Les Frères Trois-Points/V
V
GRADE D’APPRENTI
§ I.
Comment se pratique l’enrôlement.
La Franc-Maçonnerie cherche, avant tout, à avoir le plus grand nombre possible d’adhérents, pourvu cependant qu’ils appartiennent à une condition les mettant en mesure de répondre aux exigences pécuniaires de l’Ordre.
Pour recruter des adeptes, on s’adresse donc aux classes aisées de la société : on ne dédaigne pas certes le petit boutiquier ni l’artisan libre qui gagne quelque superflu, on enrôle même le contre-maître d’atelier et au besoin l’ouvrier de la catégorie supérieure dont le travail est indépendant et le salaire élevé ; mais à l’ouvrier ordinaire qui s’appelle légion, au travailleur à prix moyens, au petit employé, à tous les prolétaires de l’usine, du champ et du bureau, les portes des Loges sont et demeurent fermées.
De l’opinion politique, on ne se soucie guère. La Franc-Maçonnerie est le groupement de divers égoïsmes individuels se fortifiant les uns les autres et constituant ainsi la monstrueuse solidarité d’un égoïsme général qui exploite la grande masse des Profanes, c’est-à-dire des gens restés en dehors de l’association. C’est pourquoi la secte a besoin, pour se maintenir sous tous les régimes, d’avoir dans son sein des hommes affichant des opinions diverses et surtout manquant de scrupules. Toutefois il est juste de dire que, dans notre pays, les préférences de la Maçonnerie sont pour la République, vu que chez nous ce mode de gouvernement est celui qui favorise le plus la pêche en eau trouble et la lutte contre le catholicisme.
Quant aux bonnes mœurs, on en parle beaucoup dans les Constitutions, dans les Rituels et dans les discours qui se prononcent à tout propos entre les quatre murs des Temples ; mais, en réalité, on en a encore moins cure que des opinions politiques. L’enquête sur la moralité d’un candidat à l’initiation a uniquement pour objet de savoir si, en cas de mauvaise conduite, l’individu proposé ne pourrait pas, par quelque scandale, jeter du discrédit sur la corporation : l’être pervers, vicieux même, est, dès l’instant qu’il possède de la fortune et a un rang dans la vie civile, initié avec les mêmes égards et aussi bien honoré que le père de famille aux mœurs irréprochables.
L’argent n’a pas d’odeur, voilà le vrai principe maçonnique. Ayez des millions gagnés aux tripotages malpropres de la Bourse ou dans l’exercice d’une profession notoirement déconsidérée, que même l’or de vos revenus soit vomi dans votre caisse par un de ces égouts innommables qui sont la honte de notre société, cela ne vous empêchera pas d’être affilié Frère Trois-Points ; tout comme un autre, vous pourrez même viser aux plus hauts grades.
Oui, peuple naïf qui te paies de mots et qui, ne connaissant pas de près la secte ténébreuse dont tu es le jouet, la prends pour une association digne de ton respect, oui, bon public, il en est comme j’ai l’honneur de te le dire. S’il t’était donné de parcourir seulement la liste des membres du Grand Collège des Rites (Suprême Conseil des 33e du Grand-Orient de France), tu reviendrais de ton erreur ; l’un des plus éminents de ces membres, flétri naguère par toute la presse honnête, est propriétaire, en plein Paris, d’une de ces maisons infâmes dont le commerce est réglementé par la préfecture de police.
Relativement aux idées religieuses, la secte ne s’en préoccupe pas trop non plus, quand il s’agit d’une admission. Le catholique qui, malgré les censures de Rome, se laisse entraîner à l’initiation maçonnique, est tenu par les sectaires — et en cela ils ont raison — pour un homme d’une foi bien peu affermie ; l’engrenage est là, du reste, savamment organisé, pour broyer, pulvériser, détruire dans un écrasement progressif, lent, mais sûr, les quelques croyances chrétiennes que possédait cette pauvre âme imprudente avant la satanique affiliation.
La Franc-Maçonnerie, recrutant son monde parmi ceux dont la bourse peut être mise à contribution, ne regarde donc pas à la qualité, mais à la quantité.
Un membre de la secte, le Frère F.-T.-B. Clavel, dans un livre aujourd’hui introuvable[1], a laissé échapper de précieux aveux sur le mode de recrutement qui est employé.
Je cite textuellement cet auteur franc-maçon :
« La Franc-Maçonnerie, dit-on à ceux que l’on veut enrôler, est une institution philanthropique progressive, dont les membres vivent en frères sous le niveau d’une douce égalité. Là sont ignorées les frivoles distinctions de la naissance et de la fortune, et ces autres distinctions, plus absurdes encore, des opinions et des croyances. L’unique supériorité que l’on y reconnaisse est celle du talent ; encore faut-il que le talent soit modeste et n’aspire pas à la domination. Une fois admis, on trouve mille moyens et mille occasions d’être utile à ses semblables, et, dans l’adversité, on reçoit des consolations et des secours. Le Franc-Maçon est citoyen de l’univers : il n’existe aucun lieu où il ne rencontre des Frères empressés à le bien accueillir, sans qu’il ait besoin de leur être recommandé autrement que par son titre, de se faire connaître d’eux autrement que par les signes et mots mystérieux adoptés par la grande famille des initiés. »
« Pour déterminer les curieux, poursuit le Frère Clavel, on ajoute que la société conserve religieusement un secret qui n’est et ne peut être le partage que des seuls Francs-Maçons. Pour décider les hommes de plaisir, on fait valoir les fréquents banquets où la bonne chère et les vins généreux excitent à la joie et resserrent les liens d’une fraternelle intimité. Quant aux artisans et aux marchands, on leur dit que la Franc-Maçonnerie leur sera fructueuse, en étendant le cercle de leurs relations et de leurs pratiques. Ainsi l’on a des arguments pour tous les penchants, pour toutes les vocations, pour toutes les intelligences, pour toutes les classes ; mais peut-être compte-t-on un peu trop sur l’influence des préceptes maçonniques pour rectifier ensuite les fausses idées et pour épurer les sentiments égoïstes qui portent quelques personnes à se faire recevoir. »
On conçoit que des aveux de ce genre aient gêné le Grand-Orient. Mais le Frère Clavel n’a pas tout dit. Il est encore une sorte de pression que la Maçonnerie exerce pour augmenter le nombre de ses adeptes.
Les Francs-Maçons, dans le domaine de la vie politique, n’appuient exclusivement que ceux qui sont des leurs. Mais, comme ils ne sont pas les dispensateurs de la renommée, il arrive souvent qu’un indépendant, non affilié à la secte, se fait tout à coup connaître du public soit par un acte hardi, soit par une plaidoirie retentissante, soit par un ouvrage à succès.
Ce dernier cas fut le mien. Une brochure, qui m’avait valu un procès en cour d’assises de la Seine, terminé par un acquittement, m’avait brusquement mis en lumière ; celles qui suivirent obtinrent à leur tour une réussite, trop connue, hélas ! pour y insister. La Franc-Maçonnerie, à laquelle j’étais alors étranger, n’avait nullement aidé à ces succès scandaleux. Seulement, lorsque, la vogue se maintenant, il fut acquis qu’une nombreuse partie du public républicain s’attachait à mes œuvres, je fus l’objet de sollicitations, d’abord déguisées, puis plus nettes.
Je recevais des invitations à des banquets maçonniques ; des Vénérables me cassaient leur encensoir sur le nez en m’écrivant pour me donner du Très Cher et Très Illustre Frère (voir au chap. 1er) ; des Loges me votaient des adresses dithyrambiques et s’abonnaient à mon journal. Je remerciai en style profane, mais je ne m’affiliai pas, tant mon indépendance m’était chère.
Alors, des Maçons se mirent en rapports directs avec moi, vinrent me voir, me louèrent la Franc-Maçonnerie comme société foncièrement anti-cléricale. C’était me prendre par mon côté faible ; car, à cette époque, une vraie rage de démon m’animait, l’esprit des ténèbres régnait en maître absolu sur moi.
On m’apportait des opuscules rendant compte de telles ou telles conférences faites à l’intérieur des Loges, afin de bien me démontrer que les idées fondamentales de la secte étaient en parfaite conformité avec les miennes. J’ai conservé une montagne de cette paperasse-là. Longtemps je résistai à ces sollicitations indirectes.
Puis, un ami, parlant clair, m’offrit à plusieurs reprises de me faire initier à sa Loge. Je refusai encore.
Enfin, on exerça sur moi le procédé de la pression.
« — Vous avez tort, me disait-on, de ne pas entrer dans la Franc-Maçonnerie. Avec votre radicalisme anti-clérical, tout Maçon vous croit son Frère, et, quand on apprend ensuite que vous n’appartenez à aucune Loge, on se demande si vous n’avez pas été exclu de la Maçonnerie pour quelque action déshonorante. »
Je me récriai.
« — Tout anti-clérical militant est franc-maçon, m’assurait-on à titre de réplique. D’autre part, la Maçonnerie rejette avec soin hors de ses Loges quiconque est noté d’infamie. Or, vous êtes anti-clérical, mais non franc-maçon. Donc, si vous persistez à ne pas vous faire affilier, vous finirez par devenir suspect. Il n’y a pas à sortir de là. »
C’était, en quelque sorte, une pression au chantage politique.
Pour vaincre définitivement mes répugnances, on m’assure qu’en entrant dans la Confrérie Trois-Points je n’abdiquerai pas une parcelle de cette indépendance dont je me montrais si jaloux et que toute l’obligation consistait à garder le secret sur les mots de passe et signes particuliers usités entre Maçons pour se reconnaître.
Quelques mois se passèrent encore sans que je prisse une décision. Enfin, un beau jour, je me fis présenter par un Rose-Croix qui était depuis longtemps abonné à mon journal et qui m’avait apporté souvent de ces comptes-rendus imprimés de conférences anti-cléricales faites à l’intérieur des Loges.
Mais laissons, pour le moment, l’histoire particulière de mon initiation, et voyons comment en général les choses se passent.
J’ai vu attirer dans les Loges de bons nigauds qui avaient encore quelques sentiments religieux et à qui on disait, pour les amener à composition, que la Franc-Maçonnerie, loin d’être hostile au catholicisme, avait des principes absolument identiques à ceux de la foi chrétienne, et que même une grande partie de l’organisation actuelle était due aux révérends pères de la Compagnie de Jésus.
Ne croyez pas que je plaisante. Je me rappelle avoir même soutenu une discussion à ce sujet. C’était un soir, au sortir de la Loge. J’avais demandé si l’on s’occuperait bientôt, dans un prochain Convent, de la suppression de toutes ces cérémonies maçonniques que je trouvais idiotes. Un Frère me répondit que j’avais tort d’en vouloir au rituel ; que, quant à lui, ces pratiques s’accommodaient très bien à sa croyance en un Être Suprême ; que cette liturgie, admirablement composée par les pères jésuites, avait eu l’approbation de nombreuses autorités ecclésiastiques. Je ne pus retenir un éclat de rire et déclarai franchement à cet impayable ramolli que ceux qui lui avaient mis cela dans la tête s’étaient moqués de lui de la belle façon. Mon homme s’indigna. « Quand on a été pour me recevoir, fit-il, on m’a montré ce que je vous dis là ; et c’était sur un livre, imprimé par ordre du Grand-Orient et dont l’auteur était un 33e. » Et comme son affirmation ne paraissait pas me convaincre, il me jura sur son honneur qu’il disait la stricte vérité, qu’il avait vu ce livre ; il ajoutait que sans cela il ne se serait pas fait initier. « Avant d’être Maçon, me dit-il, je croyais étroitement à la religion telle qu’on l’enseigne dans les églises ; je ne me rendais aucun compte de la religion vaste que nous pratiquons ici. Ma foi en Dieu n’allait pas plus loin que le dogme de la Trinité ; aujourd’hui, grâce à la Maçonnerie, j’ai oublié ce dogme mesquin, et j’ai agrandi ma croyance en me pénétrant de l’idée immense d’un Être Suprême indéfini. Si j’avais connu la Franc-Maçonnerie comme je la connais à présent, je n’aurais eu aucune hésitation pour y entrer ; mais, je vous le répète, j’avais au début une certaine méfiance : on m’avait dit que c’était une société athée. Pour me décider, il a fallu qu’on me montrât le livre dont je vous parle. Une fois reçu, j’ai bien vu que l’association est calomniée par ses ennemis, que presque tous les Francs-Maçons croient en Dieu, et que, si l’on admet de temps en temps quelques sceptiques, c’est par fraternité, afin de les gagner peu à peu aux larges idées d’un Être Suprême qui est à la fois l’Intelligence qui dirige l’univers et le Grand-Tout qui se meut à travers les espaces. » En disant cela, mon nigaud se redressait superbement ; il était fier de la supériorité qu’il sentait avoir sur le vulgaire, peu à même de comprendre d’aussi belles choses. Revenant à nos moutons, je le priai de m’expliquer comment il se faisait que, la liturgie maçonnique ayant été composée par les pères jésuites, on ne voyait jamais dans les Loges un seul de ces révérends. « Ah ! me répondit-il avec une conviction profonde, c’est que les jésuites n’ont pas toujours été ce qu’ils auraient dû être. Après avoir contribué à organiser la Maçonnerie, ils ont voulu la dominer, l’accaparer, s’en servir comme d’un instrument ne fonctionnant que pour leurs intérêts particuliers. Alors, que voulez-vous ? on a été obligé de prendre des mesures contre eux, malgré tout le bien qu’ils avaient fait d’abord à l’association ; on les a mis en jugement dans les différentes Loges auxquelles ils appartenaient, et on les a exclus. Ce n’est pas vous, je crois, qui direz qu’on n’a pas sagement agi ? — Allez, allez toujours, répliquai-je à ce sublime imbécile, vous m’instruisez ; continuez, je vous en prie, vous parlez d’or. — Eh bien ! poursuivit-il, gonflé d’orgueil, c’est depuis ce temps-là que la Franc-Maçonnerie est en mauvais termes avec les prêtres. Les jésuites, furieux d’avoir été rayés des tableaux de nos Ateliers, sont allés clabauder auprès du pape ; ils lui ont débité mille horreurs sur le compte de notre association, et c’est alors que la papauté a publié une première encyclique contre les Francs-Maçons. Cela remonte à longtemps, ce que je vous raconte, car dans la première moitié du siècle dernier, les Francs-Maçons étaient reçus au Vatican à grandes portes ouvertes. Oui, mon cher ami, les papes ont béni la Franc-Maçonnerie, il y a cent soixante ans. Quand j’étais sur le point de me faire initier, on m’a même montré une bulle du pape Clément XI, en date de 1718, qui accordait sa bénédiction apostolique à tout Franc-Maçon à raison même de son affiliation à notre Ordre. » Mon homme me regarda un moment, satisfait de sa haute érudition maçonnique. Enfin, il conclut ainsi : « Voyez-vous, mon cher Frère, ce qui est arrivé là se trouve à chaque page de l’histoire de l’Église. On a gardé les rituels maçonniques composés par les jésuites, parce qu’en somme ils sont excellents et que nous devons honorer Dieu, en élargissant, bien entendu, l’idée divine, ainsi que je vous l’ai expliqué ; et l’on a eu raison aussi d’exclure les jésuites de la Maçonnerie, parce qu’ils sont des intrigants ; ils l’ont certes prouvé en tournant contre nous la papauté, avec qui, sans eux, nous eussions toujours été d’accord. La religion est bonne, mais le clergé est mauvais. Je n’aurais pas compris cette distinction autrefois, maintenant je la comprends très bien. » Et voilà comment cet orgueilleux nigaud, quoique ayant perdu sa foi chrétienne par la fréquentation des Loges, tenait néanmoins à ces rituels qui avaient eu une si grande part dans sa détermination de se faire recevoir Frère Trois-Points.
On dira ce qu’on voudra, — j’en appelle à quiconque n’est pas franc-maçon, même aux républicains indépendants, — ces moyens de recrutement ne sont pas honnêtes.
J’ai longtemps cherché quel pouvait bien être ce livre, imprimé par ordre du Grand-Orient et écrit par un 33e, qu’on avait montré à mon ex-collègue de Loge pour lui faire croire que les révérends pères de la Compagnie de Jésus avaient contribué à l’organisation de la Franc-Maçonnerie et étaient les auteurs d’une partie de la liturgie de la secte. Après bien des recherches, j’ai fini par découvrir un volume intitulé l’Orthodoxie Maçonnique[2], rédigé par un Frère ayant en effet le grade de 33e, Vénérable et fondateur de la Loge les Trinosophes, de Paris. Il y est dit que les Jésuites, ayant trouvé la Maçonnerie en trois grades toute faite, s’y sont mis avec zèle et ardeur ; que c’est à eux que l’on doit la plupart des grades écossais ; que les cérémonies des travaux nocturnes proviennent d’eux, et qu’au surplus cela ne doit pas surprendre, puisque, dès l’origine, la Franc-Maçonnerie a eu à cœur de ne pas mettre en question les croyances religieuses, qu’elle respecte la religion comme elle en respecte les doctrines, avec lesquelles elle a de commun la pureté de la morale, l’esprit de bienfaisance, le bien-être de l’humanité (sic). J’ai donc tout lieu de penser que c’est cet ouvrage qui fut mis sous les yeux de mon nigaud, tandis qu’il était candidat à l’initiation.
Quant à la bulle de Clément XI, accordant aux Franc-Maçons sa bénédiction apostolique, j’avoue n’en avoir trouvé trace nulle part. Mais l’existence d’une fausse pièce de ce genre aux archives de quelque Loge ne me surprendrait pas ; car les malins de la secte ont fabriqué bien d’autres documents manifestement apocryphes, et ils disent, quand ils y ont intérêt, qu’avant Clément xii et Benoît XIV les papes voyaient de bon œil la Franc-Maçonnerie.
Dans les derniers temps de l’Empire, pour dissiper les hésitations des postulants, lorsqu’on avait affaire à des hommes ayant une teinte de royalisme, on leur affirmait que de tout temps les représentants de la légitimité, dans n’importe quels pays, avaient été à la tête du mouvement maçonnique, et l’on citait même le célèbre et valeureux prétendant catholique Charles-Édouard Stuart comme ayant personnellement fondé des Loges et même des Chapitres de Rose-Croix. À l’appui de ce dire, on leur montrait un vieux parchemin qui est conservé aux archives du Grand-Orient de France : ce parchemin est censément une « bulle » instituant à Arras un Chapitre de Rose-Croix sous le titre l’Écosse Jacobite. J’ai réussi à me procurer une copie de cet étrange document, fabriqué pour les besoins de la cause ; la voici :
Nous, Charles-Édouard Stuart, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, et, en cette qualité, substitut Grand-Maître du Suprême Conseil d’Hérodom, connu sous le titre de Chevalier de l’Aigle et du Pélican, et, depuis Nos malheurs et Nos infortunes, sous celui de Rose-Croix ;
Voulant témoigner aux Maçons artésiens combien Nous sommes reconnaissant envers eux des preuves de bienfaisance qu’ils Nous ont prodiguées, ainsi que les officiers de la garnison de la ville d’Arras, et de leur attachement à Notre personne, pendant le séjour de six mois que Nous avons fait en cette ville ;
Nous avons, en leur faveur, créé et érigé, créons et érigeons, par la présente Bulle, en ladite ville d’Arras, un Sublime-Chapitre Primordial de Rose-Croix, sous le titre distinctif : l’Écosse Jacobite, qui sera régi et gouverné par les Chevaliers Lagneau et de Robespierre[3], tous deux avocats, Hazard et ses deux fils, tous trois médecins, J.-B. Lucet, tapissier, et Jérôme Cellier, horloger ;
Auxquels ci-dessus nommés, Nous permettons et donnons non seulement pouvoir de faire, tant par eux que par leurs successeurs, des Chevaliers Rose-Croix, mais même pouvoir de créer un Chapitre dans toutes les villes où ils croiront devoir le faire, lorsqu’ils en seront requis, sans cependant, par eux ni par leurs successeurs, pouvoir créer deux Chapitres dans une même ville, quelque peuplée qu’elle puisse être ;
Et pour que foi soit ajoutée à Notre présente Bulle, Nous l’avons signée de Notre main et à icelle fait apposer le sceau secret de Nos commandements, et fait contresigner par le Secrétaire de Notre cabinet.
Le jeudi, quinzième jour du deuxième mois, l’an de l’Incarnation 1747, Vallée d’Arras.
J’ose espérer, après cela, que le public est suffisamment édifié sur la moralité des enrôlements maçonniques.
Une fois que le recruté par persuasion, ou par influence politique, est décidé à essayer de l’initiation (je dis essayer, parce qu’on lui déclare qu’il n’y aura rien de fait, si les formalités de sa réception ne lui conviennent pas), il est proposé à une Loge. Le Frère qui le présente signe un bulletin ad hoc et, à la prochaine réunion de son Atelier, le dépose dans le sac qui circule à la fin de la séance. Ce bulletin indique les noms, prénoms, demeure, lieu, jour, mois et année de naissance du candidat-Maçon, ainsi que ses qualités civiles. Le Vénérable donne lecture du bulletin, sans toutefois faire connaître le nom du présentateur, et charge, toujours sans les faire connaître, trois commissaires spéciaux de procéder à une petite enquête sommaire sur le candidat. Ces commissaires doivent faire leur rapport à la réunion suivante. — Pour les cas d’urgence, voir les Règlements généraux publiés au Chap. III.
Le postulant voit débarquer chez lui, un beau matin, deux individus qu’il ne connaît pas, qui se mettent à toiser du regard ses meubles, s’informent de ses ressources (c’est le point essentiel) et lui posent quelques questions sur sa famille, son commerce ou son travail, les villes qu’il a pu habiter précédemment, etc. Encore, ces deux premiers commissaires dont le candidat-Macon reçoit la visite ne sont pas trop indiscrets, ou, s’ils le sont, c’est avec une telle maladresse que l’on a plutôt envie de rire que de se fâcher. Les commissaires qui viennent à domicile chez le postulant sont choisis, en général, parmi les Maçons bons-enfants de la Loge, afin que la recrue ne soit pas effarouchée.
L’enquêteur habile, c’est le troisième ; celui-ci ne vient pas chez vous.
Vous recevez une lettre, conçue à peu près en ces termes :
Vous seriez bien aimable si vous aviez la bonté de passer chez moi tel jour à telle heure. J’ai à vous faire une communication sur une affaire très urgente qui vous intéresse au plus haut point.
Si par hasard l’heure et le jour que je prends la liberté de vous indiquer n’étaient pas à votre convenance, soyez assez bon pour me le faire savoir de suite, et, dans ce cas, veuillez choisir entre les jours que voici (suit une nouvelle indication de deux ou trois jours, avec les heures auxquelles votre correspondant inconnu sera disponible).
La lettre se termine par une formule de politesse, non point banale, mais témoignant au contraire que le signataire professe pour vous une très haute estime, une considération extraordinairement distinguée, un vif désir de vous être utile et agréable, un dévouement capable de tous les sacrifices, une sympathie de la profondeur de plusieurs puits artésiens.
Notons que ladite épître est sur du papier portant un en-tête, soit d’un cabinet de docteur ou d’avocat, soit d’une importante maison de commerce, soit d’un bureau de rédacteur en chef d’un journal répandu, soit d’un laboratoire de pharmacien constellé de plusieurs décorations, soit d’une étude d’avoué ou de notaire.
Vous êtes à cent lieues de penser à votre candidature maçonnique.
Vous vous dites, ahuri :
« — Qu’est-ce que c’est que cette affaire-là ?… Ce monsieur a l’air de me porter un bien grand intérêt… Il s’agit sans doute de quelque fameuse aubaine qui m’arrive et dont ce gaillard si poli a eu le vent… Allons, voyons ça tout de même ; si c’est une « fumisterie », je n’en serai quitte que pour une course inutile, et je n’en suis pas à craindre d’user mes jambes. »
Vous tournez et retournez entre vos mains le mystérieux papier. Vous torturez votre cervelle à rassembler vos souvenirs pour découvrir quelque vieux nom oublié qui ait rapport avec votre correspondant inconnu. Rien, vous ne trouvez rien. Vous êtes intrigué, quoi ! Mais comme, en définitive, le grave et sévère en-tête de l’épître ne peut que vous inspirer confiance, vous vous décidez à aller au rendez-vous indiqué.
Là, dans un appartement confortable, vous vous rencontrez avec un monsieur sérieux comme un bonnet de nuit, qui se confond en excuses au sujet de la hardiesse qu’il a eue de vous déranger, qui vous supplie de rester couvert, ne veut pas s’asseoir tant que vous resterez debout, et patati, et patata.
