Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/VI/03

III

Extrait des entretiens et de la doctrine du « starets » Zosime

e) Du religieux russe et de son rôle possible. modifier

« Pères et maîtres, qu’est-ce qu’un religieux ? De nos jours, dans les milieux éclairés on prononce ce terme avec ironie, parfois même comme une injure. Et cela va en augmentant. Il est vrai, hélas ! qu’on compte, même parmi les moines, bien des fainéants, sensuels et paillards, bien d’effrontés vagabonds. « Vous n’êtes que des paresseux, des membres inutiles de la société, vivant du travail d’autrui, des mendiants sans vergogne. » Cependant, combien de moines sont humbles et doux, combien aspirent à la solitude pour s’y livrer à de ferventes prières. On ne parle guère d’eux, on les passe même sous silence, et j’étonnerais bien des gens en disant que ce sont eux qui sauveront peut-être encore une fois la terre russe ! Car ils sont vraiment prêts pour « le jour et l’heure, le mois et l’année ». Ils gardent dans leur solitude l’image du Christ, splendide et intacte, dans la pureté de la vérité divine, léguée par les Pères de l’Église, les apôtres et les martyrs, et quand l’heure sera venue, ils la révéleront au monde ébranlé. C’est une grande idée. Cette étoile brillera à l’Orient.

Voilà ce que je pense des religieux ; se peut-il que je me trompe, que ce soit de la présomption ? Regardez tous ces gens qui se dressent au-dessus du peuple chrétien, n’ont-ils pas altéré l’image de Dieu et sa vérité ? Ils ont la science, mais une science assujettie aux sens. Quant au monde spirituel, la moitié supérieure de l’être humain, on le repousse, on le bannit allégrement, même avec haine. Le monde a proclamé la liberté, ces dernières années surtout ; mais que représente cette liberté ! Rien que l’esclavage et le suicide ! Car le monde dit : « Tu as des besoins, assouvis-les, tu possèdes les mêmes droits que les grands, et les riches. Ne crains donc pas de les assouvir, accrois-les même » ; voilà ce qu’on enseigne maintenant. Telle est leur conception de la liberté. Et que résulte-t-il de ce droit à accroître les besoins ? Chez les riches, la solitude et le suicide spirituel ; chez les pauvres, l’envie et le meurtre, car on a conféré des droits, mais on n’a pas encore indiqué les moyens d’assouvir les besoins. On assure que le monde, en abrégeant les distances, en transmettant la pensée dans les airs, s’unira toujours davantage, que la fraternité régnera. Hélas ! ne croyez pas à cette union des hommes. Concevant la liberté comme l’accroissement des besoins et leur prompte satisfaction, ils altèrent leur nature, car ils font naître en eux une foule de désirs insensés, d’habitudes et d’imaginations absurdes. Ils ne vivent que pour s’envier mutuellement, pour la sensualité et l’ostentation. Donner des dîners, voyager, posséder des équipages, des grades, des valets, passe pour une nécessité à laquelle on sacrifie jusqu’à sa vie, son honneur et l’amour de l’humanité, on se tuera même, faute de pouvoir la satisfaire. Il en est de même chez ceux qui ne sont pas riches ; quant aux pauvres, l’inassouvissement des besoins et l’envie sont pour le moment noyés dans l’ivresse. Mais bientôt, au lieu de vin, ils s’enivreront de sang, c’est le but vers lequel on les mène. Dites-moi si un tel homme est libre. Un « champion de l’idée » me racontait un jour qu’étant en prison on le priva de tabac et que cette privation lui fut si pénible qu’il faillit trahir son « idée » pour en obtenir. Or, cet individu prétendait « lutter pour l’humanité ». De quoi peut-il être capable ? Tout au plus d’un effort momentané, qu’il ne soutiendra pas longtemps. Rien d’étonnant à ce que les hommes aient rencontré la servitude au lieu de la liberté, et qu’au lieu de servir la fraternité et l’union ils soient tombés dans la désunion et la solitude, comme me le disait jadis mon hôte mystérieux et mon maître. Aussi l’idée du dévouement à l’humanité, de la fraternité, de la solidarité disparaît-elle graduellement dans le monde ; en réalité, on l’accueille même avec dérision, car comment se défaire de ses habitudes, où ira ce prisonnier des besoins innombrables que lui-même a inventés ? Dans la solitude, il se soucie fort peu de la collectivité. En fin de compte, les biens matériels se sont accrus et la joie a diminué.

