Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/VIII/01


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 377-386).

I

Kouzma Samsonov

Dmitri Fiodorovitch, à qui Grouchegnka, en volant vers une vie nouvelle, avait fait transmettre son dernier adieu, voulant qu’il se souvînt toute sa vie d’une heure d’amour, était en ce moment aux prises avec les pires difficultés. Comme lui-même le dit par la suite, il passa ces deux jours sous la menace d’une congestion cérébrale. Aliocha n’avait pu le découvrir la veille, et il n’était pas venu au rendez-vous assigné par Ivan au cabaret. Conformément à ses instructions, ses logeurs gardèrent le silence. Durant ces deux jours qui précédèrent la catastrophe, il fut littéralement aux abois, « luttant avec sa destinée pour se sauver », suivant sa propre expression. Il s’absenta même quelques heures de la ville pour une affaire urgente, malgré sa crainte de laisser Grouchegnka sans surveillance. L’enquête ultérieure précisa l’emploi de son temps de la façon la plus formelle ; nous nous bornerons à noter les faits essentiels.

Bien que Grouchegnka l’eût aimé pendant une heure, elle le tourmentait impitoyablement. D’abord, il ne pouvait rien connaître de ses intentions ; impossible de les pénétrer par la douceur ou la violence ; elle se serait fâchée et détournée de lui tout à fait. Il avait l’intuition qu’elle se débattait dans l’incertitude sans parvenir à prendre une décision ; aussi pensait-il non sans raison qu’elle devait parfois le détester, lui et sa passion. Tel était peut-être le cas ; mais il ne pouvait comprendre exactement ce qui causait l’anxiété de Grouchegnka. À vrai dire, toute la question qui le tourmentait se ramenait à une alternative : « Lui, Mitia, ou Fiodor Pavlovitch. » Ici il faut noter un fait certain : il était persuadé que son père ne manquerait pas d’offrir à Grouchegnka de l’épouser (si ce n’était déjà fait), et ne croyait pas un instant que le vieux libertin espérât s’en tirer avec trois mille roubles. Il connaissait en effet le caractère de la donzelle. Voilà pourquoi il lui semblait parfois que le tourment de Grouchegnka et son indécision provenaient uniquement de ce qu’elle ne savait qui choisir, ignorant lequel lui rapporterait davantage. Quant au prochain retour de l’ « officier », de l’homme qui avait joué un rôle fatal dans sa vie, et dont elle attendait l’arrivée avec tant d’émotion et d’effroi — chose étrange —, il n’y pensait même pas. Il est vrai que Grouchegnka avait gardé le silence là-dessus pendant ces derniers jours. Pourtant, Mitia connaissait la lettre reçue un mois auparavant et même une partie de son contenu. Grouchegnka la lui avait alors montrée dans un moment d’irritation, sans qu’il y attachât d’importance, ce qui la surprit. Il eût été difficile d’expliquer pourquoi ; peut-être simplement parce que, accablé par sa funeste rivalité avec son père, il ne pouvait rien imaginer de plus dangereux à ce moment. Il ne croyait guère à un fiancé surgi on ne sait d’où, après cinq ans d’absence, ni à sa prochaine arrivée, annoncée d’ailleurs en termes vagues. La lettre était nébuleuse, emphatique, sentimentale, et Grouchegnka lui avait dissimulé les dernières lignes, qui parlaient plus clairement de retour. De plus, Mitia se rappela par la suite l’air de dédain avec lequel Grouchegnka avait reçu ce message venu de Sibérie. Elle borna là ses confidences sur ce nouveau rival, de sorte que peu à peu, il oublia l’officier. Il croyait seulement à l’imminence d’un conflit avec Fiodor Pavlovitch. Plein d’anxiété, il attendait à chaque instant la décision de Grouchegnka et pensait qu’elle viendrait brusquement, par inspiration. Si elle allait lui dire : « Prends-moi, je suis à toi pour toujours », tout serait terminé ; il l’emmènerait le plus loin possible, sinon au bout du monde, du moins au bout de la Russie ; ils se marieraient et s’installeraient incognito, ignorés de tous. Alors commencerait une vie nouvelle, régénérée, « vertueuse », dont il rêvait avec passion. Le bourbier où il s’était enlisé volontairement lui faisait horreur et, comme beaucoup en pareil cas, il comptait surtout sur le changement de milieu ; échapper à ces gens, aux circonstances, s’envoler de ce lieu maudit, ce serait la rénovation complète, l’existence transformée. Voilà ce qui le faisait languir.

