Les Français dans l’Ouest canadien/20

Éditions de la Liberté (p. 105-110).


Chapitre XX


Un curé d’Auvergne à l’œuvre — Quatre mois dans la neige — Long voyage d’exploration — Notre-Dame-d’Auvergne — L’arrivée du rail et la naissance de Ponteix — Mort subite de l’abbé Royer — Gravelbourg, Meyronne et Laflèche — Un futur universitaire à Dollard — Willow-Bunch et Frenchville — Swift-Current et son premier curé — Une nuit dans le « gumbo »


Un curé d’Auvergne à l’œuvre

Dans la partie sud-ouest de la Saskatchewan, un émule de l’abbé Gaire allait accomplir une œuvre remarquable de colonisation en fondant le centre important de Ponteix. L’abbé Marie-Albert Royer, né à Combronde (Puy-de-Dôme), avait largement doublé le cap de la quarantaine au moment de son départ pour le Canada, en 1906. Ce qui ne l’empêchait pas d’être encore d’humeur voyageuse et entreprenante. Depuis seize ans curé d’une modeste paroisse du nom de Ponteix, il occupait ses loisirs à écrire et avait connu un certain succès à La Croix d’Auvergne avec un feuilleton d’intérêt local. La reconstruction de son église, d’un rare goût artistique, l’avait aussi absorbé pendant quelque temps. Ses penchants exotiques l’avaient conduit par deux fois en Afrique du Nord, où il avait atteint les premières oasis du Sahara. Une idée était fortement ancrée dans l’esprit du curé de Ponteix : fonder une paroisse dédiée à la Vierge. Il avait déjà fait choix, en Algérie, d’un site répondant à peu près à son idéal, lorsqu’il tomba par hasard sur un article de l’abbé Gaire. L’Afrique fut immédiatement délaissée pour le Canada. Ce prêtre auvergnat allait se révéler, dans la poursuite de son projet, un réalisateur dans toute la force du terme.

Au printemps de 1906, l’abbé Royer arrive à Saint-Boniface. Avec Léon Roy, du service de l’immigration à Winnipeg, et un compatriote, Benjamin Brousse, il traverse le sud de la Saskatchewan et explore une partie de l’Alberta sans rien trouver tout à fait à sa convenance. On lui conseille finalement les bords de la Vieille, rivière qui se jette dans le lac du même nom, tout près du Gravelbourg actuel, et où il y aurait place, dit-on, pour plusieurs paroisses.

Une curieuse légende explique cette étrange appellation. Une très vieille sorcière, épouse d’un grand chef, qui avait sa tombe sur une île du lac, continuait de prophétiser, quoique défunte. À la veille de déterrer la hache de guerre ou de partir pour une expédition de chasse, les Indiens y venaient implorer aide et conseil, comme de son vivant. Si la voix de la sorcière gémissait, c’était signe qu’il fallait éviter toute rencontre avec l’ennemi. Si, au contraire, elle fredonnait un hymne guerrier, on pouvait y aller à coup sûr, la victoire était certaine ou le gibier abondant. C’est ainsi que le lac et la rivière avaient pris le nom de la Vieille, en souvenir de la sorcière bienfaisante. Hélas ! le lac s’appelle aujourd’hui Johnstone et la rivière, Wood ! Et voilà du même coup rejetés dans l’oubli un nom et une légende pittoresques.


Quatre mois dans la neige

Des Canadiens français avaient déjà choisi des lots à cet endroit et les premiers compagnons de l’abbé Royer en firent autant. Le futur curé passa avec eux l’hiver très rigoureux de 1906-1907. Il fut ainsi, dans cette région, le premier prêtre à vivre de la vie des colons et à partager leurs épreuves. Selon sa propre expression, il trouva dur de rester « quatre mois dans la neige ».

