Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/VII/02


Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 352-357).

II

Une telle minute

Le Père Païsius ne se trompait pas en décidant que son « cher garçon » reviendrait ; peut-être même avait-il soupçonné, sinon compris, le véritable état d’âme d’Aliocha. Néanmoins, j’avoue qu’il me serait maintenant très difficile de définir exactement ce moment étrange de la vie de mon jeune et sympathique héros. À la question attristée que le Père Païsius posait à Aliocha : « Serais-tu aussi avec les gens de peu de foi ? » je pourrais certes répondre avec fermeté à sa place : « Non, il n’est pas avec eux. » Bien plus, c’était même tout le contraire : son trouble provenait précisément de sa foi ardente. Il existait pourtant, ce trouble, et si douloureux que même longtemps après Aliocha considérait cette triste journée comme une des plus pénibles, des plus funestes de sa vie. Si l’on demande : « Est-il possible qu’il éprouvât tant d’angoisse et d’agitation uniquement parce que le corps de son starets, au lieu d’opérer des guérisons, s’était au contraire rapidement décomposé ? » je répondrai sans ambages : « Oui, c’est bien cela. » Je prierai toutefois le lecteur de ne pas trop se hâter de rire de la simplicité de mon jeune homme. Non seulement je n’ai pas l’intention de demander pardon pour lui ou d’excuser sa foi naïve, soit par sa jeunesse, soit par les faibles progrès réalisés dans ses études, etc., mais je déclare, au contraire, éprouver un sincère respect pour la nature de son cœur. Assurément, un autre jeune homme, accueillant avec réserve les impressions du cœur, tiède et non ardent dans ses affections, loyal, mais d’esprit trop judicieux pour son âge, un tel jeune homme, dis-je, eût évité ce qui arriva au mien ; mais dans certains cas il est plus honorable de céder à un entraînement déraisonnable, provoqué par un grand amour, que d’y résister. À plus forte raison dans la jeunesse, car selon moi un jeune homme constamment judicieux ne vaut pas grand-chose. « Mais, diront peut-être les gens raisonnables, tout jeune homme ne peut pas croire à un tel préjugé, et le vôtre n’est pas un modèle pour les autres. » À quoi je répondrai : « Oui, mon jeune homme croyait avec ferveur, totalement, mais je ne demanderai pas pardon pour lui. »

Bien que j’aie déclaré plus haut (peut-être avec trop de hâte) ne pas vouloir excuser ni justifier mon héros, je vois qu’une explication est nécessaire pour l’intelligence ultérieure du récit. Il ne s’agissait pas ici d’attendre des miracles avec une impatience frivole. Et ce n’est pas pour le triomphe de certaines convictions qu’Aliocha avait alors besoin de miracles, ni pour celui de quelque idée préconçue sur une autre, en aucune façon ; avant tout, au premier plan, surgissait devant lui la figure de son starets bien-aimé, du juste pour qui il avait un culte. C’est sur lui, sur lui seul que se concentrait parfois, au moins dans ses plus vifs élans, tout l’amour qu’il portait dans son jeune cœur « pour tous et tout ». À vrai dire, cet être incarnait depuis si longtemps à ses yeux l’idéal absolu, qu’il y aspirait de toutes les forces de sa jeunesse, exclusivement, jusqu’à en oublier, par moments, « tous et tout ». (Il se rappela par la suite avoir complètement oublié, en cette pénible journée, son frère Dmitri, dont il se préoccupait tant la veille ; oublié aussi de porter les deux cents roubles au père d’Ilioucha, comme il se l’était promis.) Ce n’étaient pas des miracles qu’il lui fallait, mais seulement la « justice suprême », violée à ses yeux, ce qui le navrait. Qu’importe que cette « justice » attendue par Aliocha prît par la force des choses la forme de miracles opérés immédiatement par la dépouille de son ancien directeur qu’il adorait ? C’est ce que pensait et attendait tout le monde, au monastère, même ceux devant lesquels il s’inclinait, le Père Païsius par exemple ; Aliocha, sans se laisser troubler par le doute, rêvait de la même façon qu’eux. Une année entière de vie monastique l’y avait préparé, son cœur était accoutumé à cette attente. Toutefois il n’avait pas seulement soif de miracles, mais encore de justice. Et celui qui aurait dû, d’après son espérance, être élevé au-dessus de tous, se trouvait abaissé et couvert de honte ! Pourquoi cela ? Qui était juge ? Ces questions tourmentaient son cœur innocent. Il avait été offensé et même irrité de voir le juste entre les justes livré aux railleries malveillantes de la foule frivole, si inférieure à lui. Qu’aucun miracle n’ait eu lieu, que l’attente générale ait été déçue, passe encore ! Mais pourquoi cette honte, cette décomposition hâtive qui « devançait la nature », comme disaient les méchants moines ? Pourquoi cet « avertissement » dont ils triomphaient avec le Père Théraponte, pourquoi s’y croyaient-ils autorisés ? Où était donc la Providence ? Pourquoi, pensait Aliocha, s’était-elle retirée « au moment décisif », paraissant se soumettre aux lois aveugles et impitoyables de la nature ?

