Les Français dans l’Ouest canadien/08
Chapitre VIII
La Rivière-Tortue (Sainte-Rose-du-Lac), sur le lac Dauphin
Beaucoup plus au Nord, dans la région du lac Dauphin jadis appelée la Rivière-Tortue, une autre colonie se rattache aussi, par certains côtés, à la phase aristocratique des débuts. Un groupe de Français, parmi lesquels quelques fils de famille peu persévérants, y lutta dans des conditions particulièrement difficiles pour jeter les bases de Sainte-Rose-du-Lac, devenue l’une des belles paroisses du Manitoba. Il n’y avait là qu’une poignée de Métis, originaires pour la plupart de Saint-Vital, lorsque les premiers colons arrivèrent de France en 1891.
La désignation primitive de Rivière-Tortue venait du cours d’eau qui traverse le pays du sud au nord, ainsi appelé parce que ces animaux à carapace abondaient autrefois sur ses berges. Mais on a prétendu aussi que le mot Tortue pourrait être une déformation de Tortueuse, dont les Métis faisaient Tortue et que les Anglais traduisirent par Turtle. Quoi qu’il en soit, lorsque le vent soufflait du nord, il refoulait l’eau du lac Dauphin dans la rivière qui montait de plusieurs pieds sur une assez longue distance. Les brochets se précipitaient en masse dans ce contre-courant et restaient pris dans les rapides au moment du reflux. Ils étaient alors à la merci de quiconque se présentait pour les cueillir. Le transport de cette denrée, trop abondante pour être d’une grande valeur, occupait une partie des habitants à certaines époques de l’année. Des anciens se souviennent d’avoir vu des conducteurs de charrettes à bœufs se livrer à ce travail, le chef coiffé d’un haut de forme !… Ces pêches miraculeuses datent naturellement d’un passé lointain. Les tortues elles-mêmes ont fini par disparaître.
Une partie des premiers Français arrivés à la Rivière-Tortue étaient dirigés vers cet endroit par une société de dames catholiques de Paris placée sous le patronage de saint Michel. On y remarquait : Robert de la Tremblay, ancien officier d’infanterie de marine ; Jules Toysonnier, personnage un peu mystérieux ; le Parisien Louis Dupuich, qui avait femme et enfants ; Joseph de la Salmonière, de Segré (Maine-et-Loire), ancien élève de l’École d’Agriculture de Beauvais, filleul de Mgr Dupanloup ; Charles de Caqueray, de Vannes, venu un peu plus tard.
On entendit souvent nommer cette Société Saint-Michel, mais personne ne saurait dire exactement en quoi elle consistait. Il faut probablement y voir une organisation similaire, en miniature, aux Alcoholics Anonymous — une œuvre pour réhabiliter des jeunes gens de bonne famille en les envoyant vivre dans une région presque vierge, comme l’était alors Sainte-Rose-du-Lac. Le petit groupe semblait dirigé par ce Jules Toysonnier que nous avons déjà vu à Saint-Laurent, se livrant avec succès au commerce de chevaux. Mais on ne peut reconnaître à ses chefs ni à ses adhérents aucun droit au titre de pionniers ; car nul d’entre eux n’a fait souche dans la colonie et n’y a séjourné au delà d’un temps assez court.
Le lorrain Edmond Didion, le grand pionnier
Le lundi de Pâques de cette même année 1891, arrivaient à la Rivière-Tortue Edmond Didion et son fils aîné, Jules. La mère et les trois autres enfants — Berthe, Edmond et Marguerite — allaient les suivre quelques semaines plus tard. Cette famille doit être considérée comme la pionnière de l’endroit. Le grand esprit charitable et optimiste de son chef fut d’un grand secours à ses compatriotes dans les dures épreuves du commencement.
Edmond Didion, né à Puligny (Meuse), était commerçant en draps à Anvers. Il avait épousé une jeune fille d’excellente famille de la région d’Eupen, en Belgique, et en avait eu trois enfants. Celle-ci étant morte, il convola en secondes noces avec sa sœur qui devait lui en donner quatre autres, dont trois naquirent à Sainte-Rose. C’est en écoutant un marchand de ses amis, au retour d’un voyage d’affaires au Canada, parler avec enthousiasme de ce jeune pays plein de promesses, que l’idée lui vint d’aller y courir sa chance comme défricheur du sol. La vente du fonds de commerce réalisa une bonne somme qui le mettait en mesure, estimait-il, de s’établir là-bas dans des conditions avantageuses.
