Les Frères Kip/Première partie/Chapitre III

Hetzel (p. 41-68).


vin mod à l’œuvre.


La distance entre Dunedin et Wellington, à travers le détroit qui sépare les deux grandes îles, est inférieure à quatre cents milles. Si la brise de nord-ouest se maintenait, la mer resterait belle le long de la côte, et, à raison de dix milles par heure, le James-Cook arriverait le surlendemain à Wellington.

Pendant cette courte traversée, Flig Balt parviendrait-il à exécuter ses projets, s’emparer du brick, après s’être débarrassé du capitaine et de ses compagnons, à l’entraîner vers ces lointains parages du Pacifique, où toute sécurité et toute impunité lui seraient offertes ?…

On sait comment Vin Mod entendait procéder : M. Gibson et les hommes qui lui étaient fidèles seraient surpris et jetés par-dessus le bord avant d’avoir pu se défendre. Mais, dès à présent, il fallait mettre Len Cannon et ses camarades dans le complot, — ce qui ne serait sans doute pas difficile, — les tâter préalablement à ce sujet et s’assurer leur concours. C’est ce que comptait faire Vin Mod pendant cette première journée de navigation, afin d’agir pendant la nuit prochaine. Pas de temps à perdre. En quarante-huit heures, le brick, rendu à Wellington, recevrait comme passagers M. Hawkins et Nat Gibson. Donc, cette nuit ou la suivante, il importait que le James-Cook fût tombé au pouvoir de Flig Balt et de ses complices. Sinon, les chances de réussite seraient infiniment diminuées, et pareille occasion ne se représenterait peut-être pas.

Du reste, que Len Cannon, Sexton, Kyle et Bryce consentissent, Vin Mod ne pensait pas que cela pût faire question avec de tels individus, sans foi ni loi, sans conscience ni scrupules, alléchés par la perspective de fructueuses campagnes en ces régions du Pacifique, où la justice ne saurait les atteindre.

L’île méridionale de la Nouvelle-Zélande, Tawaï-Pounamou, affecte la forme d’un long rectangle, renflé à sa partie inférieure, qui se dessine un peu obliquement du sud-ouest au sud-est. Au contraire, c’est sous la forme d’un triangle irrégulier, terminé par une étroite langue de terre projetée jusqu’à la pointe du Cap Nord, que se présente Ika-na-Maoui, l’île septentrionale.

La côte que suivait le brick est fort déchiquetée, relevée de rochers énormes à silhouettes bizarres, qui ressemblent de loin à quelques gigantesques mastodontes échoués sur les grèves. Çà et là une succession d’arcades figure le pourtour d’un cloître, où la houle, même par beau temps, se précipite furieusement avec un bruit formidable. Un navire qui se mettrait au plein sur le littoral serait irrémédiablement perdu, et trois ou quatre coups de mer suffiraient à le démolir. Heureusement, s’il est poussé par la tempête, soit qu’il vienne de l’est, soit qu’il vienne de l’ouest, il a chance de pouvoir doubler les extrêmes promontoires de la Nouvelle-Zélande. D’ailleurs, il existe deux détroits où il est possible de trouver abri si l’on manque l’entrée des ports : celui de Cook, qui sépare les deux îles, et celui de Foveaux, ouvert entre Tavaï-Pounamou et l’île de Stewart, à son extrémité méridionale. Mais il faut se garder des dangereux récifs des Snares, où se heurtent les flots de l’océan Indien et ceux de l’océan Pacifique, parages trop féconds en sinistres maritimes.

En arrière de la côte se déroule un puissant système orographique, creusé de cratères, sillonné de chutes qui alimentent des rivières considérables malgré leur étendue restreinte. Sur le versant des montagnes montent des étages de forêts dont les arbres sont parfois démesurés, pins hauts de cent pieds et d’un diamètre de vingt, cèdres à feuilles d’olivier, le « koudy » résineux, le « kaïkatea » à feuilles résistantes et à baies rouges, dont les troncs sont dépourvus de branches entre le pied et la cime.