Aussi le cœur d’Aliocha saignait ; comme nous l’avons déjà dit, il s’agissait de l’être qu’il chérissait le plus au monde, et qui était « couvert de honte et d’infamie ! » Plaintes futiles et déraisonnables, mais, je le répète pour la troisième fois (et peut-être avec frivolité, j’y consens) : je suis content que mon jeune homme ne se soit pas montré judicieux en un pareil moment, car le jugement vient toujours en son temps, quand on n’est pas sot ; mais quand viendra l’amour, s’il n’y en a pas dans un jeune cœur à un moment exceptionnel ? Il faut mentionner pourtant un phénomène étrange, mais passager, qui se manifesta dans l’esprit d’Aliocha à cet instant critique. C’était par intervalles une impression douloureuse résultant de la conversation de la veille avec son frère Ivan, qui l’obsédait maintenant. Non que ses croyances fondamentales fussent en rien ébranlées : en dépit de ses murmures subits, il aimait son Dieu et croyait fermement en lui. Pourtant une impression confuse, mais pénible et mauvaise, surgit dans son âme, et tendit à s’imposer de plus en plus.

À la nuit tombante, Rakitine, qui traversait le bois de pins pour aller au monastère, aperçut Aliocha, étendu sous un arbre, la face contre terre, immobile et paraissant dormir. Il s’approcha, l’interpella.

« C’est toi, Alexéi ? Est-il possible que tu… » proféra-t-il étonné, mais il n’acheva pas. Il voulait dire : « Est-il possible que tu en sois là ? » Aliocha ne tourna pas la tête, mais d’après un mouvement qu’il fit, Rakitine devina qu’il l’entendait et le comprenait. « Qu’as-tu donc ? poursuivit-il surpris, mais un sourire ironique apparaissait déjà sur ses lèvres. Écoute, je te cherche depuis plus de deux heures. Tu as disparu tout à coup. Que fais-tu donc ici ? Regarde-moi, au moins ! »


Aliocha releva la tête, s’assit en s’adossant à l’arbre. Il ne pleurait pas, mais son visage exprimait la souffrance ; on lisait dans ses yeux de l’irritation. D’ailleurs, il ne regardait pas Rakitine, mais à côté.

« Mais tu n’as plus le même visage ! Ta fameuse douceur a disparu. Te serais-tu fâché contre quelqu’un ? On t’a fait un affront ?

— Laisse-moi ! fit soudain Aliocha sans le regarder, avec un geste de lassitude.

— Oh, oh ! voilà comme nous sommes ! Un ange, crier comme les simples mortels ! Eh bien, Aliocha, franchement tu me surprends, moi que rien n’étonne. Je te croyais plus cultivé. »

Aliocha le regarda enfin, mais d’un air distrait, comme s’il le comprenait mal.

« Et tout ça, parce que ton vieux sent mauvais ! Croyais-tu sérieusement qu’il allait faire des miracles ? s’écria Rakitine avec un étonnement sincère.

— Je l’ai cru, je le crois, je veux le croire toujours ! Que te faut-il de plus ? fit Aliocha avec irritation.

— Rien du tout, mon cher. Que diable, les écoliers de treize ans n’y croient plus ! Alors, tu t’es fâché, te voilà maintenant en révolte contre ton Dieu : monsieur n’a pas reçu d’avancement, monsieur n’a pas été décoré ! Quelle misère ! »

Aliocha le regarda longuement, les yeux à demi fermés ; un éclair y passa… mais ce n’était pas de la colère contre Rakitine.