« Cet hiver, écrit-il, nous avons continué de nous réunir, les dimanches, dans une maison neuve ; un de mes Français chantait la messe avec deux Canadiens. Il y a eu communion à Noël. J’ai lu l’Évangile et prêché tous les dimanches. Ces braves gens étaient très attentifs et avaient l’air bien contents. Sans calendrier, sans ordo dans la place, nous avons dû calculer un instant pour trouver quand serait le dimanche de Pâques, et puis le mercredi des cendres. On a bien examiné la lune et l’on est arrivé juste. Une famille s’est trompée, un certain jour, et est arrivée en grande tenue un samedi qu’elle croyait un dimanche. Nous avons eu un moment d’inquiétude, mes Français et moi, nous trouvant surpris par l’hiver sans provisions et sans bois ; mais j’ai la chance d’avoir avec moi de bons et courageux jeunes gens. Ils sont allés sortir du bois de la neige et du gibier des creeks. Je les ai vus revenir, parfois, avec un porc-épic, trois ou quatre jack-rabbits, des lapins, des poules : de quoi nourrir une paroisse ! »


Long voyage d’exploration

Le projet initial des autorités ecclésiastiques de Saint-Boniface avait été de fonder, sur la Vieille, deux paroisses distancées d’une dizaine de milles, dont l’une serait confiée au missionnaire français et l’autre à l’abbé Louis-Pierre Gravel, prêtre canadien-français venu de New-York, pour se vouer à l’œuvre de la colonisation en Saskatchewan. Mais ce dernier choisit pour centre de ralliement un lieu plus rapproché du second que d’abord prévu. Ce que voyant, l’abbé Royer crut sage de chercher ailleurs, car ce qu’il voulait, lui, c’était fonder une colonie avec ses Auvergnats. Il se remit donc en route, avec quelques compatriotes, pour découvrir l’endroit rêvé. Que d’aventures encore, durant ces trois ou quatre mois de nouvelles explorations !

« Personne n’habitait ces prairies immenses où l’on restait facilement quinze jours sans rencontrer âme qui vive, pas même un cowboy, bien qu’il y eût partout, avec les loups et les antilopes, des bandes nombreuses d’animaux. Pas d’indications pour le voyageur ! De temps à autre, dans l’herbe, quelques soupçons de vieilles routes indiennes : tous les six milles, un piquet de fer. Il aurait fallu être bien chanceux pour tomber dessus. On se dirigeait au moyen de la boussole et d’une carte où les petits creeks étaient indiqués avec beaucoup d’erreurs que nous arrivions pourtant à rectifier. »

« Le soir, on cherchait de l’eau, on dressait la tente, on allumait du feu avec des brindilles de bois qu’on avait emportées et du « charbon de prairie ». Tout le monde sait dans l’Ouest ce qu’on appelle ainsi. Je me dispenserai de l’expliquer ; il suffira qu’on sache que c’est un produit de bêtes à cornes. Puis, tandis que l’un préparait le thé, l’autre cuisait le résultat de la chasse, quelquefois de la pêche.

« Alors c’était la veillée durant laquelle, si l’on avait oublié la chandelle, on en faisait avec les lacets de souliers qu’on enduisait de graisse.

« Venait ensuite le temps de se reposer. On étendait quelques couvertures sur le soi, heureux quand il n’était pas détrempé ; on prenait ses chaussures pour oreiller, on se couvrait de ses « capots » et l’on dormait comme des bienheureux. Au matin, on se mettait en route avec le soleil et bientôt l’on ne sentait plus du tout les courbatures cueillies durant la nuit. »


Notre-Dame-d’Auvergne

Enfin, après bien des marches et des contre-marches, le 17 août 1907, le chef de l’expédition ordonna de planter la tente sur une colline dominant un cours d’eau, avec la satisfaction d’avoir trouvé ce qu’il cherchait depuis si longtemps. On était sur les bords de la petite Vieille, qui se jette dans la grande près de Gravelbourg, distant de 50 milles environ. Au printemps suivant, le fondateur, revenu de France avec de nouveaux compatriotes, ouvrait la paroisse de Notre-Dame-d’Auvergne en y célébrant la première messe.

