Les Frères de la Bonne Trogne (De Coster)/14


Imprimerie de F. Parent (p. 15-16).
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XIV.


Étant entré en Uccle, le bon duc vit venir à lui grande troupe de gens et au milieu d’eux, un homme s’écriant lamentablement : Las ! las ! monsieur le curé, ne me faites point brûler ! Ce à quoi il était répondu : Nous verrons bien.

D’où vient ce bruit, interrogea le duc ?

Mais sitôt que Pieter Gans l’aperçut, il courut vers lui et embrassant les genoux de son cheval : Monseigneur, s’écria-t-il, monseigneur le duc, ne souffrez point que l’on me brûle.

Et pourquoi, dit le duc, me brûlerait-on un de mes bons hommes d’Uccle ?

Mais le R. N. Claessens s’avançant, lui narra le fait avec grande colère, cependant que Pieter Gans se plaignait bien mélancoliquement ; le tout avec grande confusion, l’un plourant et geignant, l’autre narrant et syllogisant, — si fort que le bon duc ne savait auquel des deux entendre.

Wantje subitement sortit de la foule de peuple lequel comme Pieter Gans criait : Merci et pitié. « Monseigneur, dit la fillette, ce bonhomme a grandement péché contre Dieu, mais par simplicité de cœur et couardise de nature. Diable l’a effrayé, il s’est soumis à diable. — Pardonnez-lui, Monseigneur, à cause de nous.

« Fillette, dit le duc, tu parles bien et je te veux écouter. »

Mais le R. Claessens : « Monseigneur, dit-il, vous ne pensez point à Dieu. »

« Mon père, répondit le duc, je n’y manquai oncques, ce nonobstant j’estime qu’il ne lui est point bien agréable voir fumer graisse de chrétien et rôtir chair de bonhomme, mais qu’il aime ceux qui sont doux et n’arrêtent point le prochain sur le chemin de pénitence. Je ne veux point au jour d’hui que Madame la Vierge a daigné faire miracle pour nous, contrister son cœur de mère par trépas de chrétien. Doncques nul des accusés ici, ce bonhomme ne les autres, ne seront pour cette fois brûlés. »

Ce qu’oyant Pieter Gans, il s’éclaffa de rire comme fol et commença danser et chanter, s’écriant : « Loué soit Monseigneur. — Je ne serai point brûlé. — Brabant au bon Duc. » Et tous les bourgeois crièrent avec lui : Loué soit Monseigneur.

Lors le Duc leur enjoignit de se taire et souriant :

« Çà, dit-il, commères qui avez cette nuit fait ouvrage d’hommes, venez-ci que je vous octroye récompense d’homme. — À la plus vaillante, premièrement, je baille cette pesante chaîne d’or. — Où est-elle ? »

Lors les commères poussèrent Wantje devant le duc.

— Ah ! dit-il, c’est toi, gentil causeur. — Me veux-tu baiser quoique vieux ?

— Oui, Monseigneur, dit la fillette. Et elle le fit, ce nonobstant qu’elle fut honteuse.

Et le bon Duc lui ayant passé la chaîne au col poursuivit son propos :

« — Quant à vous toutes, bonnes femmes, dit-il, qui avez cette nuit combattu vaillamment, je vous institue en belle confrérie, sous la protection de Madame la Vierge et j’entends qu’il soit ici planté perche de bonne longueur et qu’à chaque dimanche vous y veniez tirer de l’arc, en mémoire de ce qu’avec ces arcs vous avez sauvé de mort vos maris et enfants. Et il y aura une belle couronne de lauriers, une belle bourse bien remplie de peters d’or reluisants et bien sonnants, lesquels seront baillés à la plus subtile de l’année et à elle apportés par toutes les autres sus un coussin. Et la bourse la dotera si elle est pucelle et lui servira de remède contre famine si elle est mariée. »

Ainsi fut instituée la confrérie des femmes-archers d’Uccle, lesquelles tirent de l’arc comme hommes à chaque dimanche sous la protection de Madame la Vierge, ce qui ne se voit point en d’autres pays[1].

Ch. De Coster.



  1. Et ce qui se voit encore aujourd’hui à Stalle, un des nombreux hameaux dépendant de l’antique commune d’Uccle. À Stalle donc in den Wyngaard et dans le jardin du cabaret, s’élève une perche. Là, deux fois par an, se réunissent quelques jeunes femmes armées d’arcs plus hauts qu’elles ; il en est de fort adroites et de très-inhabiles, mais cette naïve inhabileté leur sied autant qu’elle rendrait un homme ridicule.

    Chacune tire à son tour, comme de raison. Un jeune paysan ramasse les flèches, un autre appelle les archers en criant : Numero een gereed ! numero twee gereed ! (Numéro un, prêt ! numéro deux, prêt !). Je traduis littéralement pour rendre autant que faire se peut l’expressif laconisme du gereed flamand.

    Ainsi appelée, chaque femme vient moitié riant, moitié sérieuse, essayer d’abattre un des oiseaux de bois qui s’étalent au haut de la perche.

    La plus adroite est nommée reine et garde souvent te trône pendant plusieurs années. — Malheureusement elle ne trouve plus la bourse d’or sous la couronne. — Cette bonne coutume était déjà tombée en désuétude sous le règne de Joseph II ; je n’oserais même affirmer qu’à cette époque la confrérie des femmes-archers se réunit encore.

    Ce qui est certain c’est que depuis dix ans seulement et par caprice pur, les femmes de Stalle ont formé de nouveau une société de tir à l’arc ; leurs maris leur ont donné d’abord une petite perche ; puis une plus grande, celle qui leur sert aujourd’hui.

    Allez les voir, cher lecteur, vous n’y perdrez pas votre temps.