Les Frères de Plymouth et John Darby, leur doctrine et leur histoire/Chapitre 1



CHAPITRE Ier.


État général des églises dissidentes. Invasion du méthodisme wesleyen dans l’église dissidente de Lausanne. Troubles et scissions qui en sont les suites.
Les frères de Plymouth, leurs principes les plus généraux. Leur fondateur, John Darby. Esquisse du caractère, des tendances et de la vie de John Darby jusqu’à son arrivée à Lausanne.

Depuis la disparition de l’extravagante secte des Lardonistes d’Yverdon, qui se donnaient les airs de rétablir l’apostolat et qui choquèrent vivement les autres dissidents[1], ceux-ci n’avaient plus rien qui les troublât, et l’État, ami des libertés religieuses, leur fit même de nouvelles concessions. Dès l’an 1835, la législation vaudoise autorisa en leur faveur le mariage civil et ne demanda plus l’acte de baptême, mais seulement l’acte de naissance, comme condition de l’enregistrement des citoyens.

L’Irvingisme qui inquiéta, au printemps de l’année 1837, à Genève, l’école de théologie évangélique, poussa bien quelques rejetons dans le canton de Vaud, mais seulement encore chez les dissidents ; on sait qu’ils sont en général plus accessibles aux nouveautés de ce genre. Toutefois, dans cette nouvelle sphère d’activité, l’Irvingisme ne pouvait pas obtenir des succès durables ; car un système où l’imagination joue un si grand rôle, devait être antipathique au caractère national vaudois. D’un autre côté, à mesure que le réveil religieux s’étendit dans l’Église nationale, on vit les dissidents chercher à se rapprocher d’elle, c’est-à-dire de la partie de cette Église qu’ils considéraient comme vivante. À la faveur de la tolérance qui régnait à cette époque, ils prirent souvent la parole dans les assemblées religieuses unies à l’Église nationale, ainsi que dans les oratoires de diverses localités. Il se forma des réunions d’édification et même des sociétés actives composées de chrétiens nationaux et de chrétiens dissidents. Tout annonçait que ces derniers avaient modifié leurs opinions et ne regardaient plus que comme accessoires tels des points avaient jadis motivé leur séparation. Mais pour peu qu’on y regardât de près, on pouvait bien voir qu’à l’égard de la question capitale ils n’avaient pas encore changé de vues, et que le véritable motif de leur rapprochement était tout simplement l’espoir qu’un grand nombre de membres de l’Église nationale seraient gagnés à la dissidence par l’effet du vif mécontentement qu’excitait la nouvelle loi ecclésiastique du 14 décembre 1839. C’est alors qu’éclata, sans qu’on s’y attendit en aucune manière, une notable scission parmi les dissidents de Lausanne ; elle devint le signal des agitations nouvelles et décisives que nous allons faire connaître.

Elles se rattachent à la personne de Mr H. Olivier, pasteur dissident à Lausanne. Il avait été missionnaire dans le Canada et depuis son retour dans sa patrie il avait exercé pendant plusieurs années les fonctions de pasteur dissident à Nyon. Il était estimé jusque dans l’Église nationale pour son christianisme ; on appréciait généralement son édifiante et touchante prédication ; même des membres de l’Église nationale allaient souvent l’entendre. Or, il arriva à la fin de l’automne 1839, qu’il commença à étonner ses auditeurs par la tournure particulière qu’il donnait à ses discours. Bientôt, se déclarant plus ouvertement, il confesse solennellement à son troupeau qu’il ne lui avait pas jusqu’alors annoncé la vérité, et que ce n’était que depuis ce moment que, grâce à une lumière nouvelle, sa foi se trouvait parfaitement éclairée ; et il se mit à professer hautement la doctrine des méthodistes wesleyens sur la perfection chrétienne.

