Les Frères Kip/Seconde partie/Chapitre VIII

VIII
Port-Arthur
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VIII

port-arthur.


Un mois après ce jour où les condamnés à mort avaient bénéficié de la commutation de leur peine, deux hommes travaillaient sous le fouet des argousins dans le pénitencier de Port-Arthur.

Ces deux forçats n’appartenaient pas à la même escouade. Séparés l’un de l’autre, ne pouvant échanger ni une parole ni un regard, ils ne partageaient ni la même gamelle ni le même cabanon. Ils allaient, chacun de son côté, vêtus de l’ignoble vareuse du galérien, accablés sous les injures et les coups de la chiourme, au milieu de cette tourbe de bandits que la Grande-Bretagne expédie à ses colonies d’outre-mer. Le matin, ils quittaient le bagne et n’y rentraient que le soir, épuisés de fatigues, insuffisamment soutenus par une grossière nourriture. Ils y reprenaient le lit de camp, côte à côte avec un compagnon de chaîne, cherchant en vain l’oubli dans quelques heures de sommeil. Puis, le jour revenu, alors sous les chaleurs étouffantes de l’été, plus tard sous les terribles froids de l’hiver, ils iraient ainsi jusqu’à l’heure où la mort tant souhaitée les délivrerait de cette abominable existence.

Ces deux hommes étaient les frères Kip, qui, trois semaines avant, avaient été transportés au pénitencier de Port-Arthur.

Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, on le sait, la Tasmanie ne fut habitée que par les plus misérables peuplades du globe, des indigènes placés, pourrait-on dire, sur cette limite qui sépare l’animalité de l’humanité. Or, les premiers Européens qui devaient prendre pied sur cette grande île ne valaient guère mieux, sans doute, que ces sauvages. Mais, après eux, vinrent les émigrants, lesquels, avec leur concours et le temps aidant, en firent une colonie des plus florissantes.

À cette époque, la Grande-Bretagne avait déjà fondé un établissement de ce genre à Botany-Bay, sur la côte orientale de l’Australie, alors dénommée Nouvelle-Galles du Sud. Comme elle put supposer chez les Français l’intention de créer un bagne similaire en terre tasmanienne, elle se hâta de les y devancer, ainsi qu’elle le fit plus tard en Nouvelle-Zélande.

Vers le milieu de l’année 1803, John Bowin, quittant Sydney avec un détachement de troupes coloniales, débarqua sur la rive gauche de la rivière Derwent, à vingt milles au-dessus de son embouchure, au lieu dit « Ridens ». Il emmenait un certain nombre de convicts, dont le chiffre monta à quatre cents l’année suivante, sous le lieutenant-colonel Collins.

Cet officier, abandonnant Ridens, jeta les fondements d’Hobart-Town sur l’autre rive du Derwent, en un endroit où une petite rivière fournissait l’eau douce, au fond de la baie de Sullivan-Cove dans laquelle les navires, même d’un tonnage élevé, trouvaient d’excellents mouillages. La nouvelle ville ne tarda pas à prendre de l’extension, et, entre les bâtiments civils qu’elle compta bientôt, l’un des premiers construits fut le bagne, enfermé de quatre hautes murailles en pierres dures comme le granit.

Trois éléments ont contribué à former la population en Tasmanie : les hommes libres, ce sont les émigrants, les colons, qui ont volontairement quitté le Royaume-Uni ; les émancipés, ce sont les déportés, auxquels il a été accordé une remise de peine en raison de leur bonne conduite ou dont la condamnation a pris fin ; les convicts, ce sont les déportés qui, à leur débarquement, passent sous la surveillance du surintendant ou commissaire des chiourmes.

