Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/XII/03


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 670-674).

III

L’expertise médicale et une livre de noisettes

L’expertise médicale non plus ne fut guère favorable à l’accusé. D’ailleurs, Fétioukovitch lui-même ne comptait pas trop là-dessus, comme on le vit bien. Elle eut lieu, au fond, uniquement sur l’insistance de Catherine Ivanovna, qui avait fait venir un fameux médecin de Moscou ; la défense, assurément, ne pouvait rien y perdre. Il s’y mêla toutefois un élément comique par suite d’un certain désaccord entre les médecins. Les experts étaient le fameux spécialiste en question, le Dr Herzenstube, de notre ville, et le jeune médecin Varvinski. Les deux derniers figuraient aussi en qualité de témoins cités par le procureur. Le premier appelé fut le Dr Herzenstube, un septuagénaire grisonnant et chauve, de taille moyenne, de constitution robuste. C’était un praticien consciencieux et fort estimé, un excellent homme, une sorte de frère morave. Depuis très longtemps établi chez nous, ses manières accusaient une grande dignité. Philanthrope, il soignait gratuitement les pauvres et les paysans, visitait les taudis et les chaumines et laissait de l’argent pour les médicaments. En revanche, il était têtu comme un mulet : impossible de le faire démordre d’une idée. À propos, presque tout le monde en ville savait que le fameux spécialiste, arrivé depuis peu, s’était déjà permis des remarques fort désobligeantes sur les capacités du Dr Herzenstube. Bien que le médecin de Moscou ne prît pas moins de vingt-cinq roubles par visite, il y eut des gens qui profitèrent de son séjour pour le consulter. C’étaient naturellement des clients d’Herzenstube, et le fameux médecin critiqua partout son traitement de la façon la plus acerbe. Il finit par demander dès l’abord aux malades en entrant : « Dites-moi, qui vous a tripoté, Herzenstube ? Hé ! hé ! » Celui-ci, bien entendu, l’apprit. Donc, les trois médecins parurent comme experts. Le Dr Herzenstube déclara que « l’accusé était visiblement anormal au point de vue mental ». Après avoir exposé ses considérations, que j’omets ici, il ajouta que cette anomalie ressortait non seulement de la conduite antérieure de l’accusé, mais encore de son attitude présente, et quand on le pria de s’expliquer, le vieux docteur déclara avec ingénuité que l’accusé, en entrant, « n’avait pas un air en rapport avec les circonstances ; il marchait comme un soldat, regardant droit devant lui, alors qu’il aurait dû tourner les yeux à gauche, où se tenaient les dames, car il était grand amateur du beau sexe et devait se préoccuper de ce qu’elles diraient de lui », conclut le vieillard dans sa langue originale. Il s’exprimait volontiers et longuement en russe, mais chacune de ses phrases avait une tournure allemande, ce qui ne le troublait guère, car il s’était imaginé toute sa vie parler un russe excellent, « meilleur même que celui des Russes », et il aimait beaucoup citer les proverbes, affirmant chaque fois que les proverbes russes sont les plus expressifs de tous. Dans la conversation, par distraction peut-être, il oubliait parfois les mots les plus ordinaires, qu’il connaissait parfaitement, mais qui lui échappaient tout à coup. Il en allait de même lorsqu’il parlait allemand ; on le voyait alors agiter la main devant son visage comme pour rattraper l’expression perdue, et personne n’aurait pu le contraindre à poursuivre avant qu’il l’eût retrouvée. Le vieillard était très aimé de nos dames ; elles savaient que, demeuré célibataire, pieux et de mœurs pures, il considérait les femmes comme des créatures idéales et supérieures. Aussi sa remarque inattendue parut-elle des plus bizarres et divertit fort l’assistance.

