G. Charpentier, éditeur (p. 218-222).

XLIV

Son tour, ce tour cherché par Gianni, dès sa plus tendre jeunesse, et qui devait inscrire dans les modernes fastes Olympiques, le nom des deux frères à côté du nom de Léotard, le roi du trapèze, du nom de Leroi, l’homme à la boule, Gianni le cherchait avec les contentions de cervelle d’un mathématicien à la recherche d’un problème, d’un chimiste à la recherche d’une matière colorante, d’un musicien à la recherche d’une mélodie, d’un mécanicien à la recherche d’une invention dans le fer, le bois ou la pierre. Il avait de ces hommes à la pensée fixe, les distractions, les absorptions, les absences de la réalité, et dans la promenade des rues, ces inconscientes échappées de paroles à voix haute, qui, sur les trottoirs, font retourner les passants sur les talons d’un monsieur qui s’éloigne, les mains derrière lui, la tête baissée, le dos rond.

En sa vie toute cérébrale n’existait plus la notion du temps, n’existait plus la perception du froid, du chaud, de toutes les petites et ténues impressions produites sur un corps éveillé par les choses extérieures et les milieux ambiants. L’existence animale, ses actes, ses fonctions, semblaient s’accomplir chez lui, comme par la continuation d’une mécanique remontée pour quelque temps, et sans qu’il y eut en rien une participation de son individu. Les mots qu’on lui disait, il était long à les entendre, comme s’ils lui arrivaient à voix basse de loin, de bien loin, ou plutôt comme s’il était sorti de son être, et qu’il lui fallût, pour répondre, le temps d’y rentrer. Et il demeurait des jours au milieu des autres, et même parmi ses camarades, ainsi perdu, enfoncé, noyé dans le vague, les yeux à demi fermés, clignotants, et avec quelquefois dans les oreilles cet imperceptible bruissement de mer, que gardent éternellement sur une commode les grands coquillages de l’Océan.

Le cerveau de Gianni, toujours travaillant, était en quête dans l’ordre des choses réputées impossibles d’une petite machine, que lui ferait praticable ! d’un petit renversement des lois de la nature que, lui, l’humble clown, obtiendrait le premier dans le doute et l’étonnement de tous ! Et l’impossibilité de ce qu’il ambitionnait de tenter, il la demandait grande, presque surhumaine, méprisant l’infaisable ordinaire, commun, bas, dédaignant les exercices, où pour l’équilibriste et le gymnaste qu’il était, le summum de l’équilibre ou de l’adresse lui paraissait atteint ; et au milieu du travail imaginatif de sa tête, détournant les yeux, avec une brusquerie hautaine, des chaises, des boules, des trapèzes.

Bien des fois, les ambitions de Gianni s’étaient persuadées toucher à leur but, bien des fois il avait cru entrevoir la réalisation de l’idée soudainement germante, bien des fois il avait eu la courte joie de la trouvaille et cette bonne fièvre qui en est la compagne, mais au saut du lit, mais à la première tentative de la mise à exécution, il avait dû y renoncer, devant un obstacle non prévu, devant la rencontre d’une difficulté échappée à la chaude, hâtive et illusionnante conception d’une création, difficulté qui la rejetait tout d’un coup dans le néant, dans la fosse commune de tant d’autres beaux projets, sitôt nés, sitôt morts.

Plus souvent peut-être encore, après des essais cachés, une série de remaniements, une succession de perfectionnements qui amenaient l’invention tout au bord de la réussite, lorsque Gianni, qui avait jusqu’alors gardé le secret par une sorte de coquetterie, était déjà au plaisir de conter sa découverte, de la détailler à Nello, et lorsque parmi l’arrangement des dernières combinaisons, ainsi qu’un auteur finissant une pièce entrevoit le public de sa première, il voyait le Cirque tout plein, applaudissant la force extraordinaire de son tour… un de ces riens, un de ces infiniment petits, le grain de sable inconnu qui empêche de marcher les rouages neufs de toute une usine, l’obligeait de renoncer à la réalisation de ce rêve caressé depuis des semaines, et qui n’était encore qu’un rêve et le mensonge d’une nuit trompeuse.

Alors Gianni tombait, pendant plusieurs jours, dans la tristesse profonde et mortelle des inventeurs qui viennent d’enterrer une invention en l’enfantement amoureux de laquelle ils ont vécu des années : tristesse que n’avait pas besoin de confier Gianni à Nello pour que le jeune frère en connût la cause.