Ces convicts comprenaient trois catégories : 1° les condamnés aux peines les plus graves, qui deviennent les hôtes du bagne et, sous la direction des constables, sont employés aux travaux de force, et particulièrement à l’établissement des routes ; 2° les condamnés pour fautes plus légères, — les magistrats anglais ont souvent la main lourde, — qui obtiennent la faveur d’entrer au service des colons sans aucun salaire, mais à la condition d’être convenablement logés, nourris suivant la ration réglementaire, mis à même de remplir chaque dimanche leurs devoirs religieux ; 3° les condamnés qui, grâce à leur bonne conduite, ont la liberté de travailler pour leur compte, et, de ceux-là, il en est quelques-uns qui sont arrivés à la fortune, à l’indépendance. Il est vrai, en dépit des efforts tentés par les gouverneurs, aucun d’eux ne peut reprendre rang dans la société des hommes libres.

Telles furent donc les premières mesures adoptées au début de la colonie pour l’organisation pénale, et telles étaient les différentes catégories de convicts, aussi bien hommes que femmes. D’après ce que note Dumont d’Urville, lors de son arrivée en Tasmanie, vers 1840, les peines infligées étaient graduées ainsi qu’il suit suivant la gravité des délits : réprimande, condamnation à tourner la roue d’un moulin pendant un temps limité, travaux forcés le jour et emprisonnement solitaire la nuit, travaux forcés sur les grands chemins, travaux forcés dans les escouades enchaînées, envoi à l’établissement pénal de Port-Arthur.

À propos de ce dernier établissement, il convient de rappeler qu’en 1768 un pénitencier avait été fondé sur l’île Norfolk, — cette île où furent recueillis par le James-Cook Karl et Pieter Kip, les naufragés de la Wilhelmina. Mais, dès 1805, le gouvernement le fit évacuer, parce que, faute de port, il était très difficile d’y débarquer. L’île, cependant, redevint plus tard siège de colonie pénale, et c’est là que l’administration déportait les criminels les plus redoutables de la Tasmanie et de la Nouvelle-Galles du Sud.

Plus tard, en 1842, il fut abandonné définitivement et remplacé par celui de Port-Arthur[1].

Ainsi, sans parler du bagne d’Hobart-Town, la Tasmanie en possédait un second, dont il convient de faire connaître la situation avec quelque détail.

La grande île, profondément entaillée dans sa partie méridionale par Storm-Bay, est limitée à l’ouest par le littoral très découpé, que traverse le Dervent, dont Hobart-Town occupe la rive droite. À l’est, elle a pour frontière la presqu’île de Tasman qui, de l’autre côté, est battue par les longues houles du Pacifique. Au nord, cette presqu’île se rattache par un isthme très resserré à la péninsule de Forestier, qui elle-même ne tient au district de Panbroke que par une étroite langue de terre. Au sud, vers le large, se projettent les pointes aiguës du cap du Sud-Ouest et du cap Pillar.

Depuis l’isthme qui relie les presqu’îles Forestier et Tasman jusqu’au cap Pillar, on compte environ six milles, et ce fut dans une petite baie de la côte méridionale que l’administration fonda l’établissement de Port-Arthur.

La presqu’île de Tasman est couverte de forêts épaisses, très riches en essences propres à la construction maritime, entre autres un bois dur qui présente l’apparence et les qualités du teck. Nombre de ces arbres, déjà vieux d’un siècle, se reconnaissent à leur tronc gigantesque, sans aucune pousse latérale, et dont la frondaison ne s’étale qu’à leur cime.

La petite ville de Port-Arthur se développe en amphithéâtre sur la colline du fond de la baie. Son port, bien aménagé avec môle de débarquement, abrité par les hauteurs environnantes, offre toute sécurité aux navires, dont les terribles rafales du nord-ouest empêchent souvent l’entrée dans les eaux de Storm-Bay. Du reste, sauf pour les besoins du pénitencier, ils n’y viennent guère qu’en relâche forcée. La raison en est que le commerce est nul dans ce port, auquel l’avenir réserve une certaine prospérité si sa destination vient à changer.