Le spécialiste de Moscou déclara catégoriquement à son tour qu’il tenait l’état mental de l’accusé pour anormal, « et même au suprême degré ». Il discourut savamment sur « l’obsession » et « la manie » et conclut que, d’après toutes les données recueillies, l’accusé, plusieurs jours déjà avant son arrestation, se trouvait en proie à une obsession maladive incontestable ; s’il avait commis un crime, c’était presque involontairement, sans avoir la force de résister à l’impulsion qui l’entraînait. Mais, outre « l’obsession », le docteur avait constaté de « la manie », ce qui constituait, d’après lui, un premier pas vers la démence complète. (N.B. Je rapporte ses dires en langage courant, le docteur s’exprimait dans une langue savante et spéciale.) « Tous ses actes sont au rebours du bon sens et de la logique, poursuivit-il. Sans parler de ce que je n’ai pas vu, c’est-à-dire du crime et de tout ce drame ; avant-hier, en causant avec moi, il avait un regard fixe et inexplicable. Il riait brusquement et sans motif, en proie à une véritable irritation permanente et incompréhensible. Il proférait des paroles bizarres : « Bernard, l’éthique et autres choses qu’il ne faut pas. » Le docteur voyait surtout une preuve de manie dans le fait que l’accusé ne pouvait parler sans exaspération des trois mille roubles dont il s’estimait frustré, alors qu’il restait relativement calme au souvenir des autres offenses et échecs subis. « Enfin, il paraît que, déjà auparavant, il entrait en fureur au sujet de ces trois mille roubles, et cependant on assure qu’il n’est ni intéressé ni cupide. Quant à l’opinion de mon savant confère, conclut avec ironie l’homme de l’art, à savoir que l’accusé aurait dû en entrant regarder les dames, c’est une assertion plaisante, mais radicalement erronée ; je conviens qu’en pénétrant dans la salle où se décide son sort, l’inculpé n’aurait pas dû avoir un regard aussi fixe, et que cela pourrait en effet déceler un trouble mental ; mais j’affirme en même temps qu’il aurait dû regarder non à gauche, vers les dames, mais à droite, cherchant des yeux son défenseur, celui en qui il espère et dont son sort dépend. » Le spécialiste avait formulé son opinion sur un ton impérieux.

Le désaccord entre les deux experts parut particulièrement comique après la conclusion inattendue du Dr Varvinski, qui leur succéda. D’après lui, l’accusé, maintenant comme alors, était tout à fait normal, si avant son arrestation il avait fait preuve d’une surexcitation extraordinaire, elle pouvait provenir des causes les plus évidentes : jalousie, colère, ivresse continuelle, etc. En tout cas cette nervosité n’avait rien à voir avec « l’obsession » dont on venait de parler. Quant à savoir où devait regarder l’accusé en entrant dans la salle, « à mon humble avis, il devait regarder droit devant lui, comme il l’avait fait en réalité, les yeux fixés sur les juges dont dépendait désormais son sort, de sorte que par là même il avait démontré son état parfaitement normal », conclut le jeune médecin avec quelque animation.

« Bravo, guérisseur ! cria Mitia, c’est bien ça ! »

On le fit taire, mais cette opinion eut une influence décisive sur le tribunal et le public, car tout le monde la partagea, comme on le vit par la suite.

Le Dr Herzenstube, entendu comme témoin, servit inopinément les intérêts de Mitia. En qualité de vieil habitant, connaissant depuis longtemps la famille Karamazov, il fournit d’abord quelques renseignements dont « l’accusation » fit son profit mais ajouta :

« Cependant, le pauvre jeune homme méritait un meilleur sort, car il avait bon cœur dans son enfance et par la suite, je le sais. Un proverbe russe dit : « Si l’on a de l’esprit, c’est bien, mais si un homme d’esprit vient vous voir, c’est encore mieux, car cela fait deux esprits au lieu d’un… »

— On pense mieux à deux que tout seul, souffla avec impatience le procureur, qui savait que le vieillard, entiché de sa lourde faconde germanique, parlait toujours avec une lente prolixité, se souciant peu de faire attendre les gens.