Sur le navire qui l’emmenait au Canada, Edmond Didion fit la rencontre d’un Lorrain comme lui, Eugène Perrin, qui, avec sa femme et sa fille, se dirigeait vers Saint-Claude ou Notre-Dame-de-Lourdes. Il n’eut pas de difficulté à le convaincre de choisir plutôt la Rivière-Tortue. Un an environ après le départ de Didion d’Anvers, un de ses neveux, Émile Abraham, qui habitait le hameau de Goviller, situé entre Colombey-les-Belles et Vézelise (Meurthe-et-Moselle), venait le rejoindre. Puis ce fut le tour d’un autre neveu et d’une nièce, Eugène et Zénaïde Abraham. Dans le même temps étaient venus : Ernest Béasse, André Buguet, Siméon Delveaux, Jean-Baptiste Feuillâtre, Ludovic Normand et Édouard de la Forest, tous du Pas-de-Calais ; Charles Jacob, de l’Allier ; Olivier Lecomte, de l’Ille-et-Vilaine. Emmanuel Béasse, fils d’Ernest, arriva un peu plus tard. Normand et La Forest devaient passer dans la province voisine.
Cruelle tragédie des débuts : un colon dévoré par les loups
Une pénible tragédie marqua cette première phase de la colonie. La fille ainée de Dupuich n’était pas allée plus loin que Winnipeg. Elle y avait épousé presque aussitôt un Italien, Di Marco, sensiblement plus âgé qu’elle, qui tenait un petit restaurant. Le père, dénué des ressources nécessaires pour travailler sur son homestead, était revenu chez sa fille, dans l’espoir de trouver quelque besogne en ville. Il y resta un certain temps à donner des leçons de français. À l’automne, désireux de revoir les siens, il se mit en route et profita d’une occasion pour se rendre en voiture jusqu’à Gladstone ou Arden. Il s’engagea ensuite à pied sur des pistes qui suivaient le coteau en direction de Sainte-Rose. Plusieurs semaines après, on retrouvait de son corps et de ses vêtements, dans la brousse, ce que les loups n’avaient pu dévorer. Ayant perdu son orientation (il n’y avait pas de chemin à perdre), il avait dû errer dans les terrains marécageux avant de tomber d’épuisement. L’administration provinciale fournit l’argent nécessaire pour ramener ses restes et leur donner une sépulture chrétienne. Plus tard, Robert de la Tremblay épousa la veuve Dupuich.
Dans le cimetière de Sainte-Rose, on peut voir une tombe minuscule surmontée d’une petite croix portant un nom, « Di Marco ». Seuls quelques témoins des premiers temps se rappellent qu’il s’agit du petit-fils du malheureux Dupuich, mort durant un séjour de la mère et de son enfant dans la famille.
Il y eut aussi le drame d’Albert Lion, garçon belge de 14 ans et d’une jeune fille de 20 ans, surpris par la tempête et un vent glacial alors qu’ils se rendaient aux provisions. Les bœufs, épuisés de fatigue, avaient dû être dételés et regagnèrent l’étable. Après avoir marché toute la nuit, encouragé par sa compagne qui le suppliait de ne pas s’arrêter pour ne pas succomber au froid, Albert, qui avait les pieds gelés, se laissa choir à l’abri d’une meule de foin, pendant que l’autre employait ses dernières forces à atteindre une demeure aperçue à l’horizon. Lorsque le secours vint, le corps du garçon était gelé à mort. Grâce aux soins d’Ernest Béasse, la jeune fille eut la vie sauve ; mais il fallut la transporter d’urgence à l’hôpital de Saint-Boniface, où on lui amputa les deux pieds.
Ernest Béasse, fils d’un gros fabricant bonnetier, avait dû abandonner son cours de médecine pour prendre la direction de l’usine paternelle, mais sans renoncer complètement à des études qui lui étaient chères. C’est ainsi qu’il fut en mesure de rendre de grands services à la population, en attendant l’arrivée du premier médecin.