On eut bientôt l’explication de cet étrange phénomène, quand on découvrit qu’un prédicateur wesleyen français, B., qui séjournait depuis quelque temps à Lausanne était parvenu à faire entrer dans ses vues d’abord Mme O., puis, après une longue résistance, O. lui-même. On s’étonne qu’un homme comme O., parvenu à la maturité de l’âge, se fût laissé ainsi subjuguer, et encore par un homme tel que B., qui, dans sa manière d’exposer et de soutenir la doctrine de la perfection, laissait voir quelque peu de la légèreté française. Mais ceux qui connaissaient mieux le néophyte, n’eurent pas beaucoup de peine à s’expliquer son changement. Précédemment déjà ses prédications et ses prières annonçaient chez lui la présence d’un sentiment excessif de la gloire des enfants de Dieu, qui éclipsait un peu la conscience du péché et de l’indignité de l’homme. Quoi qu’il en soit, le changement d’O. fit beaucoup de sensation, il eut ses partisans, et dans l’état d’exaltation où il se trouvait, ses prédications devinrent encore plus chaleureuses et plus saisissantes qu’auparavant. Une circonstance lui était singulièrement favorable : la doctrine de la justification par la foi, souvent exagérée et mal présentée au sein du réveil religieux vaudois, y avait compromis une doctrine aussi très-importante, celle de la sanctification. C’était donc contre un véritable travers qu’O. prétendait opérer une réaction. N’oublions pas non plus qu’il adoucit, en l’exposant, la doctrine wesleyenne, et que, se plaçant dans une flagrante contradiction avec John Wesley et toute la tendance de son système, il alla jusqu’à conserver la doctrine de la prédestination absolue. Au surplus, pour ce qui le concernait personnellement, il ne prétendit jamais avoir atteint la perfection chrétienne. On n’y arrive pas, pensait-il, dès le moment où la régénération s’opère, mais seulement au bout de plusieurs années. Cependant il tenait, non pas sans inconséquence, à l’explication littérale du passage : « quiconque est né de Dieu, ne pèche point. » (Épître de St.-Jean III, 9).

Si on entend ces paroles dans leur sens le plus prochain et au pied de la lettre, il est clair qu’au moment même où s’opère la nouvelle naissance, on devient exempt de tout péché. Mais cela n’empêcha pas M. O. d’insister beaucoup sur ce que nous devons recevoir en toute simplicité, comme des enfants, les déclarations du St.-Esprit, sans y rien ajouter et sans en rien retrancher. Et comme, d’après l’Apocalypse (XXI, 27), rien d’impur ne peut entrer dans le céleste séjour, la perfection chrétienne doit en tout cas, disait M. O., se trouver atteinte au moment de la mort ; s’il n’en était pas ainsi, il faudrait que la mort fût pour nous, comme le pensent quelques théologiens anglicans, une sorte de purgatoire. D’un autre côté, M. O. se laissa aller à prétendre que les parfaits ne disent plus pour eux-mêmes, mais seulement pour autrui : « pardonne nous nos offenses, » et que l’expression de St.-Jean (Épître, I, 8) « n’avoir point de péché » se rapporte simplement aux péchés commis avant la conversion.

Voilà en substance les opinions qu’émit O. dans quelques conférences qu’il eut dans ce temps-là avec plusieurs pasteurs et ministres de l’église nationale et des professeurs de théologie. Nous n’avons pas besoin d’en dire davantage pour prouver que tout ce mouvement provenait de connaissances scripturaires très-imparfaites. À la même époque B. parla plus clairement et plus hardiment dans une nouvelle traduction du traité de Wesley sur la perfection chrétienne. Les remarques du traducteur semblaient dépasser de beaucoup la doctrine de Wesley.