Les premiers colons, en grande majorité des Auvergnats, furent : Benjamin Brousse, Théodore Aurat, C. d’Arcy, les frères Barthélemy, Guièze, Cavalerie, Boutière, Carlier, Barthélemy Vaury, Thomas Rouzault, Le Barzie, Jean Bayle, Louis Battier, Joseph Cousin, Émile Froisse, Louis de Labareyre, P. Lagoutte, Joseph Morel, A. Palmier, Guillaume Rodier, Simon Petit, Emmanuel Pulvin, Henri Scheaffer, Fernand Thévenon. Plusieurs Belges arrivèrent en même temps : Hinque, Hilbert, Pieray, Vandoorme, etc. De nombreux Canadiens français vinrent ensuite. N’oublions pas les époux Lorenzino, Italiens francisés de longue date, qui ouvrirent la première épicerie.

Un modeste village s’éleva sur la colline et une chapelle remplaça la tente qui avait abrité les premiers services religieux. Dès 1913, six sœurs de Notre-Dame d’Auvergne venaient, à la demande du curé, fonder une école et un hôpital qui fut le premier de la région.

Parmi ces Français de transplantation récente, la guerre de 1914 causa une commotion profonde. Le Patriote de l’Ouest rapporte le trait suivant :

« Le dimanche 9 août, l’ordre de mobilisation est affiché à la porte de l’église et le lundi matin se présente déjà à la gare un groupe de réservistes. Le mardi matin a lieu le départ du premier contingent. Ces braves soldats ont fait, la veille, leurs adieux à leur curé. Cependant, avant l’arrivée du train, l’un des réservistes, René Barrault, accourt de nouveau au presbytère.

— Monsieur le curé, voulez-vous nous faire un grand plaisir à tous ?

— De tout cœur, mon ami.

— Eh bien ! donnez-nous l’un des deux drapeaux qui décorent votre salle à manger

— Tenez, le voici !

« Et le réserviste, après avoir serré contre son cœur le drapeau de la patrie menacée, le développe fièrement et, sous ses plis aux trois couleurs, se précipite à la gare en criant : « Vive la France ! »

« Quelques instants plus tard, de la porte du presbytère, l’autre drapeau saluait le départ du train et des braves patriotes français. »


L’arrivée du rail et la naissance de Ponteix

Cependant, l’arrivée du rail a bouleversé de fond en comble les premiers plans de la fondation. Comme il passe sur la rive opposée au village de Notre-Dame d’Auvergne, celui-ci s’est effacé pour faire place à un autre à portée de la gare. L’abbé Royer se retrouve curé de Ponteix, mais d’un Ponteix bien différent et plus ambitieux que celui du pays natal où il a vécu seize ans. Les travaux s’exécutent avec une rapidité extraordinaire. Un magnifique hôtel de $74,000 est élevé en quelques mois. Les magasins du vieux Notre-Dame traversent la rivière l’un après l’autre et s’installent dans des immeubles plus modernes et plus spacieux. Puis viennent une mairie, des trottoirs en béton, l’éclairage électrique et un champ de courses. La nouvelle église à peine achevée, en 1916, se montre déjà insuffisante pour la population toujours croissante. Elle peut cependant contenir cinq cents personnes assises et son coût total est de $30,000.

Au témoignage du Daily News, de Moose-Jaw, Ponteix était alors le plus joli village de la Saskatchewan, ayant les apparences d’une ville prospère, et ses 300 habitants représentaient « le type de l’esprit méridional dans l’Ouest canadien ». Rendons hommage en passant au maire Émile Forêt — un ancien de Montmartre — qui présida à cette œuvre de construction, tout en maintenant les finances municipales sur un pied ferme.

Mais les premières épreuves se font sentir. La grippe espagnole, plus cruelle que la guerre, fauche cinquante-deux victimes. Un an plus tard, un terrible incendie détruit presque tout un côté de la rue principale. On rebâtira plus solide et plus moderne.

Justement fier de sa paroisse, l’abbé Royer ne se faisait pas faute de la mettre en évidence. L’un des moyens employés pour cela fut un bulletin hebdomadaire de nouvelles inséré dans Le Patriote de l’Ouest sous la rubrique : L’Hirondelle de Ponteix. Bientôt, avec la collaboration de jeunes chroniqueuses et l’appui financier de la publicité locale, ce petit coin grandit au point de devenir toute une page.