Pour atteindre Sainte-Rose, que ne desservait aucune route régulière, il fallait franchir des passages extrêmement dangereux. Plus d’un voyageur faillit disparaître dans des fondrières avec attelage, chariot et bagages. Il y avait en particulier le « pont branlant » — qui consistait en deux gros troncs d’arbres jetés en travers d’une « coulée » ou ruisseau, avec des perches formant le tablier. Comme on n’en avait pas aménagé les approches, on s’y embourbait à chaque fois par temps humide. Un jour, ce fut Joseph de la Salmonière qui s’y trouva pris. En se débattant dans la vase du ruisseau pour sauver ses bêtes et ses marchandises, il perdit sa montre en or qui demeura introuvable. Avant de s’éloigner du théâtre de la catastrophe, la victime traduisit sa mauvaise humeur par cette exclamation spontanée : « Sale pont du diable, va !… » Le nom est reste à ce lieu historique.
Une autre fois, ce fut Charles Jacob qui, à la tête d’une caravane de charrettes, traversait une coulée à l’endroit jugé le plus guéable, lorsque ses superbes bœufs se mirent à nager… Le conducteur, à la dérive dans son véhicule emporté par le courant, était devenu soudain le pilote d’une périlleuse embarcation en grand risque de chavirer. Par bonheur, ses compagnons purent le secourir à temps.
Dures privations des premiers venus
Après deux années de séjour à Sainte-Rose, Joseph de la Salmonière passa en France et contracta mariage avec Christine de Caqueray, petite-fille de la marquise de Vialart de Moligny et fille de la vicomtesse de Caqueray-Valolive. La jeune épousée suivit bravement son mari au Manitoba, où résidaient déjà ses deux frères : Félix à Fannystelle et Charles à Sainte-Rose. Tous deux avaient d’ailleurs traversé l’océan pour assister au mariage de leur sœur. Cependant, le séjour de ces colons de l’aristocratie fut de courte durée.
C’est dans le même temps que le vicomte Jacques d’Aubigny d’Assy quitta sa Normandie pour le nouvel établissement du lac Dauphin. L’année précédente, venu en visiteur chez Joseph de la Salmonière, son ancien condisciple du Collège des Jésuites à Vannes, il y avait retenu une terre. Tout de suite, il fit don à la paroisse d’une belle cloche de 500 livres. Deux jours après son baptême, elle sonnait joyeusement son premier mariage, celui d’Emmanuel Béasse avec Zénaïde Abraham, nièce d’Edmond Didion.
Tous les témoignages remontant à cette période des débuts sont unanimes à parler d’affreuse misère. Les colons n’étaient pas seulement dépourvus du plus élémentaire confort ; ils connurent les privations les plus dures et jusqu’à la faim. Ce fut dans ces circonstances que se manifesta l’action bienfaisante de la famille Didion. Elle assuma le rôle d’accueillir les nouveaux venus de France, épuisés par les fatigues du voyage et inquiets sur le sort qui les attendait. L’étroite maison de billots était en quelque sorte leur hôtellerie. Ils y campaient tant bien que mal, couchaient par terre au besoin et s’asseyaient à la table familiale dont le menu était plus ou moins abondant, selon le hasard des jours. Parfois il n’y avait presque rien à partager ; alors on partageait la disette. Mais l’accueil débordait toujours de la plus franche cordialité. Ceux que guettaient la tristesse et le découragement trouvaient dans cette demeure hospitalière les bonnes paroles capables de les remonter. Edmond Didion, commerçant-né, eut chez lui un petit magasin d’approvisionnements, dont le besoin se faisait grandement sentir ; mais l’argent était rare et il fallait vendre à crédit.