Si c’est un notaire qui vous a convoqué, vous ne manquez pas de penser :
« — Fichtre ! je dois avoir fait un héritage ! »
Enfin, le monsieur grave et serviable daigne, après avoir toussé deux ou trois fois, ouvrir le robinet de ses intéressantes confidences. Il commence par vous féliciter d’avoir eu la bonne inspiration de vouloir entrer dans la Franc-Maçonnerie, cette noble institution qui… cette puissante société que… cet ordre chevaleresque et merveilleux dont… En prononçant cet exorde, le monsieur lève vers le plafond des yeux blancs ; il vous a un air convaincu, je ne vous en dis pas davantage.
Vous qui ne vous attendiez pas à ce que la communication si urgente fût à ce sujet, vous en êtes bleu, et vous balbutiez quelques phrases de circonstance.
Le monsieur, lui, rusé comme un vieux renard qui a perdu sa queue à la bataille, profite de votre surprise pour vous tirer du nez tous les vers que, déconcerté, vous ne savez pas l’empêcher d’extraire. Ah ! il opère adroitement et sans douleur, l’habile homme. Quand vous sortez de son cabinet, vous avez été fièrement épluché, je vous en réponds.
Et, le lendemain, le Comité de la Loge à laquelle vous avez été présenté, sait, ainsi que le Grand-Orient, à quoi s’en tenir sur votre compte.
C’est le rapport du troisième commissaire-enquêteur qui vous fait juger par les chefs secrets de l’Atelier. Le compte rendu des deux visiteurs à domicile n’est que pour la forme.
J’ai vu, au sujet de candidats-Maçons qui s’étaient laissés « embobiner » par le troisième commissaire, des rapports confidentiels dénotant chez leur auteur un génie de pénétration poussé au plus haut degré.
Je n’ai pas besoin d’ajouter que les Frères à qui sont confiées ces délicates fonctions sont des Maçons des plus hauts grades.
Voici quels sont les principaux parmi ceux résidant à Paris :
Côté du Rite Français. — MM. Louis Amiable, docteur en droit, publiciste, 79, boulevard Saint-Michel ; Dalsace, négociant en passementerie, 35, rue du Mail ; Fontainas, avocat, 10, rue de la Victoire ; Francolin, publiciste, 174, rue du faubourg Saint-Denis ; Léon Masse, avoué près le Tribunal de première instance de la Seine, juge de paix suppléant du 2e arrondissement, 12, rue Gaillon ; Ferdeuil, avocat, ancien conseiller de préfecture, 11, rue des Saints-Pères ; Alfred Blanche, 6 bis, rue Fortuny ; Hubert, ancien conseiller de préfecture, 6, rue du Pont-de-Lodi ; Cammas, 17, rue Guénégaud ; docteur Georges Woëlker[4], médecin, 4, rue de la Michodière ; Manger, délégué à l’Assistance Publique, 76 bis, avenue du Roule ; Edmond Lepelletier, journaliste, 8, rue Drouot ; Léon Zypressebaüm, chef de comptabilité, 17, rue de Malte ; Albert Hubner, négociant en métaux et minerais, 35, boulevard du Temple ; Paul Viguier, publiciste, conseiller municipal, 17, quai Voltaire ; Marie Décembre, dit Décembre-Alonnier, imprimeur, 326, rue de Vaugirard, etc., etc.
Côté du Rite Écossais. — Dehanot, pharmacien, 8, rue Mandar ; Charlot, manufacturier en caoutchouc, 25, rue Saint-Ambroisie ; Nedonchelle, propriétaire, 20, boulevard Barbès ; Houde, tailleur, 2, rue Méhul ; Maichain, inspecteur des Enfants-Assistés, 82, rue Claude-Bernard ; Goudchaux, rentier, 20, rue de Berlin ; Léon Sapin, chef de bureau de l’exportation des Chemins de fer de l’Ouest, 27, rue de l’Échiquier ; Fabien, directeur d’assurances (compagnie La Mutuelle, de Valence, bureaux, 2, rue Grétry), domicile, 66, rue Condorcet ; Dulermez, marchand de vins en gros (maison Dulermez et Bellicard), 7, rue de Lyon ; Jabloschkoff, ingénieur-électricien, 52, rue de Naples ; Précieux, bijoutier en or, 42, rue de Poitou ; Louis Denayrouze, ex-député de l’Aveyron, 18, rue du 4 Septembre ; Renaud, entrepreneur de maçonnerie, 221, boulevard Voltaire ; Amédée Carvailho, négociant pour la commission et l’exportation, 39, rue de l’Échiquier ; docteur Gonnard, médecin homœopathe, 71, rue de la Boëtie ; Georges Guiffrez, sénateur, 32, rue des Mathurins, etc., etc.
Quand le rapport du troisième commissaire est défavorable au candidat, on ne prend pas la peine de convoquer le Profane pour sa réception ; et c’est bien là ce qui prouve que ce rapport est le seul ayant du poids. Le Vénérable dit au présentateur que l’un des rapports sur son client n’est pas prêt et qu’il est inutile de déranger celui-ci : on fait prendre secrètement de nouveaux renseignements par des personnes sûres, et quand on a réuni des arguments suffisants pour faire « blackbouler » le candidat, le Vénérable déclare à la Loge que les rapports des trois commissaires sont enfin au complet ; il y a alors quatre-vingt-dix-neuf chances contre une pour que le postulant soit rejeté (le terme usité est ajourné).
Si, au contraire, l’impression que vous avez produite au troisième commissaire est en votre faveur, vous recevez une lettre de convocation pour une prochaine réunion de la Loge au sein de laquelle vous devez être admis. Votre nom, avec indication de votre profession et de votre domicile, est inscrit sur des circulaires envoyées à tous les membres de votre futur Atelier et distribuées dans les autres Loges de la région par grandes quantités d’exemplaires ; tous les Frères Trois-Points de votre département, qui pratiquent assidûment la Maçonnerie, sont informés ainsi de votre prochaine initiation et peuvent venir y assister, l’appuyer ou la combattre.
Par exemple, en vous convoquant, on vous recommande de ne pas oublier votre porte-monnaie et surtout de le bien garnir. Le Vénérable, qui veille au grain et ne néglige jamais les intérêts de l’Ordre, vous établit même un petit compte, afin que vous preniez toutes vos mesures et ne puissiez, au moment psychologique, prétexter une pénurie accidentelle.
Le poulet m’invitant aux honneurs de la réception et en même temps à passer à la caisse (guichet des versements) me fut envoyé cinq jours avant la séance et était rédigé en ces termes :
En réponse à la demande qui nous est parvenue, nous proposant votre initiation à notre Ordre, j’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien vous trouver lundi prochain sans faute, à 8 heures précises du soir, à l’Hôtel du Grand-Orient de France, 16, rue Cadet, où, à moins de causes tout à fait imprévues, votre réception pourra avoir lieu.
Je crois de mon devoir, Monsieur, de vous informer que, pour votre réception, vous aurez à verser entre les mains de notre Trésorier :
Agréez, Monsieur, je vous prie, mes civilités empressées.
Loin de me plaindre, je dois déclarer ici que ma réception était dans les prix doux, et je ne marchandai pas. Le Temple des Amis de l’Honneur Français est une vieille Loge, relativement des plus nombreuses et possédant une caisse très prospère : aussi, les adhérents et les membres pratiquants n’y sont pas trop écorchés.
Dans l’immense majorité des Ateliers, tant de la province que de Paris, la marchandise coûte bien plus cher : il y en a, où, pour une initiation, l’on ne s’en tire pas à moins de 250 à 300 francs. Votre présentateur vous annonce une dépense de 160 à 175 francs à faire ; mais, quand il s’agit de régler l’addition, la carte, d’une élasticité à donner l’envie au caoutchouc le plus pur, s’est allongée dans des proportions fantastiques : ce sont mille petits riens, mille hors-d’œuvre dont on avait oublié de vous prévenir ; chacun d’eux en particulier est insignifiant, mais c’est le total qui est d’une digestion difficile ! Pas moyen de regimber, mon bel ami ; il faut doubler la somme à laquelle vous vous attendiez ; vous êtes reçu, on a loué votre courage à affronter les épreuves, on a brûlé en votre honneur l’encens et le lycopode, les Frères ont fait cliqueter leurs épées à grand fracas triomphant, le Vénérable a déposé sur votre visage trois baisers dont l’humidité prouve la conviction et le zèle ; la gloire se paie, mon cher, passez à la caisse !
Que justice soit donc rendue à mes anciens collègues des Amis de l’Honneur Français. La gloire, dans leur Temple, n’est pas cotée à des prix exorbitants ; chez eux, on est créé Maçon d’aussi bon teint que l’illustre Jules Ferry, et cela seulement pour quatre-vingt-trois francs et dix centimes. C’est donné.
§ II.
Épreuves et cérémonial de l’Initiation.
Le gousset lesté d’un porte-monnaie convenablement garni, selon les prescriptions de mon futur Vénérable, j’arrivai, à l’heure fixée, à l’Hôtel du Grand-Orient. Un Frère obligeant avait eu soin, d’ailleurs, de me venir prendre à domicile, afin que la solennité ne fût pas manquée ; car, pas de civet possible sans lièvre, et, naturellement, sans récipiendaire, pas de réception.
Je viens d’écrire le mot « solennité ». En effet, la Loge n’avait pas lésiné ce jour-là ; tous les confrères de la presse parisienne appartenant à la Franc-Maçonnerie avaient reçu une « planche », et le F∴ Lemaire, qui, à ce moment, n’avait pas encore inventé la couleur des triangles, mais dont le cerveau sans cesse en activité était une véritable mine à idées lumineuses, avait dit qu’en cette occasion le devoir de la Loge se résumait dans cet infinitif : se distinguer !
Il fallait que le Temple des Amis de l’Honneur Français fût, dans cette soirée mémorable, à la hauteur de son antique réputation, palsambleu ! car nous étions une véritable fournée de récipiendaires.
Les Profanes admis à l’initiation étaient au nombre de quatre : MM. Toussaint Ordioni, sous-lieutenant à la Garde Républicaine ; Constantin Vélitchkoff, membre de la Chambre des Députés de Roumélie ; Émile Boisse, capitaine au 17e de ligne ; et votre serviteur.
En outre, deux Maçons, ayant appartenu précédemment à une autre Loge, la quittaient pour venir se ranger sous la bannière du F∴ Lemaire ; c’étaient MM. Petit, lieutenant au 74e de ligne, et Lantin, lieutenant à la Garde Républicaine.
À mon arrivée, on me conduisit à la Bibliothèque du Grand-Orient, et l’on me pria d’attendre durant quelques minutes dans le silence et le recueillement. Il y avait là déjà deux personnes, mes co-profanes, à qui l’on avait aussi recommandé de se taire et se recueillir. Je me rappelle bien la tête de l’un d’entre eux : c’était un homme d’une trentaine d’années, nerveux, un peu maigre, barbe et cheveux d’un noir de jais, physionomie douce ; il avait l’air légèrement agité ; il allait et venait dans la salle, tortillant sa moustache d’une main crispée. « C’est un pacha turc », me souffla le Frère Servant dans le tuyau de l’oreille. C’était Constantin Vélitchkoff ; pour le Frère Servant, député rouméliote et pacha turc s’équivalaient.
Vers huit heures et demie, on vint nous chercher. Nous traversâmes différents couloirs, montâmes et descendîmes des escaliers qui s’entrecroisaient ; et finalement, on nous claquemura, chacun à part, dans un de ces cabinets des réflexions dont j’ai dit un mot au premier chapitre.
C’est, je l’ai expliqué, un réduit fort étroit, dont les murs sont peints en noir ; sur ce noir se détachent des squelettes complets, des têtes de mort placées au-dessus de deux tibias, le tout agrémenté d’inscriptions lugubres. Pas une fenêtre. Un simple bec de gaz applique éclaire ce local d’une lumière insuffisante. Pour tous meubles, une table et un escabeau ; sur la table sont posés une tête de mort et des ossements[5]. Sur le mur contre lequel est appuyée la table, le peintre a représenté un coq et un sablier ; au-dessus on lit ces deux mots : Vigilance, Persévérance.
Les autres inscriptions qui égaient l’endroit sont celles-ci :
Si une vaine curiosité t’a conduit ici, va-t-en !
Si tu crains d’être éclairé sur tes défauts, tu seras mal parmi nous !
Si tu es capable de dissimulation, tremble ! car nous te pénètrerons, et nous lirons au fond de ton cœur !
Si tu tiens aux distinctions humaines, sors, on n’en connaît point ici !
Si ton âme a senti l’effroi, ne va pas plus loin !
Si tu persévères, tu seras purifié par les éléments, tu sortiras de l’abîme des ténèbres, tu verras la lumière !
On pourra exiger de toi les plus grands sacrifices, même celui de la vie ; es-tu prêt à les faire ?
La table est recouverte d’un tapis blanc ; le récipiendaire y trouve un encrier, un porte-plume et un papier sur lequel sont imprimées ces trois questions :
Quels sont les devoirs de l’homme envers sa patrie ?
Quels sont les devoirs de l’homme envers lui-même ?
Quels sont les devoirs de l’homme envers ses semblables ?[6]
Au-dessous de ces trois questions est un grand espace blanc, réservé pour y écrire les réponses.
Puis un large filet noir surmontant ce mot en très gros caractères : TESTAMENT. Et encore un grand espace blanc.
En vous introduisant dans le local, le Frère Servant vous dit d’une voix caverneuse :
« — Vous allez bientôt passer à une vie nouvelle. Asseyez-vous là. Répondez par écrit à ces questions, et faites votre testament. »
La porte se referme, et vous voilà seul, dans l’agréable compagnie des squelettes et des têtes de mort.
Tous les cabinets des réflexions ne sont pas aussi simples que celui que je viens de décrire. Il en est de machinés, avec des panneaux qui s’ouvrent tout à coup et laissent voir des apparitions d’un goût douteux. Par exemple, au moment où le récipiendaire est en train de réfléchir aux moyens que possèdent ses futurs frères pour lire au fond de son cœur, la flamme du bec de gaz baisse brusquement, un grand panneau glisse sur des rainures dissimulées dans le mur, et le profane aperçoit un caveau éclairé par des lampes sépulcrales ; une tête humaine fraîchement coupée est là, reposant sur des lignes ensanglantés ; et, tandis que le récipiendaire recule d’horreur à ce spectacle, une voix qui semble sortir du mur contre lequel il s’appuie lui crie : « Tremble, Profane ! tu vois la tête d’un Frère parjure qui a divulgué nos secrets ! C’est ainsi que nous punissons les traîtres ! Que l’exemple de celui-ci te serve ! Tremble, Profane, tremble ! » Puis, le panneau reprend sa place, et le bec de gaz se rallume. Les trucs employés pour cette hideuse comédie sont des plus simples. Le billot sur lequel repose la tête coupée est vaste et creux ; l’intérieur cache le corps du compère qui, immobile, tient sa tête au milieu des linges maculés de sang ; il garde les yeux fermés, la bouche entr’ouverte, pendant les deux ou trois minutes de l’exhibition. Les lampes sépulcrales sont garnies d’étoupes imbibées d’alcool camphré qui brûle avec du gros sel gris de cuisine ; ce mélange, le même que les prestidigitateurs de foire appellent « la salade infernale », a la propriété, en étant enflammé, de produire une lumière verdâtre qui donne à la tête du faux décapité une couleur cadavérique. Quant à la voix qui sort du mur, c’est celle d’un second compère qui, placé en dehors du local, a tourné une clef fixée au tuyau de conduite du bec de gaz, et qui prononce à travers un cornet acoustique les paroles reproduites ci-dessus[7]. D’autres fois, les peintures de l’un des panneaux sont sur de la toile noire qui recouvre une large glace dépolie ; au moment où la flamme du bec de gaz, s’éteignant presque, laisse le réduit dans l’obscurité, une lanterne magique installée dans la pièce annexe fait apparaître, sur la glace blanchie, des ombres chinoises représentant des scènes qui ont la prétention d’être effrayantes : ce sont des spectres qui s’agitent et menacent le récipiendaire, ou bien des monstres qui, par un effet de grossissement progressif, ont l’air de s’avancer pour tout dévorer, ou encore des hommes masqués, de grandeur naturelle, qui entourent un individu garrotté et le lardent de coups de poignards.
Ces sinistres bêtises sont exécutées pour terrifier ceux d’entre les récipiendaires que le principal commissaire enquêteur a spécialement recommandés comme ayant une nature impressionnable. Par contre, les Profanes signalés à la Loge comme possédant un caractère frondeur et sceptique ne sont pas mis en face de ces ridicules fantasmagories. La Franc-Maçonnerie veut bien se moquer de ceux qui passent par son initiation ; mais elle ne tient pas à ce qu’ils s’en aperçoivent. C’est le seul motif pour lequel les réceptions varient sous le rapport des épreuves ; on les pimente plus ou moins, suivant les dispositions d’esprit et le tempérament du sujet.
Mais voyons ce qui se passe en Loge pendant que le candidat-Maçon est dans le cabinet aux squelettes.
La salle où se réunissent les Frères Trois-Points est spacieuse ; elle a la forme d’un parallélogramme ou carré long. Si la réunion admet, pour les travaux de la soirée, des Apprentis et des Compagnons, c’est-à-dire des Frères des deux premiers grades, la Loge est tendue en bleu (dans les réunions du rite écossais, la tenture est rouge).
Les quatre côtés de la salle portent les noms des points cardinaux. La partie où se trouve la porte d’entrée s’appelle l’Occident. Des deux côtés de la porte s’élèvent deux colonnes creuses de bronze (d’ordre corinthien) dont les chapiteaux sont ornés chacun de trois grenades entr’ouvertes ; sur le fût de la colonne à droite, en entrant, est la lettre B∴. et sur celui de la colonne de gauche, la lettre J∴. La colonne J est éclairée pendant la tenue des travaux d’Apprenti. — Dans le rite écossais, c’est la colonne B qui est à gauche, et la colonne J à droite.
Devant la colonne de droite, un petit comptoir triangulaire sert de bureau au Frère Premier Surveillant ; devant la colonne de gauche est celui du Second Surveillant. Chacun de ces Officiers de la Loge tient à la main un maillet.
Au milieu de la salle, près d’un espace pavé en mosaïque, on a étendu par terre une tuile peinte, nommée le Tableau de la Loge. Ce tableau représente : les degrés d’une estrade ; les deux colonnes J et B ; entre les deux colonnes, à la hauteur des chapiteaux, et sur la reproduction de la porte d’entrée, un compas ouvert, les deux pointes en haut ; à gauche de la colonne J, une pierre brute ; à droite de la colonne B, un cube coiffé d’une pyramide (c’est la fameuse pierre cubique mystérieuse) ; au-dessus du chapiteau de la colonne J, l’instrument appelé « perpendiculaire », et au-dessus de la colonne B, un niveau ; au-dessous de la pierre brute, un ciseau et un maillet entrelacés ; au-dessous de la pierre cubique, une fenêtre à grillage ; au milieu de la partie supérieure de ce tableau est une équerre (au-dessus du compas), surmonté d’une seconde fenêtre à grillage ; une troisième fenêtre à grillage est au milieu du côté droit du tableau (au-dessus de la pierre cubique) ; au milieu du côté droit (au-dessus de la pierre brute), un parallélogramme contenant la clef de l’alphabet secret des grades symboliques[8] ; tout à fait en haut à droite, un soleil rayonnant, contenant une tête et vis-à-vis à gauche des nuages au milieu desquels est la lune ; par-ci par-là, des étoiles ; enfin, le tout est environné d’un grand cordon ayant sept doubles nœuds et deux flots. Cette toile peinte est l’objet d’une grande vénération ; on doit bien se garder de marcher dessus, sous peine d’amende.
Ce que ce tableau représente est, paraît-il, extraordinairement sacré. Le Rituel, en effet, conseille aux Loges de supprimer la toile peinte et de tracer à la craie, sur le pavé mosaïque, le tableau mystérieux. « À chaque tenue, dit le Rituel, on dessinera avec de la craie le Tableau mystérieux de la Loge, et, après les travaux, on l’effacera avec une éponge légèrement imbibée d’eau ; c’est le moyen d’éviter l’abus d’un tableau peint sur toile, qui peut tomber dans des mains profanes. » Mais la plupart des Loges ne tiennent aucun compte de cette recommandation et préfèrent étaler, à chaque séance, leur toile peinte sur le parquet.
En face la porte d’entrée, au bout de la salle, est une estrade, élevée de trois marches et bordée d’une balustrade. C’est là l’Orient, l’endroit privilégié où siège le Vénérable. Son bureau, exhaussé de quatre marches sur l’estrade, s’appelle l’Autel ; son fauteuil se nomme un Trône ; au-dessus de sa tête est un dais en velours ou soie bleue, parsemée d’étoiles d’argent ; les franges sont en or ; au fond de ce dais, dans la partie supérieure, est un transparent triangulaire, le Delta Sacré, au centre duquel on voit en lettres hébraïques le nom de Jéhovah. À la gauche du dais est un autre transparent, représentant le disque du soleil, et à droite un troisième transparent, représentant le croissant de la lune. Cette collection de transparents brille d’un certain éclat, grâce aux bougies qui sont à l’intérieur. Néanmoins, leur aspect est des plus grotesques, bien qu’on désigne ces machinettes-là sous le nom pompeux de Gloires. Ce n’est pas tout : l’autel du Vénérable est couvert d’un tapis bleu à franges d’or sur lequel sont posés une équerre, un maillet, un compas, un sabre de fer battu tordu en zigs-zags (ne riez pas, c’est l’Épée Flamboyante qui symbolise la puissance conférée au Vénérable par le Grand Architecte de l’Univers), le livre des Statuts généraux, le Rituel du grade, et un Chandelier à trois branches. C’est aussi à l’Orient que l’on arbore l’étendard de la Loge. — Au rite écossais, les draperies et le tapis de l’autel sont rouges. — Un peu en avant est placée une petite table triangulaire, nommée l’Autel des Serments.
Toujours sur l’estrade dite l’Orient, mais au premier plan, auprès de la balustrade, et plus bas que le Vénérable, sont les bureaux de l’Orateur, à droite (au Sud), et du Secrétaire, à gauche (au Nord). Au-dessous de l’Orateur, en dehors de la balustrade, siège le Trésorier ; et au-dessous du Secrétaire, l’Hospitalier.
Les lumières qui éclairent la Loge sont, à l’entrée, auprès des Surveillants, et à l’estrade, auprès du Trésorier. On donne aux bougies le nom d’Étoiles.
Indépendamment des deux colonnes de la porte d’entrée, la salle, ou, pour m’exprimer en Maçon, le Temple est orné, dans son pourtour, de dix autres colonnes. Dans la frise ou architrave, qui repose sur les douze colonnes, règne un cordon qui forme douze nœuds de la forme connue sous le nom de lacs d’amour ; les deux extrémités se terminent par une houpe, appelée Houpe Dentelée, et viennent aboutir aux colonnes J et B. Le plafond décrit une courbe ; il représente le ciel, parsemé d’étoiles ; du fond, situé au-dessus de l’estrade, partent trois rayons qui figurent le lever du soleil.
Des deux côtés de la Loge règnent plusieurs rangs de banquettes. L’ensemble de celles qui sont situées du côté du Premier Surveillant, c’est-à-dire à droite en entrant dans le temple, s’appelle la Colonne du Sud ; l’ensemble de celles de gauche s’appelle la Colonne du Nord. Au rite français, les Apprentis se placent au Nord, les Compagnons au Sud, et les Maîtres indifféremment aux deux colonnes ; au rite écossais, les Apprentis et les Compagnons se placent au Nord, et les Maîtres au Sud.
À l’Orient, il y a deux banquettes circulaires où vont s’asseoir les Frères haut gradés, les Garants d’Amitié des Loges affiliées et les Visiteurs de distinction.
Le Grand-Expert et le Maître des Cérémonies sont assis sur des pliants au bas des marches de l’estrade, l’un devant l’Hospitalier, l’autre devant le Trésorier. Les deux Experts se tiennent à l’Occident, auprès des deux Surveillants. Quant au Frère Couvreur, sa place est près de la porte ; c’est lui qui garde l’entrée du temple.
L’antichambre de la Loge se nomme les Pas-Perdus. Un Frère Servant s’y promène. Sur une table est un registre où les Maçons viennent s’inscrire, les membres de la Loge sur la feuille de gauche, et les Frères Visiteurs sur celle de droite.
Les Apprentis portent un petit tablier de peau, blanc, dont ils ont soin de relever la bavette ; les Compagnons portent le même tablier, mais avec la bavette baissée. Les Maîtres, au rite français, ont un tablier en satin blanc, bordé en bleu, doublé en noir ; en outre, ils ont un cordon bleu, passé en écharpe de droite à gauche, au bas duquel est attaché un objet appelé Bijou qui représente un compas et une équerre croisés. Au rite écossais, les Maîtres ont leur tablier blanc bordé de rouge, et au milieu du tablier sont peintes ou brodées en rouge les lettres M∴ B∴ ; le cordon bleu moiré, liseré de rouge, se porte aussi en écharpe de droite à gauche ; le bijou est en or et attaché, au bas du cordon, à une rosette rouge.