L’esprit colonisateur qui l’avait amené dans l’Ouest canadien et l’expérience qu’il y avait acquise lui suggérèrent l’idée d’une initiative susceptible d’aider l’établissement de compatriotes dans ce pays d’avenir. Il fit des démarches auprès d’une communauté française pour l’engager à fonder, à Ponteix ou ailleurs, une école d’agriculture. Sans négliger les enfants du Canada, ces religieux auraient fait venir, de France et d’autres pays, des fils de famille se destinant à devenir colons. Mais le temps lui manqua pour faire aboutir le projet.


Mort subite de l’abbé Royer

Le curé fondateur ne put voir l’épanouissement complet de son œuvre. On le trouva mort dans son lit, au matin du 22 septembre 1922. Il avait veillé de longues heures, révisant une pièce de théâtre que devait monter un groupe de ses jeunes gens. Les Cloches de Saint-Boniface, après avoir rappelé son rôle important dans la colonisation du sud de la Saskatchewan, concluaient : « Prêtre très actif, bon orateur et habile écrivain, sa mort laisse un grand vide dans le diocèse de Regina. »

La pression ininterrompue des besoins nouveaux créés par les progrès rapides de sa fondation avait fait de l’abbé Royer un infatigable constructeur. L’heure des grandes épreuves était venue pour Ponteix. Cinq mois après la mort du pasteur, l’église qu’il avait édifiée et embellie avec tant de soins brûlait en pleine nuit d’hiver. Un mois plus tard, c’était l’école du village. Pendant plusieurs années, il fallut se contenter d’une salle provisoire pour les exercices religieux. Et puis, ce fut la dure période des années 30. Dans cette région complètement déboisée et à la surface du sol très légère, la sécheresse sévit avec fureur et se prolongea d’été en été. On dut abandonner les travaux de la nouvelle église. Les fidèles se demandaient avec angoisse si elle serait jamais achevée.

Mais tout cela est de l’histoire ancienne. Ponteix est aujourd’hui une petite ville prospère et accueillante, un centre d’affaires pourvu de toutes les commodités modernes. Grâce au cours d’eau de la Vieille — lui au moins a gardé son nom ! — on peut même y jouir de facilités balnéaires. L’église attire les visiteurs par ses dimensions imposantes et les belles lignes de son architecture. Les plans en furent dressés au temps du curé fondateur et sous son inspiration. On peut y voir une Pietà en bois dur, heureusement sauvée de l’incendie, que les connaisseurs déclarent dater de la fin du XVe siècle et qui est certainement la statue la plus ancienne du Canada. La paroisse compte 1,300 catholiques, presque tous de langue française.


Gravelbourg, Meyronne et Laflèche

Gravelbourg, émule de Ponteix, se développa avec plus d’ampleur et de rapidité encore. Ce centre canadien-français, siège d’un évêché depuis 1930, eut longtemps pour curé Mgr Charles Maillard, P.D., décédé en 1939. Né à Montreuil-sur-Mer (Pas-de-Calais), où son père, Jules Maillard, était journaliste, il fut ordonné à Saint-Norbert et y remplit les fonctions de vicaire, avant de devenir le premier curé résidant de Wolseley. Ce prêtre distingué, qui se doublait d’un artiste de qualité, est l’auteur de belles toiles qui ornent la cathédrale de Gravelbourg. Il a aussi décoré plusieurs églises de la région et même de la province de Québec.

Il y eut quelques Français, nous l’avons vu, parmi les premiers colons de Gravelbourg. Entre les deux guerres également, trois jeunes ingénieurs agricoles — Bernard Vincienne, de Reims, Albert Pinel, de Montluçon, et George Godel, de Fribourg (Suisse) — vinrent s’y installer et s’occupèrent notamment de l’élevage des renards. Il faut ajouter Félix Chalieux, Lyonnais venu du Manitoba.