Il y avait bien une autre solution, une autre issue, terrible celle-là. Si tout à coup, elle lui disait : « Va-t’en ; j’ai choisi Fiodor Pavlovitch, je l’épouserai, je n’ai pas besoin de toi. » Alors… oh ! alors… Mitia ignorait d’ailleurs ce qui arriverait alors, et il l’ignora jusqu’au dernier moment, on doit lui rendre cette justice. Il n’avait pas d’intentions arrêtées ; le crime ne fut pas prémédité. Il se contentait de guetter, d’espionner, se tourmentait, mais n’envisageait qu’un heureux dénouement. Il repoussait même toute autre idée. C’est ici que commençait un nouveau tourment, que surgissait une nouvelle circonstance, accessoire, mais fatale et insoluble.

Au cas où elle lui dirait : « Je suis à toi, emmène-moi », comment l’emmènerait-il ? Où prendrait-il l’argent ? Précisément alors, les revenus qu’il tirait depuis des années des versements réguliers de Fiodor Pavlovitch étaient épuisés. Certes, Grouchegnka avait de l’argent, mais Mitia se montrait à cet égard d’une fierté farouche ; il voulait l’emmener et commencer une existence nouvelle avec ses ressources personnelles et non avec celles de son adorée. L’idée même qu’il pût recourir à sa bourse lui inspirait un profond dégoût. Je ne m’étendrai pas sur ce fait, je ne l’analyserai pas, me bornant à le noter ; tel était à ce moment son état d’âme. Cela pouvait provenir inconsciemment des remords secrets qu’il éprouvait pour s’être approprié l’argent de Catherine Ivanovna. « Je suis un misérable aux yeux de l’une, je le serai de nouveau aux yeux de l’autre », se disait-il alors, comme lui-même l’avoua par la suite. « Si Grouchegnka l’apprend, elle ne voudra pas d’un pareil individu. Donc, où trouver des fonds, où prendre ce fatal argent ? Sinon tout échouera, faute de ressources ; quelle honte ! »

Il savait peut-être où trouver cet argent. Je n’en dirai pas davantage pour le moment, car tout s’éclaircira, mais j’expliquerai sommairement en quoi consistait pour lui la pire difficulté ; pour se procurer ces ressources, pour avoir le droit de les prendre, il fallait d’abord rendre à Catherine Ivanovna ses trois mille roubles, sinon « je suis un escroc, un gredin, et je ne veux pas commencer ainsi une vie nouvelle », décida Mitia, et il résolut de tout bouleverser au besoin, mais de restituer d’abord et à tout prix cette somme à Catherine Ivanovna. Il s’arrêta à cette décision pour ainsi dire aux dernières heures de sa vie, après la dernière entrevue avec Aliocha, sur la route. Instruit par son frère de la façon dont Grouchegnka avait insulté sa fiancée, il reconnut qu’il était un misérable et le pria de l’en informer, « si cela pouvait la soulager ». La même nuit, il sentit dans son délire qu’il valait mieux « tuer et dévaliser quelqu’un, mais s’acquitter envers Katia ». « Je serai un assassin et un voleur pour tout le monde, soit ; j’irai en Sibérie plutôt que de laisser Katia dire que j’ai dérobé son argent pour me sauver avec Grouchegnka et commencer une vie nouvelle ! Ça, c’est impossible ! » Ainsi parlait Mitia en grinçant des dents, et il y avait de quoi appréhender par moments une congestion cérébrale. Mais il luttait encore…