En effet, la population de Port-Arthur est de composition toute spéciale : les employés du gouvernement, les constables, les soldats des deux compagnies d’infanterie. Ce personnel, placé sous l’autorité d’un capitaine-commandant, est préposé au fonctionnement et à la garde de l’établissement pénal. Ce chef, le capitaine Skirtle, en résidence à Port-Arthur, occupait alors une confortable habitation, bâtie sur une pointe élevée du littoral, d’où la vue s’étendait jusqu’à la pleine mer.

À cette époque, l’établissement comprenait deux divisions, affectées à deux catégories de convicts très distinctes.

Le premier se voyait sur la gauche en entrant dans le havre. Son nom de Point-Puer indiquait qu’il était destiné à de jeunes détenus, — plusieurs centaines d’enfants compris entre douze et dix-huit ans. Trop souvent déportés pour des délits en somme peu graves, ils occupaient des baraques de bois aménagées en ateliers et en dortoirs. C’est là qu’on tentait de les ramener au bien par le travail, par l’instruction moralisatrice que les règlements imposaient, par les leçons qu’ils recevaient d’un ministre chargé de diriger les pratiques religieuses. Enfin, c’est de là qu’ils sortaient parfois bons ouvriers, en cordonnerie, en menuiserie, en charpentage et autres métiers manuels qui pourraient leur assurer une honnête existence. Mais on leur faisait la vie dure, à ces jeunes reclus, sous la menace des punitions en usage, l’internement en cellule, la mise au pain et à l’eau, le fouet incessamment brandi par la main des constables contre les récalcitrants.

Au total, de ceux qui quittent le pénitencier à l’expiration de leur peine, les uns restent dans la colonie comme ouvriers et les autres
Cet homme tenait à la main un fer de pioche… (Page 358.)

retournent en Europe. Dans le premier cas, ils gardent surtout trace des bonnes leçons qu’ils ont reçues ; mais, dans le second, ils ne tardent guère à les oublier. Rejetés sur la route du crime, ils sont de nouveau condamnés à la déportation, lorsqu’ils ne finissent pas par le gibet, et c’est dans le pénitencier des hommes qu’ils sont enfermés alors, quelquefois pour la vie, et soumis à toutes les rigueurs d’une discipline de fer.

L’autre division de Port-Arthur contenait environ huit cents convicts. C’est, ainsi qu’on l’a pu justement dire, la « lie des bandits d’Angleterre », tombés au dernier échelon de la dépravation humaine. Tels étaient autrefois les déportés de l’île Norfolk, avant qu’ils eussent été évacués sur la Tasmanie. Pas un qui n’eût un casier judiciaire chargé d’assassinats ou de vols. Pour la plupart, — à la limite du châtiment suprême, ils n’avaient plus qu’une seule pénalité à encourir, — la mort.

On ne s’étonnera pas si toutes précautions ont été prises à Port-Arthur pour empêcher les évasions. C’est par mer qu’elles offrent les meilleures chances de réussite, à la condition que les fugitifs aient pu s’emparer d’une embarcation qui les déposera sur un point du littoral, en dehors de la presqu’île de Tasman. Toutefois ces occasions sont rares. Les convicts n’ont point accès dans le port, ou, s’ils y sont employés à certains travaux, on les tient en rigoureuse surveillance.

Mais, s’il est difficile de s’échapper par mer, n’est-il pas possible de s’échapper par terre, puisque, en réalité, les déportés ne sont plus enfermés dans une île comme ils l’étaient à Norfolk ?… Oui, des fugitifs ont pu quelquefois s’évader du pénitencier, se réfugier dans les bois environnants, se soustraire à toute poursuite, en se condamnant à une vie plus épouvantable que celle du bagne, et la plupart meurent de misère ou d’inanition. D’ailleurs, que de chances ils ont d’être repris au milieu de ces forêts, où l’on a multiplié les postes, relevés de deux heures en deux heures, et que les patrouilles parcourent jour et nuit !

Il faudrait que les fugitifs pussent quitter la presqu’île de Tasman, et cela, c’est impossible.