Bien différente est la vie du religieux. On se moque de l’obéissance, du jeûne, de la prière ; cependant c’est la seule voie qui conduise à la vraie liberté ; je retranche les besoins superflus, je dompte et je flagelle par l’obéissance ma volonté égoïste et hautaine, je parviens ainsi, avec l’aide de Dieu, à la liberté de l’esprit et avec elle à la gaieté spirituelle ! Lequel d’entre eux est plus capable d’exalter une grande idée, de se mettre à son service, le riche isolé ou le religieux affranchi de la tyrannie des habitudes ? On fait au religieux un grief de son isolement : « En te retirant dans un monastère pour faire ton salut, tu désertes la cause fraternelle de l’humanité. » Mais voyons qui sert le plus la fraternité. Car l’isolement est de leur côté, non du nôtre, mais ils ne le remarquent pas. C’est de notre milieu que sortirent jadis les hommes d’action du peuple, pourquoi n’en serait-il pas ainsi de nos jours ? Ces jeûneurs et ces taciturnes doux et humbles se lèveront pour servir une noble cause. C’est le peuple qui sauvera la Russie. Le monastère russe fut toujours avec le peuple. Si le peuple est isolé, nous le sommes aussi. Il partage notre foi, et un homme politique incroyant ne fera jamais rien en Russie, fût-il sincère et doué de génie. Souvenez-vous-en. Le peuple terrassera l’athée et la Russie sera unifiée dans l’orthodoxie. Préservez le peuple et veillez sur son cœur. Instruisez-le dans la paix. Voilà notre mission de religieux, car ce peuple porte Dieu en lui. »

f) Des maîtres et des serviteurs peuvent-ils devenir mutuellement des frères en esprit ? modifier

« Il faut avouer que le peuple aussi est en proie au péché. La corruption augmente visiblement tous les jours. L’isolement envahit le peuple ; les accapareurs et les sangsues font leur apparition. Déjà le marchand est toujours plus avide d’honneurs, il aspire à montrer son instruction, sans en avoir aucune ; à cet effet, il dédaigne les anciens usages, rougit même de la foi de ses pères ; il va chez les princes, tout en n’étant qu’un moujik dépravé. Le peuple est démoralisé par l’ivrognerie et ne peut s’en guérir. Que de cruautés dans la famille, envers la femme et même les enfants, causées par elle ! J’ai vu dans les usines des enfants de neuf ans, débiles, atrophiés, voûtés et déjà corrompus. Un local étouffant, le bruit des machines, le travail incessant, les obscénités, l’eau-de-vie, est-ce là ce qui convient à l’âme d’un jeune enfant ? Il lui faut le soleil, les jeux de son âge, de bons exemples et un minimum de sympathie. Il faut que cela cesse ; religieux, mes frères, les souffrances des enfants doivent prendre fin, levez-vous et prêchez. Mais Dieu sauvera la Russie, car si le bas peuple est perverti et croupit dans le péché, il sait que Dieu a le péché en horreur et qu’il est coupable devant Lui. De sorte que notre peuple n’a pas cessé de croire à la vérité ; il reconnaît Dieu et verse des larmes d’attendrissement. Il n’en va pas de même chez les grands. Adeptes de la science, ils veulent s’organiser équitablement par leur seule raison, sans le Christ ; déjà ils ont proclamé qu’il n’y a pas de crime ni de péché. Ils ont raison à leur point de vue, car sans Dieu, où est le crime ? En Europe, le peuple se soulève déjà contre les riches ; partout ses chefs l’incitent au meurtre et lui enseignent que sa colère est juste. Mais « maudite est leur colère, car elle est cruelle ». Quant à la Russie, le Seigneur la sauvera comme il l’a sauvée maintes fois. C’est du peuple que viendra le salut, de sa foi, de son humilité. Mes Pères, préservez la foi du peuple, je ne rêve pas : toute ma vie j’ai été frappé de la noble dignité de notre grand peuple, je l’ai vue, je puis l’attester. Il n’est pas servile, après un esclavage de deux siècles. Il est libre d’allure et de manières, mais sans vouloir offenser personne. Il n’est ni vindicatif ni envieux. « Tu es distingué, riche, intelligent, tu as du talent — soit, que Dieu te bénisse. Je te respecte, mais sache que moi aussi je suis un homme. Le fait que je te respecte sans t’envier te révèle ma dignité humaine. » En vérité, s’ils ne le disent pas (car ils ne savent pas encore le dire), ils agissent ainsi, je l’ai vu, je l’ai éprouvé moi-même, et, le croirez-vous ? plus l’homme russe est pauvre et humble, plus on remarque en lui cette noble vérité, car les riches parmi eux, les accapareurs et les sangsues sont déjà pervertis pour la plupart, et notre négligence, notre indifférence y sont pour beaucoup. Mais Dieu sauvera les siens, car la Russie est grande par son humilité. Je songe à notre avenir, il me semble le voir apparaître, car il arrivera que le riche le plus dépravé finira par rougir de sa richesse vis-à-vis du pauvre, et le pauvre, voyant son humilité, comprendra et répondra joyeusement, amicalement, à sa noble confusion. Soyez sûrs de ce dénouement ; on y tend ! Il n’y a d’égalité que dans la dignité spirituelle, et cela n’est compris que chez nous. Qu’il y ait des frères, la fraternité régnera, et sans la fraternité, on ne pourra jamais partager les biens. Nous gardons l’image du Christ et elle resplendira aux yeux du monde entier comme un diamant précieux… Ainsi soit-il !