Les Officiers de la Loge, eux, portent leur cordon, non en écharpe, mais en sautoir, c’est-à-dire en forme de camail, la pointe descendant sur la poitrine. À ce cordon, sur lequel sont ordinairement brodés des branches d’acacia et d’autres emblèmes maçonniques, est attaché le bijou, dont la nature varie suivant les fonctions de l’Officier qui en est décoré. Celui du Vénérable est une équerre ; celui du 1er Surveillant, un niveau ; celui du 2e Surveillant, un fil-à-plomb ou perpendiculaire ; celui de l’Orateur, un livre ouvert ; celui du Secrétaire, deux plumes en sautoir ; celui du Trésorier, deux clés ; celui du Grand-Expert, une règle et un glaive ; celui des Experts, une faux et un sablier ; celui du Garde des Sceaux, un rouleau et un cachet ; celui du Maître des Cérémonies, une canne et une épée croisées ; celui de l’Hospitalier, une main tenant une bourse ; celui du Maître des Banquets, une corne d’abondance ; celui de l’Architecte, deux règles en sautoir ; celui du Couvreur, une massue.
Les Frères haut gradés ont des insignes spéciaux, dont la description sera donnée quand nous en serons au chapitre les concernant.
Lorsque l’heure fixée pour l’ouverture de la séance a sonné, tous les membres de la Loge qui sont présents prennent, sur l’invitation du Vénérable, leurs places d’ordre, après avoir revêtu les insignes de leur grade. Le Vénérable gravit les degrés de l’Orient, prend place sur son trône et frappe sur l’autel un vigoureux coup de maillet, que répètent les deux Surveillants. Ces trois coups font s’établir aussitôt dans le temple un silence parfait. Le Frère Couvreur ferme la porte ; tout le monde se tient debout à sa place. Sur les banquettes sont déposées des épées dans le genre de celles dont sont armés les figurants au théâtre.
Le Vénérable. — Frère Premier Surveillant, quel est le premier devoir des Surveillants en loge ?
Le 1er Surveillant. — Vénérable, c’est de voir si la Loge est bien couverte, et si tous les Frères qui occupent les colonnes sont Maçons.
Le Vénérable. — Assurez-vous de cela, mon Frère.
Le 1er Surveillant, au Grand-Expert. — Frère Grand Expert, voyez si la Loge est bien couverte, et faites votre devoir.
Sur cette invitation, le Grand-Expert, armé de son glaive, sort du temple. Il visite les pas-perdus, recommande au Frère Servant de veiller à la garde extérieure du porche et au Frère Couvreur de ne laisser pénétrer quiconque ne répondrait pas convenablement aux questions d’ordre pour avoir l’entrée. Pendant ce temps, les deux Surveillants parcourent rapidement leurs colonnes respectives (si de leur place l’inspection oculaire ne suffit pas) pour s’assurer que tous les Frères présents sont bien membres de la Loge.
Quand le Grand-Expert rentre dans le temple, il va au Second Surveillant et lui dit à voix basse : — La Loge est couverte, quant à l’extérieur.
Le 2e Surveillant, s’adressant au Premier. — Frère Premier Surveillant, le Frère Grand-Expert a fait son devoir ; la Loge est couverte extérieurement. Et quant à la colonne du Nord, tous les Frères qui l’occupent sont Maçons.
Le 1er Surveillant, au Vénérable. — Vénérable, le temple est couvert tant à l’extérieur qu’à l’intérieur ; tous les Frères des deux colonnes sont Maçons.
Le Vénérable, après avoir frappé un coup de maillet. — Frère Premier Surveillant, quel est le second devoir des Surveillants en Loge ?
Le 1er Surveillant. — C’est de s’assurer si tous les Frères sont à l’ordre.
Le Vénérable. — Assurez-vous-en donc, Frères 1er et 2e Surveillants, chacun sur votre colonne, et rendez-moi compte, (Un coup de maillet). À l’ordre, mes Frères, face à l’Orient !
Tous les assistants qui sont sur les deux colonnes se tournent alors de trois quarts vers l’estrade et se placent dans une posture particulière que l’on appelle « l’ordre d’Apprenti ». Cette posture est telle que nul ne peut s’y mettre, s’il n’est initié ; car chacun, en la prenant et en se tenant de trois quarts, n’est vu que par les Surveillants qui parcourent les colonnes, et nullement par ses voisins. Les Surveillants, ayant terminé cet examen, retournent à leurs places respectives.
Le 2e Surveillant. — Frère Premier Surveillant, tous les Frères de la colonne du Nord sont à l’ordre.
Le 1er Surveillant. — Vénérable Maître, tous les Frères de l’une et l’autre colonnes sont à l’ordre.
Le Vénérable. — Frère Premier Surveillant, à quelle heure les Maçons ont-ils coutume d’ouvrir leurs travaux ?
Le 1er Surveillant. — À midi, Vénérable.
Le Vénérable. — Quelle heure est-il, Frère Second Surveillant ?
Le 2e Surveillant. — Vénérable, il est midi.
Le Vénérable. — Puisqu’il est l’heure à laquelle nous devons ouvrir nos travaux. Frères Premier et Second Surveillants, invitez les Frères de vos colonnes à se joindre à moi pour ouvrir les travaux de la Respectable Loge (ici le nom de la Loge), Orient de (ici le nom de la ville), au grade d’Apprenti, rite (ici le nom du rite).
Le 1er Surveillant. — Frère Second Surveillant, Frères qui décorez la colonne du Sud, le Vénérable nous invite à nous joindre à lui pour ouvrir les travaux de la Respectable Loge, etc.
Le 2e Surveillant. — Frères qui décorez la colonne du Nord, le Vénérable nous invite à nous joindra à lui, etc.
Après quoi, le 2e Surveillant reprend, en s’adressant au premier : — Frère Premier Surveillant, l’annonce est portée sur ma colonne.
Le 1er Surveillant. — Vénérable, l’annonce est portée sur les colonnes du Nord et du Sud.
Le Vénérable, se découvrant, et après avoir frappé sur l’autel trois coups de maillet d’une façon particulière. — À moi, mes Frères (tous les assistants ont les yeux sur lui), par le signe (chacun exécute le signe secret du grade d’Apprenti), par la batterie (chacun frappe dans ses mains trois coups d’une façon spéciale), et par l’acclamation mystérieuse !
Tous les assistants. — Houzé ! houzé ! houzé[9]!
Le Vénérable. — Mes Frères, à la gloire du Grand-Architecte de l’Univers, au nom et sous les auspices du Grand-Orient de France (ou bien : du Suprême Conseil, si la Loge pratique le rite écossais), la Loge d’Apprentis Maçons, au rite (ici le nom du rite), sous le titre distinctif de (ici le nom de la Loge), Orient de (ici le nom de la ville), est ouverte ; prenez vos places.
Tout le monde s’assied.
Le Vénérable. — Frère Secrétaire, voulez-vous bien nous donner lecture de la planche tracée dans notre dernière tenue ?… Frères 1er et 2e Surveillants, invitez les Frères qui décorent vos colonnes à vouloir bien prêter attention à cette lecture.
Les Surveillants répètent l’annonce.
Le Vénérable. — Frère Secrétaire, vous avez la parole.
Ici, lecture du procès-verbal de la séance précédente.
Après la lecture, le Vénérable, ayant frappé un coup de maillet. — Frère Premier Surveillant, demandez aux Frères qui composent les deux colonnes s’ils ont quelques observations à présenter sur l’esquisse de la planche tracée de nos derniers travaux. La parole sera accordée à cet effet à ceux qui la demanderont.
Le 1er Surveillant, après un coup de maillet. — Frères qui décorez les colonnes du Nord et du Sud. le Vénérable demande si vous avez quelques observations à présenter sur l’esquisse, etc.
Si un Frère veut proposer quelque rectification, il se lève, frappe un coup dans ses mains, étend le bras droit automatiquement vers le Surveillant de sa colonne (c’est ainsi que se demande la permission de parler), et aussitôt le Surveillant avertit le Vénérable qu’un Frère de sa colonne demande la parole. Le Vénérable l’ayant accordée, le Surveillant en avertit le Frère qui, alors seulement, peut parler. Il doit toujours s’adresser au Vénérable ou à la Loge en général, et jamais à un Frère en particulier. Du reste, il n’est permis de parler que sur le procès-verbal et sa rédaction.
Lorsque toutes les observations ont été entendues et que les rectifications reconnues fondées ont été faites, ou bien lorsqu’aucune observation n’est présentée, le Premier Surveillant frappe un coup de maillet et dit : — Vénérable, le silence règne sur l’une et l’autre colonnes.
Le Vénérable. — J’invite le Frère Orateur à donner ses conclusions.
L’Orateur. — Je conclus à l’adoption de la planche tracée de nos derniers travaux.
(C’est là, en effet, tout le discours de l’Orateur ; il conclut toujours sans donner de motifs.)
Le Vénérable. — Mes Frères, attendu le silence de la Loge et ouï les conclusions de notre cher Frère Orateur, la planche tracée est adoptée ; sanctionnons-la par notre approbation.
Chacun, à l’instar du Vénérable, étend le bras droit et laisse tomber bruyamment sa main sur la cuisse.
Tout ce qui précède constitue ce qu’on appelle les Travaux de Famille ; les membres de la Loge seuls peuvent y assister. Quand des Frères étrangers à la Loge veulent assister à la séance, ils se tiennent jusqu’à ce moment-là dans les pas-perdus, en compagnie du Frère Servant, gardien extérieur de la porte.
Une fois le procès-verbal adopté, le Vénérable reprend la parole pour faire introduire les Frères Visiteurs (il faut avoir au moins le grade de Maître pour être admis).
Le Vénérable. — Frère Maître des Cérémonies, veuillez vous transporter dans le parvis du temple et savoir s’il y a des Frères Visiteurs.
Le Maître des Cérémonies obéit et va jeter un coup d’œil dans les pas-perdus. Si aucun Frère Visiteur ne s’y trouve, l’affaire est promptement réglée. Si au contraire il y a des Frères Visiteurs demandant l’entrée du temple, le Maître des Cérémonies rentre, se place entre les deux Surveillants et dit : — Vénérable, des Frères Visiteurs, étrangers à ce Respectable Atelier, au nombre de…, demandent la permission de partager nos travaux.
Le Vénérable charge alors le Grand-Expert d’aller tuiler les Visiteurs, c’est-à-dire de s’assurer s’ils sont réellement francs-maçons. Si les Visiteurs sont nombreux, il envoie plusieurs Experts. La formalité du tuilage consiste dans un interrogatoire réglementaire, questions d’ordre, signes, attouchements, mots de passe, mots sacrés, etc.[10]. D’après les statuts, le Grand-Expert devrait non seulement tuiler les Visiteurs, mais encore se faire remettre leurs titres maçonniques, tels que Diplômes, Brefs, Patentes ; mais dans la pratique, quand un Visiteur a répondu d’une façon parfaite au tuilage, on ne lui demande pas ses papiers. Souvent même on supprime les nombreuses questions d’ordre du rituel, et l’on ne tuile le visiteur qu’en lui demandant l’attouchement, le mot de passe, le mot sacré et le mot de semestre.
Pendant le tuilage, un Maître des Cérémonies Adjoint se tient dans les pas-perdus au milieu des Visiteurs.
Les Experts, étant rentrés, rendent compte de leur mission, et voici ce qui a lieu si les Visiteurs ont satisfait pleinement aux formalités sacramentelles :
Le Vénérable. — Frère Second Surveillant, annoncez au Frère Maître des Cérémonies Adjoint qu’il peut introduire les Frères Visiteurs reconnus, avec les honneurs dus à leur grade et à leurs dignités. (Pour ces honneurs, voir les Règlements généraux.)
Après une courte allocution pour souhaiter la bienvenue aux Visiteurs, le Vénérable fait applaudir maçonniquement leur présence (par la batterie du grade d’Apprenti) et les invite à s’asseoir aux places auxquelles ils ont droit.
En entrant, chaque Visiteur a eu soin de faire le signe mystérieux du grade d’Apprenti et de marcher d’une certaine façon. Quand un Frère Visiteur arrive en retard, il frappe à la porte de la manière convenue. Le Frère Couvreur entrebâille la porte et le tuile rapidement ; puis il referme l’huis.
Alors le Premier Surveillant donne un coup de maillet et dit : — Vénérable, on vient de frapper en maçon à la porte du temple.
Le Vénérable. — Frère Second Surveillant, faites voir quel est le Frère qui frappe ainsi.
Le 2e Surveillant. — Vénérable, c’est un Frère Visiteur qui demande l’entrée de ce Respectable Atelier.
On introduit le Visiteur retardataire qui esquisse le signe mystérieux et exécute la marche convenue.
Le Vénérable. — Mon Frère, d'où venez-vous ?
Le Visiteur. — De la Loge Saint-Jean, Vénérable.
Le Vénérable. — Qu’en apportez-vous ?
Le Visiteur. — Soumission à vous, Vénérable ; joie, santé et prospérité à tous les Frères.
Le Vénérable. — N’en apportez-vous rien de plus ?
Le Visiteur. — Le Maître de ma Loge vous salue par trois fois trois.
Le Vénérable. — Que fait-on à la Loge Saint-Jean ?
Le Visiteur. — On y élève des temples à la vertu et l’on y creuse des cachots pour le vice.
Le Vénérable. — Que venez-vous faire ici ?
Le Visiteur. — Vaincre mes passions, soumettre mes volontés et accomplir de nouveaux progrès dans la Maçonnerie.
Le Vénérable. — Occupez-vous quelque fonction dans votre Atelier ?
Le Visiteur. — Oui (ou non), Vénérable.
Le Vénérable. — Que demandez-vous, mon Frère ?
Le Visiteur. — Une place parmi vous.
Le Vénérable. — Elle vous est acquise ; allez donc occuper celle qui vous est destinée.
Si le Visiteur est un simple Maître, il va s’asseoir sur l’une des banquettes latérales. S’il est pourvu d’un haut grade, il monte à l’Orient et s’assied sur l’une des banquettes circulaires : quelquefois, à titre d’épreuve, le Vénérable l’arrête du geste au passage et lui indique les colonnes ; mais le Visiteur haut gradé ne doit pas tenir compte de cette observation, qui n’est qu’une feinte, et il prend place sur l’estrade.
Comme on pense, pas mal de temps se perd au moyen de tout ce cérémonial prétentieux. Tant pis pour les récipiendaires qui se morfondent dans les cabinets à squelettes !
Lorsque tout est enfin prêt pour la réception, le Vénérable informe l’assemblée du but de la convocation (qu’elle connaît du reste par les lettres-circulaires) : initiation d’un ou plusieurs Profanes, admis par scrutin dans la dernière séance. On a vu, aux Règlements généraux, la quantité de suffrages qu’un candidat doit réunir pour être admis aux épreuves.
Le Vénérable. — Mes Frères, par deux scrutins consécutifs, vous avez accordé au Profane (ici le nom du candidat) la faveur de se présenter pour être admis à nos mystères. S’il n’y a point d’opposition, je vous prie de témoigner votre assentiment en la manière accoutumée. Frères 1er et 2e Surveillants, veuillez porter cette annonce sur vos colonnes.
Les Surveillants exécutent cet ordre. S’il s’élève quelque opposition, soit de la part d’un membre de la Loge, soit de la part d’un Frère visiteur, on la discute ; l’Orateur donne ses conclusions, et l’assemblée vote selon le Règlement général. Si aucune Opposition ne s’élève, les Surveillants informent le Vénérable que les colonnes sont muettes ; l’Orateur conclut à l’admission définitive aux épreuves.
Le Vénérable. — Mes Frères, puisqu’il n’y a pas (ou : puisqu’il n’y a plus) d’opposition, donnons notre consentement par le signe en usage.
Tous les assistants étendent la main droite, puis la laissent retomber avec bruit sur la cuisse.
Le Vénérable. — Frère Terrible, allez vers le Profane, demandez-lui les réponses aux questions qui lui ont été posées et le testament exigé ; ensuite, vous l’amènerez à la porte du temple, où vous annoncerez sa présence.
Ce discours est adressé à l’un des Experts, qui, en sa qualité spéciale de préparateur des initiations, porte le titre de Frère Terrible.
Ce Terrible Frère va donc au cabinet des réflexions, s’empare du testament et des réponses aux trois questions, pique ce papier à la pointe d’une épée, et le Maître des Cérémonies le rapporte ainsi triomphalement à la Loge. Il dépose aussi sur l’autel le porte-monnaie, la montre, la bague du Profane, et en général tous les objets de valeur que le récipiendaire avait sur lui.
Le Vénérable donne lecture du testament et des réponses ; ce document demeure ensuite aux archives.
Après quoi, le Frère Terrible retourne auprès du Profane et le prépare pour la réception. Voici en quoi consiste cette préparation : on ôte au récipiendaire son chapeau, son habit et son soulier gauche, lequel est remplacé par une pantoufle ; on lui retrousse jusqu’au dessus du genou un des côtés de son pantalon, le côté droit ; on lui retire la manche gauche de son gilet et de sa chemise, de façon à ce qu’il ait le bras et le sein découverts, côté du cœur ; si la saison est rigoureuse, on pose un manteau sur ses épaules ; enfin, on lui bande les yeux avec une sorte de masque qui ressemble exactement à ce qu’en style de bal on nomme un loup, avec cette différence que le masque maçonnique n’a pas de trous pour les yeux. — Dans les Loges qui se piquent de se conformer scrupuleusement aux traditions anciennes, le récipiendaire est tout à fait nu, et on le conduit au moyen d’une corde qu’on lui a passée au cou.
Quand le récipiendaire est prêt, on le fait pirouetter un bon moment sur lui-même ; puis, on le conduit, à travers un vrai dédale d’escaliers, jusqu’à la salle des pas-perdus ; là, on le pousse violemment contre la porte, de façon à l’y faire cogner deux ou trois fois.
La comédie de la réception débute par un dialogue entre l’intérieur et l’extérieur du temple.
À l’intérieur :
Le 2e surveillant, avec un coup de maillet. — Frère Premier Surveillant, avez-vous entendu ? on vient de frapper en profane à la porte du temple ?
Le 1er Surveillant, donnant aussi un coup de maillet. — Vénérable, un Profane vient de frapper à la porte !
Le Vénérable. — Voyez quel est le téméraire qui ose ainsi troubler nos travaux !
Le Frère Couvreur entr’ouvre la porte sans bruit, appuie la pointe ébréchée de son épée sur la poitrine nue du récipiendaire, et dit d’une voix forte : — Quel est cet audacieux qui tente de forcer l’entrée du temple ?
Le Frère Terrible. — Calmez-vous, mon Frère ! Personne n’a l’intention de pénétrer malgré vous dans cette enceinte sacrée. L’homme qui vient de frapper est un Profane désireux de voir la lumière, et qui la sollicite humblement de notre Respectable Loge.
La porte se referme sans bruit.
À l’intérieur :
Le 2e Surveillant, ému. — Frère Premier Surveillant, le Frère Terrible demande à introduire un Profane dans le temple.
Le 1er Surveillant, avec une émotion encore plus grande. — Vénérable, le Frère Terrible présente un Profane qui demande à être admis parmi nous, s’il en est jugé digne.
Le Vénérable, d’une voix retentissante. — Mes Frères, armez-vous de vos glaives ! un Profane se trouve à la porte du temple… Que prétend-il ? que demande-t-il ?
Le 1er Surveillant. — Il est désireux de voir la lumière ; il ne prétend rien, il sollicite.
Le Vénérable. — N’importe, il faut vraiment qu’il soit bien audacieux pour avoir conçu l’espoir d’obtenir une telle faveur !
Le Frère Terrible, toujours en dehors de la porte et tenant le récipiendaire par le bras : — Mes Frères, ce Profane est un homme libre et de bonnes mœurs.
Les deux Surveillants, à l’intérieur, répètent cette annonce, en s’adressant l’un au Premier Surveillant, et l’autre au Vénérable.
Le Vénérable. — Puisque le Frère Terrible affirme qu’il en est ainsi, faites demander à ce Profane ses noms et prénoms, son âge et le lieu de sa naissance, sa profession et sa demeure actuelle.
Le Frère Couvreur fait la demande au Frère Terrible à travers la porte. Celui-ci répond au lieu et place du récipiendaire ; le Second Surveillant transmet au Premier les réponses, et le Premier Surveillant les redit au Vénérable.
Le Vénérable. — Demandez à ce téméraire si son intention est bien d’être reçu franc-maçon.
Nouvelle transmission de la demande et de la réponse affirmative par les mêmes intermédiaires.
Le Vénérable. — Faites-le entrer.
Le 1er Surveillant. — Faites-le entrer.
Le 2e Surveillant, au Couvreur. — Faites entrer le Profane.
Le Frère Couvreur ouvre la porte, tandis que l’un des Experts, au moyen d’un instrument à gros ressorts grinçants, simule le bruit d’énormes verrous.
Le Frère Terrible, tenant toujours le récipiendaire par le bras. — Allongez bien la jambe ; il y a un petit fossé à franchir.
On entre. Tout le monde garde le silence le plus profond.
Le 2e et le 1er Surveillants, successivement. — Le Profane est entre les deux colonnes.
On referme la porte sans bruit derrière le récipiendaire. Le Grand-Expert appuie de nouveau sur sa poitrine nue la pointe de son épée.
Le Vénérable. — Profane ! que sentez-vous sur votre poitrine ? qu’avez-vous sur les yeux ?
La réponse est soufflée au Profane par le Frère Terrible.
Le récipiendaire. — Un épais bandeau couvre mes yeux, et je sens sur mon sein la pointe d’une arme.
Le Vénérable. — Monsieur, ce fer, toujours levé pour punir le parjure, est le symbole du remords qui déchirerait votre cœur, si, par malheur pour vous, vous deveniez traître à la Société dans laquelle vous voulez entrer ; et le bandeau qui couvre vos yeux est le symbole de l’aveuglement dans lequel se trouve l’homme dominé par les passions et plongé dans l’ignorance et la superstition.
Ici, une pause.
Le Vénérable. — Monsieur, les qualités que nous exigeons pour être admis sont la plus grande sincérité, une docilité absolue, une constance à toute épreuve. Vos réponses aux questions que je vais vous adresser nous feront juger ce que nous devons penser de vous.
Alors commence le premier interrogatoire. Cette fois, le Frère Terrible ne souffle plus les réponses.
Questions réglementaires posées par le Vénérable au récipiendaire : — Quel est votre dessein en vous présentant ici et qui vous en a suggéré l’idée ? La curiosité n’y a-t-elle pas la plus grande part ? — Quelle opinion vous êtes-vous faite de la Franc-Maçonnerie ? Répondez avec franchise et surtout soyez vrai. — Êtes-vous prêt à subir les épreuves par lesquelles vous devez passer ? — Savez-vous quelles obligations on contracte parmi nous ? — Qui vous présente à cette Loge ? — Le connaissiez-vous depuis longtemps ? — Ne vous a-t-il pas prévenu de ce que font les Maçons ? — Quelles réflexions ont fait naître dans votre esprit les objets offerts à vos yeux dans le lieu où vous avez été renfermé ? — Que pensez-vous de l’état où vous vous trouvez ? — Quelle idée vous faites-vous d’une Société dans laquelle on exige que le candidat soit présenté dans un état qui doit vous paraître étrange ? — Votre confiance et votre démarche ne sont-elles pas un peu légères ? — N’avez-vous pas à craindre que nous abusions de l’état de faiblesse auquel vous vous êtes laissé réduire ? Sans armes, sans défense, et presque nu, vous vous livrez à la discrétion de gens que vous ne connaissez pas. — L’examen moral que vous subissez vous inspire-t-il quelque crainte ?
Le Vénérable attend, à chaque question, la réponse du récipiendaire, et il lui fait telles objections que comporte le genre de son esprit et de son caractères.
Il insiste surtout sur l’opinion que le Profane a relativement à la Franc-Maçonnerie ; et, une fois la réponse donnée, le Vénérable dit solennellement : — Monsieur, la Franc-Maçonnerie est une institution qui ne procède que d’elle-même ; elle prend son principe dans la raison, et ainsi elle est universelle. Elle a une origine propre qui ne doit point être confondue avec celle des religions, et, laissant à chacun sa liberté de croyance, elle s’affranchit de toute domination religieuse. Quoique stable dans son dogme fondamental, la Maçonnerie est progressive avant tout et n’impose aucune limite à la recherche de la vérité.
Le Vénérable fait ensuite, s’il le juge convenable, quelques questions particulières au Profane, d’après les renseignements qu’on s’est procurés sur son compte. Puis, la réception continue.
Le Vénérable. — Vous ne sauriez trop réfléchir, Monsieur, à la démarche que vous faites. Vous allez, je vous le répète, subir des épreuves terribles. Vous sentez-vous le courage de braver tous les dangers auxquels vous allez être exposé ?
