Les Français dans l’Ouest canadien/15

Éditions de la Liberté (p. 75-79).

Chapitre XV


Le pionnier des missionnaires colonisateurs français de l’ouest, l’abbé Jean Gaire — Fondation et progrès étonnants de Grande-Clairière — Les familles de la Loire-Atlantique — Plus loin vers l’ouest : Cantal, né en pleine tempête ; les premiers défricheurs de Bellegarde — Dans leurs huttes de gazon — Wauchope, dernière paroisse desservie par l’abbé Gaire — La grande énergie d’un petit curé Lorrain.


Le pionnier des missionnaires colonisateurs français de l’ouest, l’abbé Jean Gaire

Parmi les ouvriers du mouvement migratoire des Français vers l’Ouest canadien, un prêtre lorrain — l’abbé Jean Gaire — occupe le tout premier rang. Il en fit l’œuvre de sa vie. Très nombreux furent les compatriotes chez qui il éveilla le désir d’aller au Canada et qu’il dirigea vers les nouvelles terres offertes aux premiers occupants. Plus nombreux encore furent ceux que touchèrent, directement ou indirectement, ses tournées de propagande à travers la France, la Belgique et le Luxembourg. Mgr Adélard Langevin, archevêque de Saint-Boniface, rendait à ce grand apôtre de la colonisation cet éloquent témoignage : « Dix prêtres comme l’abbé Gaire réussiraient à fonder un empire catholique et français dans ce pays ».

L’abbé Gaire naquit à Lalaye (Bas-Rhin) le 16 novembre 1853. Après avoir fait ses études aux petits séminaires de Strasbourg et de Luxeuil, puis au grand séminaire de Nancy, il fut ordonné dans cette ville le 17 juillet 1878. Sept ans plus tard, alors qu’il remplissait les fonctions de curé dans la paroisse de Loisy-Bezaumont, il sentit naître brusquement la vocation de missionnaire colonisateur, à la lecture d’un Guide du colon français au Canada signé par un prêtre canadien-français, l’abbé J-B. Proulx. Le curé lorrain crut discerner dans ces pages un appel au secours de frères lointains qui demeura en lui comme une obsession. Ce ne fut pourtant qu’après deux années de mûres réflexions qu’il se décida à mettre à exécution son projet. Il eut à compter avec une certaine résistance de son évêque, obstacle auquel il n’avait pas songé tout d’abord. « Ce n’est ni l’or, ni la gloire, ni le bien-être qui m’attire au Canada, lui écrivait-il ; c’est donc Dieu qui m’y appelle ». Devant des motifs aussi manifestement désintéressés, le chef ecclésiastique finit par céder.

En mai 1888, l’abbé Gaire arrivait donc à Saint-Boniface, où l’accueillit Mgr Alexandre Taché. Le Lorrain fut tout de suite conquis par l’aspect général du pays, qui lui rappelait sa belle vallée du Rhin. Il alla passer un mois chez le curé Jolys, à Saint-Pierre, pour acquérir les premières notions indispensables à l’exercice de son nouveau rôle. Bientôt il se dirigeait vers l’extrémité sud-ouest du Manitoba. Un rapide examen de la situation avait suffi à le convaincre que la vallée de la rivière Rouge, définitivement acquise à l’influence française, n’était pas le champ d’action désigné pour le travail qu’il envisageait. Mais plus à l’ouest, non loin de la province voisine de la Saskatchewan, une position stratégique restait à conquérir par l’établissement de deux ou trois paroisses. C’est le territoire sur lequel il avait jeté son dévolu. Fortifier les positions françaises dans son pays d’adoption : telle était l’œuvre à laquelle ce prêtre lorrain de 34 ans, d’apparence débile et d’une grande austérité, allait consacrer toute sa vie active.

