G. Charpentier, éditeur (p. 243-245).

LI

Les deux frères menaient une existence tranquille, rangée, unie, sobre, presque chaste. Ils vivaient sans maîtresses, et ne buvaient guère que de l’eau rougie. Leur plus grande distraction : c’était, tous les soirs, une petite promenade sur le Boulevard, pendant laquelle ils allaient auprès de toutes les colonnes, l’une après l’autre, lire sur chacune des affiches leurs noms imprimés, — après quoi ils revenaient se coucher. La fatigue de leur emploi au Cirque, des exercices qu’ils faisaient tous les jours chez eux, pendant de longues heures, pour incessamment tenir leur corps dispos et en haleine, et pour que leurs travails ne devinssent pas durs, le souci constant de leur métier et de leur carrière de gymnaste, l’occupation perpétuelle de leurs cerveaux à la recherche d’une trouvaille dans leur partie, comprimaient, chez les deux jeunes hommes, les ardeurs de la chair et les tentations des excès d’une vie à demi laborieuse et non toute remplie de la courbature des corps et de la préoccupation des cervelles. Puis en eux se conservait la pure tradition italienne, celle qui mettait, il y a une vingtaine d’années, dans la bouche des derniers athlètes vivant sur le sol romain : que les hommes de leur état doivent s’astreindre à une hygiène de prêtres, et que la force ne se conserve dans toute sa plénitude et avec tous ses ressorts qu’au prix de la privation « de Bacchus et de Vénus », tradition venant en droite ligne des lutteurs et des artistes du muscle de l’antiquité.

Et si les théories et les préceptes parlaient avec peu d’autorité à la jeunesse de Nello, plus ardent et plus amoureux du plaisir que son aîné, le jeune frère gardait dans sa mémoire d’enfant, et avec l’impression profonde des choses qui s’y gravent pendant les tendres années, le spectacle du terrible et intombable Rabastens étendu sur les deux épaules par le meunier de la Bresse ; et ce spectacle revenant presque superstitieusement en Nello, avec le souvenir de la défaillance morale et physique de l’infortuné Alcide après cette défaite, l’avait sauvé de deux ou trois entraînements, au moment où il allait succomber.