Pères et maîtres, il m’est arrivé une fois quelque chose de touchant. Lors de mes pérégrinations, je rencontrai dans la ville de K… mon ancienne ordonnance Athanase, huit ans après m’être séparé de lui. M’ayant aperçu, par hasard, au marché, il me reconnut, accourut tout joyeux : « Père, c’est bien vous ? Se peut-il que je vous voie ? » Il me conduisit chez lui. Libéré du service, il s’était marié et avait déjà deux jeunes enfants. Sa femme et lui vivaient d’un petit commerce à l’éventaire. Leur chambre était pauvre, mais propre et gaie. Il me fit asseoir, prépara le samovar, envoya chercher sa femme, comme si je lui faisais une fête en venant chez lui. Il me présenta ses deux enfants : « Bénissez-les, mon Père. — Est-ce à moi de les bénir, répondis-je, je ne suis qu’un humble religieux, je prierai Dieu pour eux ; quant à toi, Athanase Pavlovitch, je ne t’oublie jamais dans mes prières, depuis ce fameux jour, car tu es cause de tout. » Je lui expliquai la chose de mon mieux. Il me regardait sans pouvoir se faire à l’idée que son ancien maître, un officier, se trouvait maintenant devant lui dans cet habit ; il en pleura même. « Pourquoi pleures-tu, lui dis-je, toi que je ne puis oublier. Réjouis-toi plutôt avec moi, mon bien cher, car ma route est illuminée de bonheur. » Il ne parlait guère, mais soupirait et hochait la tête avec attendrissement. « Qu’avez-vous fait de votre fortune ? — Je l’ai donnée au monastère, nous vivons en communauté. » Après le thé, je leur fis mes adieux ; il me donna cinquante kopeks, une offrande pour le monastère, et je le vois qui m’en met cinquante autres dans la main, hâtivement. « C’est pour vous, me dit-il, qui voyagez ; cela peut vous servir, mon Père. » J’acceptai sa pièce, le saluai, lui et sa femme, et m’en allai joyeux pensant en chemin : « Tous deux sans doute, lui dans sa maison et moi qui marche, nous soupirons et nous sourions joyeusement, le cœur content, en nous rappelant comment Dieu nous fit nous rencontrer. J’étais son maître, il était mon serviteur, et voici qu’en nous embrassant avec émotion, nous nous sommes confondus dans une noble union. » Je ne l’ai jamais revu depuis, mais j’ai beaucoup songé à ces choses et à présent je me dis : est-il inconcevable que cette grande et franche union puisse se réaliser partout à son heure, parmi les Russes ? Je crois qu’elle se réalisera et que l’heure est proche.