Si Ika-na-Maoui peut s’enorgueillir de la richesse de son sol, de la puissance de sa fertilité, de cette végétation qui rivalise en certaines parties avec les plus brillantes productions de la flore tropicale, Tavaï-Pounamou est tenue à moins de reconnaissance envers la nature. C’est tout au plus la dixième partie du territoire qui est susceptible d’être livré à la culture. Mais, dans les endroits privilégiés, les indigènes peuvent encore récolter un peu de blé d’Inde, différentes plantes herbacées, des pommes de terre en abondance, puis à profusion cette racine de fougère, le « pteris esculenta », dont ils font leur principale nourriture.

Le James-Cook, parfois, approchait de si près la côte, dont Harry Gibson connaissait bien les sondes, que le chant des oiseaux arrivait distinctement jusqu’à bord, entre autres celui du « pou », des plus mélodieux. Il s’y mêlait aussi le cri guttural des perroquets de diverses sortes, des canards à bec jaune, jambes et pattes d’un rouge écarlate, sans parler des autres nombreuses espèces aquatiques, dont les plus hardis représentants voltigeaient à travers les agrès du navire. Et, aussi, lorsque son étrave troublait leurs ébats, avec quelle rapidité se dispersaient les cétacés, ces éléphants, ces lions de mer, ces multitudes de phoques, recherchés pour leur graisse huileuse, pour leur fourrure épaisse et dont deux centaines suffisent à produire près de cent barils d’huile !

Le temps se maintenait. Si la brise tombait, ce ne serait pas avant le soir, puisqu’elle venait de terre, et, en s’abaissant, rencontrerait l’obstacle de la chaîne intérieure.

Sous l’influence d’un beau soleil, elle parcourait les hautes zones et poussait rapidement le brick, qui portait ses voiles d’étai et ses bonnettes de tribord. À peine s’il y avait lieu de mollir les écoutes, de modifier la barre. Aussi les nouveaux embarqués pouvaient-ils apprécier en marins les qualités nautiques du James-Cook.

Vers onze heures, le mont Herbert, un peu avant le port d’Oamaru, montra sa cime ballonnée, qui s’élève à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

Pendant la matinée, Vin Mod chercha vainement à causer avec Len Cannon, qu’il considérait justement comme le plus intelligent et le plus influent des quatre recrues de Dunedin. M. Gibson, on le sait, avait ordonné que ces matelots ne fussent point réunis dans le même quart. Mieux valait, en effet, qu’on les tînt séparés les uns des autres. Au surplus, n’ayant point à manœuvrer, le capitaine laissait au maître d’équipage la surveillance du navire et il s’occupait dans sa cabine à la mise en état de ses comptes de bord.

À ce moment, Hobbes était à la barre. Flig Balt se promenait depuis le grand mât jusqu’à l’arrière, de chaque côté du rouf. Deux autres matelots, Burne et Bryce, allaient et venaient le long du bastingage, sans échanger une parole. Vin Mod et Len Cannon se trouvaient ensemble sous le vent, et leur conversation ne pourrait être entendue de personne.

Lorsque Jim, le mousse, s’approchait d’eux, on le congédiait assez brutalement, et même, par prudence, maître Balt l’envoya frotter les cuivres de l’habitacle.

Quant aux deux autres camarades de Len Cannon, Sexton et Kyle, qui n’étaient point de quart, ils préféraient le plein air à l’atmosphère échauffée du poste. Le cuisinier Koa, sur le gaillard d’avant, les y amusait de ses grosses plaisanteries et de ses abominables grimaces. Il fallait voir à quel point cet indigène se montrait fier des tatouages de sa figure, de son torse et de ses membres, ce moko des Néo-Zélandais qui sillonne profondément la peau au lieu de l’entamer, ainsi que cela se fait chez les autres peuplades du Pacifique. Cette opération du moko n’est pas pratiquée sur tous les naturels. Non ! les koukis ou esclaves n’en sont point dignes, ni les gens de basse classe, à moins qu’ils ne se soient distingués à la guerre par quelque action d’éclat.