En dehors de Gravelbourg et de Ponteix, on note dans le sud-ouest de la Saskatchewan un bon nombre de noms géographiques bien français, la plupart choisis par l’abbé Gravel : Lacordaire, Val-Marie, Lisieux, Cadillac, Dollard, Milly, Chambéry, Meyronne, Laflèche, Gouverneur, Carignan, Quimper, etc. Ces groupements, très variables en importance, sont en général de population mixte où l’élément français renferme des émigrés d’outre-mer mêlés à des Canadiens.

Meyronne, à l’est de Ponteix, est un nom importé du Lot par l’un des pionniers de l’endroit, Géraud. Un compagnon de celui-ci, Benjamin Soury-Lavergne, de Rochechouart (Haute-Vienne), décida l’abbé Jules Bois, né à Moncontour et curé de Chaunay (Vienne), à venir se fixer dans la jeune colonie. Parmi les autres de la première heure, il y eut Maurice Auvray, Paul Laville, les frères Verhelst, Édouard Roy, les frères Raonville, Napoléon Faucher. L’arrivée du chemin de fer nécessita le transport de la petite chapelle près de la gare, éloignée de trois milles.

L’abbé Bois, devenu plus tard prélat domestique, connut longtemps la vie d’un véritable missionnaire, sans cesse sur la route pour visiter les catholiques éparpillés dans les environs. Il ne recula pas devant la tâche d’apprendre l’anglais et l’allemand, pour se mettre à la portée de toutes ses ouailles. Son dernier poste fut à Bellegarde, où il resta vingt-huit ans. Pendant la crise, Mgr Bois sut soutenir le moral de ses paroissiens éprouvés, dont pas un n’abandonna sa terre.

De Meyronne, il avait desservi, entre autres, le centre de Laflèche, avant son érection en paroisse. Au nombre des premiers venus à Laflèche, Eugène Bachelu et Henri Regimbal. Nous y trouvons ensuite l’abbé Émile Dubois, du diocèse de Mende, qui avait fait ses débuts dans le nord-est de la province. Paul Bourdy a laissé le souvenir d’un adepte de l’A.C.F.C. dans cet endroit, Laflèche s’enorgueillit à juste titre de son école-pensionnat, sous la direction des Filles-de-la-Croix de Saint-André.


Un futur universitaire à Dollard

Parmi les premiers colons de Dollard, on voit le comte de Couesbouc et ses trois filles, de Nantes, ainsi que Dayon, Tessier et Barrault, tous envoyés là par l’abbé Royer. Alors simple mission, Dollard fut visité par un prêtre français, l’abbé Victor Jayet, qui allait être tué à la guerre quelques années plus tard. Son premier curé titulaire, l’abbé Henri Kugener, un Alsacien, fut plus heureux. Il fit toute la campagne et revint sain et sauf parmi ses paroissiens. Devenu Mgr Kugener, P.D., il devait mourir curé de l’importante paroisse de Willow-Bunch. Parmi les autres anciens Dollardois, tous gardent le souvenir de l’Aveyronnais Duperron, qui fut un champion ardent de l’école française. Saluons aussi en passant Jean Crevolin, un homme qui a des opinions et une plume pour les défendre.

C’est dans la région de Dollard que vint prendre homestead, avant la première guerre, un jeune Parisien qui avait du sang français et anglais dans les veines, Frédéric Bronner. Cet intellectuel peu préparé aux travaux agricoles y passa néanmoins plusieurs années ; puis, la solitude de la prairie lui pesant, il décida de se rendre à Winnipeg, et ensuite dans l’Est, pour y parachever ses études.