À propos des serviteurs, j’ajouterai ce qui suit. Quand j’étais jeune, je m’irritais fréquemment contre eux : « La cuisinière a servi trop chaud, l’ordonnance n’a pas brossé mes habits. » Mais je fus éclairé par la pensée de mon cher frère, à qui j’avais entendu dire dans mon enfance : « Suis-je digne d’être servi par un autre ? Ai-je le droit d’exploiter sa misère et son ignorance ? » Je m’étonnai alors que les idées les plus simples, les plus évidentes, nous viennent si tard à l’esprit. On ne peut se passer de serviteurs en ce monde, mais faites en sorte que le vôtre se sente chez vous plus libre moralement que s’il n’était pas un serviteur. Pourquoi ne serais-je pas le serviteur du mien, et pourquoi ne le verrait-il pas, sans nulle fierté de ma part ni défiance de la sienne ? Pourquoi mon serviteur ne serait-il pas comme mon parent que j’admettrais enfin avec joie dans ma famille ? D’ores et déjà, cela est réalisable et servira de base à la magnifique union de l’avenir, quand l’homme ne voudra plus transformer en serviteurs ses semblables, comme à présent, mais désirera ardemment, au contraire, devenir lui-même le serviteur de tous selon l’Évangile. Serait-ce un rêve de croire que finalement l’homme trouvera sa joie uniquement dans les œuvres de civilisation et de charité et non, comme de nos jours, dans les satisfactions brutales, la gloutonnerie, la fornication, l’orgueil, la vantardise, la suprématie jalouse des uns sur les autres ? Je suis persuadé que ce n’est pas un rêve et que les temps sont proches ? On rit, on demande : quand ces temps viendront-ils ? est-il probable qu’ils viennent ? Je pense que nous accomplirons cette grande œuvre avec le Christ. Combien d’idées en ce monde, dans l’histoire de l’humanité, étaient irréalisables dix ans auparavant, lesquelles apparurent soudain quand leur terme mystérieux fut arrivé, et se répandirent sur toute la terre ! Il en sera de même pour nous ; notre peuple brillera devant le monde et tous diront : « La pierre que les architectes avaient rejetée est devenue la pierre angulaire. » On pourrait demander aux railleurs : si nous rêvons, quand élèverez-vous votre édifice, quand vous organiserez-vous équitablement par votre seule raison, sans le Christ ? S’ils affirment tendre aussi à l’union, il n’y a vraiment que les plus naïfs d’entre eux pour le croire, si bien qu’on peut s’étonner de cette naïveté. En réalité, il y a plus de fantaisie chez eux que chez nous. Ils peuvent s’organiser selon la justice, mais ayant repoussé le Christ ils finiront par inonder le monde de sang, car le sang appelle le sang, et celui qui a tiré l’épée périra par l’épée. Sans la promesse du Christ, ils s’extermineraient jusqu’à ce qu’il n’en restât que deux. Et dans leur orgueil, ceux-ci ne pourraient se contenir, le dernier supprimerait l’avant-dernier et lui-même ensuite. Voilà ce qui adviendrait sans la promesse du Christ d’arrêter cette lutte pour l’amour des doux et des humbles. Après mon duel, portant encore l’uniforme, il m’arriva de parler des serviteurs en société ; je me souviens que j’étonnai tout le monde. « Eh quoi, il faudrait d’après vous installer nos serviteurs dans un fauteuil et leur offrir du thé ! » Je leur répondis : « Pourquoi pas, ne serait-ce que de temps en temps ? » Ce fut un éclat de rire général. Leur question était frivole et ma réponse manquait de clarté ; mais je pense qu’elle renfermait une certaine vérité. »

g) De la prière, de l’amour, du contact avec les autres mondes. modifier

« Jeune homme, n’oublie pas la prière. Toute prière, si elle est sincère, exprime un nouveau sentiment, elle est la source d’une idée nouvelle que tu ignorais et qui te réconforteras, et tu comprendras que la prière est une éducation. Souviens-toi encore de répéter chaque jour, et toutes les fois que tu peux, mentalement : « Seigneur, aie pitié de tous ceux qui comparaissent maintenant devant toi. » Car à chaque heure, des milliers d’êtres terminent leur existence terrestre et leurs âmes arrivent devant le Seigneur ; combien parmi eux ont quitté la terre dans l’isolement, ignorés de tous, tristes et angoissés de l’indifférence générale. Et peut-être qu’à l’autre bout du monde, ta prière pour lui montera à Dieu, sans que vous vous soyez connus. L’âme saisie de crainte en présence du Seigneur, il sera touché d’avoir lui aussi sur la terre quelqu’un qui l’aime et qui intercède pour lui. Et Dieu vous regardera tous deux avec plus de miséricorde, car si tu as une telle pitié de cette âme, Il en aura d’autant plus, Lui dont la miséricorde et l’amour sont infinis. Et Il lui pardonnera à cause de toi.