Réponse affirmative du récipiendaire[11].
Le Vénérable. — Alors, je ne réponds plus de vous.
Une pause.
Le Vénérable. — Frère Terrible, entraînez ce Profane hors du temple, et conduisez-le partout où doit passer le mortel qui aspire à connaître nos secrets.
On s’empare du récipiendaire et, le bousculant quelque peu, on l’emmène dans la salle des pas-perdus. Là, on le fait pirouetter, comme au sortir du cabinet des réflexions, afin de le dérouter ; ensuite, on le ramène à l’entrée du temple, dont la porte a été ouverte à deux battants. On a placé, un peu en avant, un grand cadre dont le vide est rempli par plusieurs couches de fort papier, et que soutiennent des Frères de chaque côté ; on ne saurait mieux comparer cet appareil qu’aux cerceaux que traversent les écuyères des cirques.
Le Frère Terrible. — Que faut-il faire du Profane ?
Le Vénérable. — Qu’on l’introduise dans la caverne !
À cet ordre, deux Frères vigoureux empoignent le récipiendaire et le lancent de toutes leurs forces sur le cadre, dont les papiers se rompent et lui livrent passage. D’autres Frères le reçoivent sur un matelas disposé de l’autre côté. On referme à grand fracas les deux battants de la porte. Un anneau de fer, ramené plusieurs fois sur une barre crénelée du même métal, simule le bruit d’une énorme serrure qu’on fermerait à plusieurs tours. Tout le monde observe le plus grand silence ; le récipiendaire est toujours étalé de tout son long sur le matelas qui a été déposé par terre.
Au bout de quelques instants, le Vénérable frappe un grand coup de maillet sur l’autel.
Le Vénérable. — Relevez le Profane, conduisez-le près du Second Surveillant et faites-le mettre à genoux.
Cet ordre est immédiatement exécuté.
Le Vénérable. — Profane, prenez part à la prière que nous allons adresser en votre faveur au moteur de toutes choses… Mes Frères, humilions-nous devant le Grand Architecte de l’Univers ; reconnaissons sa puissance et notre faiblesse. Contenons nos esprits et nos cœurs dans les limites de l’équité, et efforçons-nous, par nos œuvres, de nous élever jusqu’à lui. Il est un et infini ; il existe par lui-même ; il se révèle en tout et partout, et il est tout. Daigne, ô Grand Architecte de l'Univers, protéger les ouvriers de paix qui sont réunis dans ton temple ; anime leur zèle, fortifie leur âme dans la lutte des passions ; enflamme leur cœur de l’amour des vertus, et donne-leur l’éloquence et la persévérance nécessaires pour faire chérir ton nom, observer tes lois et en étendre l’empire. Prête à ce Profane ton assistance, et soutiens-le de ton bras tutélaire au milieu des épreuves qu’il va subir. Ainsi soit-il, amen !
Tous les assistants, d’une seule voix. — Amen !
Le Vénérable. — Profane, persistez-vous encore ?
Réponse affirmative du récipiendaire que l’on fait lever.
Le Vénérable. — En ce cas, confiez-vous à la main inconnue qui va diriger vos pas.
Le Frère Terrible donne la main au récipiendaire et le conduit assez près de l’estrade, au milieu des deux colonnes qui sont retombées dans le silence.
Le Vénérable. — Profane, je suis ici le représentant de la Société dans lequel vous voulez entrer. Avant que cette Société consente à vous admettre définitivement aux épreuves, il me faut sonder votre cœur sur les premiers principes de la morale… Répondez donc franchement encore aux nouvelles questions qui vont vous être adressées… Et d’abord, si un danger terrible vous menaçait, en qui mettriez-vous votre confiance ?
Réponse du récipiendaire.
Le Vénérable réplique d’après la réponse ; puis il ajoute : — Nous allons commencer l’examen moral. Asseyez-vous, Monsieur.
Derrière le récipiendaire, on a placé un escabeau hérissé de clous (les pointes de ces clous enfoncées dans le bois) et portant sur des pieds boiteux.
(L’interrogatoire qui va suivre est celui du rite français. Je ne donne pas celui du rite écossais, qui, bien que différent en quelques points, ferait double emploi.)
Le Vénérable. — Qu’est-ce que l’ignorance ? et pourquoi les ignorants sont-ils entêtés, irascibles et dangereux ?
Réponse du récipiendaire.
Si la réponse n’est pas satisfaisante, le Vénérable la rectifie en ces termes : — Monsieur, l’ignorance (en latin ignorantia, fait de in, privatif, et gnarus, qui sait), est le manque de connaissance, de savoir. C’est de l’ignorance de soi-même que découlent tous les vices. Il y a trois sortes d’ignorances : ne rien savoir, savoir mal ce qu’on sait, savoir autre chose que ce que l’on doit savoir. La connaissance, comme la science, a deux extrémités qui se touchent : la première est l’ignorance naturelle de tout homme qui vient au monde ; l’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien en comparaison de ce qu’ils ont à apprendre et se rencontrent presque dans cette même ignorance d’où ils étaient partis ; mais c’est une ignorance savante, éclairée, qui se connaît. Ceux qui sont sortis de l’ignorance primitive et qui n’ont acquis, sur la route de la vie, que quelque teinture de sciences mal comprises, se prévalent d’un faux savoir et font les entendus. La religion de ces ignorants ne peut pas être la même que celle des savants, qui a pour principe la tolérance, l’amour de l’humanité et le respect de soi-même. Voilà pourquoi les ignorants sont entêtés, irascibles, dangereux ; ils troublent et démoralisent la société ; pour abaisser socialement le peuple, ils l’abaissent intellectuellement et le privent de la connaissance de ses droits, sachant fort bien que, même avec la Constitution la plus libérale, un peuple ignorant reste toujours esclave. Ces ignorants, ennemis du progrès, doivent donc, pour mieux dominer, repousser toute lumière, épaissir les ténèbres, lutter sans cesse contre la vérité, contre le bien, contre Dieu[12].
Le Vénérable. — Dites-nous votre opinion sur le fanatisme et la superstition.
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — Le fanatisme est un culte insensé, une erreur sacrée ; c’est une exaltation religieuse qui a perverti la raison et qui porte à des actions condamnables en vue de plaire à Dieu ; on dit : « les fureurs du fanatisme. » C’est un égarement moral, une maladie mentale qui, malheureusement, est contagieuse. Le fanatisme, une fois enraciné dans un pays, y prend le caractère et l’autorité d’un principe, au nom duquel ses partisans enragés ont fait, dans leurs exécrables auto-da-fé, périr des milliers d’innocents. On donne, par analogie, ce nom au désir ardent du triomphe de son opinion, de l’accomplissement de ses projets, etc. Il n’y a de dangereux, dans la plupart des fanatismes, que leurs abus ; car, sans eux, l’homme ne fait rien de grand. Mais fuyons et combattons l’aveugle fanatisme religieux !… La superstition (du latin super, au-dessus, stare, se tenir : chose surnaturelle) est un culte faux, un culte mal compris, plein de vaines terreurs, contraire à la raison et aux saines idées qu’on doit avoir de Dieu[13]. La superstition est la religion des ignorants, des âmes timorées et même des savants qui, faute d’examen, n’osent pas secouer le joug de l’habitude. La plupart des religions ne sont que des superstitions enfantées par la crainte et pouvant conduire au fanatisme ; ce dernier peut élever l’âme, la superstition ne fait que l’avilir. Tous les deux sont les plus grands ennemis du bonheur des peuples.
Le Vénérable. — Qu’est-ce que l’erreur ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — L’erreur est une opinion fausse adoptée par ignorance, par défaut d’examen ou de raisonnement ; c’est un faux jugement, une faute, une méprise ; c’est un écart de la raison, de la vérité, de la justice ; c’est un égarement de l’esprit qui prend le faux pour le vrai. On peut appliquer à l’erreur le sens de cette maxime : « L’homme se lasse du bien, cherche le mieux, trouve le mal et y reste. » Toutes les erreurs d’un juge sont funestes. L’erreur fait secte, jamais la vérité.
Le Vénérable. — Qu’est-ce que les préjugés ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — Les préjugés, ainsi que ce nom l’indique, sont des jugements portés ou admis avant examen ou sans examen ; ce sont des erreurs, de fausses croyances admises sans preuves : la prévention publique est un préjugé ; c’est un fléau anti-social, d’une nature opiniâtre, qui ne cède qu’à la force de l’expérience et de la raison. C’est un mal qui prend sa source dans l’ignorance et dans l’erreur. Combattons-le sans relâche en éclairant l’humanité. Chaque fois qu’un peuple ou qu’un individu s’affranchit d’un préjugé, il fait un pas de plus dans le progrès.
Le Vénérable. — Qu’est-ce que le mensonge ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénerable. — Ce mot dérive du latin mentis somnium ou mentitum somnium, c’est-à-dire songe de l’esprit ou songe menteur, d’où cette ancienne maxime : « Tous songes sont menteurs. » Le mensonge est donc le récit d’un fait contraire à la vérité et conçu dans l’intention de tromper. Le mensonge est une grande tromperie. Le fourbe fait des mensonges, le bavard dit des menteries (mensonges sans conséquence). Le mensonge chez les femmes est un vice de l’esprit et du cœur. Il y a des erreurs sacrées qui ne se soutiennent que par le mensonge. Dire des mensonges, c’est les raconter, ce n’est point mentir ; faire des mensonges est le fait d’un menteur. Le mensonge est père du vol. Il n’est peut-être pas de mauvaise habitude dont il soit plus difficile de se corriger que celle du mensonge. Les parents ne sauraient veiller avec trop de soin sur leurs enfants pour les préserver de ce vice horrible. Un sage a dit que la punition du menteur est de n’être pas cru, lors même qu’il parle vrai.
Le Vénérable. — Qu’est-ce que les passions ? Sont-elles utiles à l’homme ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — Une passion (du latin passus, qui a souffert) est une affection permanente, un penchant irrésistible, un désir violent causé par un besoin de l’âme avec souffrance jusqu’à ce qu’il soit satisfait. C’est aussi un goût décidé pour une chose, un art, une science, etc. Les passions sont toutes nécessaires aux hommes, mais il faut qu’une bonne éducation les dirige vers des objets utiles à eux-mêmes et à la société. Il n’en est aucune qui ne puisse être tournée au bien social et contribuer à la prospérité générale. Rien n’est donc plus déplacé que de déclamer contre les passions, et rien n’est plus impraticable que le projet insensé de les détruire. La violence des passions leur sert d’excuse. L’hypocrite n’est si odieux que parce qu’il n’est ni subjugué, ni entraîné, et qu’il agit froidement et par calcul. Les passions sont les voiles du vaisseau de la vie humaine ; elles le poussent ou dans le port ou sur des écueils. Les grandes passions font seules les grandes choses. Dire à l’homme colère de ne point se mettre en fureur, c’est dire au fiévreux de ne point avoir la fièvre ; il faut non le prêcher, mais le guérir. On ne peut réprimer les passions des autres, si l’on ne sait commander aux siennes. On ne triomphe des passions que par les passions : la femme qui quitte l’amour pour la dévotion, le jeune homme qui abandonne sa maîtresse pour la gloire, ne font que changer de maître. Pourquoi les passions sont-elles souvent la cause principale de notre faiblesse ? C’est qu’elles nous font former des vœux au-dessus de notre nature et qu’elles nous précipitent au-delà de nos forces. L’enthousiasme, cette inspiration divine, donne des ailes aux passions ; mais il ne se mêle à aucune passion vile. La passion de l’amour, dont les écarts sont quelquefois si condamnables, est nécessaire à la propagation de notre espèce ; elle a besoin d’être réglée de manière à ce qu’elle ne devienne pas nuisible à celui qui l’éprouve ni à celle qui en est l’objet. La passion de la gloire, dans les camps, dans les sciences ou dans les arts, est un noble désir utile à la société dont elle cherche l’estime et au sein de laquelle elle fait naître le courage, l’émulation, le sentiment de l’honneur et tous les talents qui contribuent à honorer l’humanité et à glorifier une nation. La passion des richesses est le désir de mener une existence indépendante et agréable ; elle est toujours louable, lorsque les moyens sont honnêtes. Cette passion, bien entendue, est la source de l’économie, de la tempérance, de l’étude, du travail, de l’industrie, des découvertes et de l’activité si nécessaire à la vie sociale. La passion du pouvoir, surnommée ambition, et qui entraîne si souvent à des actes immoraux, n’est toutefois, bien dirigée, qu’un sentiment généreux et louable, qui porte un homme de cœur, plein de la conscience de sa force, à se rendre digne de commander et de servir utilement l’État. En résumé, il est nécessaire que l’éducation fasse naître dans les cœurs des passions utiles, afin que les passions nuisibles n’y trouvent plus de place.
Le Vénérable. — Qu’est-ce que les mœurs ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — Les mœurs sont des habitudes naturelles ou acquises, bonnes ou mauvaises, dans la manière de vivre et de se conduire. Les mœurs des peuples sont leurs usages, leurs coutumes. C’est par ses mœurs que l’homme est libre. Ce n’est pas sur la fortune, mais sur les mœurs qu’il faut juger les hommes. La fortune ne change point les mœurs, elle les démasque. Les mœurs sont plus fortes que les lois. Les hommes font les lois, les femmes font les mœurs.
Le Vénérable. — Qu’est-ce que la morale ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — La morale est la science des mœurs, de la vertu, et la connaissance des devoirs de l’homme social. C’est la loi naturelle, universelle et immuable qui régit tous les êtres intelligents et libres. C’est l’art de rendre les autres heureux et soi-même. La meilleure morale est dans le cœur.
Le Vénérable. — Qu’est-ce que la moralité ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — La moralité est le rapport des actions, des principes et des mœurs d’un individu. Elle est le type distinctif de l’homme civilisé. Les actions des insensés sont privées de moralité, parce qu’elles ont lieu sans discernement moral, sans conscience.
Le Vénérable. — Qu’est-ce que la loi ? et qu’est-ce que la loi naturelle ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — La loi (en latin lex, legis, de legere, lire : lecture faite au peuple) est la règlementation, dans un but d’intérêt général, de la vie physique et morale des sociétés, prescrite par le pouvoir législatif d’un peuple. Elle est censée être l’accord de toutes les volontés réunies dans une seule ; elle fixe les droits et les devoirs de chacun, et son rôle dans ses rapports avec ses semblables. Les lois sont le frein le plus puissant pour les hommes et presque le seul pour les rois. Combien de lois on rendrait inutiles, si l’on en faisait de bonnes sur l’éducation !… La loi naturelle est la loi des mondes physiques, intellectuels et moraux. Elle est absolue, immuable ; elle règle tout sur la terre et dans les cieux avec une exactitude mathématique ; elle est également la régulatrice des âmes et des intelligences. Elle est la base des lois humaines qui doivent en être les interprétations plus ou moins vraies, et toujours en rapport avec le développement et le progrès de l’esprit humain.
Le Vénérable. — Qu’est(ce que la vertu ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — La vertu (en latin virtus, de vis, force), est une énergie de l’âme appliquée à la pratique habituelle du bien, du juste ou du devoir. C’est une impulsion naturelle vers l’honnête, la force d’asservir ses passions, l’art de les tenir en équilibre et de se régler dans les jouissances ; c’est l’habitude des bonnes actions et de vivre selon la raison perfectionnée qui, toujours, force de faire le bien ; c’est le triomphe de la volonté sur les désirs, le sacrifice de soi-même et de son bien-être en faveur d’autrui ; la préférence de l’intérêt général au personnel, l’empire de l’âme sur le corps, l’amour de l’ordre, de l’harmonie, du beau ; c’est la philosophie et la Maçonnerie en action et c’est le culte le plus excellent qu’on puisse rendre à l’Être Suprême. Il ne peut exister d’amitié sans vertu. Il ne peut y avoir de vertus publiques sans vertus privées. Le seul moyen de rendre un peuple vertueux est de le rendre libre et heureux.
Le Vénérable. — Qu’est-ce que l’honneur?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — L’honneur est une vertu qui nous porte à faire des actions nobles, courageuses, loyales, lesquelles nous attirent l’estime, la considération, la gloire. C’est l’instinct, le sentiment exquis de la vertu, le sentiment du besoin, de l’estime publique et de soi-même. Il est une règle imposée par l’orgueil, l’intérêt ou la vanité, par la susceptibilité, l’irascibilité, etc., qui, sous le nom de point d’honneur, cause les duels, interdits chez les Maçons. L’honneur est tout ce qui honore. Honneur à qui se sacrifie pour sa patrie !
Le Vénérable. — Qu’est-ce que la barbarie ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — La barbarie est l’état de nature, l’état de l’homme sauvage, l’état d’un peuple incivilisé. En remontant à l’origine des sociétés, on voit d’abord des peuplades à l’état de sauvagerie : la chasse, la pêche, une hutte couverte de branches ; aucun art, aucune science ; pour toute loi, le droit du plus fort ; l’homme luttant contre les animaux et même contre l’homme, tel est l’état sauvage ou de barbarie qui n’a point encore entièrement disparu du globe. Il y a, de nos jours, des anthropophages qui mangent leurs prisonniers et les naufragés que les tempêtes jettent sur leurs rivages inhospitaliers. À l’état de sauvagerie ou de l’animalité de l’homme succéda la barbarie, c’est-à-dire une agglomération d’individus soumis à des conventions serviles imposées par un brutal despotisme. De l’état de servitude, ces peuplades, devenues plus nombreuses, passèrent à un état de civilisation qui aura bien des degrés à parcourir avant d’arriver à l’état de perfection auquel l’homme a droit d’aspirer et qu’aucun peuple de la terre ne possède encore, parce que le plus fort continuant son alliance avec le plus rusé, ils exploitent sans cesse en commun les faibles et les ignorants, l’un en maintenant les corps, l’autre en enchaînant les âmes. Tout attentat à l’ordre social est un acte de barbarie. Tout pays où il n’est point permis de penser ni d’écrire ses pensées doit tomber dans la stupidité, la superstition et la barbarie. Dans l’antiquité, les initiés aux mystères s’emparaient de l’homme barbare pour le civiliser ; aujourd’hui, la Maçonnerie prend l’homme civilisé pour le perfectionner.
Le Vénérable. — Qu’est-ce que le vice ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — Le vice est une disposition, un penchant habituel au mal, aux mauvaises actions, et qui porte à enfreindre les lois naturelles et sociales. C’est une passion qui est nuisible aux autres et à soi. Tous les défauts qui peuvent causer un préjudice sont des vices : la finesse est une qualité dans l’esprit et un vice dans le caractère. Le vice hait la vertu. Celui qui a beaucoup de vices a beaucoup de maîtres. Tout homme a plus ou moins les vices de sa profession. Un vice détestable est de confondre, dans le raisonnement, les choses avec leurs abus : la religion et la superstition, la philosophie et le philosophisme, la liberté et la licence, le doute et l’incrédulité. On a dit : « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. »
L’examen moral étant terminé, on commence la série des épreuves ; car « l’introduction dans la caverne », à ce qu’il paraît, ne compte pas.
Le Vénérable. — Monsieur, vous avez convenablement répondu. D’autre part, veuillez me déclarer en toute sincérité si ce que je vous ai dit vous a pleinement satisfait.
Réponse du récipiendaire.
Le Vénérable, après une pause. — Monsieur, c’est pour mettre un frein salutaire à nos vils penchants, à l’élan de la cupidité, c’est pour nous élever au-dessus des vils intérêts qui tourmentent la foule profane, c’est pour nous apprendre à calmer l’ardeur de nos passions anti-sociales que nous nous rassemblons dans nos temples. Nous travaillons sans relâche à notre amélioration, nous accoutumons notre cœur à ne se livrer qu’à de grandes affections, notre esprit à ne concevoir que des idées de gloire et de vertu. Ce n’est qu’en réglant ainsi ses inclinations et ses mœurs que l’on parvient à donner à son âme ce juste équilibre qui constitue la sagesse, c’est-à-dire la science de la vie. Mais ce travail est pénible et demande beaucoup de sacrifices auxquels il faudra vous résoudre si vous êtes admis parmi nous. Il vous faudra prendre la ferme résolution de travailler sans trêve à votre perfectionnement moral, si vous persistez dans le désir de vous faire recevoir Franc-Maçon. Êtes-vous toujours dans cette intention, Monsieur ?
Réponse (affirmative) du récipiendaire.
Le Vénérable. — Alors, je vais vous faire connaître à quelles conditions vous serez initié à nos mystères, si toutefois vous sortez victorieux des épreuves qu’il vous reste à subir… Monsieur, toute association a ses lois et tous ses membres ont des devoirs réciproques à remplir ; comme il serait imprudent de s’imposer des obligations dont on ne connaîtrait pas l’étendue, il est de la sagesse de cette respectable Société de vous dire quelles seront vos obligations, si elle vous admet dans son sein. Le premier de ces devoirs est un silence absolu sur tout ce que vous pourrez entendre et découvrir parmi nous. Le second, c’est de pratiquer les vertus les plus douces et les plus bienfaisantes, de secourir vos frères, de prévenir leurs besoins, de soulager leur infortune, de les assister de vos conseils, de vos lumières et de votre crédit ; ces vertus qui, dans le monde profane, sont considérées comme des qualités rares, ne sont parmi les Francs-Maçons que l’habituel accomplissement d’un devoir. Le troisième de vos devoirs sera de vous conformer aux Statuts généraux de la Franc-Maçonnerie, d’obéir aux lois particulières de cette Loge et à celles du rite qui s’y pratique, et d’exécuter tout ce qui vous sera prescrit au nom de la majorité de cette respectable assemblée. Maintenant, Monsieur, que je vous ai indiqué les principaux devoirs d’un Franc-Maçon, persistez-vous ? et avez-vous la ferme résolution de continuer ces épreuves ?
Réponse (affirmative) du récipiendaire.
Le Vénérable. — Avant d’aller plus loin, je dois exiger de vous votre serment d’honneur ; mais ce serment doit être fait sur une coupe sacrée. Si vous êtes sincère, vous pourrez boire avec confiance ; mais si la fausseté est au fond de votre coeur, ne jurez pas, éloignez au plus tôt cette coupe, craignez l’effet prompt et terrible du breuvage qu’elle contient !… Consentez-vous à jurer?
Réponse (affirmative) du récipiendaire.
Le Vénérable, au Frère Terrible. — Faites approcher le Profane de l’autel.
Le Frère Terrible conduit le récipiendaire au bas des degrés de l’autel.
Le Vénérable. — Frère Sacrificateur, présentez au Profane la coupe des serments, si fatale aux parjures !
Le Frère Terrible met dans les mains du récipiendaire une coupe à deux compartiments, tournant sur un pivot : d’un côté, il y a de l’eau ; de l’autre, un liquide aussi amer que possible.
Le Vénérable. — Profane, vous allez répéter ce que je vais dire et prononcer ainsi le serment exigé… « Je m’engage sur l’honneur au silence le plus absolu sur tous les genres d’épreuves que l’on pourra me faire subir… »
Le récipiendaire répète cette première phrase. Aussitôt, le Frère Terrible, lui faisant mettre la main droite sur le cœur, lui donne en même temps à boire une partie de l’eau pure contenue dans la coupe.
Le Vénérable, reprenant. — « …Et, si jamais je viole mon serment… » Répétez, Monsieur…
Ici, pendant que le récipiendaire prononce ce membre de phrase, tenant toujours la coupe de sa main gauche, le Frère Terrible, sans qu’il puisse sentir autre chose qu’une légère pression, fait pivoter le haut de la coupe, de telle sorte que le compartiment contenant la mixture amère vient se placer au-devant des lèvres du Profane ; ce tour s’exécute en un clin d'œil.
Le Vénérable, continuant. — «… Je consens à ce que la douceur de ce breuvage se change en amertume (le récipiendaire répète), et à ce que son effet salutaire devienne pour moi celui d’un poison subtil. »
À peine le récipiendaire, après avoir répété, a-t-il trempé ses lèvres dans le liquide substitué au premier par ce tour de prestidigitation, que le Vénérable frappe un violent coup de maillet.
Le Vénérable, d’une voix forte. — Que vois-je, monsieur ? Que signifie la subite altération qui vient de se manifester dans vos traits ? Votre conscience démentirait-elle les assurances de votre bouche, et la douceur de ce breuvage se serait-elle déjà changée en amertume ?… Éloignez le Profane !
On ramène brutalement le récipiendaire entre les deux colonnes.
Le Vénérable. — Si vous avez le dessein de nous tromper, Monsieur, n’espérez pas y parvenir ; la suite de vos épreuves le manifesterait clairement à nos yeux. Mieux vaudrait pour vous, croyez-moi, vous retirer à l’instant même, pendant que vous en avez encore la faculté ; car un instant de plus, et il sera trop tard. La certitude que nous acquerrions de votre perfidie vous deviendrait fatale : il vous faudrait renoncer à revoir jamais la lumière du jour. Méditez donc sérieusement sur ce que vous avez à faire.