L’héroïque pionnier de la Rivière-Tortue devait mourir en 1934, à l’âge de 80 ans, sur la terre qu’il occupait depuis plus de quarante ans. Sa femme, décédée en 1940, vécut jusqu’à 85 ans. De leurs sept enfants, seule Marguerite se maria. Elle épousa Armand Granger d’Hennebont (Morbihan), qui fut tué à la guerre. Cette union n’a donné que deux enfants : Madeleine, morte il y a quelques années, et Fernand, lui aussi célibataire, qui occupe l’établissement du grand-père. Berthe, qui fit les campagnes des Dardanelles et de Salonique comme infirmière de la Croix-Rouge, Edmond, Marguerite et Marcel sont toujours vivants.
C’est par les neveux uniquement que se prolongera la descendance du chef Edmond Didion. Eugène Abraham et sa première femme, née Marie Médard, avaient deux jeunes enfants à leur arrivée et il leur en naissait un autre quelques mois après. Devenu veuf, Eugène Abraham épousa par la suite Hyacinthe Lecomte, dont il eut dix enfants. Sa sœur, Zénaïde, mariée à Emmanuel Béasse, ne fut pas moins prolifique : quatorze enfants, dont plusieurs ont fait souche à Sainte-Rose-du-Lac.
Olivier Lecomte quitta son village de l’Ille-et-Vilaine, où il remplissait les fonctions de cantonnier, pour venir au Manitoba avec sa femme et plusieurs enfants dont Jules était l’aîné. Cette famille illettrée a parfaitement réussi et s’est fortement enracinée à Sainte-Rose. Les plus âgés travaillèrent ici et là et tous s’établirent sur place. Nous venons de voir que l’une des filles, Hyacinthe, devint la seconde femme d’Eugène Abraham. Sa sœur, Marie, après avoir été au service du vicomte Jacques d’Aubigny, épousa Siméon Delveaux, appelé à une situation en vue dans le commerce local. Leur fils aîné, Joseph, est depuis nombre d’années secrétaire-trésorier des deux municipalités rurale et urbaine de Sainte-Rose : il a été récemment nommé officier rapporteur pour le district fédéral de Dauphin.
Angèle Delveaux, cousine de Siméon, venue en même temps que lui, fut successivement l’épouse d’André Buguet et de Louis Fouchard. Et voici un petit fait d’hier qui nous relie à la période lointaine des débuts : il n’y a pas longtemps, un mariage célébré à Sainte-Rose unissait une petite-fille de Siméon Delveaux (Denise, fille de Joseph) avec un petit-fils d’Angèle et de Louis Fouchard (André, fils d’Auguste Pineau et de Léonie Fouchard).
Charles Jacob, d’Egrand (Allier), fut un autre des pionniers français qui tinrent bon. Peu de temps après son arrivée, il épousa une très jolie fille de l’endroit, Joséphine Ritchot, d’une famille métisse de Saint-Norbert venue avec le premier groupe de colons. Jacob joua un rôle important, dans les débuts, à titre de factotum : avocat de hameau, secrétaire de municipalité, instituteur, etc. Il avait fait son service militaire dans les chasseurs ou les hussards, avec un grade de sous-officier. En 1914, il s’enrôla dans l’armée canadienne avec trois de ses fils et suivit son unité en France. S’étant trouvé, un jour, dans le voisinage de son ancien régiment de cavalerie, les sous-officiers le fêtèrent dans leur mess improvisé, à titre d’ancien. Les Jacob eurent cinq fils et quatre filles, parmi lesquels un prêtre et une religieuse enseignante. Le père mourut en 1936 et la mère lui survécut de près de vingt ans.
Le fondateur religieux, le P. Eugène Lecoq
Durant toute la période héroïque des débuts, les prêtres de Sainte-Rose furent des Oblats français. D’abord, le P. Jules Decorby, du diocèse de Viviers, puis le P. Philippe Valès, de Nîmes. Mais le vrai fondateur religieux de la colonie fut le P. Eugène Lecoq, originaire du Mans. Pendant les quatorze années qu’il y passa, de 1895 à 1909, ce grand animateur déploya une extraordinaire activité. Il construisit église, presbytère, école, couvent, maniant lui-même la hache et le marteau comme le plus habile des ouvriers. Son champ d’action embrassait une immense étendue autour du poste de commande où se trouvait sa résidence. Il fit de nombreux voyages en France, d’où il revenait avec des fonds pour ses multiples besoins et de nouveaux colons dont il surveillait l’établissement.