Chose étrange : on aurait dit qu’avec une pareille résolution il ne lui restait que le désespoir en partage, car où diantre un gueux comme lui pourrait-il prendre une pareille somme ? Cependant il espéra jusqu’au bout se procurer ces trois mille roubles, comptant qu’ils lui tomberaient dans les mains d’une façon quelconque, fût-ce du ciel. C’est ce qui arrive à ceux qui, comme Dmitri, ne savent que gaspiller leur patrimoine, sans avoir aucune idée de la façon dont on acquiert l’argent. Depuis la rencontre avec Aliocha, toutes ses idées s’embrouillaient, une tempête soufflait dans son crâne. Aussi commença-t-il par la tentative la plus bizarre, car il se peut qu’en pareil cas les entreprises les plus extravagantes paraissent les plus réalisables à de pareilles gens. Il résolut d’aller trouver le marchand Samsonov, protecteur de Grouchegnka, et de lui soumettre un plan d’après lequel celui-ci avancerait aussitôt la somme désirée. Il était sûr de son plan au point de vue commercial, et se demandait seulement comment Samsonov accueillerait sa démarche. Mitia ne connaissait ce marchand que de vue et ne lui avait jamais parlé. Mais depuis longtemps, il avait la conviction que ce vieux libertin, dont la vie ne tenait plus qu’à un fil, ne s’opposerait pas à ce que Grouchegnka refît la sienne en épousant un homme sûr, que même il le désirait et faciliterait les choses, le cas échéant. Par ouï-dire, ou d’après certaines paroles de Grouchegnka, il concluait également que le vieillard l’eût peut-être préféré à Fiodor Pavlovitch comme mari de la jeune femme. De nombreux lecteurs trouveront peut-être cynique que Dmitri Fiodorovitch attendît un pareil secours et consentît à recevoir sa fiancée des mains du protecteur de cette jeune personne. Je puis seulement faire remarquer que le passé de Grouchegnka paraissait définitivement enterré aux yeux de Mitia. Il n’y songeait plus qu’avec miséricorde et avait décidé dans l’ardeur de sa passion que, dès que Grouchegnka lui aurait dit qu’elle l’aimait, qu’elle allait l’épouser, ils seraient aussitôt régénérés l’un et l’autre : ils se pardonneraient mutuellement leurs fautes et commenceraient une nouvelle existence. Quant à Kouzma Samsonov, il voyait en lui un homme fatal dans le passé de Grouchegnka, qui ne l’avait pourtant jamais aimé, un homme maintenant « passé », lui aussi, et qui ne comptait plus. Il ne pouvait porter ombrage à Mitia, ce vieillard débile dont la liaison était devenue paternelle, pour ainsi dire, et cela depuis près d’un an. En tout cas, Mitia faisait preuve d’une grande naïveté, car avec tous ses vices c’était un homme fort naïf. Cette naïveté le persuadait que le vieux Kouzma, sur le point de quitter ce monde, éprouvait un sincère repentir pour sa conduite envers Grouchegnka, qui n’avait pas de protecteur et d’ami plus dévoué que ce vieillard désormais inoffensif.