— Eh oui ! c’est ce que je dis, reprit-il avec ténacité : deux esprits valent mieux qu’un. Mais il est resté seul et a laissé le sien… Où l’a-t-il laissé ? Voilà un mot que j’ai oublié, poursuivit-il en agitant la main devant ses yeux, ah oui ! spazieren.

— Se promener ?

— Eh oui ! c’est ce que je dis. Son esprit a donc vagabondé et s’est perdu. Et pourtant, c’était un jeune homme reconnaissant et sensible ; je me le rappelle bien tout petit, abandonné chez son père, dans l’arrière-cour, quand il courait nu-pieds, avec un seul bouton à sa culotte. »

La voix de l’honnête vieillard se teinta d’émotion. Fétioukovitch tressaillit comme s’il pressentait quelque chose.

« Oui, j’étais moi-même encore jeune alors… J’avais quarante-cinq ans et je venais d’arriver ici. J’eus pitié de l’enfant et me dis : « Pourquoi ne pas lui acheter une livre… de quoi ? » j’ai oublié comment ça s’appelle… une livre de ce que les enfants aiment beaucoup, comment est-ce donc ?… et le docteur agita de nouveau les mains — ça croît sur un arbre, ça se récolte.

— Des pommes ?

— Oh non ! ça se vend à la livre, et les pommes à la douzaine… Il y en a beaucoup, c’est tout petit, on les met dans la bouche et crac !…

— Des noisettes ?

— Eh oui ! des noisettes, c’est ce que je dis, confirma le docteur imperturbable, comme s’il n’avait pas cherché le mot, et j’apportai à l’enfant une livre de noisettes ; jamais il n’en avait reçu, je levai le doigt en disant : « Mon garçon ! Gott der Vater. » Il se mit à rire et répéta : Gott der Vater. — Gott der Sohn. Il rit de nouveau et gazouilla : Gott der Sohn. — Gott der heilige Geist[1] ».

Le surlendemain, comme je passais, il me cria de lui-même : « Monsieur, Gott der Vater, Gott der Sohn ». Il avait oublié Gott der heilige Geist, mais je le lui rappelai et il me fit de nouveau pitié. On l’emmena et je ne le vis plus. Vingt-trois ans après, je me trouvais un matin dans mon cabinet, la tête déjà blanche, quand un jeune homme florissant que j’étais incapable de reconnaître entra soudain, leva le doigt et dit en riant : « Gott der Vater, Gott der Sohn und Gott der heilige Geist ! Je viens d’arriver et je tiens à vous remercier pour la livre de noisettes, car personne à part vous ne m’en a jamais acheté. » Je me rappelai alors mon heureuse jeunesse et le pauvre enfant nu-pieds ; je fus retourné et lui dis : « Tu es un jeune homme reconnaissant, puisque tu n’as pas oublié cette livre de noisettes que je t’ai apportée dans ton enfance. » Je le serrai dans mes bras et je le bénis en pleurant. Il riait… car le Russe rit souvent quand il faudrait pleurer. Mais il pleurait aussi, je l’ai vu. Et maintenant, hélas !…

— Et maintenant, je pleure, Allemand, et maintenant je pleure, homme de Dieu ! » cria tout à coup Mitia.

Quoi qu’il en soit, cette historiette produisit une impression favorable. Mais le principal effet en faveur de Mitia fut produit par la déposition de Catherine Ivanovna, dont je vais parler. En général, quand ce fut le tour des témoins à décharge[2], le sort parut sourire à Mitia, inopinément pour la défense elle-même. Mais avant Catherine Ivanovna, on interrogea Aliocha, qui se rappela soudain un fait paraissant réfuter positivement un des points les plus graves de l’accusation.

  1. En allemand : Dieu le Père, Dieu le Fils, Dieu le Saint-Esprit.
  2. En français dans le texte.