Un jour qu’il tendait la main auprès d’une riche Parisienne, celle-ci consentit à délier les cordons de sa bourse sur la promesse que la paroisse du missionnaire serait placée sous le vocable de sa patronne, sainte Amélie. Sainte-Rose avait déjà son nom, qui remontait à l’arrivée des premiers Oblats, et il était impossible de le lui enlever. Mais à quelque distance au sud-est, un centre nouveau allait naître, qui s’appela Sainte-Amélie. On ne connaît pas le nom de cette bienfaitrice qui, comme beaucoup d’autres, voulut sans doute garder l’anonymat. Grâce à ces quêtes fructueuses, Sainte-Rose et sa région sont redevables à la générosité française non seulement d’un fort groupe de colons, mais encore d’un appréciable appui financier.
Avant ce dynamique curé, il n’y avait pas encore d’école à Sainte-Rose. Une cinquantaine de garçons et de fillettes grandissaient sans recevoir d’autre instruction que des bribes de catéchisme qui leur étaient distribuées par quelques dames bénévoles. Le premier enseignement fut donné par Mme Athanasius Tucker, mère de la nombreuse famille de ce nom. Elle groupait les enfants de la petite colonie dans la première église bâtie en troncs d’arbres, sur l’emplacement du cimetière actuel. Par la suite, on vit s’élever sur le terrain de la mission une autre église et une école. Les filles de Mme Tucker, Agatha (devenue plus tard Mme Th. Fitzmaurice) et Francis (Mme D. MacCarthy), en furent les premières institutrices, aidées parfois par leur sœur, Cecily, qui devait épouser plus tard Albert Vaison, un enfant du Midi. Puis le P. Lecoq fit construire un couvent. Il était à peine achevé lorsque quatre religieuses de Notre-Dame-des-Missions (Lyon) vinrent en prendre possession en 1900 et l’école leur fut confiée.
Edmond Didion avait rencontré à Winnipeg un certain François Bernard, qu’il avait engagé comme professeur privé de ses enfants. Qui était cet homme et d’où venait-il ? Didion inclinait à croire que c’était un Belge et probablement un ex-chanoine de Tournai, économe de l’évêché, disparu à la suite de spéculations ruineuses pour le diocèse. Il emporta son secret dans la tombe. Mais le sud de la paroisse, où se trouvaient plus particulièrement groupés les Français, eut aussi bientôt son école. Elle porta d’abord le nom de… Crooked River, ce qui pouvait passer pour un retour nostalgique à la rivière Tortueuse ou Tortue ; mais un sursaut de fierté patriotique, durant la première Grande Guerre, y substitua le nom de Verdun. La première institutrice de cette école fut une autre fille de Mme Tucker, Hilda (devenue Mme Pierre Saurette). Quand les religieuses furent établies à Sainte-Rose, elles prirent charge aussi de cette école où deux d’entre elles séjournaient du lundi au vendredi. L’une des dernières écoles fondées dans les limites de la paroisse, De Lamennais, eut pour premier instituteur Charles Jacob.
Du ranch et du magasin à la Trappe de Saint-Norbert
Le vicomte Jacques d’Aubigny se montra, pendant la période des débuts, l’un des plus actifs de la colonie. Il fit l’élevage du bétail sur un ranch situé à trois milles de l’église. Au village qui commençait à se dessiner, il ouvrit un « magasin général » tenu par Charles Jacob. (Les bâtiments subsistent encore, quoique transformés, et sont occupés par M. Jean Molgat.) Il organisa une fromagerie, transformée par la suite en beurrerie. Mais après cinq années de cette vie laborieuse et apparemment vouée au succès, Jacques d’Aubigny renonça à tous ses projets de propriétaire terrien, de commerçant et d’industriel agricole pour endosser la bure de moine à la Trappe de Saint-Norbert. Ce fut, dit-on, à la fin d’un joyeux souper offert à ses amis qu’il annonça cette étonnante nouvelle. Et ce n’était pas une plaisanterie, comme on l’avait cru tout d’abord.