Mes frères, ne craignez pas le péché, aimez l’homme même dans le péché, c’est là l’image de l’amour divin, il n’y en a pas de plus grand sur la terre. Aimez toute la création dans son ensemble et dans ses éléments, chaque feuille, chaque rayon, les animaux, les plantes. En aimant chaque chose, vous comprendrez le mystère divin dans les choses. L’ayant une fois compris, vous le connaîtrez toujours davantage, chaque jour. Et vous finirez par aimer le monde entier d’un amour universel. Aimez les animaux, car Dieu leur a donné le principe de la pensée et une joie paisible. Ne la troublez pas, ne les tourmentez pas en leur ôtant cette joie, ne vous opposez pas au plan de Dieu. Homme, ne te dresse pas au-dessus des animaux ; ils sont sans péché, tandis qu’avec ta grandeur tu souilles la terre par ton apparition, laissant après toi une trace de pourriture, c’est le sort de presque chacun de nous, hélas ! Aimez particulièrement les enfants, car eux aussi sont sans péché, comme les anges, ils existent pour toucher nos cœurs, les purifier, ils sont pour nous comme une indication. Malheur à qui offense un de ces petits ! C’est le frère Anthyme qui m’a appris à les aimer ; sans rien dire, avec les kopeks qu’on nous donnait dans nos pérégrinations, il achetait parfois du sucre d’orge et du pain d’épice pour les leur distribuer ; il ne pouvait passer près des enfants sans être ému.

On se demande parfois, surtout en présence du péché : « Faut-il recourir à la force ou à l’humble amour ? » N’employez jamais que cet amour, vous pourrez ainsi soumettre le monde entier. L’humanité pleine d’amour est une force redoutable, à nulle autre pareille. Chaque jour, à chaque instant, surveillez-vous, gardez une attitude digne. Vous avez passé à côté d’un petit enfant en blasphémant, sous l’empire de la colère, sans le remarquer ; mais lui vous a vu, et il garde peut-être dans son cœur innocent votre image avilissante. Sans le savoir vous avez peut-être semé dans son âme un mauvais germe qui risque de se développer, et cela parce que vous vous êtes oublié devant cet enfant, parce que vous n’avez pas cultivé en vous l’amour actif, réfléchi. Mes frères, l’amour est un maître, mais il faut savoir l’acquérir, car il s’acquiert difficilement, au prix d’un effort prolongé ; il faut aimer, en effet, non pour un instant, mais jusqu’au bout. N’importe qui, même un scélérat, est capable d’un amour fortuit. Mon frère demandait pardon aux oiseaux ; cela semble absurde, mais c’est juste, car tout ressemble à l’Océan, où tout s’écoule et communique, on touche à une place et cela se répercute à l’autre bout du monde. Admettons que ce soit une folie de demander pardon aux oiseaux, mais les oiseaux, et l’enfant, et chaque animal qui vous entoure se sentiraient plus à l’aise, si vous-même étiez plus digne que vous ne l’êtes maintenant, si peu que ce fût. Alors vous prieriez les oiseaux ; possédé tout entier par l’amour dans une sorte d’extase, vous les prieriez de vous pardonner vos péchés. Chérissez cette extase, si absurde qu’elle paraisse aux hommes.