Ici un nouveau coup de maillet très violent.
Le Vénérable. — Frère Terrible, saisissez ce Profane, et jetez-le sur la sellette des réflexions !
Le Frère Terrible, avec beaucoup de rudesse, pousse le récipiendaire sur un siège dont les pieds sont comme ceux d’un fauteuil-berceuse, ce qui produit un balancement assez désagréable au néophyte jeté là si brusquement.
Tandis que le siège se balance (et les Experts ne se gênent pas pour provoquer des secousses dont le Profane, avec ses yeux bandés, ne peut comprendre la cause), le Vénérable reprend : — Retirons-nous, mes Frères. Que cet homme soit livré à sa conscience, et qu’à l’obscurité qui couvre ses yeux se joigne l’horreur d’une solitude absolue !
Quatre ou cinq Frères font, avec les pieds, le bruit de gens qui s’en vont. Le silence le plus complet est observé pendant deux minutes.
Le Vénérable, tout à coup. — Eh bien, monsieur, avez-vous bien réfléchi à la détermination qu’il vous convient de prendre ? Vous retirerez-vous ? ou persisterez-vous, au contraire, à braver les épreuves ?
Réponse du récipiendaire, qui déclare persister.
Le Vénérable. — Frère Terrible, emparez-vous du Profane, et faites-lui faire son premier voyage ; je le confie à votre prudence, ramenez-le-nous sain et sauf.
Le Frère Terrible prend le récipiendaire par les deux mains, en lui disant : « Levez-vous », et celui-ci quitte le siège à berceuse.
On lui fait faire alors le tour de la Loge, en partant de l’Occident à l’Orient par le côté Sud, puis en revenant à l’Occident par le côté Nord.
Ce premier voyage est particulièrement ennuyeux pour le récipiendaire ; il n’est qu’une interminable suite de mauvaises farces. On le fait marcher d’abord lentement, à petits pas ; puis, sans transition, on l’entraîne très vite. Brusquement, on s’arrête, et on lui dit : « Baissez-vous, il y a une voûte. » On lui parle d’un obstacle à franchir, et il faut qu’il saute au hasard de la culbute. « Levez le pied droit, » lui dit-on à un moment donné, comme s’il s’agissait de monter un escalier ; il n’y a pas d’escalier du tout, et le profane fait un faux-pas. Il marche sur des planchers mobiles posés sur des roulettes et hérissés d’aspérités, qui se dérobent sous ses pas. Il gravit d’autres planchers inclinés, à bascule, qui, tout à coup, fléchissent sous lui et semblent l’entraîner dans un abîme.
L’épreuve la plus stupide est celle de l’Échelle sans fin. Figurez-vous une échelle de meunier installée entre deux coulisses verticales au milieu desquelles elle glisse ; l’appareil se divise en deux parties, ce qui permet de superposer constamment la partie libre à celle qui est en train de descendre. Le Profane, conduit à l’échelle, monte, monte, ne se doutant pas que son mouvement d’ascension est annihilé d’une façon absolue par le mouvement de descente de l’appareil ; de la sorte, il a beau gravir d’interminables degrés, il est toujours à la même place, comme un écureuil tournant dans sa roue. Le Frère Terrible, tranquillement assis auprès de l’appareil et tenant le Profane par la main, en est quitte pour remuer tout le temps son bras, de façon à suivre la pseudo-ascension de sa victime, et à compléter son illusion. On tient le récipiendaire à l’échelle sans fin le plus longtemps possible ; on a, des fois fait durer cette sotte plaisanterie jusqu’à une demi-heure. Le malheureux souffle, n’en peut mais, est littéralement exténué. Quand il semble incapable de faire un pas de plus, on arrête la mécanique et l’on adapte une petite plate-forme à l’extrémité. « Du courage ! dit le Frère Terrible ; encore six marches, et ce sera fini ; nous serons au sommet de la tour. » Le récipiendaire rassemble ses dernières forces et parvient à la plate-forme. Tout autour se placent aussitôt une vingtaine d’assistants qui se mettent à souffler sur lui à en faire éclater leurs poumons ou à agiter de grands éventails.
Le Frère Terrible. — Nous sommes à une hauteur de quinze cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Jetez-vous dans l’espace.
Et, pour peu que l’infortuné mystifié hésite, on le pousse, et il tombe de la hauteur de deux mètres sur le même matelas qui avait d’abord servi à l’introduction dans la caverne.
Pendant tout ce premier voyage, les assistants ont eu de l’occupation. Le temple a été garni de plusieurs instruments à trucs machinés pour produire un tapage inexprimable : ce sont des cylindres de tôle remplis de sable et tournant sur un axe à l’aide d’une manivelle, pour imiter le bruit de la grêle ; d’autres cylindres froissent, dans leur rotation, une étoffe de soie fortement tendue et simulent les sifflements d’un violent aquilon ; d’immenses feuilles de tôle, suspendues à la voûte par une extrémité et secouées à tour de bras, reproduisent le roulement du tonnerre et les éclats de la foudre[14]. Au surplus, les assistants augmentent cet épouvantable fracas, en poussant des cris de douleur, des vagissements d’enfants, des hurlements de bêtes sauvages. Quelle belle institution, décidément, que la Franc-Maçonnerie !
Enfin, le Profane, moulu, rompu, est traîné jusqu’à l’Occident, et là, pour lui rendre des forces, on lui administre une bonne décharge électrique au moyen d’une bouteille de Leyde.
À cette secousse formidable, le récipiendaire pousse forcément un cri. Le Second Surveillant s’élance aussitôt et lui applique vigoureusement son maillet sur la poitrine.
Le 2e Surveillant. — Qui va là ?
Le Frère Terrible. — C’est un Profane qui demande à être reçu Franc-Maçon.
Le 2e Surveillant. — Comment a-t-il osé faire cette demande ?
Le Frère Terrible. — C’est parce qu’il est libre et de bonnes mœurs.
Le 2e Surveillant. — Puisqu’il en est ainsi, qu’il passe !
On ramène le récipiendaire entre les deux colonnes.
Le ler Surveillant, après un coup de maillet sur son bureau. — Vénérable, le premier voyage est terminé.
Le Vénérable, au Profane. — Eh bien, Monsieur, pouvez-vous expliquer ce voyage et me dire les impressions qu’il vous a causées ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — Monsieur, le voyage que vous venez d’accomplir est l’emblème de la vie humaine : le tumulte des passions, le choc des divers intérêts, les difficultés des entreprises, l’embarras des affaires, les obstacles que multiplient sous vos pas des concurrents empressés à vous nuire et toujours disposés à vous rebuter, les haines, les trahisons, les malheurs qui frappent l’homme vertueux, tout cela est figuré par le bruit et le fracas qui ont assourdi vos oreilles et par l’inégalité et les difficultés de la route que vous avez parcourue. Peut-être avez-vous déjà éprouvé une partie de ces maux qui troublent la vie profane ? Prenez courage, Monsieur, la Maçonnerie apprend à les supporter et procure des consolations salutaires et des dédommagements.
Après cette explication, le Vénérable adresse au récipiendaire quelques questions au sujet de son testament et des réponses qu’il a données par écrit sur le papier du cabinet aux squelettes.
Si le Profane, dans ces réponses, a fait une déclaration d’athéisme ou d’impiété, on ne lui parle pas de Dieu, afin de ne pas lui fournir l’occasion de choquer ceux des Frères dont l’éducation maçonnique n’est pas encore terminée.
Il en est tout autrement s’il a manifesté des croyances religieuses. Voici, en ce cas, le dialogue qui s’établit entre le Vénérable et le récipiendaire :
Le Vénérable. — Vous croyez donc, Monsieur, à un Être Suprême ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — Cette croyance fait honneur à votre cœur et à votre raison : elle n’est pas seulement le partage du philosophe et du Franc-Maçon ; elle est aussi celui de l’homme sauvage. Si nous admettons parmi nous l’honnête homme de tous les cultes, c’est qu’il ne nous appartient pas de scruter les consciences, et que nous pensons que l’encens de la vertu est agréable à la divinité, de quelque manière qu’il lui soit offert. La tolérance que nous professons n’est point le résultat de l’athéisme ou de l’impiété, mais seulement celui de l’indulgence et de la philosophie.
Le Vénérable. — Pourriez-vous maintenant nous dire, Monsieur, ce que c’est que le déisme?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — Le déisme est la croyance à l’existence de Dieu, sans révélation ni culte. C’est la religion de la raison, celle des grands esprits de tous les temps, de tous les lieux, celle que professeront tous les peuples de la terre, quand ils ne formeront plus qu’une seule nation et une même famille. De toutes les religions, Monsieur, le déisme est, même à cette heure, la plus répandue : elle est la religion dominante en Chine ; c’est la secte des sages chez les mahométans, et sur dix philosophes chrétiens il y en a huit de cette opinion. Elle a pénétré jusque dans les écoles de théologie, dans les cloîtres et dans le conclave ; c’est une espèce de secte sans association, sans culte, sans cérémonies, sans dispute et sans zèle, répandue dans l’univers sans avoir été prêchée. Le déisme se rencontre au milieu de toutes les religions, comme le judaïsme. Ce qu’il y a de singulier, c’est que l’un, étant le comble de la superstition, abhorré des peuples, méprisé des sages, est toléré partout, et l’autre, étant l’opposé de la superstition, inconnu au peuple et embrassé par les seuls philosophes, n’a d’exercice public qu’en Chine. Il n’y a point de pays dans l’Europe où il y ait plus de déistes qu’en Angleterre. On n’a jamais vu de déistes qui aient cabalé ou intrigué dans aucun État. En un mot, Monsieur, le déisme est la religion universelle de l’avenir ; elle est destinée à remplacer les cultes si nombreux qui défigurent la Divinité sur tous les points du globe.
Le Vénérable. — Et maintenant, Frère Terrible, faites procéder au second voyage.
Dans ce voyage, qui se fait de l’Occident à l’Orient, comme le premier, mais en passant par le Nord et revenant par le Sud, le récipiendaire n’est plus soumis aux désagréments de tout à l’heure. Aucun obstacle n’entrave sa marche ; le seul bruit qu’il entend est un cliquetis d'épées, produit par les assistants qui froissent les uns contre les autres leurs glaives en fer-battu.
De retour à l’Occident, le Frère Terrible conduit le Profane au 1er Surveillant, sur l’épaule duquel il lui fait frapper trois légers coups.
Le 1er Surveillant. — Qui va là ?
Le Frère Terrible. — C’est un Profane qui demande à être reçu Franc-Maçon.
Le 1er Surveillant. — Comment a-t-il osé faire cette demande ?
Le Frère Terrible. — C’est parce qu’il est libre et de bonnes mœurs.
Le 1er Surveillant. — Puisqu’il en est ainsi, qu’il passe, et qu’il soit purifié par l’eau !
À cet ordre, on plonge trois fois la main gauche du récipiendaire dans un vase rempli d’eau, et, après lui avoir essuyé la main, on le ramène entre les deux colonnes.
Le 1er Surveillant, après un coup de maillet. — Vénérable, le second voyage est terminé.
Le Vénérable, au Profane. — Quelles réflexions, Monsieur, ce second voyage a-t-il fait naître en vous ?
Réponse du récipiendaire.
Réplique du Vénérable. — Vous avez dû trouver dans ce voyage. Monsieur, moins de difficultés et d’embarras que dans le premier. Nous avons voulu rendre sensible à votre esprit l’effet de la constance à suivre le chemin de la vertu, qui devient de plus en plus agréable au fur et à mesure qu’on y avance ; cette persévérance dans le bien finit par réduire au silence ces clameurs de l’envie dont vous avez à peine entendu le faible bruit. Les cliquetis d’armes figurent les combats que l’homme vertueux est sans cesse obligé de soutenir pour diriger ses passions et triompher des attaques du vice. Vous avez reçu une triple ablution pour purifier votre corps, comme la vertu doit purifier votre âme. Cette purification par l’eau date de l’origine des temps ; cet usage était fondé sur cette opinion, enseignée jadis dans les mystères mêmes par les prêtres égyptiens, que nous naissons déjà coupables, que cette vie est destinée à expier des fautes commises dans une vie antérieure, et que l’on ne peut aspirer à un sort heureux tant qu’elle restera souillée d’une tache originelle. La raison et la philosophie ont fait justice de cette opinion, qui fut une des erreurs de la métempsychose chez les peuples de l’Asie.
Après cette explication, le Vénérable insiste de nouveau sur les réponses écrites que le récipiendaire a faites aux trois questions imprimées du cabinet des réflexions : il lui demande encore quelques développements. Puis, il aborde un autre genre d’investigations.
Le Vénérable. — Monsieur, en vous adressant des questions, nous ne sommes point guidés par un sentiment de vaine curiosité ou d’orgueil ; nous ne sommes point les inquisiteurs de vos pensées, cherchant à surprendre dans votre conscience des défaillances ou des défauts ; mais nous désirons, avant tout, vous connaître, et, vous avez dû le remarquer, nous écoutons vos réponses sans les combattre ni les discuter. Nous cherchons principalement en vous ce qu’il y a de grand et d’élevé, afin de vous encourager à vous élever davantage encore. Parlez donc sans contrainte, ne craignez pas de vous montrer à nous par vos beaux côtés ; nous vous aiderons au besoin dans vos recherches à ce sujet. Voyons, par exemple, avez-vous, dans le cours de votre existence profane, donné quelques témoignages de dignité humaine ? de grandeur d’âme ? ou de désintéressement ? Avez-vous pratiqué la justice ? la bienfaisance ? la prudence ? Mettez de côté toute fausse modestie ; nous serons heureux de vous écouter et de connaître votre vraie valeur morale.
Réponse du récipiendaire.
Le Vénérable. — Frère Terrible, faites faire le troisième voyage.
Ce troisième voyage s’effectue au milieu d’un profond silence ; le terrain est tout à fait libre ; on marche à grands pas. Le récipiendaire est conduit de l’Occident à l’Orient par le Sud. Arrivé à l’Orient, dont on lui a fait monter les degrés, le Frère Terrible lui prend la main, et cette fois c’est le Vénérable que le récipiendaire frappe légèrement à trois reprises sur l’épaule.
Le Vénérable. — Qui va là ?
Le Frère Terrible. — C’est un Profane qui demande à être reçu Franc-Maçon.
Le Vénérable. — Comment a-t-il pu concevoir l’espérance d’obtenir une telle faveur ?
Le Frère Terrible. — C’est parce qu’il est libre et de bonnes mœurs.
Le Vénérable. — S’il en est ainsi, eh bien ! qu’il passe par les flammes purificatoires, afin qu’il ne lui reste plus rien de profane !
Au moment où le récipiendaire descend les marches de l’estrade pour se rendre entre les deux colonnes, le Frère Terrible l’enveloppe de flammes à trois reprises. L’instrument dont il se sert à cet effet s’appelle la « lampe à lycopode ». C’est un long tube de métal, se terminant à l’extrémité par une lampe à esprit de vin, entouré d’un crible en forme de couronne ; les trous de ce crible donnent passage à une poudre très inflammable, appelée « lycopode », renfermée dans l’intérieur, et que le souffle de celui qui embauche l’instrument pousse sur la flamme de la lampe. Cette poudre provient des capsules du lycopode, plante cryptogame de la famille des mousses.
Le 1er Surveillant. — Vénérable, le troisième voyage est terminé.
Le Vénérable. — Monsieur, vos voyages ont touché à leur fin. Vous avez pu constater que le dernier a été encore moins pénible que le précédent ; c’est la récompense de votre persévérance à atteindre le but où vous désirez arriver. Vous avez passé par la terre, par l’air, par l’eau et par le feu. Les flammes dont vous avez été environné en dernier lieu sont le complément de votre purification. Puisse votre cœur s’embraser à jamais de l’amour de vos semblables ! Puisse la charité présider toujours à vos paroles et à vos actions ! N’oubliez en aucune circonstance de votre vie ce précepte, qui est le fondement de toute morale : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait. » Pénétrez-vous aussi de cet autre précepte que la Franc-Maçonnerie a cru devoir y ajouter : « Faites à autrui ce que vous voudriez qu’on vous fît. »
Ici, une pause.
Le Vénérable. — Monsieur, je ne saurais trop louer votre courage. Qu’il ne vous abandonne pas, cependant ; car il vous reste encore des épreuves à subir. La Société dans laquelle vous demandez à être admis pourra exiger de vous un jour votre coopération au châtiment d’un traître ; peut-être même vous demandera-t-elle de verser pour la défense de notre Ordre jusqu’à la dernière goutte de votre sang. Y consentiriez-vous ?
Réponse (affirmative) du récipiendaire.
Le Vénérable. — Nous avons besoin, Monsieur, de nous convaincre que ce n’est point là une vulgaire affirmation. Êtes-vous résigné à ce qu’on vous ouvre la veine à l’instant même ?
Le récipiendaire, ayant constaté que toutes les épreuves précédentes ne lui ont pas causé grand dommage, répond en général affirmativement.
Si toutefois il hésite, le Vénérable feint de croire que ses hésitations proviennent de ce qu’il a dîné depuis peu de temps et qu’il craint qu’une saignée ait pour lui des suites dangereuses. « Frère Chirurgien, dit alors le Vénérable, approchez-vous du Profane, et tâtez-lui le pouls. » Un Expert procède à cette formalité et affirme que la saignée peut être pratiquée sans inconvénient.
Donc, que le récipiendaire hésite ou non, on joue une nouvelle comédie.
Le Vénérable. — Frère Chirurgien, faites votre devoir.
Un Frère Expert saisit le bras du candidat-Maçon et le pique assez fort avec la pointe d’un cure-dent. Un autre Frère, qui tient un vase dont le goulot est très étroit et qu’on a eu soin de remplir d’eau tiède, l’incline, fait tomber un filet d’eau extrêmement mince sur le bras du récipiendaire, et de là, dans un bassin, il épanche le reste de l’eau avec bruit, de manière à faire croire au patient que c’est son sang qui coule. L’opération s’achève suivant la forme usitée, et, lorsqu’elle est terminée, on fait tenir au récipiendaire son bras en écharpe.
Que le lecteur ne s’imagine pas cependant que la série des pasquinades est close. Il reste encore l’épreuve du fer rouge.
Le Vénérable. — Monsieur, tout Profane qui se fait recevoir Franc-Maçon cesse de s’appartenir ; il n’est plus à lui, mais il appartient à un Ordre secret qui est répandu sur toute la surface du globe. Et afin que la différence des langues n’empêche pas un Maçon d’être reconnu pour tel, il existe, dans toutes les Loges de l’univers, un sceau chargé de caractères hiéroglyphiques connus des seuls vrais Francs-Maçons. Ce sceau, après avoir été rougi au feu, est appliqué sur le corps de tout Frère nouvellement reçu et y imprime une marque ineffaçable. Consentez-vous, Monsieur, à recevoir, sur la partie du corps que vous indiquerez, cette empreinte glorieuse, afin de pouvoir dire, en la montrant à vos Frères : « Et moi aussi je suis Franc-Maçon ! »
Réponse (affirmative) du récipiendaire.
L’opération du « sceau maçonnique » se pratique de plusieurs manières. Le Rituel du Grand-Orient de France dit que l’un des Experts doit frotter avec un linge sec la partie du corps indiquée et y poser très prestement un glaçon. Mais, dans les Loges, les manières les plus usitées sont celles-ci : on applique à l’endroit désigné par le Profane, soit le côté chaud d’une bougie qu’on vient d’éteindre, soit le pied d’un petit verre à liqueur qu’on a légèrement réchauffé en y brûlant du papier.
Enfin, on passe à un autre exercice ; mais cette fois, si le motif invoqué pour l’épreuve est un effronté mensonge, par contre, comme il s’agit de faire donner de l’argent au récipiendaire, on le lui extirpe très réellement.
Le Vénérable. — Monsieur, voici le moment de mettre en pratique le second des devoirs d’un Franc-Maçon. La veuve d’un de nos Frères, ayant appris votre réception de ce jour, réclame, depuis ce matin même, votre assistance pour elle et ses orphelins plongés dans la plus affreuse misère. Je vais députer vers vous celui des membres de cette Loge qui est chargé de la distribution des secours, et vous lui direz, à voix basse, ce que vous destinez au soulagement de cette famille infortunée. Je dis « à voix basse », Monsieur, parce que les actes de bienfaisance d’un Franc-Maçon ne doivent jamais être des actes d’ostentation ni de vanité ; ces actes doivent être pour lui l’accomplissement d’un devoir et rester ensevelis dans le secret. Consultez vos moyens en même temps que votre cœur, afin de ne pas dépasser ce que vos ressources vous permettent d’offrir à cette malheureuse veuve et à ses enfants qui se recommandent à vous. Nous ne demandons ici que le juste tribut de votre charité fraternelle envers vos semblables.
Si le récipiendaire, dit le Rituel du Grand-Orient de France, hésite à prendre une détermination franche et précise, le Vénérable doit insister, mais avec les ménagements que voici :
Le Vénérable. — Cette charité, qui vous est demandée, Monsieur, cesserait d’être une vertu, si vous l’exerciez au préjudice d’autres devoirs plus sacrés et plus pressants : des engagements civils à remplir, une famille à entretenir, des enfants à élever, des parents peu favorisés de la fortune à soulager. Voilà les premiers devoirs que la nature et la conscience nous imposent ; voilà les créanciers de tout homme qui règle sa conduite sur les principes de l’équité. Que penseriez-vous de celui qui voudrait paraître charitable avant de les avoir satisfaits ?… J’ai voulu vous éclairer sur les obligations communes à tous les hommes, je reviens à ma première proposition : pouvez-vous, sans blesser aucun de ces devoirs, sacrifier au profit des pauvres gens dont il s’agit, tout ou partie de l’argent et produit des bijoux qui vous appartiennent et qu’on m’a remis ?
Ces ménagements ayant été pris, le Vénérable donne les ordres.
Le Vénérable. — Frère Hospitalier, approchez-vous du récipiendaire, et sachez de lui ce qu’il destine à l’œuvre que je lui ai signalée.
Le Frère Hospitalier se transporte auprès du récipiendaire qui lui confie à voix basse ses intentions. Il en rend compte au Vénérable, également à voix basse.
Le Vénérable. — Monsieur, la Respectable Loge agrée votre offrande ; elle est reçue et acceptée avec une vive reconnaissance. Comptez sur la gratitude de la malheureuse veuve et sur les bénédictions naïves et touchantes de ses enfants (textuel).
Que la Franc-Maçonnerie me permette de le lui dire : cette aumône forcée qu’elle soutire au récipiendaire est tout uniment ce qu’en style essentiellement profane on appelle une « carotte ». En effet, d’une part le Profane par sa lettre même de convocation, a déjà été imposé d’office pour la somme de dix francs destinée au prétendu Tronc Hospitalier (voir page 335) : ensuite, le jour de la réception, il n’existe pas plus de veuve et d’orphelins sur la paille qu’il n’y en a dans le sérail du Grand-Turc ; et la preuve, c’est que le discours, qui sert d’amorce pour prétexter cette petite filouterie, est imprimé dans les Rituels et que le Vénérable le prononce invariablement à chaque initiation.
On termine les épreuves du récipiendaire[15] en donnant la parole aux assistants qui ont des questions à lui adresser. Toutes les questions, même les plus indiscrètes, les moins en situation, celles n’ayant pas l’ombre du sens commun, peuvent être posées. En voici quelques échantillons, entendus dans diverses Loges, et auxquels le Vénérable n’opposa aucune objection : « Monsieur, qu’auriez-vous fait si vous vous étiez trouvé sur le radeau de la Méduse ? » — « Monsieur. Croyez-vous que la lune soit habitée ? et, si vous la croyez habitée, quelle religion pensez-vous qu’on y pratique ? » — « Monsieur, les coups de canif vous paraissent-ils hygiéniques pour un homme d’un tempérament enclin à l’apoplexie ? » — « Monsieur, une charcutière de cette ville a mis hier au monde deux jumeaux du sexe masculin, l’un blond, l’autre brun, et étroitement attachés l’un à l’autre par un fort boyau, comme les frères siamois dont vous avez sans doute entendu parler ; le brun a deux cœurs et pas de foie, le blond a deux foies et pas de cœur ; quel est celui de ces deux jumeaux chez lequel réside l’âme son frère ? »
Lorsque, après épuisement de questions plus ou moins saugrenues, les colonnes sont redevenues muettes, le Vénérable conclut.
Le Vénérable. — Nous sommes disposés, Monsieur, à récompenser votre confiance en nous et votre fermeté dans les épreuves que vous avez subies. Cependant, nous devons encore consulter ceux à qui nous allons vous associer et savoir s’ils n’ont aucune objection à élever contre votre admission.
On fait sortir le Profane dans la salle des pas-perdus.