Le lendemain de sa conversation avec Aliocha, Mitia, qui n’avait presque pas dormi, se présenta vers dix heures du matin chez Samsonov et se fit annoncer. La maison était vieille, maussade, spacieuse, avec des dépendances et un pavillon. Au rez-de-chaussée habitaient ses deux fils mariés, sa sœur fort âgée et sa fille. Deux commis, dont l’un avait une nombreuse famille, occupaient le pavillon. Tout ce monde manquait de place, tandis que le vieillard vivait seul au premier, ne voulant même pas de sa fille, qui le soignait et devait monter chaque fois qu’il avait besoin d’elle, malgré son asthme invétéré. Le premier se composait de grandes pièces d’apparat, meublées, dans le vieux style marchand, avec d’interminables rangées de fauteuils massifs et de chaises en acajou le long des murs, des lustres de cristal recouverts de housses et des trumeaux. Ces pièces étaient vides et inhabitées, le vieillard se confinant dans sa petite chambre à coucher tout au bout, où le servaient une vieille domestique en serre-tête et un garçon qui se tenait sur un coffre dans le vestibule. Ne pouvant presque plus marcher à cause de ses jambes enflées, il ne se levait que rarement de son fauteuil, soutenu par la vieille, pour faire un tour dans la chambre. Même avec elle, il se montrait sévère et peu communicatif. Quand on l’informa de la venue du « capitaine », il refusa de le recevoir. Mitia insista et se fit de nouveau annoncer. Kouzma Kouzmitch s’informa alors de l’air du visiteur, s’il avait bu ou faisait du tapage. « Non, répondit le garçon, mais il ne veut pas s’en aller. » Sur un nouveau refus, Mitia, qui avait prévu le cas et pris ses précautions, écrivit au crayon : « Pour une affaire urgente, concernant Agraféna Alexandrovna », et envoya le papier au vieillard. Après avoir réfléchi un instant, celui-ci ordonna de conduire le visiteur dans la grande salle et fit transmettre à son fils cadet l’ordre de monter immédiatement. Cet homme de haute taille et d’une force herculéenne, qui se rasait et s’habillait à l’européenne (le vieux Samsonov portait un caftan et la barbe), arriva aussitôt. Tous tremblaient devant le père. Celui-ci l’avait fait venir non par crainte du capitaine — il n’avait pas froid aux yeux — mais à tout hasard, plutôt comme témoin. Accompagné de son fils qui l’avait pris sous le bras, et du garçon, il se traîna jusqu’à la salle. Il faut croire qu’il éprouvait une assez vive curiosité. La pièce où attendait Mitia était immense et lugubre, avec une galerie, des murs imitant le marbre, et trois énormes lustres recouverts de housses. Mitia, assis près de l’entrée, attendait impatiemment son sort. Quand le vieillard parut à l’autre bout, à une vingtaine de mètres, Mitia se leva brusquement et marcha à grands pas de soldat à sa rencontre. Il était habillé correctement, la redingote boutonnée, son chapeau à la main, ganté de noir, comme l’avant-veille au monastère, chez le starets, lors de l’entrevue avec Fiodor Pavlovitch et ses frères. Le vieillard l’attendait debout d’un air grave et Mitia sentit qu’il l’examinait. Son visage fort enflé ces derniers temps, avec sa lippe pendante, surprit Mitia. Il fit à celui-ci un salut grave et muet, lui indiqua un siège et, appuyé sur le bras de son fils, prit place en gémissant sur un canapé en face de Mitia. Celui-ci, témoin de ses efforts douloureux, éprouva aussitôt un remords et une certaine gêne en pensant à son néant vis-à-vis de l’important personnage qu’il avait dérangé.

« Que désirez-vous, monsieur ? » fit le vieillard une fois assis, d’un ton froid, quoique poli.

Mitia tressaillit, se dressa, mais reprit sa place. Il se mit à parler haut, vite, avec exaltation, en gesticulant. On sentait que cet homme aux abois cherchait une issue, prêt à en finir en cas d’échec. Le vieux Samsonov dut comprendre tout cela en un instant, bien que son visage demeurât impassible.

« Le respectable Kouzma Kouzmitch a probablement entendu parler plus d’une fois de mes démêlés avec mon père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, à propos de l’héritage de ma mère… Cela défraie ici toutes les conversations, les gens se mêlant de ce qui ne les regarde pas… Il a pu également en être informé par Grouchegnka, pardon, par Agraféna Alexandrovna, par la très honorée et très respectable Agraféna Alexandrovna… »