Mes amis, demandez à Dieu la joie. Soyez gais comme les enfants, comme les oiseaux des cieux. Ne vous laissez pas troubler dans votre apostolat par le péché ; ne craignez pas qu’il ternisse votre œuvre et vous empêche de l’accomplir ; ne dites pas : « Le péché, l’impiété, le mauvais exemple sont puissants, tandis que nous sommes faibles, isolés ; le mal triomphera, étouffera le bien. » Ne vous laissez pas abattre ainsi, mes enfants ! Il n’y a qu’un moyen de salut : prends à ta charge tous les péchés des hommes. En effet, mon ami, dès que tu répondras sincèrement pour tous et pour tout, tu verras aussitôt qu’il en est vraiment ainsi, que tu es coupable pour tous et pour tout. Mais en rejetant ta paresse et ta faiblesse sur les autres, tu deviendras finalement d’un orgueil satanique, et tu murmureras contre Dieu. Voici ce que je pense de cet orgueil ; il nous est difficile de le comprendre ici-bas, c’est pourquoi on tombe si facilement dans l’erreur, on s’y abandonne, en s’imaginant accomplir quelque chose de grand, de noble. Parmi les sentiments et les mouvements les plus violents de notre nature, il y en a beaucoup que nous ne pouvons pas encore comprendre ici-bas ; ne te laisse pas séduire, ne pense pas que cela puisse te servir en quoi que ce soit de justification, car le souverain Juge te demandera compte de ce que tu pouvais comprendre, et non du reste ; tu t’en convaincras toi-même, car tu discerneras tout exactement et ne feras pas d’objections. Sur la terre, nous sommes errants, et si nous n’avions pas la précieuse image du Christ pour nous guider, nous succomberions et nous égarerions tout à fait, comme le genre humain avant le déluge. Bien des choses nous sont cachées en ce monde ; en revanche, nous avons la sensation mystérieuse du lien vivant qui nous rattache au monde céleste ; les racines de nos sentiments et de nos idées ne sont pas ici, mais ailleurs. Voilà pourquoi les philosophes disent qu’il est impossible sur la terre de comprendre l’essence des choses. Dieu a emprunté les semences aux autres mondes pour les semer ici-bas et a cultivé son jardin. Tout ce qui pouvait pousser l’a fait, mais les plantes que nous sommes vivent seulement par le sentiment de leur contact avec ces mondes mystérieux ; lorsque ce sentiment s’affaiblit ou disparaît, ce qui avait poussé en nous périt. Nous devenons indifférents à l’égard de la vie, nous la prenons même en aversion. C’est du moins mon idée. »

h) Peut-on être le juge de ses semblables ? De la foi jusqu’au bout. modifier

« Souviens-toi que tu ne peux être le juge de personne. Car avant de juger un criminel, le juge doit savoir qu’il est lui-même aussi criminel que l’accusé, et peut-être plus que tous coupable de son crime. Quand il l’aura compris, il peut être juge. Si absurde que cela semble, c’est la vérité. Car si j’étais moi-même un juste, peut-être n’y aurait-il pas de criminel devant moi. Si tu peux te charger du crime de l’accusé que tu juges dans ton cœur, fais-le immédiatement et souffre à sa place ; quant à lui, laisse-le aller sans reproche. Et même si la loi t’a institué son juge, autant qu’il est possible, rends la justice aussi dans cet esprit, car une fois parti il se condamnera encore plus sévèrement que ton tribunal. S’il s’en va insensible à tes bons traitements et en se moquant de toi, n’en sois pas impressionné ; c’est que son heure n’est pas encore venue, mais elle viendra, et dans le cas contraire, un autre à sa place comprendra, souffrira, se condamnera, s’accusera lui-même, et la vérité sera accomplie. Crois fermement à cela, c’est là-dessus que reposent l’espérance et la foi des saints. Ne te lasse pas d’agir. Si tu te souviens la nuit, avant de t’endormir, que tu n’as pas accompli ce qu’il fallait, lève-toi aussitôt pour l’accomplir. Si ton entourage, par malice et indifférence, refuse de t’écouter, mets-toi à genoux et demande-lui pardon, car en vérité, c’est ta faute s’il ne veut pas t’écouter. Si tu ne peux parler à ceux qui sont aigris, sers-les en silence et dans l’humilité, sans jamais désespérer. Si tous te quittent et qu’on te chasse avec violence, demeuré seul, prosterne-toi, baise la terre, arrose-la de tes larmes, et ces larmes porteront des fruits, quand bien même personne ne te verrait, ne t’entendrait dans ta solitude. Crois jusqu’au bout, même si tous les hommes s’étaient fourvoyés et que tu fusses seul demeuré fidèle ; apporte alors ton offrande et loue Dieu, ayant seul gardé la foi. Et si deux hommes tels que toi s’assemblent, alors voilà la plénitude de l’amour vivant, embrassez-vous avec effusion et louez le Seigneur ; car sa vérité s’est accomplie, ne fût-ce qu’en vous deux.