Aussi Koa en tirait-il une extraordinaire vanité.

Et, — ce qui paraissait intéresser fort Sexton et Kyle, — il entendait leur donner toute explication sur son tatouage, il racontait dans quelles circonstances sa poitrine avait été décorée de tel ou tel dessin, il signalait celui du front, représentant son nom gravé en caractères ineffaçables et que, pour rien au monde, d’ailleurs, il n’eût voulu effacer.

Au reste, chez les indigènes, le système cutané, grâce à ces opérations qui s’étendent à toute la surface du corps, gagne beaucoup en épaisseur et en solidité. De là une résistance plus grande aux froidures de ce climat pendant l’hiver, aux piqûres des moustiques, et combien d’Européens, à ce prix, se féliciteraient de pouvoir braver les attaques de ces maudits insectes !

Tandis que Koa, se sentant instinctivement poussé par une sympathie toute naturelle vers Sexton et son camarade, jetait ainsi les bases d’une étroite amitié, Vin Mod « travaillait » Len Cannon, lequel, de son côté, ne demandait qu’à le voir venir :

« Eh ! ami Cannon, dit Vin Mod, te voici donc à bord du James-Cook… Un bon navire, n’est-ce pas ? et qui vous file ses onze nœuds sans qu’on ait besoin de lui donner la main…

— Comme tu dis, Mod.

— Et, avec une belle cargaison dans le ventre, il vaut cher…

— Tant mieux pour l’armateur.

— L’armateur… ou un autre !… En attendant, nous n’avons qu’à nous croiser les bras pendant qu’il fait bonne route…
Len Cannon et Bryce.

— Aujourd’hui, ça va bien, répondit Len Cannon, mais demain… qui sait ?…

— Demain… après-demain… toujours !… s’écria Vin Mod en frappant sur l’épaule de Len Cannon. Et n’est-ce pas préférable que d’être resté à terre ?… Où seriez-vous, les camarades et toi, à présent… si vous n’étiez pas ici ?…

— Aux Three-Magpies, Mod…

— Non… et Adam Fry vous aurait mis à la porte, après la façon dont vous l’avez traité… Puis, les policemen vous auraient empoignés tous les quatre… et comme vous n’en êtes pas, je le suppose, à débuter devant le tribunal de police, on vous aurait gratifiés d’un ou deux bons mois de repos dans la prison de Dunedin…

— Prison en ville ou bâtiment en mer, c’est tout un…, répliqua Len Cannon, qui ne semblait pas résigné à son sort.

— Comment…, s’écria Vin Mod, des marins qui parlent de la sorte !…

— Ce n’était pas notre idée de naviguer…, déclara Len Cannon. Sans cette méchante bagarre d’hier, nous serions déjà loin sur les routes d’Otago…

— À peiner… à trimer… à crever de faim et de soif, l’ami, et pour quoi faire ?…

— Faire fortune !… riposta Len Cannon.

— Faire fortune… dans les placers ?… répondit Vin Mod. Mais il n’y a plus rien à pêcher là-bas… Est-ce que tu n’as pas vu ceux qui en reviennent ?… Des cailloux, tant qu’on en veut et l’on peut s’en lester pour ne point revenir les poches vides !… Quant à des pépites, la récolte est finie, et ça ne repousse pas du jour au lendemain… ni même d’une année à l’autre !…

— J’en connais qui ne regrettent pas d’avoir lâché leur bâtiment pour les gisements de la Clutha…

— Et moi… j’en connais… quatre, qui ne regretteront pas de s’être embarqués sur le James-Cook au lieu d’avoir filé à l’intérieur !

— C’est pour nous que tu dis cela ?…

— Pour vous et deux ou trois autres bons lurons de ton espèce…

— Et tu cherches à me fourrer dans la tête qu’un matelot gagne de quoi rire, manger et boire le restant de ses jours, à faire le cabotage pour le compte d’un capitaine et d’un armateur ?