Les embarras financiers ne furent pour rien dans cette décision soudaine. Le jeune Normand paya de ses propres deniers l’église conventuelle du nouveau monastère. Sa paroisse de Sainte-Rose ne fut pas oubliée. Elle lui devait déjà sa première cloche. Celle-ci prit la route d’une lointaine mission et fut remplacée par un carillon de quatre cloches. L’archevêque de Saint-Boniface vint les bénir et, à cette occasion, conféra les ordres mineurs au frère Marie-Antoine. Une allocution de ce dernier émut l’auditoire jusqu’aux larmes.
L’ancien éleveur-marchand ne devait plus connaître que la vie de prière et de recueillement dans la maison qu’il avait librement choisie. Entre les deux guerres, dans ses fonctions de père hôtelier, il réservait un accueil plein de délicatesse aux visiteurs et aux retraitants de la Trappe ; mais très rares étaient ceux qui pouvaient faire le lien avec le jeune colon de l’ancienne Rivière-Tortue. Par esprit d’humilité, le religieux ne voulut jamais dépasser dans les ordres le sous-diaconat. Une paroisse de la vallée de la rivière Rouge, non loin de là, porte son nom. Le frère Marie-Antoine vit toujours dans la paix de son cloître, l’un des rares survivants des pionniers de Sainte-Rose-du-Lac, dernier des Trappistes originaires de France[1].
Nouvel afflux de colons
Avec les premières années du siècle, la population de Sainte-Rose va grossir, grâce à l’essor général pris par l’immigration. C’est alors que vinrent, entre autres, les deux frères Fouchard, le baron Octave de la Ru du Can, le vicomte de Lecochère, Achille de Montbel, le comte Yves de la Fonchais, François Le Gal, Augustin Pineau.
Louis Fouchard, de Clamecy (Nièvre), arriva dès 1899 et fit de la culture avant de passer au commerce de la quincaillerie. Deux ans plus tard, sa mère et son frère venaient le rejoindre. La veuve Fouchard, née Antoinette Thévenet, devait décéder à Sainte-Rose en 1912. Elle était sœur du général de division Frédéric Thévenet, commandeur de la Légion d’honneur, et de Louis Thévenet, avocat, chevalier de la Légion d’honneur.
Le sergent d’infanterie de marine Henri Fouchard, alors âgé de 35 ans, comptait de longs états de service à Brest et aux colonies, en particulier à Saint-Louis du Sénégal. Ayant un penchant marqué pour la musique, il l’avait étudiée à fond sous des chefs excellents et avait fait partie de la musique des Tirailleurs sénégalais. Cette formation exceptionnelle devait influencer toute sa vie. À Minnedosa, il réorganisa la fanfare de l’endroit et la dirigea tant qu’il fut là. De retour à Sainte-Rose, il y trouva une fanfare naissante qui marchait tant bien que mal, sous son premier chef, Isidore Pinvidic, de Montauban (Ille-et-Vilaine). Il en prit la direction et communiqua le feu sacré à ses hommes. Les répétitions avaient lieu deux fois la semaine et quelques uns venaient de quatre à cinq milles à pied. Durant plusieurs années, la fanfare de Sainte-Rose jouit d’une grande renommée dans toute la région et fut au programme de toutes les fêtes. Son chef avait réussi à porter le nombre de ses exécutants à vingt-six. Elle connut son apogée en 1912, dans un grand concours tenu à Dauphin où elle remporta le premier prix. C’était le résultat du long et patient travail de Fouchard. Mais, engagé dans l’industrie forestière, il était alors établi à Grandview, où il demeura dix ans et remit sur pied la fanfare locale. Pendant ce temps, celle de Sainte-Rose, privée de son vrai chef, se disloquait. À Saint-Boniface, où l’amena l’éducation de ses enfants et où il mourut en 1940, Henri Fouchard fut l’un des piliers de la Fanfare La Vérendrye, que dirigeait Joseph Vermander. Il avait épousé Hélène Bertrand, qui lui survit avec plusieurs enfants.