« Nous étions alors, écrira-t-il plus tard, en pleine période des temps héroïques de la colonisation dans l’Ouest. Il n’y avait encore qu’une ligne de chemin de fer à travers nos prairies. Le Manitoba était faiblement peuplé et les deux provinces sœurs, la Saskatchewan et l’Alberta, ne comptaient encore que de rares colons clairsemés le long de l’unique voie ferrée qui traversait ces deux grandes provinces alors simples « territoires ». À l’ouest de Brandon, les villages des stations ne comprenaient généralement que quelques maisons. C’est au plus si l’on pouvait distinguer sur la ligne les quelques gros villages qui s’appellent aujourd’hui les villes de Régina, Moose Jaw, Swift Current, Maple Creek, Medicine Hat et Calgary. »


Fondation et progrès étonnants de Grande-Clairière

Le premier soin du colonisateur, une fois rendu sur les lieux, fut de choisir l’endroit le plus propice à l’érection d’une église. Dès qu’il l’eut trouvé, il y retint un homestead, tout comme un simple colon. Et il décida que sa future paroisse s’appellerait Grande-Clairière — un nom bien français, inspiré par la nature du site, et qui ne serait pas facile à angliciser.

La vaste étendue qui se déroulait devant lui apparaissait comme une grève immense qui eût été autrefois un golfe de la mer, puis un grand lac d’eau douce. Le sol était plutôt léger et sablonneux, quoique assez substantiel et visiblement fertile. À côté de terres hautes convenant pour le blé, il y avait de larges prairies basses donnant du foin sauvage en abondance. « Une région idéale pour la culture mixte !… » se disait l’abbé, qui arpentait fiévreusement cette terre vierge, comme pour mieux assurer sa prise de possession.

Mais l’exaltation des premières heures passée, une vague inquiétude s’empara du colonisateur novice. Comme il explorait encore son domaine et le voisinage complètement déserts, se demandant s’il n’allait pas se lancer dans une folle aventure, sur la piste tracée dans la plaine, il vit surgir une voiture qui l’eut bientôt rejoint. L’occupant était un Canadien français. Ayant ouï dire qu’un prêtre de France devait fonder une paroisse à cet endroit, il se hâtait de venir y prendre une terre !… Du coup, le curé de Grande-Clairière sentit remonter son courage qui, jamais plus, ne devait faiblir.

Cependant, ses ouailles ne comprenaient pour le moment que trois pauvres familles de Métis éparpillées aux environs. En attendant de pouvoir s’installer chez soi, il n’avait d’autre ressource que de demander l’hospitalité à son plus proche voisin. Celui-ci, Thomas Breland, était fils de Pascal Breland, qui avait rempli les fonctions de juge sous l’ancien régime de la Compagnie de la Baie d’Hudson et siégé à la première Assemblée législative du Manitoba. Le Métis, flatté d’un tel honneur, abandonna au missionnaire sa demeure entière, d’ailleurs composée d’une pièce unique, et coucha sous la tente avec sa femme et ses trois petits. Le dimanche suivant — 22 juillet 1888 — l’abbé Gaire célébrait la messe dans l’humble chaumière, devant ses trois familles de sang mêlé qui totalisaient six adultes et dix enfants.


Les familles de la Loire-Atlantique

Ses confrères de l’archevêché de Saint-Boniface admiraient le courage et la hardiesse du jeune prêtre français, tout en pensant dans leur for intérieur que ce bel enthousiasme se modérerait vite, devant la maigreur des résultats. Mais le vent soufflait dans les voiles de l’audacieux. Il amena de la ville deux Alsaciens qui se mirent au travail avec lui. À la Toussaint, quatre mois après l’arrivée de son fondateur, Grande-Clairière comptait dix familles, dont deux françaises, toutes deux de la Loire-Atlantique.

Et quelles familles ! Celle de Pierre Thiévin, de Pannecé, comprenait : le père, 41 ans ; la mère, née Marie Gougeon, 35 ans ; huit enfants, dont deux jumeaux, s’échelonnant de 15 ans à 11 mois ; un neuvième allait bientôt naître. Et il y avait aussi le père de Mme Thiévin. âgé de 70 ans. Celui-ci, décédé l’année suivante, devait étrenner le cimetière. Il faut ajouter que la mère de famille, petite femme frêle mais d’une activité étonnante, en était le chef véritable, en raison de la surdité complète de son mari et de l’âge de son père. La courageuse et entreprenante fermière se fit en outre commerçante, tenant chez elle des épiceries et autres marchandises à l’usage de la colonie.