— Non, certes…, répliqua Vin Mod, à moins qu’il ne le fasse pour son propre compte !…

— Et le moyen… quand on n’est pas propriétaire du navire ?…

— On peut quelquefois le devenir…

— Eh ! crois-tu donc que mes camarades et moi nous ayons de l’argent à la banque de Dunedin pour l’acheter ?…

— Non, l’ami… et si vous avez jamais eu des économies, elles ont plutôt passé par les mains des Adam Fry et autres banquiers de cette sorte !…

— Eh bien, Mod, pas d’argent, pas de navire… et je ne pense pas que M. Gibson soit d’humeur à nous faire cadeau du sien…

— Non… mais enfin un malheur peut survenir… Si M. Gibson venait à disparaître… un accident, une chute à la mer… cela arrive aux meilleurs capitaines… Un coup de lame, il n’en faut pas plus pour vous déhaler… et, la nuit… sans qu’on s’en aperçoive… Puis le matin, plus personne… »

Len Cannon regardait Vin Mod, les yeux dans les yeux, se demandant s’il comprenait bien ce langage.

L’autre continua :

« Et alors que se passe-t-il ?… On remplace le capitaine, et, dans ce cas, c’est le second qui prend le commandement du navire, ou, s’il n’y a pas de second, c’est le lieutenant…

— Et s’il n’y a pas de lieutenant… ajouta Len Cannon en baissant la voix, après avoir poussé du coude son interlocuteur, s’il n’y a pas de lieutenant… c’est le maître d’équipage…

— Comme tu dis, l’ami, et, avec un maître d’équipage comme Flig Balt, on va loin…

— Pas où l’on devait aller ?… insinua Len Cannon, en coulant un regard de côté.

— Non… mais où l’on veut aller…, répondit Vin Mod, là où se font de bons coups de commerce… de bonnes cargaisons… de la nacre, du coprah, des épices… tout cela dans la cale du Little-Girl.

— Comment… le Little-Girl ?…

— Ce serait le nouveau nom du James-Cook… un joli nom, n’est-ce pas, et qui doit porter bonheur ! »

Enfin, que ce fût ce nom ou un autre, — bien que Vin Mod parût y tenir tout particulièrement, — il y avait une affaire en perspective. Len Cannon était assez intelligent pour comprendre à demi-mot que cela s’adressait à ses camarades des Three-Magpies comme à lui-même. Ce n’étaient certes pas les scrupules qui les retiendraient. Toutefois, avant de s’engager, il convient de connaître les choses à fond et de quel côté sont les chances. Aussi, après quelques moments de réflexion, Len Cannon, qui jeta les yeux autour de lui pour s’assurer que personne ne pouvait les entendre, dit à Vin Mod :

« Lâche tout ! »

Vin Mod le mit alors au courant de l’affaire convenue avec Flig Balt. Len Cannon, très accessible à des propositions de ce genre, ne montra aucune surprise à les entendre, aucune répugnance à les débattre, aucune hésitation à les accepter. Se débarrasser du capitaine Gibson et des matelots qui eussent refusé d’entrer en rébellion contre lui, s’emparer du brick, en changer le nom et, au besoin, la nationalité, trafiquer à travers le Pacifique à parts égales dans les profits, cela était bien pour séduire ce coquin. Néanmoins, il voulait des garanties, il entendait avoir l’assurance que le maître d’équipage connivait avec Vin Mod.

« Ce soir, après le quart de huit heures, pendant que tu seras à la barre, Flig Balt te parlera, Len… Ouvre l’oreille…

— Et c’est lui qui commandera le James-Cook ?… demanda Len Cannon, qui eût sans doute préféré n’être sous les ordres de personne.