En effet, l’isthme qui la rattache à la presqu’île Forestier, l’Eagle-Hawk-Neck, — l’isthme de l’Aigle-Épervier, — ne mesure pas plus de cent pas en largeur dans sa partie la plus étroite. Sur cette grève, qui ne présente aucun abri, l’administration a fait planter des poteaux assez rapprochés les uns des autres. À ces poteaux sont attachés des chiens dont les chaînes peuvent se croiser — une cinquantaine de dogues, féroces comme des fauves. Quiconque tenterait de forcer cette ligne serait en un instant dévoré. Puis, en cas qu’un évadé y fût parvenu, d’autres chiens, enfermés dans des niches élevées sur pilotis, signaleraient sa présence le long de la grève, où sont échelonnées des sentinelles toujours en éveil. Dans de telles conditions, il semble donc que les déportés doivent renoncer à tout espoir de s’enfuir.

Tel était ce pénitencier de Port-Arthur, réservé aux malfaiteurs les plus intraitables, les plus endurcis. C’est là que Karl et Pieter Kip furent transportés quinze jours après la commutation de leur peine. Pendant la nuit, un canot, les prenant à l’extrémité du port, les mit à bord du petit aviso qui fait le service de l’établissement pénal. Cet aviso traversa Storm-Bay, doubla le cap du Sud-Ouest, donna dans le havre et vint accoster le môle. Les deux frères furent aussitôt incarcérés en attendant le moment de comparaître devant le capitaine-commandant de Port-Arthur.

Le capitaine Skirtle, âgé de cinquante ans, possédait l’énergie qu’exigeaient ses difficiles fonctions, impitoyable lorsqu’il fallait l’être, mais juste et bon envers les misérables qui méritaient sa justice et sa bonté. S’il punissait avec la dernière rigueur les fautes graves contre la discipline, il ne tolérait pas l’abus de la force chez les agents soumis à son autorité. Les sévérités du règlement qu’il appliquait aux déportés, il les appliquait également aux constables chargés de leur surveillance.

Le capitaine Skirtle résidait à Port-Arthur depuis une dizaine d’années déjà avec Mme  Skirtle, sa femme, âgée de quarante ans, son fils William et sa fille Belly, dans leur quatorzième et leur douzième année. Habitant la villa dont il a été question, Mme  Skirtle et ses enfants n’avaient jamais aucun rapport avec le personnel des pénitenciers. Seul le capitaine arrivait chaque matin, pour la plus grande partie de la journée, et ne revenait à la villa que le soir. Chaque mois, il faisait quelques tournées d’inspection à l’intérieur de la presqu’île jusqu’à l’isthme d’Eagle-Hawk-Neck, visitant les différents postes, passant en revue les escouades employées au travail des routes. Quant à sa famille, en outre des promenades effectuées autour de Port-Arthur, à travers les admirables forêts environnantes, l’aviso les transportait à Hobart-Town, quand elle le désirait, et ses relations n’étaient pas interrompues avec la capitale tasmanienne.

Dès son arrivée au pénitencier de Point-Puer, le commandant se faisait amener les enfants qui avaient commis quelque méfait la veille, il les admonestait, il leur appliquait les peines réglementaires. Et que l’on juge du degré de perversion auquel atteignaient parfois ces petits monstres ! L’un d’eux, qui en voulait à un constable, répondait, lorsqu’on lui faisait entrevoir la potence dans un prochain avenir s’il ne s’amendait pas : « Eh bien ! mon père et ma mère m’auront montré le chemin, et, avant d’être pendu, je tuerai ce constable ! »

Après la visite à Point-Puer, M. Skirtle se rendait au pénitencier des hommes, et ce fut là, le matin du 5 avril, que Karl et Pieter Kip comparurent devant lui.