L’importance et la publicité que M. O. avait données à ses nouvelles opinions, amena entre lui et son troupeau une scission qu’il pouvait éviter et qu’ont évitée bien d’autres conducteurs spirituels qui en divers temps et en divers lieux ont eu au fond de l’âme les mêmes opinions que lui. Mais dans de petites congrégations dissidentes, les plus légers dissentiments prennent facilement un caractère aigu et deviennent d’actifs dissolvants. On peut penser dans quelle agitation se trouva, en suite de ces événements, l’église dissidente de Lausanne. Une partie des personnes qui la composaient, rompirent sans autre forme avec leur pasteur et cherchèrent à se constituer d’une manière indépendante. O. conserva un petit troupeau, où quelques personnes du sexe surtout se firent momentanément remarquer par l’enthousiasme avec lequel elles exaltaient la douceur de l’état de perfection. Mais bientôt on vit encore se séparer d’O. un autre petit troupeau qui développa son système du perfectionisme et qui le combina avec celui de l’universalisme, opposé à la doctrine calviniste, tandis qu’O. lui-même persistait à combiner celle-ci avec la doctrine de Wesley. Ces méthodistes wesleyens rigoureux, parmi lesquels Mme O. aussi bien que B. firent remarquer leur influence, se séparèrent d’O. comme d’un homme qui était resté à moitié chemin de la vérité. Les vues d’O. trouvèrent également de l’écho chez les dissidents de Vevey et excitèrent aussi des troubles parmi eux. Plus les dissidents s’étaient flattés de l’espoir de faire des recrues dans les rangs de l’Église nationale, plus ils devaient être peinés des erreurs d’O. Ces événements plaçaient les congrégations dissidentes dans un jour peu favorable et confirmaient l’ancien reproche qu’on leur faisait d’être exposées à tout vent de doctrine. C’est alors qu’arriva, comme à point nommé, sur l’appel d’un membre influent de la congrégation de Lausanne, l’homme qui devait porter au méthodisme wesleyen le plus rude coup, mais en même temps donner une nouvelle vie aux vastes espérances des dissidents.

Les frères de Plymouth sont une secte fort peu nombreuse, qui a paru depuis peu de temps dans l’Église d’Angleterre. Ce sol, comme l’on sait, est fécond en productions de ce genre. Sauf la différence du caractère politique révolutionnaire et celle du fanatisme, qui n’est encore chez les Plymouthistes qu’à l’état de tendance, la nouvelle secte rappellerait assez celle des Levellers (niveleurs), les plus conséquents des indépendants du temps de Cromwell. Tenir l’Église pour dissoute jusqu’au prochain retour de Christ, rejeter tout pastorat régulièrement établi, voilà l’hérésie distinctive du Plymouthisme. Cette secte est encore si peu connue, que les journaux anglais eux-mêmes en font à peine mention ; et c’est de la bouche d’un homme grave, étroitement lié à son fondateur, puis, de la bouche du fondateur lui-même, que nous tenons les détails que nous allons donner sur l’origine des frères de Plymouth et sur leur position en Angleterre.

Le fondateur de la secte des frères de Plymouth est John Darby. Issu d’une famille anglaise[2], riche et considérée, il étudia le droit, selon le vœu de son père, et devint avocat. Sa conversion lui inspira le désir de consacrer ses forces à l’Église dans les fonctions du ministère ; cette résolution suscita le mécontentement de son père, qui même le déshérita ; mais un oncle s’intéressa à lui, et lui laissa une fortune considérable. Il fut donc ministre anglican, et même il exerça quelque temps les fonctions pastorales dans sa patrie. Mais la succession apostolique sur laquelle s’appuie l’Église anglicane, devint bientôt pour lui l’objet d’un doute pénible. Il crut y remarquer des interruptions, et en demeura confondu. Il lui sembla de même que l’Église anglicane, si elle voulait être fidèle à ses principes, ne pourrait pas reconnaître St. Paul comme apôtre, à supposer le cas qu’il se présentât maintenant pour exercer le ministère évangélique en Angleterre ; parce que, pensait Darby, l’apôtre n’a pas reçu la consécration dans l’Église anglicane. Cet argument, qui n’est guère qu’un sophisme, contribua plus que tous les autres à ce que Darby portât un jugement de condamnation absolue sur l’Église de sa patrie. Dès lors même l’Église entière perdit toute consistance à ses yeux, et il s’imagina qu’il ne restait plus rien à faire, si ce n’est que les enfants de Dieu dispersés devaient se réunir en petits groupes, en vertu de la promesse du Seigneur, (Matth. XVIII, 20), que « là où deux ou trois personnes sont assemblées en son nom, il est au milieu d’elles. »