Frédéric Bronner est aujourd’hui professeur à l’Université McMaster (Hamilton, Ontario). Dans un petit livre destiné aux élèves de langue anglaise qui apprennent le français — Nouveaux Canadiens — il a évoqué avec bonheur ses expériences et ses souvenirs de défricheur et d’éleveur en Saskatchewan, donnant une peinture réaliste de la vie du colon à cette époque lointaine. Ces pages agréablement romancées permettent à l’auteur d’y introduire çà et là des réflexions excellentes sur le grand problème de la coexistence des races au pays. Sa conviction intime est que Canadiens anciens et Canadiens nouveaux finiront par communier dans un même patriotisme fervent. Ce n’est pas lui qui laissera entendre que Canadiens français et Français de France ne parlent pas la même langue. « Il est faux, écrit-il, de croire qu’un Parisien ne comprend pas le « patois » de Québec, pour la bonne raison qu’à Québec et chez tous les Canadiens français on ne parle pas patois, mais on parle français. C’est en France qu’il faut aller, si l’on veut du patois ; il y en a là pour tous les goûts. »


Willow-Bunch et Frenchville

Saint-Ignace-des-Saules, ou la Hart-Rouge — dont le nom anglais Willow-Bunch a fini par prévaloir — ne le cède guère comme ancienneté à Fort-Qu’Appelle. Là aussi et aux environs, des prêtres français ont passé au cours des années 1910 : l’abbé A. Meleux, l’abbé Victor Rahard, fondateur de Saint-Victor : l’abbé J.-B.-L. Meindre, ancien curé de la Lozère, qui devint curé de Sainte-Marthe-de-Rocanville. Parmi les fermiers français de Willow-Bunch entre les deux guerres, rappelons Raymond Gaucher et le Charentais Gustave Bouffard.

Frenchville se trouve à quinze milles au sud de Ponteix. L’abbé Royer y envoya plusieurs colons, entre autres Alphonse Esvèque et Marcel Champeau, qui formèrent le premier noyau. C’est un groupement de Français, de Belges et de Canadiens français. Il s’appela d’abord Filiatrault, nom bien canadien, qui s’effaça devant celui de Frenchville, peut-être parce que les Français y étaient en majorité, ou à cause du voisinage de la rivière Frenchman. C’était un lieu perdu en pleine campagne, loin du chemin de fer, d’abord simple point marqué par une modeste église sans village, que l’abbé Passaplan fut le premier à desservir.

De ce petit coin de l’Ouest devaient sortir des héros : Jean-Marie Lancien, tué à Verdun : Pierre Grangé, disparu au front du Tyrol. Il y eut aussi Marcel Campon, dragon qui fut garde d’honneur du généralissime Foch ; Albert Coupé, qui fit la campagne de Salonique, après celle de France ; P. Bailleul, Juillard et Lombard.

Frenchville traversa des moments difficiles. Érigée en paroisse, elle redescendit au rang de mission, mais se releva et finit par gagner la partie. Parmi les pionniers récemment disparus, Edgar Chelle et Honoré Beauchamp, dont les familles demeurent. Au nombre des survivants, Xavier Vignon.


Swift-Current et son premier curé

La petite ville de Swift-Current, sur la ligne principale du Pacifique Canadien, semble, à première vue, avoir peu de titre à figurer ici. Mais ce carrefour du sud-ouest de la Saskatchewan fut le centre de ravitaillement, au début, de Ponteix et d’un large territoire où les Français tenaient leur part. Un bon nombre ne s’éloignèrent pas beaucoup de ce qui avait été pour eux la fin d’un long voyage. Et il y eut surtout ce curé du Midi, unique en son genre, qui y vécut quarante ans et accomplit une œuvre vraiment remarquable.

L’abbé Eugène-Victor Cabanel, né à Nîmes, avait été professeur au Collège Stanislas, à Paris. Un évêque de son pays l’emmena en Louisiane, où il se familiarisa avec la langue anglaise. Mais le climat ne lui convenant pas, il monta vers l’Ouest canadien. Mgr Langevin ayant jugé à sa pleine valeur ce prêtre français d’aspect plutôt chétif, mais intelligent, énergique et débrouillard, lui trouva un emploi à sa taille. Fixant un point sur la carte où il avait tracé une croix, l’archevêque dit au futur curé : « Vous irez là et vous fonderez une paroisse. »

Le nouveau territoire couvre environ 300 milles sur 200. C’est en 1905. Il n’y a pas d’église de la frontière des États-Unis à Saskatoon, ni de Moose-Jaw à Medicine-Hat. Swift-Current, le chef-lieu désigné à cause de sa position centrale, est un village de 400 habitants, destiné à un grand avenir sans doute. Un vaste plan de construction est déjà prévu, mais à peine en voie d’exécution, et la crise du logement y sévit d’une façon inquiétante. Le nouveau venu a beau chercher, pas le moindre gîte, même provisoire ! Près d’un temple protestant, un pasteur anglican s’approche de lui :

— Vous êtes un prêtre catholique ?