Louis Fouchard décéda à Sainte-Rose vers le même temps que son frère, laissant la suite de ses affaires à son gendre, Auguste Pineau. À un ami qui lui demandait ses impressions au retour d’un voyage au pays natal après quarante ans d’absence, il faisait cette réponse laconique : « Trois principales : 1) Je ne crois pas qu’il y ait au monde un pays plus beau que la France. 2) Que les Français ont donc changé ! Ils sont gentils et charmants, mais quelles idées !… 3) Pour mon malheur, je ne pouvais plus boire de vin, en ayant perdu l’habitude au Canada… »
Les époux Pierre Mignon étaient d’âge avancé déjà quand ils vinrent, de la Nièvre, s’installer sur des terres avec leur famille. De leurs trois fils, Pierre, Albert et Michel, les deux premiers firent la guerre de 1914 et Albert y fut tué. Pierre revint marié à la veuve Suzanne Alexandre, mère d’un petit garçon. Albert Alexandre devait tomber à son tour dans la seconde Grande Guerre. Leur fille, Marie, épousa Ambroise Lecot ; un de leurs fils est devenu médecin, attaché au sanatorium de Ninette. Le fils de Michel, René, est conseiller de la municipalité rurale de Sainte-Rose. À la mort de Pierre, ses enfants se dispersèrent et sa veuve épousa Azarie Neault.
Soulignons en passant le groupe d’émigrants fournis à la région par le département de la Nièvre. En plus des Fouchard et des Mignon, il y eut les familles Bourgeois, Gobillot, Bourdin et Lecot. Plusieurs mariages unirent d’ailleurs ces Français de même origine.
Le baron de la Ru du Can, ancien officier de cuirassiers, né à Vendôme (Loir-et-Cher), avait deux fils et deux filles. Il fit de l’agriculture pendant quinze ans sur une propriété de 1,280 acres et se spécialisa dans l’élevage des chevaux de selle pour la Police montée. Un neveu, Henri de la Ru du Can, qui avait épousé Yvonne de la Giclais, séjourna quelque temps non loin de son oncle.
Un autre ancien militaire, le vicomte Achille de Montbel, de Paris, avait aussi trois fils. Il succéda à Henri d’Hellencourt comme agent consulaire de France au Manitoba, sans abandonner ses terres, ce qui l’obligeait à de fréquents déplacements entre Sainte-Rose et Winnipeg.
Le comte de la Fonchais, de Bréhan (Morbihan), père de dix enfants, quitta sa Bretagne convaincu qu’avec la loi de séparation, il lui serait impossible de leur procurer une éducation catholique. Comme les deux précédents et plusieurs autres, il apportait des capitaux. Ces familles s’installèrent confortablement dans de spacieuses demeures dont quelques-unes avec un certain cachet presque seigneurial. Celle du comte de la Fonchais existe encore, à peu près intacte. Elle est la propriété d’Auguste Brunel, venu en 1912 de la Chapelle, village voisin de Ploërmel (Morbihan). Lui et sa femme, à leur arrivée, travaillèrent sur la ferme de la Ru du Can, à raison de trente dollars à eux deux pour la saison d’été. La famille Brunel possède aujourd’hui douze quarts de section.
Des bancs de la Sorbonne au défrichement du sol et aux affaires
Les Bretons affluent surtout à partir de 1905. Le Finistère envoie : Pierre Toulhouat et Corentin Le Seach, de Quimper ; Alain Huitric et son frère, Hervé, frère Oblat à Saint Boniface, Jean-Louis Lanchèze, René Pennarum et Jean Blanchard, de Briec ; les deux frères Jean-François et Jean-Louis Maguet et Louis Maguet, de Saint-Thégonnec, ce dernier d’une autre famille que les précédents. Les Maguet ont eu des familles assez nombreuses. La plupart de leurs enfants, solidement établis à Sainte-Rose et à Laurier, comptent parmi les cultivateurs les plus prospères. De l’Ille-et-Vilaine viennent Joseph Renault et les Pinvidic. Du Morbihan, François Le Gal et Armand Granger, d’Hennebont : François Raffray et son frère, Victor, de Bréhan.