« Je ne me révolte pas contre mon Dieu, seulement je n’accepte pas son univers, fit-il avec un sourire contraint.

— Comment, tu n’acceptes pas l’univers ? répéta Rakitine après un instant de réflexion. Quel est ce galimatias ? »

Aliocha ne répondit pas.

« Laissons ces niaiseries ; au fait ! As-tu mangé aujourd’hui ?

— Je ne me souviens pas… Je crois que oui.

— Tu dois te restaurer, tu as l’air épuisé, cela fait peine à voir. Tu n’as pas dormi cette nuit, à ce qu’il paraît ; vous aviez une séance. Ensuite tout ce remue-ménage, ces simagrées. Bien sûr, tu n’as bouffé que du pain bénit. J’ai dans ma poche un saucisson que j’ai apporté tantôt de la ville à tout hasard, mais tu n’en voudrais pas…

— Donne.

— Hé ! hé ! Alors, c’est la révolte ouverte, les barricades ! Eh bien, frère, ne perdons pas de temps. Viens chez moi… Je boirais volontiers un verre d’eau-de-vie, je suis harassé. La vodka, bien sûr, ne te tente pas. Y goûterais-tu ?

— Donne toujours.

— Ah bah ! C’est bizarre ! s’exclama Rakitine en lui lançant un regard stupéfait. Quoi qu’il en soit, eau-de-vie ou saucisson ne sont pas à dédaigner, allons ! »

Aliocha se leva sans mot dire et suivit Rakitine.

« Si ton frère Ivan te voyait, c’est lui qui serait surpris ! À propos, sais-tu qu’il est parti ce matin pour Moscou ?

— Je le sais », dit Aliocha avec indifférence.

Soudain, l’image de Dmitri lui apparut, la durée d’un instant ; il se rappela vaguement une affaire urgente, un devoir impérieux à remplir, mais ce souvenir ne lui fit aucune impression, ne parvint pas jusqu’à son cœur, s’effaça aussitôt de sa mémoire. Par la suite, il devait longtemps s’en souvenir.

« Ton frère Ivan m’a traité une fois de « ganache libérale ». Toi-même m’as donné un jour à entendre que j’étais « malhonnête »… Soit. On va voir maintenant vos capacités et votre honnêteté (ceci fut chuchoté par Rakitine, à part soi). Écoute, reprit-il à haute voix, évitons le monastère, le sentier nous mène droit à la ville… Hem ! je dois passer chez la Khokhlakov. Je lui ai écrit les événements ; figure-toi qu’elle m’a répondu par un billet au crayon (elle adore écrire, cette dame) qu’« elle n’aurait jamais attendu une pareille conduite de la part d’un starets aussi respectable que le Père Zosime ! » Sic. Elle aussi s’est fâchée ; vous êtes tous les mêmes ! Attends ! »

Il s’arrêta brusquement et, la main sur l’épaule d’Aliocha :

« Sais-tu, Aliocha, dit-il d’un ton insinuant en le regardant dans les yeux, sous l’impression d’une idée subite qu’il craignait visiblement de formuler, malgré son air rieur, tant il avait peine à croire aux nouvelles dispositions d’Aliocha ; sais-tu où nous ferions bien d’aller ?

— Où tu voudras… ça m’est égal.

— Allons chez Grouchegnka, hein ! Veux-tu ? dit enfin Rakitine tout tremblant d’attente.

— Allons », répondit tranquillement Aliocha.

Rakitine s’attendait si peu à ce prompt consentement qu’il faillit faire un bond en arrière.

« À la bonne heure ! » allait-il s’écrier, mais il saisit Aliocha par le bras et l’entraîna rapidement, craignant de le voir changer d’avis.

Ils marchaient en silence, Rakitine avait peur de parler. « Comme elle sera contente… » voulut-il dire, mais il se tut. Ce n’était certes pas pour faire plaisir à Grouchegnka qu’il lui amenait Aliocha ; un homme sérieux comme lui n’agissait que par intérêt. Il avait un double but : se venger d’abord, contempler « la honte du juste » et la « chute » probable d’Aliocha, « de saint devenu pécheur », ce dont il se réjouissait d’avance ; en outre, il avait en vue un avantage matériel dont il sera question plus loin.

« Voilà une occasion qu’il faut saisir aux cheveux », songeait-il avec une gaieté maligne.