C’est alors, dit le Rituel, que les Frères qui ont quelques reproches à faire au récipiendaire lèvent la main pour obtenir la permission de les formuler. On fait en sorte cependant que les débats ne durent pas trop longtemps et ne puissent blesser la délicatesse du récipiendaire ; car on ne peut supposer que l’on ait des reproches sérieux à lui faire, après les informations qui ont été prises avant de le soumettre aux épreuves, le scrutin d’admission ayant dû faire justice de toute incrimination (sic).
On fait ensuite rentrer le Profane.
Le Vénérable. — Frère Terrible, remettez le candidat entre les mains du Frère Premier Surveillant, afin qu’il lui enseigne à faire les premiers pas dans l’angle d’un carré long ; et, après cela, vous le conduirez à l’Orient pour y prêter son obligation.
Le Frère Terrible obéit à cet ordre. Le Premier Surveillant se lève et quitte son siège : il prend le récipiendaire par la main, lui explique la manière de faire les trois pas mystérieux du grade d’Apprenti, et les lui fait exécuter. Le Frère Terrible amène ensuite le récipiendaire à l’Orient, dont ils gravissent ensemble les degrés.
Le Maître des Cérémonies met dans la main du récipiendaire un compas ouvert (l’une des pointes est légèrement appuyée sur son cœur) ; il lui place la main droite sur les Statuts généraux de l’Ordre, recouverts d’une équerre et d’un glaive déposés sur l’autel. Dans cette position, le candidat-Maçon attend que le Vénérable lui dicte le serment qu’il doit prêter.
Le Vénérable. — Mes Frères, debout et à l’ordre, le glaive en main ! le récipiendaire va prêter le serment. (S’adressant au récipiendaire :) Monsieur, l’engagement que vous allez contracter ne contient rien qui puisse blesser le respect que nous devons aux religions et aux bonnes mœurs, ni l’obéissance due aux lois. Ce serment est grave, il faut que vous le prêtiez de votre pleine liberté ; y consentez-vous ?
Réponse (affirmative) du récipiendaire.
Le Vénérable. — Je vais vous lire la formule du serment ; ensuite vous direz : « Je le jure. »
Comme le serment d’initiation n’est pas le même pour tous les rites, voici celui de chaque rite pratiqué en France :
Serment d’initiation au Rite Français :
« Je jure et promets, devant le Grand Architecte de l’Univers, et sur ce glaive, symbole de l’honneur, de garder inviolablement tous les secrets qui me seront confiés par cette Respectable Loge, ainsi que tout ce que j’y aurai vu faire et entendu dire, de n’en jamais rien écrire, sans en avoir reçu la permission expresse et de la manière qui pourra m’être indiquée. Je promets et jure d’aimer mes Frères et de les secourir selon mes facultés. Je promets et jure en outre de me conformer aux Statuts généraux de la Franc-Maçonnerie et aux règlements particuliers de cette Respectable Loge. Je consens à avoir la gorge coupée, si jamais je me rendais coupable de trahison en révélant les secrets de l’Ordre ! »
Serment d’initiation au Rite Écossais :
« Moi (noms et prénoms du récipiendaire), de ma propre et libre volonté, en présence du Grand Architecte de l’Univers, et de cette respectable assemblée de Maçons, je jure et promets solennellement et sincèrement de ne jamais révéler aucun des mystères de la Franc-Maçonnerie qui vont m’être confiés, si ce n’est à un bon et légitime Maçon ou dans une Loge régulièrement constituée. Je promets et jure d’aimer mes Frères, de les secourir et de les aider dans leurs besoins. Je consens à avoir la gorge coupée, si jamais je manquais à mon serment ! »
Serment d’initiation au Rite de Misraïm :
« Je jure , au nom du Tout-Puissant, Architecte Suprême des Mondes, de ne jamais révéler les secrets, les signes, les attouchements, les paroles, les doctrines et les usages des Francs-Maçons, et de garder là-dessus un silence éternel. Je promets et jure au Tout-Puissant de n’en jamais rien trahir ni par la plume, ni par signes, ni par paroles, ni par gestes ; de n’en jamais rien écrire ou faire écrire, ni lithographier, ni imprimer ; de ne jamais divulguer d’une façon quelconque rien de ce qui m’a été confié jusqu’à ce moment ni de ce qui le sera encore à l’avenir. Je me soumets et m’engage à subir la peine suivante, au cas où je viendrais à violer mon serment : qu’on me brûle les lèvres avec un fer rouge ! qu’on me coupe la main ! qu’on m’arrache la langue ! qu’on me tranche la gorge ! que mon cadavre soit pendu dans une Loge pendant le travail d’admission d’un nouveau Frère, pour être l’effroi de ceux qui, comme moi, seraient tentés de devenir parjures ! qu’on brûle ensuite mes restes odieux, et qu’on en jette les cendres au vent, afin qu’il ne demeure plus aucun souvenir ni aucune trace de ma trahison ! »
Une fois que le récipiendaire a prêté ce serment, le Vénérable le fait reconduire entre les deux colonnes.
Le Vénérable. — Monsieur, le serment que vous venez de jurer ne vous donne-t-il aucune inquiétude ?
Réponse du récipiendaire.
Le Vénérable. — Vous sentez-vous la force de l’observer ?
Réponse du récipiendaire.
Le Vénérable. — Consentez-vous à le réitérer, lorsque vous aurez reçu la lumière ?
Réponse du récipiendaire.
Le Vénérable. — Allons, vous tous, mes Frères, faites votre devoir !
Tous les assistants entourent le récipiendaire et dirigent contre lui leurs épées, les pointes très prés de sa poitrine, sans toutefois la toucher. Le Second Surveillant se place derrière lui, prêt à dénouer le bandeau qui lui couvre les yeux, attendant pour cela le signal du Vénérable. En même temps, le Frère Terrible tient la lampe à lycopode, à un mètre en avant du candidat.
Le Vénérable. — Frère Premier Surveillant, vous qui êtes une des premières colonnes de ce temple, maintenant que la patience et la fermeté de ce néophyte l’ont fait sortir victorieux de cette lutte entre le Profane et le Maçon, le jugez-vous digne d’être admis parmi nous ?
Le 1er Surveillant. — Oui, Vénérable.
Le Vénérable — Que demandez-vous pour lui ?
Le 1er Surveillant. — La lumière.
Le Vénérable. — Que la lumière soit !
Il frappe trois coups lents. Au troisième, le Second Surveillant arrache le bandeau du récipiendaire, et, au même instant, le Frère Terrible qui a embauché la lampe à lycopode souffle fortement et projette ainsi une grande et très lumineuse flamme.
Le Vénérable. — Néophyte, les glaives qui sont tournés vers vous vous annoncent que tous les Maçons voleront à votre secours dans les circonstances difficiles où vous pouvez vous trouver, si vous respectez et si vous observez particulièrement nos secrètes lois. Ils vous annoncent, en même temps que vous ne trouveriez parmi nous que des vengeurs de la Maçonnerie et de la vertu, et que nous serons toujours prêts à punir le parjure, si vous vous en rendiez coupable ; aucun lieu de la terre ne vous offrirait alors un refuge contre nos armes.
Coup de maillet du Vénérable ; tous les assistants déposent leurs épées sur les banquettes.
Le Vénérable. — Frère Maître des Cérémonies, amenez à l’Orient le nouvel initié, pour qu’il y renouvelle son obligation.
On fait faire à l’Initié les trois pas d’Apprenti ; on le conduit ensuite, par la marche ordinaire, jusqu’à l’autel et dans la même situation, c’est-à-dire la main droite étendue, sur le livre des Règlements généraux de l’Ordre, recouvert d’une équerre et d’un glaive, et tenant de la main gauche un compas ouvert dont une des pointes pique légèrement son sein nu ; en outre, cette fois, on lui fait mettre en terre le genou droit.
Tous les assistants sont debout et se tiennent à l’ordre, c’est-à-dire dans la posture consacrée.
Le Vénérable. — Néophyte, adhérez-vous entièrement et sans réserve à votre première obligation ? êtes-vous prêt à confirmer sincèrement et sans aucune restriction le serment que vous avez prêté avant d’avoir reçu la lumière ?
L’Initié. — Oui, monsieur.
Le Vénérable. — Eh bien, le moment est venu de le réitérer. Je vais vous le relire, et vous le répèterez après moi, phrase par phrase.
Le Vénérable fait, de la sorte, une nouvelle lecture du serment, et l’Initié répète et jure.
Le Vénérable. — Jurez de plus, à présent, d’obéir fidèlement aux Chefs de notre Ordre en tout ce qu’ils vous commanderont de conforme et de non contraire à nos secrètes lois. Dites : « je le jure. »
L’Initié. — Je le jure.
Le Vénérable, frappant trois petits coups sur la tête du compas. — Apprenez, par la justesse du compas, à diriger tous vos mouvements vers le bien.
Saisissant de la main gauche son sabre tordu, dit « épée flamboyante », le Vénérable en place la lame sur la tête du néophyte agenouillé, tandis que de la main droite il tient son maillet prêt à frapper sur le glaive.
Le Vénérable, d’un ton solennel. — À la gloire du Grand Architecte de l’Univers, au nom et sous les auspices du Grand-Orient (ou : du Suprême Conseil) de France, en vertu des pouvoirs qui m’ont été conférés, moi, Vénérable de cette Respectable Loge, je vous crée (un petit coup de maillet sur la lame du glaive), reçois (second petit coup de maillet) et constitue (troisième petit coup) Apprenti-Maçon, premier degré du rite (ici le nom du rite), et membre de la Respectable Loge constituée sous le titre distinctif de (ici le nom de la Loge) à l’Orient de (ici le nom de la ville)… Levez—vous… Mon Frère, car dorénavant nous ne vous donnerons plus d’autre qualification, approchez et recevez de moi, au nom de tous mes Frères, le triple baiser fraternel.
Là-dessus, il embrasse trois fois l’Initié, d’abord sur la joue droite, ensuite sur la joue gauche, enfin sur la bouche. Quand le Vénérable a le défaut de saliver (ce qui était le cas du Frère Lemaire) ou d’avoir l’haleine infectée, on avouera que le triple baiser fraternel est fièrement dégoûtant. Et, bon gré mal gré, il faut y passer. Pouah !
Ensuite, le Vénérable ceint à l’Initié un tout petit tablier de peau blanche, qu’il a soin de placer à la partie inférieure de l’abdomen ; et, une fois que ce tablier ridicule (on pourrait même, à cause de sa position, lui donner un autre qualificatif) est attaché, le Vénérable l’arrange, le manie, en relève la bavette ; il est nécessaire, d’après le Rituel, qu’un Apprenti porte sa bavette relevée.
Le Vénérable, quand ses manipulations sont terminées. — Recevez, mon Frère, ce tablier que nous portons tous et que les plus grands hommes se sont fait honneur de porter ; il est l’emblème du travail ; il vous rappellera qu’un Franc-Maçon doit toujours avoir une vie active et laborieuse. Ce tablier, qui est notre habillement maçonnique, vous donne le droit de vous asseoir parmi nous, et vous ne devrez jamais vous présenter dans ce temple sans en être revêtu, la bavette levée. (Il donne ensuite à l’Initié une paire de gants d’hommes, en disant :) Recevez ces gants que vous offrent vos Frères, n’en souillez jamais la blancheur ; les mains d’un Franc-Maçon doivent toujours rester pures. (Il lui remet une paire de gants de femmes :) Nous n’admettons point de femmes dans nos Loges[16] ; mais, en rendant hommage à leur grâce et à leur vertu, nous aimons à en rappeler le souvenir ; ces gants, vous les donnerez à la femme que vous estimez le plus.
L’Initié met ses gants.
Le Vénérable — Mon Frère, les Francs-Maçons, pour se reconnaître entre eux, ont des signes secrets, des mots convenus et des attouchements mystérieux… Il y a deux signes, celui d’ordre et celui de reconnaissance. Être à l’ordre, en Loge, c’est être debout et porter à plat la main droite sous la gorge, légèrement vers l’artère carotide de gauche, les quatre doigts serrés et le pouce écarté en forme d’équerre, et le bras gauche pendant ; ce signe a pour but de vous rappeler sans cesse que vous auriez la gorge tranchée si vous veniez à violer vos serments maçonniques. Le signe de reconnaissance se fait ainsi : après vous être mis à l’ordre, vous retirez horizontalement votre main droite vers l’épaule droite, par un mouvement qui simule, invisiblement pour les Profanes, l’acte de trancher la gorge, et aussitôt vous laissez retomber votre main droite le long du corps, le bras allongé ; de la sorte, vous vous trouvez avoir, par ce signe, décrit une équerre sur vous-même… L’attouchement se fait en prenant la main droite de celui dont vous voulez vous faire connaître : vous posez votre pouce sur la première phalange de son index, et, par un mouvement invisible, vous frappez trois petits coups dans le creux de sa main. Cet attouchement, lorsqu’il vous est donné par un Frère, est, en même temps, la demande du mot sacré… Le mot que nous appelons sacré, ou « la parole », est le plus ineffable de nos mots mystérieux ; on ne doit jamais le prononcer, encore moins l’écrire ; nous ne l’imprimons même pas sur nos Rituels ; pour se le communiquer entre Francs-Maçons, on l’épèle par lettre, l’un à l’autre à l’oreille, le premier disant une lettre, le second une autre, le premier reprenant la troisième lettre, et ainsi de suite. Ce mot signifie : stabilité, fermeté. Vous en voyez la première lettre sur cette colonne, qui est celle du Nord. Lorsqu’on vous demandera le mot sacré de la Franc-Maçonnerie, vous répondrez : « Je ne dois ni lire ni écrire, je ne puis qu’épeler ; dites-moi la première lettre, je vous dirai la seconde. » Écoutez bien, mon Frère, je vais vous communiquer le mot sacré lettre par lettre… J. A. K. I. N.[17]… Répétons-le. (Le Vénérable et l’Initié redisent le mot sacré, lettre par lettre, alternativement)… Nous avons encore un autre mot de convention, dit mot de passe ; celui-ci peut se prononcer, mais sous aucun prétexte on ne doit l’écrire. Le voici : Tubalcaïn. C’est le nom d’un des fils de Lamech, auquel on attribue l’art de travailler les métaux. Bientôt, vous connaîtrez sa vraie signification[18]… Enfin, nous avons le mot de semestre, que le Grand-Orient renouvelle tous les six mois[19]. Ce mot est double : le premier se dit à une oreille du Frère qui vous interroge, et le second, à son autre oreille. Le voici : (Le Vénérable communique le mot de semestre à l’Initié.) Vous devrez le donner chaque fois que vous irez visiter une Loge régulière… Mon Frère, l’usage que vous acquerrez parmi nous vous rendra toutes ces choses familières. Il vous apprendra que nous faisons tout en équerre et que le nombre 3 est chez nous un nombre mystérieux. Ainsi, quand un Frère vous demandera votre âge, vous répondrez que vous avez trois ans… Est-ce bien compris ?… Répondez, en me donnant désormais le titre de Vénérable qui est celui d’un président de Loge.
L’Initié. — Oui, Vénérable.
Le Vénérable. — C’est bien. Je vous reconnais pour Apprenti-Maçon. Allez, mon Frère, vous faire reconnaître comme tel, par les Frères Premier et Second Surveillants, à l’aide des mots, signes et attouchements que je viens de vous apprendre ; ils achèvent votre instruction dans ce grade… Frère Maître des Cérémonies, conduisez notre nouveau Frère aux Premier et Second Surveillants.
Le Maître des Cérémonies conduit le nouveau Maçon près du 1er Surveillant, auquel il fait le signe, aidé de son conducteur. Il donne l’attouchement, dit le mot de passe et épèle le mot sacré, comme il vient de lui être appris. Le 1er Surveillant remet alors son maillet entre les mains de l’Initié et lui en fait frapper trois coups sur son autel. Il l’envoie ensuite au 2e Surveillant, toujours accompagné du Maître des Cérémonies. Arrivé près du 2e Surveillant, l’Initié répète les signes, mots et attouchements, et frappe trois coups sur l’autel du 2e Surveillant, qui lui a remis son maillet à cet effet. C’est alors que le 2e Surveillant lui apprend que la batterie se fait de cette façon par trois coups, c’est-à-dire que l’on doit frapper ainsi pour avoir l’entrée d’un temple maçonnique, et que, pour applaudir, on frappe aussi trois coups dans la main de la même manière, en ayant soin, au troisième coup, de soulever la pointe du pied gauche pour la faire retomber bruyamment en même temps.
Après quoi, on fait exécuter à l’Initié la « marche mystérieuse ». La voici : on se met à l’ordre, le corps légèrement effacé ; on porte en avant le pied droit ; on approche en travers le pied gauche, talon contre talon, de manière à ce que les deux pieds assemblés forment l’équerre ; on répète ce pas trois fois, et on fait le signe de reconnaissance en guise de salut[20].
Puis, on lui dit de frapper trois coups sur une grosse pierre brute que l’on a placée entre les deux colonnes, et l’Initié frappe encore ces trois coups.
Le 1er Surveillant, après un coup de maillet. — Vénérable, les mots, signes et attouchement sont justes et parfaits ; le néophyte a marché en Maçon, et il a travaillé sur la pierre brute.
On rend à l’Initié ses vêtements, ses bijoux et son porte-monnaie ; celui-ci est allégé de la somme à laquelle a été taxée sa réception et de celle qu’il a consenti à donner à la prétendue veuve et à ses orphelins non moins problématiques.
Le 1er Surveillant. — Vénérable, le néophyte est entre les deux colonnes.
Fort coup de maillet du Vénérable.
Le Vénérable. — Debout et à l’ordre, mes Frères !… Au nom et sous les auspices du Grand-Orient (ou : du Suprême Conseil) de France, en vertu des pouvoirs qui m’ont été conférés, je proclame le Frère (ici le nom de l’Initié), que vous voyez présent entre les deux colonnes, Apprenti-Maçon, et, en cette qualité, membre actif de la Respectable Loge constituée sous le titre distinctif de (ici le nom de la Loge), à l’Orient de (ici le nom de la ville). Je vous invite à le reconnaître désormais comme Frère, à lui prêter secours et assistance dans toutes les occasions, bien persuadé que de son côté il n’oubliera jamais d’accomplir les obligations qu’il vient de contracter envers nous… Frères Premier et Second Surveillants, prévenez les Frères qui sont sur vos colonnes, comme je préviens ceux qui sont à l’Orient, que nous allons célébrer, par une triple batterie, l’heureuse acquisition que viennent de faire la Franc-Maçonnerie et cette Respectable Loge en particulier, et que je les prie, à cet effet, de se réunir à vous et à moi.
Le 1er Surveillant. — Frère Second Surveillant, Frères qui décorez la colonne du Sud, le Vénérable vous invite à vous réunir à lui pour célébrer l’heureuse acquisition que viennent de faire la Franc-Maçonnerie et cette Respectable Loge en particulier.
Le 2e Surveillant. — Frères qui décorez la colonne du Nord, le Vénérable vous invite à vous réunir à lui pour célébrer l’heureuse acquisition que viennent de faire la Franc-Maçonnerie et cette Respectable Loge en particulier, dans la personne du Frère (ici le nom de l’Initié.)
Le Vénérable. — À moi, mes Frères, par le signe (il le fait, et toute la Loge avec lui}, par la batterie (chacun l’exécute), et par l’acclamation mystérieuse.
Tous, ensemble. — Houzé ! houzé ! houzé !
Le Maître des Cérémonies demande la parole pour le nouveau Frère, et, l’ayant obtenue, il invite celui-ci à remercier. L’Initié remercie, en quelques mots, la Loge de l’honneur qu’elle lui fait en l’admettant dans son sein.
Le Maître des Cérémonies, à l’Initié. — Maintenant, mon Frère, nous allons faire ensemble le signe, la batterie et prononcer l’acclamation mystérieuse. Attention, suivez bien mes mouvements.
Ils font ensemble le signe, la batterie, et prononcent le triple Houzé.
Le Vénérable. — Couvrons la batterie, mes Frères.
On répète la batterie et le triple Houzé.
Le Vénérable. — Frère Maître des Cérémonies, conduisez notre nouveau Frère en tête de la colonne du Nord.
Le Maître des Cérémonies exécute cet ordre et quitte définitivement l’Initié.
Le Vénérable, à l’Initié. — Mon Frère, c’est sur cette colonne que vous vous placerez désormais. Méritez, par votre assiduité à nos travaux et par la pratique des vertus maçonniques, de pénétrer plus avant dans nos mystères et d’être admis aux faveurs que la Franc-Maçonnerie ne refuse jamais aux Frères qui savent s’en rendre dignes… En place mes Frères.
Tout le monde se rassied.
Pendant que l’Initié a rajusté sa chemise et son gilet, baissé la jambe droite de son pantalon, remis son habit et son soulier gauche, un Expert a placé devant le Frère Hospitalier un écusson sur lequel sont écrits ces mots : « la Terre, — l’Air, — l’Eau, — le Feu. »
Le Vénérable, à l’Initié, dès que tout le monde est assis. — Mon Frère, avant de donner la parole au très cher Frère Orateur chargé de vous haranguer, je dois résumer les phases diverses de votre initiation et vous expliquer le sens des allégories qui ont pu vous frapper. Vous les voyez maintenant indiquées sur le cartouche placé sous vos yeux : « la Terre, l’Air, l’Eau, le Feu. », c’est-à-dire les quatre éléments des anciens. Autrefois, le candidat à l’initiation subissait les épreuves terribles de ces quatre éléments, la Terre, l’Air, l’Eau et le Feu. Ce système de l’initiation antique, qui est contredit dans ses développements par la science moderne, n’est accepté par nous que comme une tradition symbolique, montrant le néophyte en lutte avec les forces de la Nature… La Terre : le cabinet des réflexions, impénétrable aux rayons du jour, décoré d’emblèmes funèbres, représente la Terre au sein de laquelle le récipiendaire est censé se trouver et lui rappelle qu’elle sera à jamais sa dernière demeure. La mythologie païenne faisait de la Terre une déesse, fille du Chaos, épouse d’Uranus et mère de l’Océan. Ce globe, sur lequel nous vivons, mon Frère, est la troisième des planètes dans l’ordre de leur distance au soleil ; sa forme est ronde, légèrement aplatie sur les pôles ; elle tourne sur elle-même, autour d’un axe idéal, en complétant chaque jour une révolution… Le premier voyage symbolique vous a fait traverser l’Air, en franchissant certains obstacles. L’Air n’est plus un élément comme le croyaient les anciens ; c’est un composé d’éléments, formé de vingt et une parties d’oxygène, d’environ soixante-dix-neuf parties d’azote, plus une minime partie d’acide carbonique ; on y trouve aussi de la vapeur d’eau, mais non à l’état de combinaison. Galilée, le premier, a découvert la pesanteur de l’Air, et Torricelli a démontré cette propriété. L’Air est indispensable à l’existence de tout être créé… Dans le deuxième voyage, vous avez été purifié par l’Eau. Les anciens comptaient cette substance au nombre des quatre éléments. Sans elle, il n’y a pas d’être organisé possible. Elle se présente à nous sous trois états différents : comme liquide, c’est son état le plus ordinaire ; comme vapeur, lorsque par sa combinaison avec le calorique elle se vaporise et se convertit en gaz ; comme solide, par l’abaissement de la température qui la solidifie, et par sa combinaison avec certains sels. L’Eau a été prise comme unité de poids, lors de l’adoption du système métrique, le gramme équivalant au poids d’un centimètre cube d’eau pure… Le troisième voyage vous a fait passer à travers les flammes. Le Feu était adoré par les Mages, comme puissance universelle et intelligente, source de toute création. La philosophie du moyen-âge continua à regarder le Feu comme un élément ; c’est dans la seconde moitié du dix-huitième siècle seulement, que la théorie de la combustion, établie par Lavoisier et les savants contemporains, efface la puissance élémentaire du Feu. Ce n’est donc plus un élément, un corps, une substance, mais l’effet complexe de combinaisons et de mouvements, effets lumineux provenant de la combustion de l’oxygène et d’une base. Ce mot exprime aussi et assez ordinairement le principe de la lumière et de la chaleur. J’ai dit.