— Oui, Monsieur. N’y a-t-il pas un « shack » quelque part pour un prêtre ?

— Non.

— Où pourrait-on loger ?…

— Je ne saurais dire, mais entrez donc chez moi…

Le pasteur lui offrit une chambre dans son presbytère et le garda pendant trois mois sans vouloir accepter un sou. Ce sont là des choses qui ne se voient que dans l’Ouest !

Dans ce milieu complètement nouveau pour lui, l’abbé Cabanel, n’écoutant que son âme d’apôtre, devint un vrai Westerner, se pliant à toutes les circonstances, très estimé des protestants parmi lesquels il se fit des amis. Quant à ses compatriotes, il en aida plusieurs, dont quelques-uns venus là par erreur et assez peu qualifiés pour y faire leur chemin. Le cas du Dr Valéry est particulièrement typique. Ce poète-médecin, diplômé de la faculté de Paris, avait échoué, Dieu sait comment, à Val-Marie, ayant eu soin d’amener avec lui un couple marié pour son service domestique. Ne pouvant exercer légalement son art, faute de l’autorisation nécessaire, et tombé dans une misère noire, il fut réduit à travailler dans une buanderie chinoise. L’abbé l’hébergea chez lui et l’engagea à pratiquer la médecine, offrant de lui servir d’interprète au besoin — sans trop penser aux situations délicates qui pouvaient en découler. Au bout de deux mois, le docteur, dénoncé, fut condamné à 300 dollars d’amende. Ce fut le curé qui paya, pour éviter la prison à son protégé.


Une nuit dans le « gumbo »

Le sol, dans la région de Swift-Current, comme dans certaines parties du Manitoba, est de terre noire qui, une fois mouillée, forme une espèce de colle forte très adhérente. C’est ce que l’on appelle le gumbo. En certains cas, les véhicules eux-mêmes, autrefois, pouvaient être réduits à l’inaction totale, inconvénient qu’a fait disparaître le macadam. Au temps des routes de terre et de la prohibition, l’abbé Cabanel fut, un jour, appelé assez tard auprès d’un malade à la campagne. Une pluie torrentielle se déchaîna presque aussitôt. En quelques minutes, les roues de l’auto se mirent à déraper et à patiner dans les ornières, puis s’y engluèrent désespérément. C’était l’enlisement complet, pour une période plus ou moins longue. Et le paroissien, là-bas, qui était peut-être mourant !… Un lourd camion qui suivait bruyamment, donnant de toute la force de son moteur, n’essaya pas de doubler la Ford du curé et s’arrêta au milieu de la voie. Un peu plus tard, une Cadillac à bout de souffle vint s’ajouter aux deux autres victimes du gumbo.

L’orage s’était calmé. Il n’y avait plus qu’a attendre la fin de la nuit et l’apparition du soleil dont les rayons bienfaisants remettraient tout en ordre. Pour tromper l’ennui de cette longue veille, rien de plus naturel que d’échanger des impressions entre compagnons d’infortune. Lorsque le chef de file, ayant chaussé ses bottes, eut risqué quelques pas sur la colle forte de la route, il reconnut son ami, l’inspecteur de la Police montée, qui venait à lui la main tendue. C’était l’un des voyageurs de la Cadillac. Les deux camarades du camion se montrèrent moins enclins à fraterniser, et pour cause. C’étaient des contrebandiers d’alcool, fâcheusement contrariés dans leurs opérations et que les représentants de l’ordre venaient de cueillir sans beaucoup de peine, grâce au gumbo tombé du ciel providentiellement. C’est ainsi que le ministre de Dieu, les agents du diable et les hommes de la loi passèrent ensemble la nuit à la belle étoile.