Il n’y eut, en effet, d’abord, que deux ou trois personnes réunies. Mais Darby chercha bientôt à se faire des disciples en Angleterre, et il réussit surtout à Plymouth, où leur nombre est de sept à huit cents ; il se forma de plus petits groupes de Darbystes à Londres, à Exeter et dans quelques autres endroits. Il paraît que des principes communistes de l’ordre le plus relevé se sont glissés dans l’esprit de quelques-uns, du moins, des frères de Plymouth ; ils donnent pour le règne de Dieu tout ce qu’ils ont de superflu. Ils ont déjà fondé un journal intitulé : le Témoignage chrétien (Christian Witness), auquel M. Darby, âme de toute la secte, a fourni plusieurs articles. Parmi les morceaux les plus marquants de cette feuille on peut citer les pages où il est parlé du schisme, de la promesse du Seigneur (Matth. XVIII, 20), de la liberté pour tout chrétien de prêcher l’Évangile, etc. Darby s’est, au reste, attiré de la part des prédicateurs anglicans, les mêmes reproches qu’on lui fait dans le canton de Vaud, et sa secte ne put point parvenir en Angleterre à un état bien florissant. C’est pour cela qu’il se tourna du côté du continent. Après avoir séjourné quelque temps à Paris, il vint à Genève, où il passa deux ans.

Tel est l’homme qui déjà vers la fin de mars 1840, parut à Lausanne au milieu de la congrégation presque dissoute des dissidents. Il arriva précédé de la double réputation de pasteur habile et de docteur profondément versé dans la connaissance de la Bible. On parlait avec de grands éloges du dévouement de cet homme qui, par amour pour Christ et pour les âmes, s’était défait de presque toute sa belle fortune et montrait dans toute sa conduite une simplicité, une frugalité qui rappelaient les temps primitifs de l’Église. On disait aussi en sa faveur que, sacrifiant les douceurs de la vie de famille, il passait sa vie à voyager d’un lieu dans un autre pour gagner des âmes au royaume de Dieu.

Quoique M. Darby cherche encore moins à convertir les âmes qu’à réunir sous sa direction celles qui sont déjà converties, nous aimons à reconnaître qu’il méritait en bonne partie les éloges qu’on faisait de lui. Il y a en lui, en effet, un ensemble de belles et de grandes qualités. Sa conversion, nous n’avons aucun lieu d’en douter, a été réelle et sincère. Il est susceptible de beaucoup de dévouement pour la cause du Seigneur, et il en a donné des preuves frappantes. Il est d’une activité infatigable et en même temps d’une grande originalité et indépendance d’esprit. S’il avait pris une autre tournure, il aurait pu rendre à l’Église des services éminents.

Il faut d’ailleurs distinguer en lui, jusqu’à un certain point, le docteur, le chef d’un mouvement et le simple chrétien. La charité chrétienne nous ordonne d’établir une pareille distinction. Le reproche essentiel que nous avons à lui faire, est que ces trois caractères ne sont pas en parfaite harmonie dans sa personne. Considéré sous le point de vue de son caractère chrétien en général, il mérite le témoignage le plus honorable. Ses prédications ainsi que son activité pastorale, pour autant qu’elles se rapportent à ce qui tient vraiment à la vie chrétienne, sont aussi dignes de grands éloges ; M. Darby sait fort bien édifier quand il veut ; il excelle à traiter certaines vérités saisissantes de l’Évangile ; soit par ce moyen, soit par sa cure d’âmes il a fait du bien à plusieurs personnes et a été, après Dieu, l’instrument de la conversion de quelques-unes. Mais quand il aborde dans ses enseignements les questions d’Église, qu’il se montre comme chef de parti, et qu’il cherche à réunir sous sa bannière les âmes déjà converties, alors il est décidément inférieur à lui-même. Notre critique concerne presque exclusivement son système d’Église, sa position et ses procédés comme directeur d’une société particulière. Nous tenions à faire cet aveu avant d’entrer en matière.


Séparateur

  1. Ils tenaient à s’assembler dans une chambre haute (Actes I, 13), et quelques-uns poussèrent l’imitation des apôtres jusqu’à porter la barbe longue, à envoyer leurs lettres par des messagers plutôt que par la poste. Plusieurs de ces sectateurs de Lardon sont tombés dans l’indifférence religieuse. On a souvent prétendu qu’ils avaient aussi fait l’essai d’imiter la marche de St.-Pierre sur les eaux ; mais des renseignements très-exacts, pris à Yverdon même, nous ont prouvé que les Lardonistes ne sont pas allés jusque là.
  2. On a souvent prétendu que Mr D. était natif d’Irlande ; notre assertion est tirée de la source la plus authentique.