Si tu as péché toi-même et que tu en sois mortellement affligé, réjouis-toi pour un autre, pour un juste, réjouis-toi de ce que lui, en revanche, est juste et n’a pas péché.

Si tu es indigné et navré de la scélératesse des hommes, jusqu’à vouloir en tirer vengeance, redoute par-dessus tout ce sentiment ; impose-toi la même peine que si tu étais toi-même coupable de leur crime. Accepte cette peine et endure-la, ton cœur s’apaisera, tu comprendras que toi aussi, tu es coupable, car tu aurais pu éclairer les scélérats même en qualité de seul juste, et tu ne l’as pas fait. En les éclairant, tu leur aurais montré une autre voie, et l’auteur du crime ne l’eût peut-être pas commis, grâce à la lumière. Si même les hommes restent insensibles à cette lumière malgré tes efforts, et qu’ils négligent leur salut, demeure ferme et ne doute pas de la puissance de la lumière céleste ; sois persuadé que s’ils n’ont pas été sauvés maintenant, ils le seront plus tard. Sinon, leurs fils seront sauvés à leur place, car ta lumière ne périra pas, même si tu étais mort. Le juste disparaît, mais sa lumière reste. C’est après la mort du sauveur que l’on se sauve. Le genre humain repousse ses prophètes, il les massacre, mais les hommes aiment leurs martyrs et vénèrent ceux qu’ils ont fait périr. C’est pour la collectivité que tu travailles, pour l’avenir que tu agis. Ne cherche jamais de récompense, car tu en as déjà une grande sur cette terre : ta joie spirituelle, que seul le juste a en partage. Ne crains ni les grands ni les puissants, mais sois sage et toujours digne. Observe la mesure, connais les termes, instruis-toi à ce sujet. Retiré dans la solitude, prie. Prosterne-toi avec amour et baise la terre. Aime inlassablement, insatiablement, tous et tout, recherche cette extase et cette exaltation. Arrose la terre de larmes d’allégresse, aime ces larmes. Ne rougis pas de cette extase, chéris-la, car c’est un grand don de Dieu, accordé seulement aux élus. »

i) De l’enfer et du feu éternel. Considération mystique. modifier

« Mes Pères, je me demande : « Qu’est-ce que l’enfer ? » Je le définis ainsi : « la souffrance de ne plus pouvoir aimer ». Une fois, dans l’infini de l’espace et du temps, un être spirituel, par son apparition sur la terre, a eu la possibilité de dire : « je suis et j’aime ». Une fois seulement lui a été accordé un moment d’amour actif et vivant ; à cette fin lui a été donnée la vie terrestre, bornée dans le temps ; or, cet être heureux a repoussé ce don inestimable, ne l’a ni apprécié ni aimé, l’a considéré ironiquement, y est resté insensible. Un tel être, ayant quitté la terre, voit le sein d’Abraham, s’entretient avec lui comme il est dit dans la parabole de Lazare et du mauvais riche, il contemple le paradis, peut s’élever jusqu’au Seigneur, mais ce qui le tourmente précisément, c’est qu’il se présente sans avoir aimé, qu’il entre en contact avec ceux qui ont aimé, et dont il a dédaigné l’amour. Car il a une claire notion des choses et se dit : « Maintenant j’ai la connaissance et, malgré ma soif d’amour, cet amour sera sans valeur, ne représentera aucun sacrifice, car la vie terrestre est terminée et Abraham ne viendra pas apaiser — fût-ce par une goutte d’eau vive — ma soif ardente d’amour spirituel, dont je brûle maintenant, après l’avoir dédaigné sur la terre. La vie et le temps sont à présent révolus. Je donnerais avec joie ma vie pour les autres, mais c’est impossible, car la vie que l’on pouvait sacrifier à l’amour est écoulée, un abîme la sépare de l’existence actuelle. » On parle du feu de l’enfer au sens littéral ; je crains de sonder ce mystère, mais je pense que si même il y avait de véritables flammes, les damnés s’en réjouiraient, car ils oublieraient dans les tourments physiques, ne fût-ce qu’un instant, la plus horrible torture morale. Il est impossible de les en délivrer, car ce tourment est en eux, non à l’extérieur. Et si on le pouvait, je pense qu’ils n’en seraient que plus malheureux. Car même si les justes du paradis leur pardonnaient à la vue de leurs souffrances et les appelaient à eux dans leur amour infini, ils ne feraient qu’accroître ces souffrances, excitant en eux cette soif ardente d’un amour correspondant, actif et reconnaissant, désormais impossible. Dans la timidité de mon cœur, je pense pourtant que la conscience de cette impossibilité finirait par les soulager, car ayant accepté l’amour des justes sans pouvoir y répondre, leur humble soumission créerait une sorte d’image et d’imitation de cet amour actif dédaigné par eux sur la terre… Je regrette, frères et amis, de ne pouvoir formuler clairement ceci. Mais malheur à ceux qui se sont détruits eux-mêmes, malheur aux suicidés ! Je pense qu’il ne peut pas y avoir de plus malheureux qu’eux. C’est un péché, nous dit-on, de prier Dieu pour eux, et l’Église les repousse en apparence, mais ma pensée intime est qu’on pourrait prier pour eux aussi. L’amour ne saurait irriter le Christ. Toute ma vie j’ai prié dans mon cœur pour ces infortunés, je vous le confesse, mes Pères, maintenant encore je prie pour eux.