Le capitaine était au courant de ce procès dont le retentissement avait été considérable, — procès terminé par la condamnation à mort des accusés. Que la Reine leur eût fait grâce de la vie, le crime d’assassinat, et dans des conditions qui le rendaient plus odieux encore, n’en pesait pas moins sur eux. Ils devraient donc être traités avec une sévérité extrême, et aucun adoucissement ne saurait être apporté à leur situation.

Et, cependant, le commandant ne put qu’être frappé de l’attitude que les deux frères eurent en sa présence. Après avoir répondu aux questions qui leur furent posées, Karl Kip ajouta d’une voix ferme :

« La justice des hommes nous a condamnés, monsieur le commandant, mais nous sommes innocents de l’assassinat dont le capitaine Gibson a été victime ! »

Ils s’étaient encore pris par la main, comme ils l’avaient fait devant la Cour criminelle, et ce fut la dernière fois qu’ils purent ainsi échanger une fraternelle étreinte.

Les agents les emmenèrent séparément, ordre ayant été donné de ne plus les laisser l’un avec l’autre. Incorporés chacun dans une escouade, avec l’impossibilité de jamais se parler, ils auraient à peine l’occasion de s’entrevoir.

Alors commença pour eux, puis se poursuivit cette épouvantable existence du forçat, sous l’accoutrement jaune, spécial au pénitencier de Port-Arthur. Ils n’étaient pas accouplés, ainsi que cela se fait en d’autres pays, à un compagnon dont ils eussent partagé la chaîne. À l’honneur de la Grande-Bretagne, cette torture, plus morale que physique, n’a jamais été imposée dans les colonies anglaises. Mais une chaîne longue de trois pieds environ entrave les jambes du condamné, et, pour marcher, il lui faut la relever jusqu’à la ceinture. Cependant, si l’accouplement continu n’existe pas à Port-Arthur, quelquefois, par mesure disciplinaire, les forçats d’une même escouade sont rattachés ensemble et travaillent ainsi au transport des fardeaux.

Les frères Kip ne furent point soumis à cette horrible peine de la « chain-gang ». Durant de longs mois, sans avoir pu, même une seule fois, s’adresser la parole, ils s’occupèrent, dans des escouades séparées, à l’établissement des routes que le gouvernement faisait ouvrir à travers la presqu’île de Tasman.

La plupart du temps, la journée faite, ils rentraient dans les dortoirs du pénitencier, où les convicts sont enfermés par bandes de quarante. Ah ! quel adoucissement à tant de misères, si, à ce moment, il leur eût été permis de se rencontrer, de reposer l’un près de l’autre, ou même sur les chantiers, lorsqu’ils y passaient toute la nuit en plein air !

Un seul jour de la semaine, le dimanche, Karl et Pieter Kip avaient cette joie de s’entrevoir, lorsque les forçats se réunissaient dans la chapelle que desservait un ministre méthodiste. Et que devaient-ils penser de la justice des hommes, eux innocents, dans la promiscuité de ces criminels dont les chaînes bruissaient lamentablement entre les chants et les prières ?…

Ce qui brisait le cœur de Karl Kip, ce qui provoquait en lui des mouvements de révolte dont les conséquences eussent été graves, c’était que son frère fût assujetti à de si pénibles besognes. Lui, d’une santé de fer, d’une vigueur exceptionnelle, il aurait la force de les supporter, bien que la ration du bagne suffît à peine à le nourrir : trois quarts de livre de viande fraîche ou huit onces de viande salée, une demi-livre de pain ou quatre onces de farine, une demi-livre de pommes de terre. Mais Pieter, de constitution moins forte, n’y succomberait-il pas ?… Après les dernières chaleurs d’un climat presque tropical, uniquement vêtus de la mauvaise défroque jaune du bagne, ils allaient souffrir de la bise intense, des froids, des rafales glaciales et des neiges épaisses. Le travail, il faudrait le continuer sous les menaces des constables, sous le fouet des gardes-chiourme. Aucun repos, si ce n’est aux courts instants du repas vers le milieu de la journée, en attendant le retour au pénitencier. Puis, à la moindre velléité de résistance, les punitions disciplinaires de s’abattre sur ces malheureux, l’emprisonnement dans les cachots, le supplice de la « chain-gang », enfin, le plus terrible de tous après la mort et qui l’amenait quelquefois, la fustigation du coupable, déchiré par les lanières du cat !

