-Brieux, il y a aussi des Anglais et des Allemands, surtout des Hongrois et des Italiens auxquels il faudrait s’adresser dans leurs langues. Pour cette raison, l’abbé Barbier, à son grand regret et à celui de ses ouailles, s’éloigna pour donner ses soins à la paroisse auvergnate de Saint-Front. Sa carrière active achevée, il se retirera à Saint-Brieux où il vivra ses dix dernières années, s’éteignant en 1943. Il y repose auprès de la croix du cimetière. Un monument de marbre blanc atteste l’estime et l’affection que tous lui portaient.

Depuis 1926, Saint-Brieux et les missions voisines sont entre les mains de religieux français, les Prêtres de Sainte-Marie, de Tinchebray (Orne). Le curé actuel, le P. J.-A. Rivard, est au poste depuis plus de vingt ans.


Figures de quelques pionniers

Jetons un coup d’œil en arrière sur queques-uns des pionniers particulièrement dignes d’attention.

Le Morbihannais Jean Lucas, qui faisait partie du contingent de 1904, était certes le plus tranquille et le moins loquace qu’on pût imaginer. D’aspect timide et débonnaire, la tête constamment penchée à droite, il fuyait la compagnie et ne parlait presque jamais. Les premières années, il travailla tous les hivers à Prince-Albert. C’était un habile charpentier doublé d’un ébéniste de talent remarquable. Parmi ses outils se trouvait une hache à équarrir que les Anglais de la ville ne se lassaient pas d’admirer. Jean décida enfin de se bâtir sur sa terre. Elle possédait de magnifiques trembles et son propriétaire eut pu, comme tout le monde, se faire une bonne maison en « logs » ; mais notre homme ne prisait pas ce genre d’architecture. Avec sa fameuse hache il équarrit des billes de bois qu’il débita ensuite, à la scie de long, en planches et en madriers. La demeure de Lucas se distinguait par ses fenêtres ogivales et les armoiries de Bretagne placées au-dessus de la porte d’entrée. À l’intérieur, tous les meubles — buffet, lit, table, chaises, etc. — furent sculptés ou ciselés par lui avec un goût parfait.

Plus d’une jeune compatriote eût été fière de vivre dans un pareil décor, mais toute pensée de mariage était irrévocablement bannie des idées du maître de céans. Cet amour fanatique de la solitude eut de déplorables conséquences. Un jour d’hiver, on trouva Jean Lucas sans connaissance et à demi gelé à la barrière de son homestead. Il resta quelque temps au village sous des soins intelligents et dévoués. Puis, avant de s’éloigner pour toujours, par gratitude envers Yves Rallon, qui l’avait découvert et arraché à une mort certaine, le rescapé lui laissa sa belle terre pour la somme de cent dollars. Cette propriété, très proche du centre de Saint-Brieux, fut divisée en trois lots dont la vente rapporta $9,300.

Jean Ferré, venu de Blain (Loire-Atlantique) en 1904, à destination de Duck-Lake, prit son homestead à Saint-Brieux et devait y mourir en 1953, à l’âge vénérable de quatre-vingt-quinze ans. Il laissait neuf enfants, quarante-trois petits-enfants et plus de cinquante arrière-petits-enfants, tous à Saint-Brieux et presque tous agriculteurs. Les fils commencent à se retirer au village, laissant les jeunes cultiver des fermes de grande valeur, bien bâties et bien outillées.

L’un de ses gendres, Louis Demay, a trouvé sa voie dans le commerce et l’administration. Originaire de Bordeaux et venu en 1906, il a toujours tenu une grande place dans la vie de Saint-Brieux et dans le mouvement franco-canadien de la province. Ayant passé ses intérêts commerciaux à sa fille aînée et à son gendre, il est maintenant secrétaire de la municipalité rurale et de la municipalité du village. Depuis plus de quarante ans il siège aussi à la grande unité scolaire du même endroit et à la grande unité scolaire de Humboldt depuis son érection en 1946. À l’échelle provinciale, on l’a vu président de l’Association catholique franco-canadienne et président des Commissaires d’école franco-canadiens, fonctions d’où il s’est retiré en 1952. Son fils unique le Dr Maurice Demay, est surintendant de l’Hôpital psychiatrique de North-Battleford et bien connu dans les cercles médicaux de l’Ouest canadien.

Pierre-Mathurin Coquet, de Carquefou (Loire-Atlantique), décédé en 1951 à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, a laissé quatre fils et leurs descendants bien établis sur des fermes prospères, notées pour leurs magnifiques rendements.

Joseph Thomas, originaire de Plabennec (Finistère), est allé finir ses jours en Bretagne. Son unique héritier mâle, aidé de ses quatre fils, exploite un groupe de fermes qui rapporte des bénéfices très appréciables à ces vaillants travailleurs.

Pierre Kernaléguen, de Ploaré (Finistère), a aussi communiqué à son fils unique, Paul, le goût des sciences agricoles. Tous deux sont les heureux possesseurs de la ferme Kernal, distributrice de porcs de pure race Yorkshire à travers la province et jusqu’aux États-Unis. On peut y voir les résultats frappants d’études sérieuses appliquées à l’exploitation de l’élevage.

Denis Creurer, de Bourbiac (Côtes-du-Nord), devenu veuf avec plusieurs enfants en bas âge, a réussi à leur inculquer l’amour du travail bien fait et l’importance d’une sage administration. Ceux-ci, quoique éparpillés, sont à l’aise et deux d’entre eux ont établi dans le village un commerce très prospère. Joseph Creurer, frère de Denis, est malheureusement décédé, avec sa femme, à un âge relativement jeune. Tous deux ont laissé un excellent souvenir d’esprit de charité et d’abnégation. Leurs descendants continuent dans la même voie et font fructifier les belles terres que les parents leur ont léguées.

Étienne Pérault, arrivé en 1910 de Bussière-Poitevine (Haute-Vienne), coule aujourd’hui des jours paisibles au village, après avoir accumulé plus de 700 hectares de propriétés que gère maintenant son fils, tout en s’occupant aussi de la vente de machines agricoles et d’entreprise théâtrale.

En somme, on peut dire qu’à part de rares exceptions, tous les colons venus à Saint-Brieux aux débuts du siècle ont acquis une large aisance en se livrant à la culture mixte, à laquelle la région est spécialement adaptée. Leurs enfants demeurés agriculteurs ont essaimé dans les environs. Les Bretons ont donc accompli, dans ce coin de la Saskatchewan, la mission qui leur avait été confiée il y a plus de cinquante ans. Ceux de leurs descendants qui n’ont pas trouvé place sur la ferme sont partis un peu au hasard à travers le Canada. On en trouve dans l’Ontario, au Manitoba, en Alberta, en Colombie-Britannique. Mais n’est-ce pas le destin de toutes les communautés vigoureuses qui progressent normalement ?[1]

  1. Les Réminiscences d’un pionnier, de Denis Bergot, publiées à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de Saint-Brieux, m’ont fourni le gros de la documentation pour ce chapitre. L’Album du Cinquantenaire m’a aussi été très utile.

    Mon ami, Louis Demay, a été mon guide sûr et a dressé la liste des membres de la colonie bretonne que l’on trouvera en appendice.