— Eh oui… mille diables !… répliqua Vin Mod. Il faut bien avoir un capitaine !… Seulement, c’est toi, Len, tes camarades et nous tous qui serons les armateurs…

— Convenu, Mod… Dès que je serai seul avec Sexton, Bryce et Kyle, je leur toucherai deux mots de l’affaire…

— C’est que cela presse…

— Tant que cela ?…

— Oui… cette nuit, et, une fois les maîtres à bord, on prendrait le large !… »

Et alors Vin Mod expliqua pourquoi le coup devait être exécuté avant l’arrivée à Wellington, où embarqueraient M. Hawkins et le fils Gibson…

Avec deux hommes de plus, la partie serait moins sûre… Dans tous les cas, si ce n’était pas cette nuit, il fallait que ce fût l’autre… pas plus tard… ou il y aurait moins de chance de réussir.

Len Cannon comprit ces raisons. Le soir venu, il préviendrait ses camarades dont il répondait comme de lui. Du moment que le maître d’équipage ordonnerait, ils obéiraient au maître d’équipage… Mais, d’abord, Flig Balt devrait confirmer tout ce que venait de dire Vin Mod… Deux mots suffiraient et une poignée de main pour sceller le pacte… Eh, par saint Patrick ! Len Cannon n’exigerait pas une signature… Ce qui serait promis serait tenu…, etc.

Bref, ainsi que l’avait indiqué Vin Mod, vers huit heures, tandis que Len Cannon était à la barre, Flig Balt, en sortant du rouf, se dirigea vers l’arrière. Le capitaine s’y trouvant alors, il y avait lieu d’attendre qu’il eût regagné sa cabine, après avoir donné ses ordres pour la nuit.

La brise de nord-ouest tenait encore, bien qu’elle eût un peu molli au coucher du soleil. La mer promettait d’être belle jusqu’au matin, et il ne serait pas nécessaire de changer la voilure ; peut-être seulement devrait-on amener le grand et le petit perroquet. Le brick resterait alors sous ses huniers, ses basses voiles et ses focs. D’ailleurs il serrait de moins près le vent, en attendant de mettre le cap au nord-est.

En effet, le James-Cook, au large du port de Timaru, allait traverser la vaste baie qui échancre la côte, connue sous le nom de Canterbury-Bight. Afin de doubler la presqu’île de Banks qui la ferme, il lui faudrait arriver de deux quarts et naviguer sous l’allure du largue.

M. Gibson fit donc brasser les vergues et filer les écoutes de manière à suivre cette direction. Lorsque le jour reviendrait, à condition que la brise ne tombât pas tout à fait, il comptait avoir laissé en arrière les Pompey’s Pillars et se trouver par le travers de Christchurch.

Ses ordres exécutés, Harry Gibson, au grand ennui de Flig Balt, demeura sur le pont jusqu’à dix heures, tantôt échangeant quelques paroles avec lui, tantôt assis sur le couronnement. Le maître d’équipage, prévenu par Vin Mod, était dans l’impossibilité d’entretenir Len Cannon.

Enfin, tout allait bien à bord. Le brick n’aurait à modifier sa route qu’à trois ou quatre heures du matin, lorsqu’il serait en vue du port d’Akaroa. Aussi M. Gibson, un dernier coup d’œil donné à l’horizon et à la voilure, regagna-t-il sa cabine qui prenait jour sur l’avant du rouf.

Il n’y en eut pas long à dire entre Flig Balt et Len Cannon. Le maître d’équipage confirma les propositions de Vin Mod. Pas de demi-mesures… On jetterait le capitaine par-dessus le bord, après l’avoir surpris dans sa cabine, et, comme on ne pouvait compter sur Hobbes, Wickley et Burnes, on les enverrait le rejoindre… Len Cannon n’avait donc qu’à s’assurer du concours de ses trois camarades, autrement dit à les avertir : ce n’est pas de leur part que viendraient les objections.

« Et quand ?… demanda Len Cannon.

— Cette nuit… répondit Vin Mod, qui avait pris part à l’entretien.

— Quelle heure ?