La famille François Barbot, d’Ancenis (Loire-Atlantique), se composait du père, de la mère et de six enfants. Parmi ceux qui allaient venir un peu plus tard, il y eut encore Jean Collinot, de Pannecé, avec sa femme et six enfants ; puis Auguste Blondeau, de Saint-Mars-la-Jaille. La Loire-Atlantique occupe une place d’honneur dans les origines de Grande-Clairière.

On érigea à la hâte une humble église en troncs d’arbre superposés, en attendant de pouvoir faire un peu mieux. Lorsque le fondateur avait pris possession de son domaine désert, après avoir acquitté ses droits d’inscription de homestead, il lui restait pour toute fortune $100 qui passèrent dans la construction d’un modeste « chantier ». Le propriétaire réussit tout juste à ne pas y périr de froid pendant le premier hiver. Des secours lui venaient de sa vieille mère, en France, sans quoi il n’eût pu faire face aux dures difficultés des débuts.

Chose extraordinaire, les colons se mirent à affluer. Il en vint de partout ; de la Meurthe-et-Moselle, des Vosges, du Luxembourg belge, de la Suisse, de la Loire, de la Haute-Loire, du Vaucluse, de la Savoie, de la Saône-et-Loire, de l’Ille-et-Vilaine, et encore de la Loire-Atlantique. À la fin de juillet 1889, un an seulement après sa fondation, Grande-Clairière groupait 43 feux et 150 âmes.

L’abbé Gaire fit, cette année-là, son premier voyage en France. Il ramena 80 émigrants belges et français dont la moitié vint grossir le noyau de sa paroisse. D’autres suivirent peu après, si bien que Grande-Clairière compta 400 habitants en 1891 et 600 en 1892. Le pasteur devait héberger les nouveaux venus, les nourrir, les guider dans le choix d’une terre, aussi bien que dans les démarches nécessaires à l’achat de matériaux de construction et de machines agricoles. Cet homme au physique malingre, mais d’une incroyable énergie, se dépensait sans compter, travaillant jour et nuit pour suffire à ses tâches multiples.

Un jour, ce fut un contingent de 80 colons qu’il eut à recevoir à l’improviste. Inutile de dire que chez l’abbé Gaire, le service domestique était inexistant. Il dut cuisiner lui-même inlassablement durant sept heures pour faire manger ces voyageurs affamés. Restait le problème du logement pour la nuit. Une fois occupés tous les recoins de l’étroit presbytère, il n’y eut plus qu’une ressource : transformer en dortoir la nouvelle église à peine achevée. Chacun y apporta une brassée de foin et se prépara une couchette. En faisant sa ronde avant le couvre-feu, le maître constata que l’un de ses hôtes, qui souffrait d’une affreuse extinction de voix, était mal protégé contre le froid. Avisant un drap mortuaire tout neuf, il le saisit, le plia en quatre et demanda à l’homme : « Êtes-vous superstitieux ?… » Comme celui-ci se contentait de sourire, le curé l’enveloppa prestement dans l’ample couverture des trépassés.


Plus loin vers l’ouest :
Cantal, né en pleine tempête ;
les premiers défricheurs de Bellegarde

Mais bientôt Grande-Clairière n’eut plus un pouce de terre disponible pour les colons qui ne cessaient d’affluer. Il fallut partir en excursion vers l’ouest, afin de découvrir des lieux propices à de nouveaux établissements. Ce fut l’origine des deux centres de Cantal et de Bellegarde, dans la province voisine de la Saskatchewan.

La fondation de Cantal, en 1892, se fit dans des circonstances particulièrement difficiles, qui faillirent entraîner un désastre. La caravane de colons, partie de Grande-Clairière au printemps, fut assaillie en cours de route par une violente tempête qui désorganisa le convoi. On craignit un instant pour la vie de quelques-uns des hommes, obligés de passer la nuit sans abri d’aucune sorte et dans des conditions effroyables. Une fois atteint le but du voyage la neige, le vent et le froid reprirent de plus belle, rendant impossible toute orientation et tout repérage des lignes de division des lots. C’était plus qu’il n’en fallait pour décourager les meilleures volontés et provoquer un mécontentement général. Tous maugréaient qu’on les avait trompés, que la région ne valait rien pour la culture et que le mieux était de rebrousser chemin vers des lieux plus hospitaliers.

