G. Charpentier, éditeur (p. 320-323).

LXVII

Au grand cri étouffé, au palpitant émoi des cœurs produit par la chute du jeune gymnaste, avait succédé une morne stupeur, et avec cette stupeur dans la salle bondée de spectateurs, s’était fait un silence, un de ces épouvantables silences, selon l’expression d’un homme du peuple, que suspend sur les multitudes la minute qui suit une imprévue catastrophe, et tout au fond duquel, il y avait, lointainement, çà et là, des pleurs de petites filles que l’on sentait comprimées, étouffées dans le corsage de leurs mères.

Toutes et tous restaient immobiles à leurs places, comme si la représentation n’était pas fatalement finie, pris de l’âpre besoin de revoir l’homme tombé, de le revoir un moment debout sur ses pieds, leur disant, par sa présence en des bras le soutenant, qu’il n’était pas tout à fait mort.

La masse compacte des écuyers, ainsi que des soldats qui auraient reçu la consigne de ne pas bouger, interceptait l’entrée du passage intérieur, les mains appuyées sur la barrière, et ne laissant rien lire sur leurs visages baissés. Au beau milieu de l’arène, la charpente et les accessoires du dernier exercice restaient abandonnés et sans qu’on les enlevât ; les musiciens tenaient leurs instruments, avec sur eux des mains et des souffles suspendus ; et dans tout ce monde figé, l’arrêt soudain de la vie animée et bruyante de ce spectacle des jeux de la Force était tragiquement étrange.

Le temps passait toujours, et toujours aucune nouvelle de l’homme.

Enfin un écuyer se détachait du groupe, s’avançait d’une dizaine de pas dans le Cirque, faisait trois graves saluts, et au milieu du petit ah ! de soulagement des poitrines, jetait au public :

« L’administration fait demander s’il n’y aurait pas par hasard un chirurgien dans la salle. »

Entre voisins, c’était un échange de regards sérieusement interrogateurs, mêlés à de petits froissements de la bouche, à des hochements de tête qui enterrent les gens : cela pendant qu’un homme encore jeune, aux grands cheveux, aux pensifs yeux noirs, se frayait un passage parmi les banquettes, au travers des spectateurs, se dirigeant vers le passage de l’entrée, et ayant dans le dos tous les yeux qui le suivaient avec une curiosité cruelle.

Le public demeurait toujours assis, ne se décidant pas à s’en aller, attendant et comme disposé à attendre indéfiniment.

Des hommes de service se mettaient, avec des gestes préoccupés et des chuchotements, à démonter les pièces du tremplin, d’autres hommes de service commençaient à éteindre le gaz, et la nuit venante dans la salle à demi-ténébreuse ne faisant lever personne, les ouvreuses retiraient les petits bancs sous les pieds des spectatrices, poussaient doucement de force cette foule à la porte, cette foule lente à sortir, et la tête retournée en arrière vers l’endroit où l’on avait emporté Nello, pendant qu’au-dessus de la silencieuse sortie de ce monde s’élevait une rumeur confuse, un bourdonnement vague, un murmure indistinct qui, dans les endroits resserrés et les corridors étroits, devenait cette phrase : « Le jeune a les deux jambes cassées. »