— Entre onze heures et minuit, répondit Flig Balt. À ce moment, Hobbes sera de quart avec Sexton, Wickley à la barre… Il n’y aura pas à les tirer du poste, et, après que nous serons débarrassés de ces honnêtes matelots…

— Entendu », répondit Len Cannon, sans éprouver plus d’hésitation que de scrupule.

Puis, abandonnant la roue à Vin Mod, il se dirigea vers l’avant afin de mettre Sexton, Bryce et Kyle au courant de l’affaire.

Arrivé au pied du mât de misaine, c’est inutilement qu’il chercha Sexton et Bryce. Ils auraient dû être de quart, et ni l’un ni l’autre n’étaient là.

Wickley, qu’il interrogea, se contenta de hausser les épaules.

« Où sont-ils ? demanda Len Cannon.

— Dans le poste… ivres morts… tous les deux !

— Ah ! les brutes ! murmura Len Cannon. Les voilà soûls pour toute la nuit, et rien à en faire ! »

Une fois descendu, il trouva ses camarades vautrés sur leurs cadres. Il les secoua… Des brutes, en vérité !… Ils avaient volé une bouteille de gin dans la cambuse, ils l’avaient vidée jusqu’à la dernière goutte… Impossible de les tirer de cette ivresse, d’où ils ne sortiraient qu’au matin… Impossible de leur communiquer les projets de Vin Mod !… Impossible de compter sur eux pour les mettre à exécution avant le lever du soleil, car, sans eux, la partie était trop inégale !…

Lorsque Flig Balt eut été prévenu, on se figure aisément ce que fut sa colère. Vin Mod ne le calma pas sans peine, et lui aussi vouait à la potence ces misérables ivrognes !… Mais enfin, rien n’était perdu… Ce qui ne pouvait se faire cette nuit se ferait la nuit prochaine… On veillerait sur Kyle et Sexton… On les empêcherait de boire… Dans tous les cas, Flig Balt se garderait bien de les dénoncer au capitaine, ni pour la soûlerie, ni pour le vol de la bouteille… M. Gibson les enverrait à fond de cale jusqu’à l’arrivée du brick à Wellington, les remettrait entre les mains des autorités maritimes et débarquerait peut-être par surcroît Len Cannon et Kyle, ainsi que le fit observer Vin Mod… C’était parler sagement. D’autre part, les matelots ne se dénoncent pas entre eux. Ni Hobbes, ni Wickley, ni Burnes, ni même le mousse ne parleraient, et le capitaine n’aurait point à intervenir.

La nuit s’écoula, et la tranquillité ne fut point troublée à bord du James-Cook.

Lorsque Harry Gibson monta de grand matin sur le pont, il constata que les hommes de quart étaient à leur poste, et le brick en bonne direction par le travers de Christchurch, après avoir doublé la presqu’île de Banks.

Cette journée du 27 s’annonça bien. Le soleil déborda d’un horizon dont les brumes se dissipèrent promptement. Un instant on put croire que la brise s’établirait au large ; mais, dès sept heures, elle vint de terre, et, sans doute, se maintiendrait au nord-ouest comme la veille. En pinçant le vent, le James-Cook pourrait atteindre le port de Wellington sans changer ses amures.

« Rien de nouveau ?… demanda M. Gibson à Flig Balt, lorsque le maître d’équipage sortit de sa cabine, où il avait passé les dernières heures de la nuit.

— Rien de nouveau, monsieur Gibson, répondit-il.

— Qui est à la barre ?…

— Le matelot Cannon.

— Vous n’avez pas eu à reprendre les nouvelles recrues dans le service ?…

— En aucune façon, et je crois ces gens-là meilleurs qu’ils ne paraissent.

— Tant mieux, Balt, car j’ai idée qu’à Wellington, comme à Dunedin, les capitaines doivent être à court d’équipages.

— C’est probable, monsieur Gibson…

— Et, somme toute, si je pouvais m’arranger de ceux-ci…

— Ce serait pour le mieux ! » répondit Flig Balt.