L’abbé Gaire, dont la responsabilité se trouvait en jeu, dut faire acte d’autorité afin de conjurer une panique menaçante. « Le sol, déclara-t-il avec force, est de qualité supérieure. Ce serait folie d’y renoncer et de chercher mieux ailleurs. Ayons le courage d’attendre la fin de la dure épreuve que Dieu nous envoie et tout s’arrangera ». La parole ferme du prêtre, dont le dévouement aux intérêts des colons ne pouvait être mis en doute, calma les esprits et raffermit les cœurs défaillants. La bourrasque apaisée, le paysage prit vite un tout autre aspect, sous les rayons d’un soleil printanier. Le petit abbé avait raison : la terre était excellente. Ses compatriotes se mirent à travailler avec entrain à une première installation rudimentaire.

Bellegarde, ouvert l’année suivante, connut un autre genre de difficulté. Ceux qui avaient décidé de s’y établir vinrent de Grande-Clairière, pendant l’été, pour les premiers défrichements de la prairie. L’enthousiasme des débuts tomba rapidement lorsqu’on se rendit compte que le sol offrait une certaine résistance à se laisser entamer par le soc de la charrue, ce qui fit naître des doutes sur sa qualité. La cause en était simplement une période de sécheresse passagère. Pour détruire cette mauvaise impression, l’abbé Gaire y envoya Cyrille Sylvestre et ses quatre fils — des hommes s’y entendant aux travaux agricoles et jouissant de l’estime de tous. Après une étude sérieuse, leur conclusion fut que tout le district possédait une grande valeur arable.


Dans leurs huttes de gazon

Les Sylvestre, originaires de Villards-sur-Thônes (Haute-Savoie), baptisèrent la nouvelle colonie Bellegarde, en souvenir d’un lieu cher à la famille au pays natal, et s’y fixèrent définitivement. Deux des fils, Alexis et Charles, devinrent Frères Oblats. Le second, décédé en 1952, rendit de grands services à sa communauté comme constructeur et mécanicien. Les deux autres, mariés, ont laissé une nombreuse descendance dans la région.

Les premiers défricheurs, qui s’étaient d’abord contentés de huttes en gazon, revinrent passer l’hiver à Grande-Clairière. C’est en 1894 qu’ils s’installèrent pour de bon, avec femmes et enfants. Cantal et Bellegarde ne tardèrent pas à devenir des centres prospères, aux grandes fermes bien outillées, connus pour leurs magnifiques troupeaux de bêtes à cornes et de chevaux.

Les ouailles du curé de Grande-Clairière, composées d’éléments très divers venus d’un peu partout, ne furent pas toujours d’un maniement facile. Parmi ces familles en grande majorité foncièrement chrétiennes, il s’était glissé quelques sujets douteux qui causèrent des ennuis au pasteur. La prospérité étonnante des débuts de la colonie donna lieu à de fâcheux désordres. Dans les années 1890 et 1891, les cultivateurs bénéficièrent d’abondantes récoltes — juste récompense de leurs travaux de défricheurs — et l’argent coula à flots. De jeunes célibataires, que les mois d’hiver laissaient désœuvrés, en profitèrent pour organiser de joyeux banquets et des soirées dansantes qui se signalèrent par un peu trop de libertés. Le curé usa de fermeté pour mettre un frein à cette vague de licence qui menaçait de contaminer sa paroisse. La Providence lui vint en aide par une distribution moins libérale de ses dons. Quelques années de récoltes médiocres firent plus que ses sévères remontrances pour tout remettre en place. Il se trouva que les plus acharnés danseurs avaient été aussi les plus forts emprunteurs. Le départ forcé de quelques-uns assainit la communauté et soulagea le pasteur de ses inquiétudes.