Ainsi débuta Mitia, qui resta court dès les premiers mots. Mais nous ne citerons pas intégralement ses paroles, nous bornant à les résumer. Le fait est que lui, Mitia, avait conféré, il y a trois mois, au chef-lieu avec un avocat, « un célèbre avocat, Pavel Pavlovitch Kornéplodov, dont vous avez dû entendre parler, Kouzma Kouzmitch. Un vaste front, presque l’esprit d’un homme d’État… lui aussi vous connaît… il a parlé de vous dans les meilleurs termes… » Mitia resta court une seconde fois ; mais il ne s’arrêta pas pour si peu, passa outre, discourut de plus belle. Cet avocat, d’après les explications de Mitia et l’examen des documents (Mitia s’embrouilla et passa rapidement là-dessus), fut d’avis, au sujet du village de Tchermachnia, qui aurait dû lui appartenir après sa mère, qu’on pouvait intenter un procès et mater ainsi le vieil énergumène, « car toutes les issues ne sont pas fermées et la justice sait se frayer un chemin ». Bref, on pouvait espérer tirer de Fiodor Pavlovitch un supplément de six à sept mille roubles, « car Tchermachnia en vaut au moins vingt-cinq mille, que dis-je, vingt-huit mille, trente, Kouzma Kouzmitch, et figurez-vous que ce bourreau ne m’en a pas donné dix-sept mille ! J’abandonnai alors cette affaire, n’entendant rien à la chicane, et à mon arrivée ici, je fus abasourdi par une action reconventionnelle (ici Mitia s’embrouilla de nouveau et fit un saut). Eh bien, respectable Kouzma Kouzmitch, ne voulez-vous pas que je vous cède tous mes droits sur ce monstre, et cela pour trois mille roubles seulement ?… Vous ne risquez rien, rien du tout, je vous le jure sur mon honneur ; au contraire, vous pouvez gagner six ou sept mille roubles, au lieu de trois… Et surtout, je voudrais terminer cette affaire aujourd’hui même. Nous irions chez le notaire, ou bien… Bref, je suis prêt à tout, je vous donnerai tous les papiers que vous voudrez, je signerai… nous dresserions l’acte aujourd’hui, ce matin même, si possible… Vous me donneriez ces trois mille roubles… n’êtes-vous pas le plus gros de nos richards ?… et vous me sauveriez ainsi… me permettant d’accomplir une action sublime… car je nourris les plus nobles sentiments envers une personne que vous connaissez bien et que vous entourez d’une sollicitude paternelle. Autrement, je ne serais pas venu. On peut dire que trois fronts se sont heurtés, car le destin est une chose terrible, Kouzma Kouzmitch. Or, comme vous ne comptez plus depuis longtemps, il reste deux fronts, suivant mon expression peut-être gauche, mais je ne suis pas littérateur : le mien et celui de ce monstre. Ainsi, choisissez : moi ou un monstre ! Tout est maintenant entre vos mains, trois destinées et deux dés… Excusez-moi, je me suis embrouillé, mais vous me comprenez… je vois à vos yeux que vous m’avez compris… Sinon, il ne me reste qu’à disparaître, voilà ! »

Mitia arrêta net son discours extravagant avec ce « voilà » et, s’étant levé, attendit une réponse à son absurde proposition. À la dernière phrase, il avait senti soudain que l’affaire était manquée et surtout qu’il avait débité un affreux galimatias. « C’est étrange, en venant ici j’étais sûr de moi, et maintenant je bafouille ! » Tandis qu’il parlait, le vieillard demeurait impassible, l’observant d’un air glacial. Au bout d’une minute, Kouzma Kouzmitch dit enfin d’un ton catégorique et décourageant :

« Excusez, des affaires de ce genre ne nous intéressent pas. »

Mitia sentit ses jambes se dérober sous lui.

« Que vais-je devenir, Kouzma Kouzmitch ! murmura-t-il avec un pâle sourire ; je suis perdu maintenant, qu’en pensez-vous ?

— Excusez… »

Mitia, debout et immobile, remarqua un changement dans la physionomie du vieillard. Il tressaillit.

« Voyez-vous, monsieur, de telles affaires sont délicates ; j’entrevois un procès, des avocats, le diable et son train ! Mais il y a quelqu’un à qui vous devriez vous adresser.

— Mon Dieu, qui est-ce ?… Vous me rendez la vie, Kouzma Kouzmitch, balbutia Mitia.