Certes, une telle existence devait faire naître chez les convicts le furieux, l’irrésistible désir de s’évader. Aussi quelques-uns l’essayaient-ils, bien qu’ils eussent, avec tant de dangers à braver, si peu de chances d’y réussir. Et lorsque les fugitifs étaient repris dans les forêts de la presqu’île, c’était ce cat qui les châtiait devant tout le personnel du pénitencier. Le fouet à neuf branches, manié par un bras vigoureux, cinglait les reins du patient mis à nu, et sillonnait de zébrures les chairs transformées en une sorte de boue sanglante.

Cependant, si Karl Kip était parfois sur le point de se révolter contre les rigueurs de la discipline, son frère Pieter se soumettait, espérant que la vérité aurait raison un jour, qu’un fait, un incident, une découverte ferait éclater leur innocence. Il acceptait donc, si pénible, si déshonorante qu’elle fût, cette vie du bagne, et, s’il ne possédait pas la vigueur physique de son frère, du moins son énergie morale lui permettait-elle de la supporter, soutenu d’ailleurs par son entière confiance en Dieu. Ce qui le tourmentait surtout, c’était cette crainte que Karl ne parvînt pas à se maîtriser, qu’il ne s’abandonnât à quelque violence. Assurément, Karl ne chercherait point à s’enfuir, il ne voudrait pas le laisser seul dans le pénitencier, d’où tous deux ne sortiraient qu’ensemble !… Mais, dans une heure de désespoir, Karl ne s’emporterait-il pas, alors que lui, Pieter, n’était pas là pour le calmer, pour le retenir ?…

Aussi, dévoré par ces inquiétudes, Pieter crut-il devoir tenter une démarche, et, un jour, pendant l’inspection du capitaine-commandant, se hasarda-t-il à lui adresser la parole. Et, ce qu’il demanda d’une voix suppliante, ce fut, non point d’être réuni à son frère, de travailler dans la même escouade, mais la faveur de passer quelques moments auprès de lui.

Le capitaine Skirtle laissa parler Pieter Kip, l’observant non sans une vive attention, dans laquelle perçait peut-être un certain intérêt. Est-ce donc parce que Karl et Pieter Kip appartenaient à une classe sociale où se recrutent rarement les hôtes d’un bagne ?… Est-ce donc que M. Hawkins, avec l’appui du gouverneur, avait poursuivi ses démarches en leur faveur ?… Est-ce donc qu’après la commutation de peine obtenue par lui, cet excellent homme continuait ses démarches afin d’obtenir pour eux quelque adoucissement au régime du bagne ?…

D’ailleurs, M. Skirtle ne laissa rien voir de ce qu’il pensait. Les frères Kip n’étaient et ne pouvaient être à ses yeux que deux hommes condamnés pour crime d’assassinat. C’était déjà beaucoup que la pitié de la Reine leur eût épargné le dernier supplice. Plus tard, il pourrait peut-être faire droit à la demande de Pieter Kip, mais il n’y avait pas encore lieu d’y accéder.

Pieter Kip, le cœur gonflé, étouffé par les sanglots, n’aurait pas eu la force d’insister. Il comprit que ce serait inutile, et il rentra dans le rang.

Près de six mois s’étaient écoulés depuis l’arrivée des deux frères au pénitencier de Port-Arthur. La fin de l’hiver approchait. Il avait été dur pour ces malheureux, et comment eussent-ils entrevu la possibilité qu’un changement quelconque pût modifier leur situation ?… C’est ce qui se produisit, pourtant, et voici dans quelles circonstances.

Le 15 septembre, par une belle matinée, M. Skirtle, sa femme, son fils et sa fille, venaient de faire une longue excursion à travers la forêt. Arrivés à l’isthme d’Eagle-Hawk-Neck, ils étaient descendus de voiture.