Wauchope, dernière paroisse desservie par l’abbé Gaire

Dès que Grande-Clairière et ses deux sœurs cadettes — Cantal et Bellegarde — purent se passer des services personnels de leur fondateur, celui-ci, mû par son zèle de missionnaire colonisateur, s’enfonça plus avant dans l’Ouest. Il alla planter sa tente à Wauchope, sur la ligne du chemin de fer qui relie Winnipeg à Régina. C’était en 1902 et il n’y avait là qu’une seule famille, celle de Maurice Quennelle, venue de son ancienne paroisse de Loisy (Meurthe-et-Moselle). Grâce aux efforts de l’abbé Gaire, on y comptait quinze catholiques trois mois après. La nouvelle paroisse allait grossir rapidement, comme ses trois aînées. Bientôt arrivèrent Alphonse Mansuy, de Saint-Dié (Vosges) ; Pierre Escaravage, de Nantes ; Émile Lemée, de Piédelac (Côtes-du-Nord), mort octogénaire il y a quelques années ; Joseph et Lucien Sèvres, de Chapeau, près Moulins (Allier), devançant deux familles qui totalisaient vingt membres (un 21e devait naître à Wauchope), Joseph et Alphonse Rogg, de Paris, dont les fils sont encore cultivateurs ; François Mahé, de Theix (Morbihan), que devaient suivre deux frères, Pierre et Jean-Marie ; Thomas Gay, Louis et Joseph Maurice, de Lyon ; Louis Briand, des Côtes-du-Nord ; les Delalleau, trois familles du Nord ; Yves-Marie, Charles et Jean-Louis Cousin, de Ploudaniel (Côtes-du-Nord) ; Pierre Guennec, un autre Breton ; Henri Clochard, un Vendéen : François et Hyacinthe Martine, de Loudéan (Ille-et-Vilaine). Plus tard, on relève encore les noms de Pierre Roy et Albany Brizard, de l’Île de Ré (Charente-Maritime) ; Oscar Meurin, d’Armentières (Nord) ; Alphonse Évesque, de Gravières (Ardèche), et de nombreux autres.

On semble avoir eu de grandes ambitions, à l’origine de Wauchope, sur le plan scolaire et culturel. Pierre Escaravage, qui dirigeait un pensionnat en France, songe à ouvrir un établissement similaire dans la bourgade naissante. Charles Fytre, venu de La Rochelle, doit y donner un cours d’instruction primaire supérieure. Le directeur se propose d’y ajouter des leçons de dessin, de musique et de déclamation en dehors des heures de classe, voire d’organiser une société musicale qui pourra donner des concerts. C’était aller un peu vite, d’autant plus que l’élément de langue anglaise prenait de l’essor à côté du groupe franco-belge. Il fallut attendre l’arrivée des Sœurs de Notre-Dame-de-la-Croix de Murinais (Isère), une douzaine d’années plus tard, pour mettre l’enseignement français sur le pied désiré.

Maurice Quennelle avait ouvert dès le début un « magasin général ». Il le céda plus tard au Lyonnais François Bernuy, afin de se consacrer entièrement à ses propriétés. Un autre Lyonnais, Jean Gaudet, monta une boulangerie et le Vendéen Henri Clochard se chargea de la boucherie. Un ancien jardinier de Nouvaux, près Lille, A. Huybrecht, après un premier séjour à Grande-Clairière, vint tenir le commerce du bois et des machines agricoles.

Les premières années furent très difficiles. Une chute de neige prématurée et un orage de grêle éprouvèrent durement les cultivateurs. Mais peu à peu la situation s’améliora, les récoltes devinrent plus assurées et les animaux, qui leur avaient permis de vivre quand les céréales faisaient défaut, continuèrent d’être de bon rapport. Parmi les pionniers, plusieurs s’éloignèrent pour aller tenter fortune ailleurs. Un seul des trois frères Cousin, Jean-Louis, est demeuré à Wauchope ; Charles a été tué à la guerre : Yves-Marie s’est établi définitivement à Bellevue où il est mort laissant sept fils et deux filles ; leur sœur, Eugénie (veuve Paul Guiguet), vit avec ses enfants à Casablanca. Les frères Mahé sont passés, l’un au Manitoba, les deux autres dans l’Alberta. Julien Escaravage, fils de Pierre, est dans l’assurance à Winnipeg.