Le James-Cook, en remontant vers le nord, prolongeait la côte à trois ou quatre milles seulement. Les détails en apparaissaient avec netteté sous l’embrasement des rayons solaires. Les hautes chaînes du Kaikoura qui sillonnent la province de Malborough dessinaient leurs capricieuses arêtes à une hauteur de dix mille pieds. Sur leurs flancs s’étageaient les épaisses forêts dorées par la lumière, en même temps que les cours d’eau s’épanchaient vers le littoral.

Cependant la brise montrait une tendance à calmir, et le brick, ce jour-là, ferait moins de route que la veille. D’où probabilité qu’il n’arriverait pas la nuit à Wellington.

Vers cinq heures de l’après-midi, on avait seulement connaissance des hauteurs du Ben More, dans le sud du petit port de Flaxbourne. Il faudrait encore de cinq à six heures pour se trouver à l’ouvert du détroit de Cook. Comme ce passage s’oriente du sud au nord, il ne serait pas nécessaire de modifier l’allure du navire.

Flig Balt et Vin Mod étaient donc assurés d’avoir toute la nuit pour accomplir leurs projets.

Il va sans dire que le concours de Len Cannon et de ses camarades était acquis. Sexton et Bryce, leur ivresse dissipée, Kyle déjà prévenu, n’avaient fait aucune observation. Vin Mod ayant appuyé Len Cannon, on n’attendait plus que le moment d’agir. Voici dans quelles conditions.

Entre minuit et une heure du matin, tandis que le capitaine serait endormi, Vin Mod et Len Cannon pénètreraient dans sa cabine, le bâillonneraient, l’enlèveraient et le jetteraient à la mer avant qu’il eût le temps de pousser un cri. À ce moment, Hobbes et Burnes, étant de quart, seraient saisis par Kyle, Sexton, Bryce, et subiraient le même sort. Resterait Wickley dans le poste ; Koa et Flig Balt en auraient facilement raison, ainsi que du mousse. L’exécution faite, il n’y aurait plus à bord que les auteurs du crime, pas un seul témoin, et le James-Cook, larguant ses écoutes, gagnerait à toutes voiles les parages du Pacifique dans l’est de la Nouvelle-Zélande.

Toutes les chances étaient donc pour que cet abominable complot réussît. Avant le lever du jour, sous le commandement de Flig Balt, le brick serait déjà loin de ces parages.

Il était environ sept heures, lorsque le cap Campbell fut relevé au nord-est. C’est à proprement parler l’extrême pointe qui limite le détroit de Cook au sud, ayant pour pendant, à une distance de cinquante milles environ, le cap Palliser, extrémité de l’île Ika-na-Maoui.

Le brick suivait alors le littoral à moins de deux milles, tout dessus, même ses bonnettes, car la brise faiblissait avec le soir. La côte était franche, bordée de roches basaltiques qui forment les premières assises des montagnes de l’intérieur. La cime du mont Weld se détachait comme une pointe de feu sous les rayons du soleil couchant. Bien que les marées du Pacifique soient peu importantes, un courant de terre portait vers le nord et favorisait la marche du James-Cook en direction du détroit.

C’était à huit heures que le capitaine devait rentrer dans sa cabine, après avoir laissé le quart au maître d’équipage. Il n’y aurait qu’à surveiller le passage des navires à l’ouvert du détroit. Au reste, la nuit serait claire, et aucune voile ne paraissait à l’horizon.

Avant huit heures, cependant, une fumée fut signalée par tribord arrière, et on ne tarda pas à voir un steamer qui doublait le cap Campbell.

Vin Mod et Flig Balt n’en prirent point ombrage. Assurément, étant donnée sa marche, il aurait bientôt dépassé le brick.

C’était un aviso de l’État qui n’avait pas encore amené ses couleurs. Or, à cet instant, un coup de fusil se fit entendre, et le pavillon britannique descendit de la corne de brigantine.