Six autres jeunes Morbihannais étaient d’anciens élèves frais émoulus du Collège des Jésuites de Vannes, où la propagande en faveur de l’Ouest était venue les atteindre. Jean et Joseph Audic, fils du médecin de l’institution, avaient pris les devants. Joseph Molgat, de Ploëmeur, et Jean-Louis Guillas, de Mendon, ayant achevé leurs études secondaires à Vannes, avaient accompli un an de service militaire et s’étalent inscrits à la Sorbonne pour la licence ès lettres. Mais l’appel du Grand Ouest canadien l’emporta sur la gloire des diplômes académiques. Aux vacances de Pâques 1906, ils abandonnaient le Quartier latin pour se diriger vers le Manitoba.
Quelques mois plus tard, Louis Molgat, frère de Joseph, passait son baccalauréat classique à l’Université de Rennes et Léon Koun, de Baden, son premier examen de première année de licence lettres-histoire à la Sorbonne. En octobre, tous deux venaient rejoindre leurs camarades à Sainte-Rose. Joseph Molgat avait déjà fait l’acquisition d’une ferme d’une demi-section, avec de bons bâtiments neufs. Les nouveaux venus prirent le temps de goûter à la vie agricole un peu rudimentaire du pays et, au bout d’une année, décidèrent de retourner à leurs études en France. Après la licence en droit, ce fut le service militaire, et puis la guerre interminable. Léon Koun, réformé, devint avocat-avoué — il l’est encore — à Quimperlé (Finistère). Louis Molgat passa tout le temps des hostilités — et au-delà — dans la marine. Libéré seulement en mai 1919, il revint à Sainte-Rose-du-Lac. Dix ans d’absence ne le lui avaient pas fait oublier. Cinq mois après, Louis Molgat épousait Adèle Abraham, petite-nièce d’Edmond Didion, qu’il avait connue fillette sur la ferme voisine de celle qu’il occupait autrefois avec son frère.
Joseph et Louis Molgat ont délaissé la culture pour le commerce. Le premier, sans sortir de la région, a tenu magasin à Makinak, Sainte-Amélie et Laurier, où il vient de mourir. Louis Molgat est retiré à Saint-Vital, d’où il s’évade fréquemment vers Sainte-Rose. Dans ce dernier village, Jean-Louis Guillas coula aussi des jours tranquilles, après une longue carrière d’éleveur et d’agriculteur. Le dimanche, sa maison s’emplissait d’enfants et de petits-enfants.
Sainte-Rose-du-Lac, la « Reine du Nord »
Le départ du P. Lecoq, qui s’était identifié avec le développement de Sainte-Rose, souleva des protestations et il en résulta un certain malaise dans la paroisse. Il eut pour successeur un prêtre séculier, l’abbé Émile-Joseph Labbé, né à Caudebec-lès-Elbeuf (Seine-Inférieure). De santé délicate, il resta peu de temps et fut le dernier des pasteurs venus d’outre-mer.
L’abbé Anatole Théoret, prêtre canadien-français, qui fut curé de Sainte-Rose de 1922 à 1938, a dressé le tableau d’arrivée des colons année par année, avec leur lieu d’origine. Les noms géographiques de France qui reviennent le plus fréquemment sont : Nantes, Quimper, Bagnères-de-Bigorre (Hautes-Alpes), Juigné-les-Moutiers (Loire-Atlantique). Parmi les départements qui se sont montrés les plus généreux, citons : le Finistère, la Loire-Atlantique, le Morbihan, le Pas-de-Calais et la Nièvre ; mais plus d’une trentaine ont apporté leur contribution. Il serait injuste de ne pas signaler qu’à l’époque des débuts, le groupe français a reçu l’apport de plusieurs Belges et Suisses de langue française.
Pointe avancée dans la région des lacs manitobains, Sainte-Rose jouit d’une position avantageuse en ce qui concerne le négoce et des possibilités d’expansion vers de nouveaux territoires. Un curé ambitieux lança autrefois l’idée d’en faire le siège d’un diocèse taillé à même les vastes espaces qui l’entourent. Dans l’attente de ce rêve de réalisation lointaine, son activité commerciale, ses institutions d’enseignement et d’hospitalisation, l’esprit d’initiative de ses habitants justifient pleinement son titre de « Reine du Nord ».
- ↑ Le frère Marie-Antoine est décédé depuis l’impression.