Wauchope eut l’honneur de donner aux Franco-Canadiens de la Saskatchewan le premier président de leur association, dans la personne de Maurice Quennelle. Ce Français distingué eut malheureusement une fin tragique dans un accident sur sa ferme. Sa veuve et ses enfants poursuivent l’œuvre agricole et commerciale inaugurée il y a plus d’un demi-siècle par ce vaillant pionnier.

Wauchope fut officiellement la dernière fondation de l’abbé Gaire ; mais il devait contribuer généreusement à jeter les bases de plusieurs autres centres de la Saskatchewan, comme Wolseley, Dumas, Forget, Storthoaks, et jusqu’à Fenn, dans l’Alberta.


La grande énergie d’un petit curé Lorrain

L’un des traits caractéristiques de ce prêtre lorrain fut l’austérité incroyable dont il fit preuve toute sa vie. Il se contentait de $300 par année pour sa pension ; le reste de son avoir allait en charités et bonnes œuvres. Comme il avait maintes fois exprimé le désir d’un pèlerinage en Terre sainte, ses amis recueillirent à cette fin $2,000, dont 700 à Grande-Clairière. Pour une raison ou pour une autre, le voyage fut remis, puis abandonné et l’argent passa dans la caisse des pauvres.

L’infatigable colonisateur, tant que ses forces le lui permirent, continua en France et en Belgique ses randonnées de propagande en faveur de l’Ouest canadien. La lettre suivante qu’il écrivait de Séez à Mgr Langevin, le 4 novembre 1901, donne un aperçu de son activité extraordinaire :

« Me voilà presque au bout de ma deuxième grande tournée, celle du nord-ouest de la France. J’ai traversé les diocèses d’Arras et d’Amiens, ceux de la Normandie, Rouen, Bayeux, Coutances et Séez. Je serai demain à Évreux, en route pour Lille où je serai de retour pour le 15. Ce jour-là, je compte parler de notre Canada au congrès catholique. Et surtout, j’ai visité le fond de la Bretagne, dont les diocèses de Rennes, de Vannes, de Quimper et de Saint-Brieuc sont dès maintenant tous gagnés à notre cause ; de là il nous viendra des milliers de colons.

« Dans deux mois, à l’occasion de mon voyage au centre et au sud de la France, je retournerai en Bretagne pour un itinéraire de conférences à Brest, Saint-Brieuc, Guingamp, Quimper, Rennes, etc. C’est alors que je pourrai voir le diocèse de Nantes, puis les autres de l’ouest, du centre, du sud et de l’est de la France. En résumé, mes succès en Bretagne sont dès ce moment les plus considérables que j’aie rencontrés jusqu’à ce jour au point de vue de l’émigration. C’est le salut matériel et spirituel de milliers de pauvres Bretons : tous les prêtres de la Bretagne comprennent cela à merveille ; aussi partout l’on m’a fait le meilleur accueil, dans les presbytères comme dans les collèges et les séminaires. »

Avec l’âge, l’abbé Gaire dut renoncer à ces voyages épuisants et borner son activité à la desserte de sa paroisse. Demeuré sur la brèche jusqu’au bout, il décéda subitement à Wauchope, le dimanche après-midi 4 janvier 1925. Il avait chanté la grand-messe le matin.

Ses services insignes comme missionnaire colonisateur avaient été officiellement reconnus par le Saint-Siège, en 1920, par son élévation au rang de prélat domestique.

Au cours de ce récit, nous trouverons plusieurs autres prêtres français qui, à l’exemple de ce grand fondateur, se sont voués à la colonisation dans l’Ouest canadien ; mais aucun n’égala jamais l’énergique petit curé lorrain qui, le premier, s’engagea héroïquement dans cette voie.[1]

  1. Abbé Jean Gaire, Dix années de mission au grand Nord-Ouest Canadien. (Dans sa modestie excessive, l’auteur n’a pas cru devoir signer cet opuscule de son nom.)

    Pierre Foursin. La Colonisation française au Canada. Ottawa. 1891.