On le voit, la Franc-Maçonnerie, pour éblouir les ignorants (doués de fortune ou tout au moins d’aisance) qu’elle a racolés, se donne des airs d’institution scientifique, en débitant à l’Initié, par la bouche du Vénérable, ces quelques phrases glanées ça et là dans des cours de physique et d’astronomie. Le Vénérable, qui dit de si belles choses, ne connaît pas, les trois quarts du temps, le premier mot de ces sciences. Ce discours prétentieux, que je viens de reproduire, est imprimé en très gros caractères sur un cahier que le Vénérable, placé beaucoup plus haut que les autres Frères, tient dissimulé devant lui[21]. Étant donné qu’il répète cet exercice à chaque initiation, et vu la grosseur des caractères, il ne parait point lire sa leçon, pour peu qu’il soit adroit ; et, s’il a affaire à un Initié sans instruction, celui-ci, écarquillant les yeux et tendant l’oreille, s’imagine être tombé sur un savant de premier ordre. Il n’en faut pas davantage pour disposer un nigaud à avaler toutes les contre-vérités qu’on a préparées pour la suite de son instruction maçonnique ; le tout est d’empaumer le pauvre dupe dès le début. — Quelquefois, comme au Temple des Amis de l’Honneur Français, il arrive que le Vénérable, incomparable astronome et physicien distingué, a négligé d’apprendre la syntaxe ; rien n’est amusant alors comme d’entendre notre érudit d’occasion étaler sa science postiche en l’émaillant de cuirs et de fautes de français.
Mais le Vénérable n’est pas le seul qui ait, en cette circonstance solennelle, à prononcer un discours. Quand il en a fini avec la terre, l’air, l’eau et le feu, il accorde la parole au Frère Orateur « pour la Communication de son Morceau d’Architecture. »
Je ne donnerai pas ce speech, maçonniquement appelé « Morceau d’Architecture. » La raison est qu’il n’en existe pas de texte officiel. Le discours du Frère Orateur doit être composé par celui-ci et ne pas être toujours le même, quoique roulant à peu près chaque fois sur les mêmes sujets. Les Orateurs des Loges observent-ils ces prescriptions ? Je l’ignore. Lors de mon initiation, je fus harangué par le Frère Rath, un garçon qui ne manquait certes pas d’intelligence et qui ne s’en tira pas trop mal. Mais je crois fort que la grande majorité de ces artistes en éloquence maçonnique s’inspirent beaucoup de certains recueils spéciaux ; en effet, j’ai vu à la Bibliothèque du Grand-Orient quelques formulaires de discours pour initiations, banquets maçonniques, adoptions de louveteaux, etc. Ces recueils-là m’ont paru avoir une proche parenté avec les Manuels du Parfait Secrétaire, dans lesquels on trouve des modèles de lettres pour tous les besoins et usages de la vie.
Laissons donc le speech du Frère Orateur, lequel n’apprendrait rien au public profane, et arrivons à l’invocation, qui clôture la réception de l’Initié et finit de l’ahurir.
Quand l’Orateur a terminé l’éloquente communication de son « Morceau d’Architecture », le Vénérable frappe trois vigoureux coups de maillet sur son établi, se lève, ainsi que tous les Frères, et, ouvrant les mains, — absolument comme le prêtre à la messe, au Dominus vobiscum, — déclame, avec emphase, le boniment que voici :
« — Grand Architecte de l’Univers, les ouvriers de ce temple te rendent leurs actions de grâces et rapportent à toi tout ce qu’ils ont fait de bon, d’utile et de glorieux dans cette journée solennelle où ils ont vu s’accroître le nombre de leurs Frères. Continue de protéger leurs travaux et dirige-les constamment vers la perfection. Que l’harmonie, l’union et la concorde soient à jamais le triple ciment de leurs œuvres ! Et vous, prudente discrétion, modeste aménité, soyez l’apanage des membres de cet Atelier ; et que, rentrés dans le monde, on reconnaisse toujours, à la sagesse de leurs discours, à la convenance de leur maintien et à la prudence de leurs actions, qu’ils sont les vrais enfants de la lumière. Ainsi soit-il ! »
Tout le monde répète : « Ainsi soit-il », et l’on procède enfin à la fermeture des travaux. On se rassied.
Le Vénérable, après un coup de maillet. — Frères Premier et Second Surveillants, demandez aux Frères qui composent vos colonnes s’ils n’ont rien à proposer dans l’intérêt de l’Ordre en général et de cet Atelier en particulier.
Cette demande est répétée par les deux Surveillants, et l’on agit suivant son résultat. Si personne ne demande la parole (ce qui a lieu en général, vu l’heure avancée), le Vénérable continue.
Le Vénérable. — Je vais faire circuler le sac des propositions en même temps que le tronc de bienfaisance (on dit aussi : le Tronc de la Veuve). Frère Maître des Cérémonies, Frère Hospitalier, remplissez vos offices.
Le Maître des Cérémonies prend l’urne des propositions, l’Hospitalier prend le tronc de bienfaisance, et ils les présentent l’un et l’autre à chacun des assistants en commençant par le Vénérable. Lorsqu’ils ont terminé, ils vont se placer l’un à côté de l’autre entre les deux colonnes. Le 2e Surveillant en prévient le 1er Surveillant, qui l’annonce au Vénérable.
Le Vénérable, après un coup de maillet. — Quelqu’un de vous, mes Frères, réclame-t-il encore le sac des propositions ou le tronc de bienfaisance ?
Comme personne n’a été oublié et qu’on commence à en avoir par dessus la tête, nulle réclamation ne se produit.
Le 1er Surveillant. — Vénérable, le silence règne sur les deux colonnes.
Le Vénérable. — En ce cas, Frère Maître des Cérémonies et Frère Hospitalier, veuillez gravir les degrés de l’Orient.
Les Frères Orateur et Secrétaire se joignent à l’Hospitalier et au Maître des Cérémonies, et tous les quatre, avec le Vénérable, accoudés sur l’autel, ouvrent l’urne des propositions et le tronc de bienfaisance. Si, dans ce dépouillement, les cinq Officiers de la Loge trouvent des propositions la concernant, le Vénérable en informe l’assemblée d’une façon très sommaire et ajoute que le nécessaire sera fait. Quant à la recette du tronc, elle est prestement empochée, et son total est inscrit sur « l’esquisse de la planche des travaux du jour » (brouillon du procès-verbal).
Le Vénérable. — Frère Premier Surveillant, les ouvriers sont-ils contents et satisfaits ?
Le 1er Surveillant. — Ils le sont, Vénérable.
Le Vénérable. — Frère Second Surveillant, quel âge avez-vous ?
Le 2e Surveillant. — Trois ans.
Le Vénérable. — Pendant combien de temps travaillent les Maçons ?
Le 2e Surveillant. — De midi jusqu’à minuit.
Le Vénérable. — Frère Premier Surveillant, quelle heure est-il ?
Le 1er Surveillant. — Il est minuit plein, Vénérable.
Le Vénérable. — Puisqu’il est minuit et que c’est l’heure à laquelle les Maçons sont dans l’usage de clore leurs travaux, Frères Premier et Second Surveillants, invitez les Frères de vos colonnes à se joindre à vous et à moi pour nous aider à fermer les travaux d’Apprenti de cette Respectable Loge par les mystères accoutumés.
Les Surveillants répètent cette annonce, et le 1er Surveillant informe le Vénérable que « l’annonce est faite. »
Le Vénérable, se levant. — Debout, et à l’ordre, mes Frères !
Il frappe trois coups de maillet, que répètent les deux Surveillants, chacun à son tour.
Le Vénérable. — À moi, mes Frères, par le signe (tout le monde l’exécute avec ensemble), par la batterie (chacun frappe dans ses mains les trois coups d’Apprenti), et par l’acclamation mystérieuse !
Tous, à la fois. — Houzé ! houzé ! houzé !
Le Vénérable. — Au nom et sous les auspices du Grand-Orient (ou : du Suprême Conseil) de France, la Respectable Loge (ici le nom de la Loge), Orient de (ici le nom de la ville), est fermée. Jurons de garder le silence sur nos travaux de ce jour, et sortons en paix.
Chacun étend la main en signe d’assentiment, sans souffler mot, et l’on sort.
Et voilà, tout bêtement, comment se termine l’initiation.
§ III
Catéchisme de l’Apprenti.
Au moment où l’Initié s’apprête à quitter la Loge en compagnie de ses nouveaux Frères, le Secrétaire ou le Maître des Cérémonies lui glisse dans la main une minuscule brochurette. « C’est, lui dit-il, votre catéchisme. » On appelle ainsi, en effet, une sorte de mémorandum, prétendu instructif, par demandes et réponses, dont tout Apprenti doit bien se pénétrer, pour satisfaire à l’examen qu’il subira le jour où il voudra monter en grade.
À titre de documents, je vais reproduire les catéchismes des deux principaux rites pratiqués en France. Le catéchisme actuellement en usage dans les Loges du Rite Français a pour auteur M. Caubet, chef de la police municipale à Paris. Celui du Rite Écossais est dû à M. Crémieux, le défunt sénateur et membre de la Défense Nationale.
D. Êtes-vous Maçon ? — R. Mes Frères me reconnaissent pour tel.
D. Qu’est-ce qu’un Maçon ? — R. C’est un homme libre et de bonnes mœurs qui préfère à toutes choses la Justice et la Vérité et qui, dégagé des préjugés du vulgaire, est également ami du riche et du pauvre, s’ils sont vertueux.
D. Qu’est-ce que la Franc-Maçonnerie ? — R. La Franc-Maçonnerie est une institution philanthropique, philosophique et progressive, dont le but est de réaliser la Justice dans l’humanité.
D. Quels sont ses principes ? — R. Elle proclame, comme fondement du droit et de la morale, l’inviolabilité de la personne humaine. Elle n’accepte pour rigoureusement vrai que ce que la science et le libre examen ont reconnu incontestable. Elle laisse à la conscience individuelle la libre interprétation des hypothèses relatives aux questions d’origine et de fin.
D. Quelle est sa devise ? — R. La Franc-Maçonnerie a pour devise : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Pour elle, la Liberté est le droit qu’a chaque homme de faire tout ce qui ne porte pas atteinte à sa dignité et tout ce qui ne nuit pas à la liberté d’autrui. L’Égalité, c’est ce même droit reconnu à tous les hommes, quelle que soit leur race et quelles que soient les opinions qu’ils professent sur les questions religieuses et politiques. La Fraternité, c’est le développement conscient, et l’application réfléchie, aux relations de la vie, des sentiments affectueux qui nous portent à nous aimer et à nous aider réciproquement. De la pratique de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité, résulte la Justice tout entière.
D. Quel est le caractère de la Franc-Maçonnerie ? — R. La Franc-Maçonnerie est essentiellement progressive ; elle n’a ni Credo ni dogmes immuables. Comme l’esprit humain, elle s’enrichit chaque jour des conquêtes de la science, et chaque jour elle découvre de nouveaux horizons et de nouveaux sujets d’étude. Elle fait la guerre à l’ignorance, aux préjugés et aux superstitions. Elle honore et recommande le Travail, respecte le Droit et réprouve toutes les violences.
D. Quels sont les devoirs du Maçon ? — R. Le Maçon doit travailler sans relâche à la réalisation du but que poursuit la Franc-Maçonnerie. Il doit étudier avec soin toutes les questions qui agitent les sociétés humaines, en chercher la solution par les voies pacifiques et propager autour de lui les connaissances qu’il a acquises. Il doit être bon, juste, digne, dévoué, courageux, exempt d’orgueil et d’ambition, affranchi de tout préjugé et de toute servitude, prêt à tous les sacrifices pour le triomphe du Droit et de la Vérité.
D. À quoi reconnaîtrai-je que vous êtes Maçon ? — R. À mes signes, paroles et attouchement.
D. Comment se fait le signe ? — R. Par équerre, niveau et perpendiculaire (faire le signe).
D. Que signifie-t-il ? — R. Que j’aimerais mieux avoir la gorge coupée que de révéler les secrets qui m’ont été confiés.
D. Donnez-moi le mot de passe ? — R. Tubalcaïn.
D. Que signifie ce mot ? — R. C’est le nom de l’un des fils de Lamech, patriarche hébreu, dont les descendants se distinguèrent par le travail. Lamech eut de sa première femme Ada deux enfants : Jabel qui, selon la tradition hébraïque, fut le premier des pasteurs nomades, et Jubal, inventeur des premiers instruments de musique. De sa seconde, nommée Sella, il eut Tubalcaïn, le premier homme qui ait forgé les métaux, et Nohéma qui inventa le tissage de la toile. Le mot de passe des Apprentis-Maçons a été choisi parmi ces travailleurs de la première heure, pour nous apprendre à honorer et à glorifier le travail jusque dans ses manifestations les plus modestes et les plus élémentaires.
D. Donnez-moi le mot sacré ? — R. Je ne dois ni lire ni écrire, je ne puis qu’épeler ; dites-moi la première lettre, je vous dirai la seconde (on l’épèle).
D. Que signifie-t-il ? — R. Stabilité, fermeté. C’est le nom d’une colonne du Temple de Salomon, près de laquelle les Apprentis touchaient leur salaire.
D. N’avez-vous pas d’autres mots de reconnaissance ? — R. Il y a encore les mots de semestre. À l’époque des solstices, le Grand-Orient adresse, sous pli cacheté, aux Vénérables des Loges, deux mots destinés à constater l’activité des Maçons : ces mots ne sont communiqués par les Vénérables qu’aux membres réguliers et actifs de leur Atelier. Ils sont donnés à voix basse, selon des règles établies, et ne doivent dans aucun cas, être prononcés en dehors des locaux maçonniques.
D. Donnez-moi l’attouchement ? — R. (On le donne.)
D. Pourquoi vous êtes-vous fait recevoir Franc-Maçon ? — R. Parce que j’étais dans les ténèbres et que je désirais voir la lumière. La société au milieu de laquelle nous vivons n’est qu’à demi civilisée. Les vérités essentielles y sont encore entourées d’ombres épaisses, les préjugés et l’ignorance la tuent, la force y prime le droit. J’ai cru et je crois encore que c’est dans les temples maçonniques, consacrés au travail et à l’étude par des hommes éprouvés et choisis, que doit se trouver la plus grande somme de vérités et de lumières.
D. Qui vous a présenté à l’initiation ? — R. Un ami, que j’ai ensuite reconnu pour Frère.
D. Où avez-vous été reçu ? — R. Dans une Loge juste et parfaite.
D. Que faut-il pour qu’une Loge soit juste et parfaite ? — R. Trois la gouvernent, cinq la composent, sept la rendent juste et parfaite.
D. Dans quel état avez-vous été présenté ? — R. Ni nu ni vêtu, pour rappeler que la vertu n’a pas besoin d’ornements ; dépourvu de tous métaux, parce qu’ils sont l’emblème et souvent la cause des vices et des crimes que le Maçon doit combattre.
D. Comment avez-vous été introduit en Loge ? — R. Par trois grands coups.
D. Que signifient ces coups ? — R. Demandez, vous recevrez ; cherchez, vous trouverez ; frappez et l’on vous ouvrira.
D. Que vous est-il arrivé ensuite ? — R. Un Expert m’a demandé mon nom, mes prénoms, mon âge, le lieu de ma naissance, mon domicile, ma profession et si c’était bien ma volonté d’être reçu Franc-Maçon.
D. Qu’a fait de vous le Frère Expert ? — R. Il m’a introduit en Loge et m’a fait voyager comme doit le faire tout Apprenti-Maçon pour apprendre et connaître les difficultés, les tourments et les nécessités de la vie. J’ai été purifié par l’eau et par le feu, et, après avoir répondu aux diverses questions qui m’ont été posées, j’ai été admis dans l’association, et j’ai prêté le serment de garder les secrets qui allaient m’être confiés et d’agir en toutes circonstances comme un bon et loyal Maçon. Le Vénérable m’a remis ensuite deux paires de gants blancs et m’a revêtu d’un tablier de même couleur. Puis, après m’avoir indiqué mes devoirs, il m’a communiqué les mots et les signes de reconnaissance du 1er degré.
D. Que signifient ces gants et ce tablier ? — R. Les gants, par leur blancheur, indiquent que les mains d’un Maçon doivent être pures de tout excès, et que nous devons soigneusement éviter les plus légères souillures. Le néophyte doit garder une paire de ces gants en souvenir de son initiation et donner l’autre à la femme qu'il estime le plus, pour qu’elle le rappelle à ses obligations s’il s’en écartait. Et c’est ainsi que la Franc-Maçonnerie, qui n’admet pas les femmes à ses mystères, leur donne, en les invitant à veiller sur l’honneur des Maçons, le plus grand témoignage de confiance et de respect qu’il soit possible de donner. Le tablier est l’emblème du travail. Il rappelle au Maçon que sa vie tout entière est consacrée au labeur, et que rien ne doit le distraire de ses devoirs. C’est le véritable insigne des Francs-Maçons et nul ne doit se présenter dans nos réunions sans en être revêtu.
D. Qu’avez-vous vu quand vous êtes entré en Loge ? — R. Rien. Un épais bandeau couvrait mes yeux.
D. Pourquoi vos yeux étaient-ils bandés ? — R. Dans l’initiation, la Franc-Maçonnerie s’applique à parler aux sens par des symboles. Le bandeau sur les yeux est l’image des ténèbres qui enveloppant encore le monde intellectuel et moral, et du besoin qu’ont tous les hommes de chercher la lumière. Le bandeau sert aussi à tenir les membres de la Loge en garde contre les indiscrétions du néophyte, pour le cas où il ne serait pas jugé digne de l’initiation.
D. Qu’avez-vous vu lorsque le bandeau est tombé de vos yeux ? — R. J’étais placé à l’Occident sur le parti mosaïque, entre deux colonnes d’airain dont les chapiteaux étaient ornés de pommes de grenade entr’ouvertes. Une voûte azurée et parsemée d’étoiles couvrait le temple dans lequel je me trouvais. À l’Orient, sur une estrade de trois marches, le Vénérable, debout, l’épée flamboyante à la main, portant autour du cou un large cordon bleu décoré d’une équerre, dominait l’assemblée. Au-dessus de sa tête était placé un dais de velours à franges d’or. Au fond du dais rayonnait un Delta. À gauche, on voyait le disque du soleil ; à droite, le croissant de la lune. Près des colonnes, à l’Occident se tenaient les deux Surveillants : le premier, portant à son cordon un niveau ; le second, une perpendiculaire. Sur les côtés de la salle mes yeux éblouis aperçurent un grand nombre de Frères, debout, le glaive en main, la pointe contre ma poitrine. Sur les murs, je distinguai des trophées guerriers unis à des emblèmes d’agriculture, de science, d’art et d’industrie.
D. Pourriez-vous donner l’explication de quelques-uns des objets symboliques dont vous venez de parler ? — Le pavé mosaïque, formé de pierres blanches et noires, cimentées entre elles, symbolise l’union de tous les Maçons, quelles que soient la couleur de leur peau, leur nationalité et les opinions politiques ou religieuses qu’ils professent. Les pommes de grenade, divisées à l’intérieur par compartiments remplis d’un nombre considérable de grains symétriquement rangés, représentent la famille maçonnique dont tous les membres sont harmonieusement reliés par l’esprit d’ordre et de fraternité. La voûte des temples maçonniques est azurée et étoilée parce que ces temples figurent la terre tout entière. Le soleil placé à côté du dais représente la lumière qui doit éclairer les Maçons et la chaleur qui doit les animer pour tout ce qui est grand, juste et bon. La lune, par l’éclat emprunté dont elle brille, nous enseigne que nous devons accepter docilement les leçons et les lumières que nous donnent la science et la raison. L’équerre, qui décore le cordon du Vénérable, est un instrument dont on se sert, dans la construction des bâtiments, pour équarrir les pierres : son action est bornée à la propriété de rendre les corps carrés ; comme emblème, il rappelle à celui qui le porte, que son pouvoir est limité et qu’il ne doit avoir en vue que le respect des règlements, la prospérité de l’institution. L’équerre comme instrument de précision est aussi un symbole de la Justice. Le niveau est l’emblème de l’égalité sociale. La perpendiculaire symbolise la rectitude du jugement qui pousse les vrais Maçons à ne faire que ce qui est juste et légitime. Les trophées militaires rappellent les combats que le Maçon doit livrer à la tyrannie, à l’ignorance, aux mauvaises passions. Les emblèmes relatifs à l’agriculture, aux sciences, aux arts, à l’industrie, représentent aux Francs-Maçons les sujets d’étude qui s’imposent à leur esprit. Ils rappelleraient en outre aux initiés, s’ils pouvaient l’oublier, que notre association considère l’obligation au travail comme une loi impérieuse de l’humanité, qu’elle l’impose à chacun de ses membres selon ses forces, et qu’elle proscrit en conséquence l’oisiveté volontaire.
D. Pourquoi les Frères présents à votre initiation tenaient-ils leurs glaives tournés vers votre poitrine ? — R. Pour m’indiquer que les Maçons seraient toujours prêts à voler à mon secours, dans les circonstances périlleuses où je pourrais me trouver, si je demeurais fidèle à l’honneur et aux engagements que je venais de contracter. Ils m’indiquaient aussi que je trouverais, en tous temps et en tous lieux, des vengeurs de l’institution, si je trahissais la confiance qu’on me témoignait en m’admettant dans la Loge.
D. À quelles heures les Maçons ouvrent-ils et ferment-ils leurs travaux ? — R. Allégoriquement, les travaux s’ouvrent à midi et se ferment à minuit.
D. Pourquoi les Maçons sont-ils censés ouvrir leurs travaux à midi et les fermer à minuit ? — R. En souvenir de Zoroastre, l’un des premiers fondateurs des mystères de l’antiquité, qui, d’après la légende, recevait, le jour de ses séances, ses disciples à midi, et les congédiait à minuit, après l’agape fraternelle qui terminait les travaux. Symboliquement, ces heures indiquent encore que l’homme atteint la moitié de sa carrière, le midi de la vie, avant de pouvoir être utile à ses semblables ; mais que, dès cet instant et jusqu’à sa dernière heure, il doit travailler sans relâche au bonheur commun.
D. Quel âge avez-vous ? — Trois ans.
D. Que signifie cette réponse ? — Le nombre trois jouait un rôle considérable dans les anciennes initiations. Toutes les religions l’ont considéré comme un nombre mystérieux et sacré. La théologie indienne avait sa trilogie composée de Brahma, Siva et Vichnou. La mythologie partageait le gouvernement du monde entre trois dieux : Jupiter qui commandait aux cieux et à la terre ; Neptune, le maître des eaux ; Pluton, le roi des enfers. La mythologie comptait encore trois Parques, trois Furies, trois Gorgones, trois Grâces, etc., etc. À Samothrace, il y avait trois dieux cabires. D’après la Bible, Adam eut trois fils : Caïn, Abel et Seth ; l’arche de Noé avait trois étages ; le Temple de Salomon avait trois parties, images de la terre, de la mer et des cieux ; Noé, comme Adam, eut trois fils : Sem, Cham et Japhet, etc. Suivant les chrétiens, trois mages vinrent adorer l’Enfant Jésus ; saint Pierre renia trois fois son Maître ; il y eut trois croix au calvaire ; Jésus fut attaché à la croix par trois clous ; il fut enseveli et ressuscita le troisième jour, etc., etc. La Franc-Maçonnerie, par imitation des mystères anciens, a conservé le nombre trois dans son symbolisme et l’a consacré aux Apprentis. La marche, l’acclamation, tout, dans le premier degré, se fait par trois. Demander à un Frère son âge maçonnique, c’est lui demander quel est son grade. L’Apprenti a trois ans.
D. Comment se nomme votre Loge ? — R. Loge Saint-Jean, sous le titre distinctif de…
D. Pourquoi dites-vous Loge Saint-Jean, puisqu’il y a un titre distinctif ? — R. Pour rappeler que toutes les Loges maçonniques sont placées sous le patronage de Saint Jean, ou plutôt de Janus, le dieu de la paix, dont le double visage regardait à la fois le passé et l’avenir ; ce qui apprend aux Maçons qu’ils doivent étudier avec soin les leçons de l’histoire pour préparer sûrement à l’humanité les voies du progrès.
D. Que fait-on dans votre Loge ? — R. On combat la tyrannie, l’ignorance, les préjugés et les erreurs ; on y glorifie le Droit, la Justice, la Vérité, la Raison. C’est ainsi qu’il faut traduire la formule : « Nous tressons des couronnes à la vertu : et nous forgeons des fers pour le vice » ; ou celle-ci : « Nous élevons des temples à la vertu, et nous creusons des cachots pour le vice. »
D. À quelle époque commence l’année maçonnique ? — R. Au premier mars.
D. Pourquoi ? — R. Parce que les mystères anciens commençaient, dit-on, vers l’équinoxe du printemps.
D. Les Maçons n’ont-ils pas adopté l’ère chrétienne ? — R. Non. Sous l’empire d’idées bibliques fort influentes autrefois, ils ont ajouté quatre mille ans à l’ère chrétienne. Ainsi, pour dire 3 avril 1884, ils disent 3e jour du 2e mois de la lumière 5884.
D. La Maçonnerie a-t-elle entendu fixer à cette date le commencement du monde ? — R. Non. La Franc-Maçonnerie n’accepte pour vrai que ce qui est démontré ou démontrable.
D. Où recevez-vous votre salaire ? — R. À la colonne J.
D. Êtes-vous satisfait ? — R. Oui ; les Maîtres sont contents de moi.
D. N’avez-vous pas d’autre ambition ? — R. Une seule : j’aspire à l’honneur d’être admis parmi les Compagnons.
Conclusion : Travaillez et persévérez.
D. Qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? — R. Une vérité.
D. Quelle est cette vérité ? — R. L’existence d’un Grand Architecte, auteur de l’Univers, c’est-à-dire de tout ce qui a été, de tout ce qui est et sera.
D. Comment savez-vous cela ? — R. Parce que, outre les organes qui constituent notre être matériel, le Grand Être nous a donné l’intelligence, au moyen de laquelle je puis discerner le bien d’avec le mal.
D. Cette faculté que vous nommez intelligence, est-elle indépendante de votre organisation physique ? — R. Je l’ignore, mais je crois que, comme nos sens, elle a ses progrès et son développement, elle a son enfance, son adolescence et sa maturité ; d’abord inaperçue chez les enfants, elle se manifeste dans les adultes, se perfectionne et s’élève ensuite au plus haut degré de conception.
D. L’intelligence suffit-elle pour discerner le faux d’avec le vrai, le bien d’avec le mal ? — R. Oui, lorsqu’elle est dirigée par une saine morale.
D. Où enseigne-t-on cette morale ? — R. C’est la Franc-Maçonnerie qui enseigne la morale la plus pure et la plus propre à former l’homme pour la Société et pour lui-même.
D. Êtes-vous Maçon ? — R. Mes Frères me reconnaissent pour tel.
D. Quelle est la base de la morale enseignée dans la Maçonnerie ? — R. L’amour de nos semblables.
D. Toute morale ne doit-elle pas être fondée sur cette base ? — R. Oui, sans doute ; mais la Maçonnerie est le mode pratique le plus parfait pour son enseignement.
D. En quoi consiste ce mode ? — R. Dans des mystères et des allégories.
D. Quels sont ces mystères et ces allégories ? — R. Il n’est pas permis de le dire ; mais interrogez-moi, si vous le voulez, et vous parviendrez peut-être à les deviner et à les comprendre.
D. Qu’a-t-on exigé de vous pour vous faire Maçon ? — R. Que je fusse libre et de bonnes mœurs.
D. Comment libre ? Reconnaîtriez-vous qu’un homme puisse être dans un esclavage légitime ? — R. Non, tout homme est libre ; mais il peut être soumis à des empêchements sociaux qui le privent momentanément d’une partie de sa liberté, et, d’un autre côté, il ne tombe que trop souvent dans l’esclavage de ses passions ou des préjugés de son enfance et de son éducation, et c’est de ce joug surtout que tout néophyte doit être affranchi. Cependant, celui qui a lui-même aliéné sa liberté doit être exclu de nos mystères ; car celui qui ne peut disposer de lui-même légalement ne peut contracter aucune obligation valable.
D. Comment avez-vous été reçu Maçon ? — R. On m’a dépouillé d’une partie de mes vêtements et de tous mes métaux, et on m’a privé de l’usage de la vue.
D. Que signifie cela ? — R. Plusieurs choses à la fois : la privation de métaux me représentait l’homme avant la civilisation et dans l’état de nature ; enfin, l’obscurité dans laquelle j’étais plongé figurait l’homme dans l’ignorance de toutes choses.
D. Quelles conséquences morales résultent de cette allégorie ? — R. La nécessité de l’instruction.
D. Qu’a-t-on fait pour vous instruire ? — R. On m’a fait voyager de l’Occident à l’Orient et de l’Orient à l’Occident, d’abord par une route inégale, parsemée d’écueils, interrompue par des obstacles, au milieu d’un fracas et d’un bruit étourdissant. Ensuite j’ai voyagé par une route moins difficile que la première et où j’entendais un grand conflit d’armes. Et enfin, en troisième lieu, j’ai marché dans une voie facile et agréable.
D. Que signifie cette route inégale, ces écueils, ces obstacles et le bruit qui signalèrent votre premier voyage ? — R. Physiquement, ils signifient le chaos, que l’on croit avoir précédé et accompagné l’organisation des mondes ; au moral, ils signifient les premières années de l’homme ou les premiers temps de la société, pendant lesquels les passions, n’étant pas encore réglées par la raison ni par les lois, conduisaient l’un et l’autre dans une foule d’embarras inextricables.
D. Que signifie le bruit d’armes que vous avez entendu pendant votre second voyage ? — R. Il figure l’âge de l’ambition ; il représente les combats que la société est obligée de soutenir avant de parvenir à un état régulier, ou bien encore les obstacles que l’homme doit surmonter et vaincre pour parvenir à se ranger convenablement parmi ses semblables.
D. Que veut dire la facilité que vous avez trouvée dans votre dernier voyage ? — R. Elle indique l’état de paix et de tranquillité qui résulte de l’ordre dans la société et de la modération des passions chez l’homme qui entre dans la maturité de l’âge.
D. Comment s’est terminé chacun de ces voyages ? — R. Chacun de ces voyages m’a conduit à une porte ou j’ai frappé.
D. Comment étaient situées ces portes ? — R. La première au Sud, la seconde à l’Occident, et la trosième à l’Orient.
D. Que vous a-t-on dit lorsque vous avez frappé ? — R. À la première, on m’a dit de passer ; à la seconde, on m’a dit de me purifier par l’eau ; à la dernière, on m’a dit de me purifier par le feu.
D. Que signifient ces purifications ? — R. Que, pour être en état de jouir de la lumière et de la vérité, il faut se dégager de tous les préjugés de l’enfance et de l’éducation et se livrer avec ardeur à l’étude de la sagesse.
D. Que signifient les trois portes où vous avez frappé ? — R. Les trois dispositions nécessaires à la recherche de la vérité : la sincérité, le courage et la persévérance.
D. Que vous est-il arrivé ensuite ? — R. On m’a fait faire le premier pas dans un carré long.
D. Que voulait dire cela ? — R. C’était pour me faire comprendre que le premier fruit de l’étude est l’expérience qui rend l’homme prudent.
D. Que devîntes-vous ensuite ? — R. On me donna la lumière.
D. Que vîtes-vous alors ? — R. Des rayons éclatants vinrent frapper ma vue, et je vis tous les Frères armés de glaives dont la pointe était dirigée vers moi.
D. Que voulait dire cela ? — R. J’ai compris, depuis, que ces glaives figuraient les rayons de la lumière de la vérité, qui, au premier aspect, blessent la vue intellectuelle de celui qui n’y a pas été préparé par une solide instruction.
D. Comment vous a-t-on lié à la Franc-Maçonnerie ? — R. Par un serment et une consécration.
D. Qu’avez-vous juré ? — R. De garder fidèlement les secrets qui allaient m’être confiés, d’aimer et de secourir mes Frères au besoin.
D. Vous êtes-vous repenti d’avoir contracté cette obligation ? — R. Jamais ! et je suis prêt à la renouveler en face de tout Respectable Atelier !
D. À quels indices peut-on encore reconnaître un Maçon ? — R. À un signe, à un mot et à un attouchement.
D. Quel est le signe ? — R. Le voici. (On fait le signe.)
D. Quel est le mot ? — R. Je ne dois ni lire ni écrire, je ne puis qu’épeler ; dites-moi la première lettre, je vous dirai la seconde. (On épèle le mot sacré.)
D. Que signifie cette manière ? — R. Elle caractérise le premier degré de l’initiation, qui est l’emblème de l’homme ou de la Société dans l’âge de l’ignorance, lorsque l’étude et les arts n’ont point encore développé ses facultés intellectuelles.
D. Donnez-moi l’attouchement. — R. (On le donne.)
D. Vous m’avez dit qu’on vous avait mis presque nu. Êtes-vous habillé en Loge ? — R. Oui, on m’a revêtu d’un tablier.
D. Que signifie-t-il ? — R. Il m’enseigne que l’homme est né pour le travail et que le Maçon doit s’y livrer constamment pour découvrir la vérité.
D. Où travaillez-vous ? — R. Dans une Loge.
D. Comment est construite votre Loge ? — R. C’est un carré long, qui s’étend de l’Orient à l’Occident, dont la largeur est du Nord au Sud, la hauteur, de la terre aux cieux, et la profondeur, de la surface de la terre au centre.
D. Comment est couverte votre Loge ? — R. Par une voûte d’azur, parsemée d’étoiles sans nombre, et où circulent le soleil, la lune et d’innombrables globes qui se soutiennent par leurs attractions pondérées l’un vers l’autre.
D. Quels sont les soutiens de cette voûte ? — R. Douze belles colonnes.
D. La Loge n’a-t-elle pas d’autres appuis ? — R. Elle est encore fondée sur trois forts piliers.
D. Quels sont-ils ? — R. Sagesse, Force, Beauté.
D. Comment sont représentés dans la Loge ces trois attributs ? — R. Par trois grandes lumières.
D. Comment sont placées ces trois grandes lumières ? — R. Une à l’Orient, une à l’Occident, et la troisième au Sud.
D. Que remarque-t-on encore dans votre Loge ? — R. Diverses figures allégoriques dont le Maître m’a expliqué le sens.
D. Quelles sont ces figures ? — R. 1° Un portique accompagné de deux colonnes en bronze, sur le chapiteau desquelles sont trois grenades ouvertes laissant paraître leurs pépins ; 2° une pierre brute ; 3° une pierre taillée que l’on nomme la pierre cubique à pointe ; 4° une équerre, un compas, un niveau et une perpendiculaire ou fil à plomb ; 5° un maillet et un ciseau ; 6° une table polie qu’on nomme la planche à tracer ; 7° trois fenêtres percées dans la Loge ; 8° à l’Orient, le soleil et la lune ; 9° la Loge est ceinte d’un ornement que l’on nomme la houpe dentelée ; elle orne la frise intérieure de la voûte.
D. Que signifie le portique ? — R. Il est la figure de l’initiation aux mystères de la Maçonnerie.
D. Que signifient les deux colonnes en bronze ? — R. Elles marquent les deux points solsticiaux.
D. Que signifient les grenades entr’ouvertes sur les chapiteaux des colonnes ? — R. Elles nous retracent tous les biens produits par l’influence des saisons ; elles nous figurent aussi toutes les Loges et le nombre infini des Maçons répandus sur la surface du globe terrestre.
D. Que veut dire la pierre brute ? — R. Elle représente l’homme sans instruction et dans l’état de nature.
D. Que signifie la pierre cubique à pointe ? — R. Elle figure le Maçon ou l’homme civilisé ; elle est encore l’emblème des connaissances humaines.
D. Que signifient l’équerre, le compas, le niveau et la perpendiculaire ? — R. Comme ces instruments sont indispensables pour faire des constructions solides et durables, ils me rappellent les règles que je dois suivre dans ma conduite : l’équerre, pour la rectitude ; le compas, pour la mesure ; le niveau et la perpendiculaire, pour la justice envers nos semblables.
D. Que veulent dire le maillet et le ciseau ? — R. Ils figurent l’intelligence et la raison qui ont été données à l’homme pour le rendre capable de discerner le bien d’avec le mal, le juste d’avec l’injuste, afin d’opérer l’un et d’éviter l’autre.
D. Que représente la planche à tracer ? — R. C’est l’emblème de la mémoire, de cette faculté précieuse qui nous est donnée pour former notre jugement, en conservant le tracé de toutes nos perceptions.
D. Que représentent les trois fenêtres ? — R. Elles indiquent, par leur position à l’Orient, au Sud et à l’Occident, les heures principales du jour : le lever, le midi et le coucher du soleil.
D. Pourquoi le soleil et la lune sont-ils représentés dans votre Loge ? — R. La Loge étant une image de l’Univers, il est facile de comprendre le motif de la représentation des magnifiques splendeurs de la voûte céleste qui ont dû frapper l’imagination de l’homme.
D. Enfin, que veut dire la houpe dentelée ? — R. Elle nous représente sans cesse l’union et l’amour fraternels qui existent entre les Maçons, et qui devraient exister entre tous les hommes, de quelque nation ou de quelque couleur qu’ils soient.
D. Que fait-on dans votre Loge ? — R. On y tresse des couronnes pour la vertu, et l’on y forge des fers pour le vice.
D. À quelles heures commencent et finissent les travaux des Maçons ? — R. Ils commencent à midi et finissent à minuit.
D. Que venez-vous faire en Loge ? — R. Vaincre mes passions, soumettre ma volonté, et accomplir de nouveaux progrès dans la Maçonnerie.
D. Qu’y apportez-vous ? — R. Amour et bienveillance à tous mes Frères.
D. Quel âge avez-vous ? — R. Trois ans.
Conclusion : Et comme l'avenir dépend du travail pendant la jeunesse, travaillez pour que votre âge mûr soit heureux et que votre passage en ce monde ne soit pas stérile quand vous rentrerez au sein de la nature, d’où vous sortez.
Les révélations, qu’il me reste à faire, — et ce sont les plus importantes, — montreront au public tout ce qu’il y a de faux dans ces pompeuses déclarations de principes que la Franc-Maçonnerie affecte de mettre en tête de ses Constitutions, qu'elle affiche aux yeux du monde « profane » au moyen des journaux rédigés par ses sectaires, et dont elle a même l’effronterie de parler dans ses Loges où les Maçons d’initiation récente peuvent seuls ne rien comprendre à l’odieuse farce qui se joue.
Le public qui a lu déjà entre les lignes des premiers documents mis sous ses yeux, verra la secte rejeter un à un tous les voiles de son hypocrisie, au fur et à mesure qu’elle pousse vers les hauts grades ceux qu’elle a distingués et dont elle a fait ses élus ; il entendra, dans les Arrière-Loges, dire nettement et sans détours ce qui ne se murmure qu’à demi-mot dans les Loges.
En attendant d’aborder cette autre partie de l’ouvrage, constatons que l’aimable gogo, qui s’est laissé engluer par les Frères Trois-Points, est vraiment difficile s’il n’est pas content au sortir de la séance d’initiation. Si d’une part les bousculades lui ont été prodiguées pendant plus d’une heure, il a eu d’autre part la joyeuse satisfaction d’ouïr un Vénérable, lequel souvent est notoirement connu en ville comme athée et matérialiste endurci, lui parler avec componction d’un Être Suprême et invoquer le Grand Architecte de l’Univers. Enfin, si cette suave confrérie de gens qui mêlent d’une façon au moins bizarre l’éloge d’une bienfaisance problématique à l’art de couper la gorge aux récalcitrants, a réussi à extraire de la bourse de l’Initié cent cinquante ou deux cents francs, en revanche, elle lui a appris à applaudir en disant trois fois Houzé et à épeler lettre par lettre JAKIN.
- ↑ Le Grand-Orient a fait tout son possible pour que cet ouvrage disparaisse. Il est intitulé Histoire pittoresque de la Franc-Maçonnerie, et on ne le trouve plus que dans les bibliothèques d’amateurs ; la Bibliothèque Nationale en possède un très bel exemplaire. — La publication de ce livre valut à son auteur une mise en accusation devant sa Loge. Le F∴ Clavel, par 33 voix contre 14, fut condamné, le 30 novembre 1844, à l’exclusion à perpétuité de la Franc-Maçonnerie ; plus de 150 membres, ayant voix délibérative, n’avaient pas reçu leur lettre de convocation pour la séance du jugement (on voit par là que le procédé employé contre moi en 1881 n’est pas nouveau). Néanmoins, le Grand-Orient, après avoir ratifié d’abord la sentence de la Loge, amnistia ensuite le F∴ Clavel, celui-ci ayant mis les pouces ; les exemplaires qui étaient encore en magasin chez l’éditeur ne furent plus vendus au public, mais rachetés par les frères haut-gradés, qui se les partagèrent. Le décret d’amnistie reconnaissait que le F∴ Clavel, dans la rédaction de son œuvre, avait constamment fait preuve de sentiments de vrai et bon maçon, qu’il ne tarissait pas en éloges sur l’association, mais que beaucoup de ses indiscrétions étaient réellement malheureuses et donnaient des armes à la critique profane. En d’autres termes, le F∴ Clavel avait été un « enfant terrible ».
- ↑ Ce livre, édité chez Dentu, en 1853, est approuvé par le Grand-Orient de France.
- ↑ Le père des deux Conventionnels.
- ↑ C’est le docteur Woëlker qui avait été chargé de me scruter. Comme tout postulant, je fus intrigué la mystérieuse lettre de convocation ne contenant rien qui pût me faire présumer qu’il s’agissait de ma candidature maçonnique ; mais ce nom allemand d’un médecin inconnu m’ayant inspiré une certaine méfiance, je m’abstins d’aller à ce bizarre rendez-vous. Aussi m’envoya-t-on à domicile un autre troisième commissaire demeurant dans mon quartier.
- ↑ Si le récipiendaire a des croyances religieuses, on place aussi sur la table une Bible ouverte au 1er chapitre de l’Évangile de St Jean.
- ↑ Autrefois, la première question était celle-ci : « Quels sont les devoirs de l’homme envers Dieu ? »
- ↑ M. Andrieux, dans ses Mémoires, a raconté d’une façon très amusante l’histoire d’un récipiendaire à qui l’on donna le spectacle du traître décapité, et qui, reconnaissant sur le billot la tête d’un limonadier de la ville, ne put s’empêcher de s’écrier : « Tiens, mais c’est le père Cassard ! » À quoi le décapité, oubliant son rôle, répliqua : « Taisez-vous Profane » ce qui détruisit tout l’effet qu’on avait compté produire sur le récipiendaire.
- ↑ Cet alphabet sera donné au chapitre intitulé : Les Secrets Maçonniques, second volume.
- ↑ L’acclamation varie selon les rites. Au rite français, on doit dire « Vivat! vivat ! semper vivat! » Au rite écossais, on dit : « Houzé ! houzé ! houzé ! » Au rite de Misraïm : « Alleluia ! alleluia ! alleluia ! » Mais la plus répandue est celle du rite écossais, qui se dit même dans beaucoup de Loges dépendant du Grand-Orient de France.
- ↑ Un chapitre, intitulé les Secrets Maçonniques, est entièrement consacré (au second volume) à tout ce qui concerne le tuilage pour chaque grade et chaque rite pratiqué en France.
- ↑ Il va sans dire que, si la réponse est par hasard négative, il n’est plus donné suite à l’initiation.
- ↑ Ces deux derniers mots ne sont pas prononcés par le Vénérable, si le récipiendaire est un athée ou un sceptique.
- ↑ Même observation que celle qui fait l’objet de la note de la page précédente.
- ↑ On n’a pas oublié que, le dimanche 11 octobre 1885, les
représentants des comités et des journaux républicains se réunirent à Paris pour aviser aux moyens de remédier à leur débâcle
électorale du dimanche précédent : les élections législatives, au
premier tour de scrutin, avaient donné une majorité considérable
aux conservateurs, dont 189 avaient été élus députés d’un seul
coup ; aussi, en présence de cette avalanche qui menaçait d’emporter la République, modérés, opportunistes, radicaux et révolutionnaires décidèrent de faire l’union entre eux. Ce fut à
l’Hôtel du Grand-Orient de France que se tint l’assemblée. Le
Temps, dans son numéro du mardi 13 octobre, rendit compte de
cette réunion ; voici un amusant incident maçonnique qui s’y
trouvait relaté :
« La salle choisie d’abord s’étant trouvée trop petite, raconte le Temps, il a fallu déménager et monter à l’étage supérieur. Là, nouvelle surprise : à peine était-on depuis cinq minutes dans le Temple Rouge, qu’on entend des roulements de tonnerre, C’est, paraît-il, M. Tony Révillon qui s’amuse à tourner la roue des Francs-Maçons destinée à simuler les grondements de la foudre pendant les épreuves de l’initiation. On se rassure en riant aux éclats, pendant qu’un garçon du Grand-Orient, indigné de cette profanation, vient reprendre son tonnerre et l’emporte dans ses bras. » - ↑ Lorsqu’il s’agit d’initier plusieurs candidats dans la même
séance, on supprime les épreuves qui nécessitent les appareils les
plus compliqués ou qui font perdre trop de temps. C’est ainsi
que, faisant parte d’une fournée de quatre récipiendaires, j’ai
eu la chance d’éviter l’introduction dans la caverne, le sceau
maçonnique, la saignée et l’échelle sans fin. Avant l’entrée du
temple, on ne m’avait pas donné non plus le spectacle du traître
décapité. Par contre j’ai lieu de croire que l’on n’avait rien
néglige pour impressionner l’un de mes co-récipiendaires,
M. Constantin Velitchkoff ; car, dès avant le premier voyage, il
paraissait fort ému, et même, au cours des épreuves, il se trouva
mal à deux reprises.
Quand le candidat-Maçon est seul à se faire initier, il est sûr, excepté s’il est un personnage réellement marquant, de passer par toutes les mauvaises farces que je viens de raconter. Il y a même des Loges qui ne se contentent pas des épreuves réglementaires et qui trouvent à ajouter au Rituel. Sous prétexte que le premier voyage représente les obstacles, les luttes et les déceptions de la vie, on fait cogner au Profane la tête contre une poutre, on lui verse dans le dos un filet d’eau glacée, en même temps qu’on lui ébouillante le genou droit laissé à découvert, etc. Ou bien, soi-disant pour symboliser la discrétion imposée par la Franc-Maçonnerie à ses adeptes, on le mystifie comme voici :
« Pour être sûrs que vous ne parlerez pas, lui dit-on, nous allons vous couper la langue ; acceptez-vous ? » Le Profane, certain de garder sa langue comme tous les Maçons qu’il connaît, répond « oui » sans hésiter ; on lui dit de la tirer et il la tire de toutes ses forces ; on ne lui coupe pas la langue, mais on la lui pince avec un de ces instruments composés de deux morceaux de bois pressés l’un contre l’autre par un très fort ressort, et dont les blanchisseuses lorsqu’elles étendent leur linge, se servent, au lieu d’épingles, pour le retenir sur les cordes ; cette épreuve est très douloureuse, le Profane en a pour un quart d’heure à ne pas pouvoir parler.
Enfin, pour montrer au public à quel point les sectateurs du Grand Architecte poussent la manie de la mystification symbolique, voici une répugnante épreuve, extra-réglementaire, qui se pratique dans de nombreuses Loges en province ; elle a censément pour but de représenter au néophyte les déceptions de l’existence ; on l’appelle l’épreuve de la Chèvre de Salomon. Le Vénérable dit gravement au récipiendaire, à qui l’on a eu soin de ne jouer jusqu’alors aucun méchant tour : « Monsieur, nous possédons la chèvre qui a servi de nourrice au roi Salomon, cette chèvre, par un bienfait aussi miraculeux que providentiel, est encore vivante, et les Maçons s’abreuvent avec délices de son lait ; il leur rappelle, en effet, un grand monarque dont l’histoire est mêlée à celle de la fondation de la Franc-Maçonnerie. Vous allez vous agenouiller bien bas et vous aurez l’honneur de téter à l’une des mamelles sacrées de la chèvre de Salomon. » Le Profane, sans méfiance, se met dans la position voulue ; et, au moment où il ouvre la bouche, croyant qu’on va lui présenter une mamelle de chèvre convenablement appropriée, on lui applique les lèvres au derrière crotté d’un sale bouc. - ↑ Le lecteur est prié de bien retenir cette affirmation du Vénérable au nouvel initié ; nous verrons, à la fin du second volume, ce qu’elle vaut.
- ↑ JAKIN est le mot sacré de l’Apprenti-Maçon au Rite Français. Quant au Rite Écossais et au Rite de Misraïm, c’est : BOOZ. On l’épèle, par lettres, comme au Rite Français. Dans le chapitre intitulé les Secrets Maçonniques, on trouvera les mots sacrés, mots de passe, attouchements, marches, manières de frapper et d’applaudir, etc., de chacun des 35 grades des Rites Français et Écossais et de chacun des 90 grades du Rite de Misraïm.
- ↑ Tubalcaïn n’est le mot de passe que pour le Rite Français. Le Rite Écossais et le Rite de Misraïm n’en ont pas au grade d’Apprenti. — L'explication de ce mot, explication absolument satanique, se donne, à la réception au grade de Maître, dans un discours des plus impies que prononce le Frère Orateur.
- ↑ Bien que renouvelé tous les six mois, ce mot est valable pendant un an (voir le 2e paragraphe de l’art. 113 des Règlements généraux, page 159). Au moment où parait cet ouvrage, le mot de semestre, en usage dans les Loges françaises, est : Dussoubs-Dévouement. Mis en circulation en juin 1885, il demeure valable jusqu’à la fin de mai 1886.
- ↑ Cette marche est celle du Rite Français. La différence, au Rite Écossais et au Rite de Misraïm, consiste à partir, à chaque pas, du pied gauche, au lieu de partir du pied droit.
- ↑ Il en est, d’ailleurs, exactement de même pour tout ce que disent le Vénérable et les deux Surveillants ; tout cela est imprimé en gros caractères sur des cahiers spéciaux ; il n’y a que le Frère Terrible qui ait besoin d’apprendre son rôle par cœur.