Oh ! il y a en enfer des êtres qui demeurent fiers et farouches, malgré leur connaissance incontestable et la contemplation de la vérité inéluctable ; il y en a de terribles, devenus totalement la proie de Satan et de son orgueil. Ce sont des martyrs volontaires qui ne peuvent se rassasier de l’enfer. Car ils se sont maudits eux-mêmes, ayant maudit Dieu et la vie. Ils se nourrissent de leur orgueil irrité, comme un affamé dans le désert se met à sucer son propre sang. Mais ils sont insatiables aux siècles des siècles et repoussent le pardon. Ils maudissent Dieu qui les appelle et voudraient que Dieu s’anéantît, lui et toute sa création. Et ils brûleront éternellement dans le feu de leur colère, ils auront soif de la mort et du néant. Mais la mort les fuira… »

Ici se termine le manuscrit d’Alexéi Fiodorovitch Karamazov. Je le répète : il est incomplet et fragmentaire. Les renseignements biographiques, par exemple, n’embrassent que la première jeunesse du starets. On a emprunté à son enseignement et à ses opinions, pour les résumer en un tout, des choses dites évidemment en plusieurs fois, à des occasions différentes. Les propos tenus par le starets dans ses dernières heures ne sont pas précisés, on donne seulement une idée de l’esprit et du caractère de cet entretien, comparé aux extraits des autres leçons, dans le manuscrit d’Alexéi Fiodorovitch. La fin du starets survint d’une façon vraiment inattendue, car, bien que tous les assistants se rendissent compte que sa mort approchait, on ne pouvait se figurer qu’elle aurait lieu si subitement ; au contraire, comme nous l’avons déjà remarqué, ses amis, en le voyant si dispos, si loquace, crurent à un mieux sensible, ne fût-il que passager. Cinq minutes avant son décès, on ne pouvait encore rien prévoir. Il éprouva soudain une douleur aiguë à la poitrine, pâlit, appuya ses mains sur son cœur. Tous s’empressèrent autour de lui ; souriant malgré ses souffrances, il glissa de son fauteuil, se mit à genoux, se prosterna la face penchée vers le sol, étendit les bras, puis comme en extase, baisant la terre et priant (lui-même l’avait enseigné), il rendit doucement, allégrement, son âme à Dieu. La nouvelle de sa mort se répandit aussitôt dans l’ermitage et atteignit le monastère. Les intimes du défunt et ceux que leur rang désignait à cet office procédèrent à la toilette funèbre d’après l’antique rite ; la communauté se rassembla à l’église. Avant le jour, la nouvelle fut connue en ville et devint le sujet de toutes les conversations ; beaucoup de gens se rendirent au monastère. Mais nous en parlerons dans le livre suivant : disons seulement, par anticipation, que durant cette journée, il survint un événement si inattendu et, d’après l’impression qu’il produisit parmi les moines et en ville, à tel point étrange et déconcertant, que jusqu’à maintenant, après tant d’années, on a gardé dans notre ville le plus vivant souvenir de cette journée mouvementée…