En cet endroit, quelques convicts s’occupaient à creuser un canal d’irrigation, et le capitaine-commandant avait voulu inspecter ces aménagements.

Or, les escouades auxquelles appartenaient Karl et Pieter Kip

y travaillaient ensemble, mais à une certaine distance l’une de l’autre. Les deux frères n’avaient pas même eu cette consolation de s’apercevoir, tant les arbres formaient une épaisse lisière à l’amorce même de Eagle-Hawk-Neck.

Sa visite achevée, M. Skirtle et sa famille se disposaient à remonter en voiture, lorsque des cris éclatèrent dans la direction de la palissade qui fermait l’isthme. Presque aussitôt s’y joignirent des aboiements furieux.

Ces aboiements étaient ceux des chiens attachés aux poteaux de la grève, à moins de trois cents pas de la lisière.

L’un de ces animaux, ayant rompu sa chaîne, s’était élancé du côté de la forêt, au milieu des cris des constables, et des hurlements de toute la bande. On eût dit que le dogue voulait se jeter sur les convicts dont le costume lui était bien connu. Mais, épouvanté de leurs vociférations, ce fut vers la forêt qu’il bondit avant que les gardiens eussent pu le reprendre.

Ce que le capitaine avait à faire, c’était de remonter en voiture et de quitter la place avant que l’animal eût effrayé les chevaux. Par malheur, ceux-ci prirent peur, et, malgré les efforts du cocher, s’enfuirent en direction de Port-Arthur.

« Venez… venez !… » cria M. Skirtle à sa femme et à ses enfants, qu’il entraînait vers un fourré où ils espéraient trouver refuge.

Soudain, le chien parut, la gueule écumante, les yeux enflammés. Il poussait des rugissements de bête fauve, et, d’un bond, il se précipita sur le jeune Skirtle qu’il renversa, après lui avoir sauté à la gorge.

Les cris des constables, qui accouraient de la lisière, se faisaient entendre.

M. Skirtle, à la vue du danger que courait son fils, allait se jeter sur l’animal, lorsqu’il fut saisi par deux bras vigoureux qui le repoussèrent.

Un instant après, le jeune Skirtle était sauvé, et le chien se débattait contre son sauveur dont il avait pris le bras gauche entre ses crocs sanglants, et qu’il déchirait avec rage…

Cet homme tenait à la main un fer de pioche, et il le plongea dans le corps du dogue qui retomba pantelant sur le sol.

Mme  Skirtle tenait son fils dans ses bras et le couvrait de caresses, tandis que le capitaine se retournait vers l’homme, — un galérien dans son costume jaune.

C’était Karl Kip. Il travaillait à cent pas de là, il avait entendu les cris des constables, il avait aperçu le chien lâché à travers la forêt. Et alors, sans songer au danger, il s’était précipité sur les traces de l’animal.

Le commandant reconnut cet homme, dont le sang coulait d’une horrible blessure. Il allait s’avancer vers lui pour le remercier, pour lui faire donner des soins, lorsqu’il fut devancé par Pieter Kip.

Aux cris poussés en deçà de la lisière, les escouades s’étaient portées de ce côté en même temps que les constables.

Les derniers arbres dépassés, Pieter Kip, voyant son frère étendu près du corps de l’animal, courut à lui en criant :

« Karl… Karl !… »

En vain les gardiens auraient-ils voulu le retenir. D’ailleurs, sur un signe du capitaine vers qui Mme  Skirtle tendait les mains et dont le fils implorait la pitié pour son sauveur, il fit signe aux constables de s’écarter. Et, pour la première fois, depuis sept longs mois de séparation, de misères, de désespoir, Karl et Pieter Kip pleuraient dans les bras l’un de l’autre.




  1. Actuellement Port-Arthur est désaffecté et l’établissement pénal n’existe plus en Tasmanie.