Harry Gibson était resté sur le pont. Allait-il donc y demeurer tant que serait en vue cet aviso, qui faisait la même route que le James-Cook, soit qu’il eût l’intention de traverser le détroit, soit qu’il fût à destination de Wellington ?…

Voilà ce que se demandaient Flig Balt et Vin Mod, non sans une certaine appréhension, et même une certaine impatience, tant il leur tardait d’être seuls sur le pont.

Une heure s’écoula. M. Gibson, assis près du rouf, ne paraissait point songer à rentrer. Il échangeait quelques mots avec l’homme de barre, Hobbes, et observait l’aviso, qui ne se trouvait pas à un mille du brick.

Que l’on juge donc du désappointement de Flig Balt, de ses complices, un désappointement qui tournait à la rage. Le bâtiment anglais ne marchait plus qu’à petite vitesse et sa vapeur fusait par le tuyau d’échappement. Il se berçait aux ondulations de la longue houle, troublant à peine les eaux des battements de son hélice, ne faisant pas plus de sillage que le James-Cook.

Pourquoi cet aviso avait-il donc ralenti sa marche ?… Était-ce quelque accident survenu à sa machine ?… Ou plutôt ne voulait-il pas entrer de nuit dans le port de Wellington, dont les passes sont assez difficiles ?…

Enfin, pour une de ces raisons, sans doute, il semblait devoir rester jusqu’à l’aube sous petite vapeur, et, par conséquent, en vue du brick.

Cela était bien pour désappointer Flig Balt, Vin Mod et les autres, pour les inquiéter aussi.

En effet, Len Cannon, Sexton, Kyle, Bryce, eurent d’abord la pensée que cet aviso avait été envoyé de Dunedin à leur poursuite ; que la police, ayant appris leur embarquement et leur départ sur le brick, cherchait à les reprendre. Craintes exagérées et vaines, assurément. Il eût été plus simple d’envoyer par télégraphe l’ordre de les arrêter dès leur arrivée à Wellington. On ne détache pas un navire de l’État pour s’emparer de quelques matelots tapageurs, lorsqu’il est facile de les pincer au port.

Len Cannon et ses camarades ne tardèrent pas à être rassurés. L’aviso ne fit aucun signal pour entrer en communication avec le brick, et ne mit point d’embarcation à la mer. Le James-Cook ne serait pas l’objet d’une perquisition, et les recrues des Three-Magpies pouvaient être tranquilles à bord.

Mais, si toute crainte fut bannie de ce chef, on imagine aisément la colère qu’éprouvèrent le maître d’équipage et Vin Mod. Impossible d’agir cette nuit, et le lendemain le brick serait à son mouillage de Wellington. Se jeter sur le capitaine Gibson, sur les trois matelots, cela ne se ferait pas sans bruit. Ils résisteraient, ils se défendraient, ils crieraient, et leurs cris seraient entendus de l’aviso, qui ne se trouvait plus qu’à deux ou trois encablures… La révolte ne pouvait éclater dans ces conditions… Elle eût été promptement réprimée par le bâtiment anglais, qui, en quelques tours d’hélice, eût accosté le brick.

« Malédiction !… grommelait Vin Mod. Rien à faire !… On risquerait d’être envoyé à bout de vergues de ce damné bateau…

— Et demain, ajouta Flig Balt, l’armateur et Nat Gibson seront à bord ! »

Il aurait fallu s’éloigner de l’aviso, et peut-être le maître d’équipage l’eût-il tenté, si le capitaine, au lieu de regagner sa cabine, ne fût demeuré la plus grande partie de la nuit sur le pont. Impossible de prendre le large…Donc, nécessité de renoncer au projet de s’emparer du brick.

Le jour revint de bonne heure. Le James-Cook avait poussé à l’ouvert de Blenheim, situé sur le littoral de Tawaï-Pounamou, côté ouest du détroit ; puis il s’était rapproché de la pointe Nicholson, qui se projette à l’entrée de la baie de Wellington. Enfin, à six heures du matin, il pénétrait dans cette baie en même temps que l’aviso et venait mouiller au milieu du port.