— Il n’est pas ici en ce moment. C’est un paysan, un trafiquant de bois, surnommé Liagavi. Il mène depuis un an des pourparlers avec Fiodor Pavlovitch pour votre bois de Tchermachnia, ils ne sont pas d’accord sur le prix, peut-être en avez-vous entendu parler. Justement, il se trouve maintenant là-bas et loge chez le Père Ilinski, au village d’Ilinski, à douze verstes de la gare de Volovia. Il m’a écrit au sujet de cette affaire, demandant conseil. Fiodor Pavlovitch veut lui-même aller le trouver. Si vous le devanciez en faisant à Liagavi la même proposition qu’à moi, peut-être qu’il…

— Voilà une idée de génie ! interrompit Mitia enthousiasmé. C’est justement ce qu’il lui faut, à cet homme. Il est acquéreur, on lui demande cher, et voilà un document qui le rend propriétaire, ha ! ha ! »

Mitia éclata d’un rire sec, inattendu, qui surprit Samsonov.

« Comment vous remercier, Kouzma Kouzmitch !

— Il n’y a pas de quoi, répondit Samsonov en inclinant la tête.

— Mais si, vous m’avez sauvé. Oh ! c’est un pressentiment qui m’a amené chez vous !… Donc, allons voir ce pope !

— Inutile de me remercier.

— J’y cours… J’abuse de votre santé… Jamais je n’oublierai le service que vous me rendez, c’est un Russe qui vous le dit, Kouzma Kouzmitch ! »

Mitia voulut saisir la main du vieillard pour la serrer, mais celui-ci eut un mauvais regard. Mitia retira sa main, tout en se reprochant sa méfiance. « Il doit être fatigué… », pensa-t-il.

« C’est pour elle, Kouzma Kouzmitch ! Vous comprenez que c’est pour elle ! » dit-il d’une voix retentissante.

Il s’inclina, fit demi-tour, se hâta vers la sortie à grandes enjambées. Il palpitait d’enthousiasme. « Tout semblait perdu, mais mon ange gardien m’a sauvé, songeait-il. Et si un homme d’affaires comme ce vieillard (quel noble vieillard, quelle prestance ! ) m’a indiqué cette voie… sans doute le succès est assuré. Il n’y a pas une minute à perdre. Je reviendrai cette nuit, mais j’aurai gain de cause. Est-il possible que le vieillard se soit moqué de moi ? »

Ainsi monologuait Mitia en retournant chez lui, et il ne pouvait se figurer les choses autrement : ou c’était un conseil pratique — venant d’un homme expérimenté, qui connaissait ce Liagavi (quel drôle de nom ! ) — ou bien le vieillard s’était moqué de lui ! Hélas ! la dernière hypothèse était la seule vraie. Par la suite, longtemps après le drame, le vieux Samsonov avoua en riant s’être moqué du « capitaine ». Il avait l’esprit malin et ironique, avec des antipathies maladives. Fut-ce l’air enthousiaste du capitaine, la sotte conviction de « ce panier percé » que lui, Samsonov, pouvait prendre au sérieux son « plan » absurde, ou bien un sentiment de jalousie vis-à-vis de Grouchegnka au nom de laquelle cet « écervelé » lui demandait de l’argent, — j’ignore ce qui inspira le vieillard ; mais, lorsque Mitia se tenait devant lui, sentant ses jambes fléchir et s’écriant stupidement qu’il était perdu, il le regarda avec méchanceté et imagina de lui jouer un tour. Après le départ de Mitia, Kouzma Kouzmitch, pâle de colère, s’adressa à son fils, lui ordonnant de faire le nécessaire pour que ce gueux ne remît jamais les pieds chez lui, sinon…

Il n’acheva pas sa menace, mais son fils, qui l’avait pourtant souvent vu courroucé, trembla de peur. Une heure après, le vieillard était encore secoué par la colère ; vers le soir, il se sentit indisposé et envoya chercher le « guérisseur ».