L’œuvre accomplie à Swift-Current par l’abbé Cabanel ne fut pas de celles qui attirent l’attention publique et créent des vedettes. Il travailla toujours en silence. Que de courses à travers son immense paroisse, en chariot tiré d’abord par des bœufs, ensuite par des chevaux, en compagnie de ceux qui avaient besoin de ses services d’interprète pour d’importantes affaires en ville ! Il fonda vingt-trois missions, dont plusieurs sont aujourd’hui des paroisses. Peu avant son arrivée, un confrère de passage avait acheté huit lots dont l’archevêché de Saint-Boniface conservait les titres. Le curé sut les vendre au moment opportun. Les bénéfices ainsi réalisés aidèrent à construire une église qui est la plus grande et la plus belle de la ville. Les Sœurs de la Charité de Saint-Louis (Vannes) y ont, depuis 1920, un pensionnat et une école.

On trouve dans le monde des affaires à Swift Current Raphaël Larochelle et, parmi les agriculteurs, qui ne passent sur leurs terres que l’époque des travaux, les familles Aimé Toupin, Albert Sommier, Victor et Gustave Lebreton, de la Seine-Maritime.

Aveugle et miné par la maladie, l’abbé Cabanel dut prendre sa retraite en 1945, après quarante ans d’un service particulièrement actif. Il revit la France, mais l’idée d’y finir ses jours ne l’effleura pas. Ce Canadien cent pour cent ne pouvait plus vivre ailleurs que dans l’Ouest. Il passa ses dernières années à l’Hospice Taché, de Saint-Boniface, gardant jusqu’à quatre-vingt-huit ans son énergie, son optimisme et sa bonne humeur. Et c’est dans le cimetière catholique de Swift-Current qu’il choisit le lieu de son dernier repos.

***

Gull Lake, à l’ouest de Swift-Current, rappelle l’un de ses curés, l’abbé Adolphe Erny. Né à La Rochelle, il avait terminé ses études au Canada. Ce prêtre très actif, qui exerça aussi son ministère à Rosetown et à Meyronne, s’occupa de colonisation et fut l’un des fondateurs du Collège de Gravelbourg, mourut à cinquante-cinq ans.

À 60 kilomètres au sud de Gull Lake se fonda en 1908 une colonie Jeanne d’Arc, d’existence éphémère. Jean Buffet, ex-inspecteur des finances, fils de l’ancien sénateur et ministre, y avait établi un magasin-restaurant. C’est le même qui mit sur pied, un peu plus tard, la Caisse hypothécaire canadienne.

Demaine, non loin de la rivière Saskatchewan du Sud, n’a rien de français, malgré son nom. On y trouve cependant une Bretonne mère de cinq enfants, à la tête d’une grande ferme de culture et d’élevage. Le chef de la famille, Victor Fleuter, venu de Scaër (Finistère), en 1905, à l’âge de 19 ans, avait réussi par son travail à devenir propriétaire de deux sections. Il se noya dans un lac en tentant de sauver son aîné, un garçon de 11 ans, qui s’était imprudemment aventuré sur la glace. C’était en pleine période de dépression et de sécheresse. La veuve, restée seule avec cinq enfants en bas âge, connut des années très dures : mais la situation s’améliora avec le temps. À 60 ans passés, Mme Fleuter dirige toujours son exploitation agricole, aidée de deux de ses fils ; un autre possède sa propre ferme à côté, et sa fille unique, institutrice, a épousé un cultivateur allemand.

Dans cette vaste région de culture extensive, où toutes les races se coudoient en faisant bon ménage, on trouve ici et là des familles françaises isolées, qui réussissent comme les autres, mais risquent de se fondre dans la masse anglo-saxonne.[1]

  1. Abbé Albert Royer, Excursion d’un missionnaire en 1907, Clermont-Ferrand, 1908.

    Grégoire Le Clech. Sur la piste des émigrants bretons en Amérique (Penn ar Bed).

    Abbé Clovis Rondeau, La Montagne de Bois. Québec, 1923.

    Frédéric Bronner, Nouveaux Canadiens, Toronto, 1950.