Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/V/01


Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 226-235).

I

Les fiançailles

Ce fut Mme Khokhlakov qui reçut de nouveau Aliocha, tout affairée ; la crise de Catherine Ivanovna s’était terminée par un évanouissement, suivi d’« un profond accablement. Maintenant elle délirait, en proie à la fièvre. On avait envoyé chercher Herzenstube et les tantes. Celles-ci étaient déjà là. On attendait anxieusement, tandis qu’elle gisait sans connaissance. Pourvu que ce ne fût pas une fièvre chaude ! »

Ce disant, la bonne dame avait l’air sérieux et inquiet. « C’est sérieux, cette fois, sérieux », ajoutait-elle à chaque mot, comme si tout ce qui lui était arrivé jusqu’alors ne comptait pas. Aliocha l’écoutait avec chagrin ; il voulut lui raconter son aventure, mais elle l’interrompit dès les premiers mots ; elle n’avait pas le temps, et le priait de tenir compagnie à Lise en l’attendant.

« Mon cher Alexéi Fiodorovitch, lui chuchota-t-elle presque à l’oreille, Lise m’a surprise tantôt, mais aussi attendrie ; c’est pourquoi mon cœur lui pardonne tout. Figurez-vous qu’aussitôt après votre départ, elle a témoigné un sincère regret de s’être moquée de vous hier et aujourd’hui : ce n’étaient pourtant que de simples plaisanteries. Elle en pleurait presque, ce qui m’a fort surprise… Jamais auparavant, elle ne se repentait sérieusement de ses moqueries à mon égard, bien qu’il lui arrive à chaque instant de rire de moi. Mais maintenant, c’est sérieux, elle fait grand cas de votre opinion, Alexéi Fiodorovitch ; si c’est possible, ménagez-la, ne lui gardez pas rancune. Moi-même, je ne fais que la ménager, elle est si intelligente ! Elle me disait tout à l’heure que vous étiez son ami d’enfance « le plus sérieux » ; que fait-elle donc de moi ? Elle a toujours des sentiments, des souvenirs délicieux, des phrases, des petits mots, qui jaillissent quand on s’y attend le moins. Récemment, à propos d’un pin, par exemple. Il y avait un pin dans notre jardin, lorsqu’elle était toute petite ; peut-être existe-t-il encore d’ailleurs et ai-je tort de parler au passé ; les pins ne sont pas comme les gens, ils restent longtemps sans changer. « Maman ! me dit-elle, je me rappelle ce pin comme en rêve, sosna kak so sna[1]. » Elle a dû s’exprimer autrement ; il y a une confusion ; sosna est un mot bête ; en tout cas, elle m’a dit à ce sujet quelque chose d’original, que je ne me charge pas de rendre. D’ailleurs, j’ai tout oublié. Eh bien, au revoir, je suis tout émue, c’est à perdre la tête. Alexéi Fiodorovitch, j’ai été folle deux fois et l’on m’a guérie. Allez voir Lise. Réconfortez-la comme vous savez si bien le faire. Lise, cria-t-elle en approchant de la porte, je t’amène ta victime, Alexéi Fiodorovitch, il n’est nullement fâché, je t’assure, au contraire, il s’étonne que tu aies pu le croire.

— Merci maman[2]. Entrez, Alexéi Fiodorovitch. »

Aliocha entra. Lise le regarda d’un air confus et rougit jusqu’aux oreilles. Elle paraissait honteuse et, comme on fait en pareil cas, elle aborda aussitôt un autre sujet auquel elle feignit de s’intéresser exclusivement.

« Maman vient de me raconter, Alexéi Fiodorovitch, l’histoire de ces deux cents roubles et votre mission… auprès de ce pauvre officier… Elle m’a décrit cette scène affreuse, comment on l’a insulté, et savez-vous, bien que maman raconte fort mal… d’une façon décousue… j’ai versé des larmes à ce récit. Eh bien, lui avez-vous remis cet argent, et comment ce malheureux…

— Justement, je ne l’ai pas remis, c’est toute une histoire » répondit Aliocha, qui parut, de son côté, uniquement préoccupé de cette affaire ; pourtant Lise remarquait que lui aussi détournait les yeux et avait visiblement l’esprit ailleurs. Aliocha prit place et commença son récit ; dès les premiers mots, sa gêne disparut et il captiva Lise à son tour. Encore sous l’influence de la vive émotion qu’il venait de ressentir, il raconta sa visite avec force détails impressionnants. Déjà à Moscou, lorsque Lise était encore enfant, il aimait à venir la trouver, soit pour raconter une récente aventure, une lecture qui l’avait frappé, soit pour rappeler un épisode de son enfance. Parfois ils rêvaient ensemble et composaient à eux deux de véritables nouvelles, le plus souvent gaies et comiques. Ils revivaient maintenant ces souvenirs, vieux de deux ans. Lise fut vivement touchée de son récit. Aliocha lui peignit avec chaleur Ilioucha. Lorsqu’il eut décrit en détail la scène où le malheureux avait foulé l’argent, Lise joignit les mains et s’écria :

« Alors, vous ne lui avez pas donné l’argent, vous l’avez laissé partir ! Vous auriez dû courir après lui, le rattraper…

— Non, Lise, c’est mieux comme ça, fit Aliocha, qui se leva et se mit à marcher, l’air préoccupé.

— Comment mieux, en quoi mieux ? Ils vont mourir de faim, maintenant !

— Ils ne mourront pas, car ces deux cents roubles les atteindront de toute façon. Il les acceptera demain, j’en suis sûr. Voyez-vous, Lise, dit Aliocha en s’arrêtant brusquement devant elle, j’ai commis une erreur, mais elle a eu un heureux résultat.

— Quelle erreur, et pourquoi un heureux résultat ?

— Voici pourquoi. Cet homme est un poltron, un caractère faible, un brave cœur accablé. Je ne cesse de me demander ce qui l’a soudain poussé à prendre la mouche, car, je vous l’assure, jusqu’à la dernière minute il ne se doutait pas qu’il piétinerait l’argent. Eh bien, je crois discerner plusieurs motifs à sa conduite. D’abord il n’a pas su dissimuler la joie que lui causait la vue de l’argent. S’il avait fait des façons, comme d’autres en pareil cas, il se fût finalement résigné. Mais après avoir trop crûment étalé sa joie, force lui fut de regimber. Voyez-vous, Lise, dans de pareilles situations, la sincérité ne vaut rien. Le malheureux parlait d’une voix si faible, si rapide, qu’il semblait tout le temps rire ou pleurer. Il a vraiment pleuré d’allégresse… Il m’a parlé de ses filles, de la place qu’on lui donnerait dans une autre ville, et après s’être épanché il a eu soudain honte de m’avoir dévoilé son âme. Aussitôt il m’a détesté. Il est de ces pauvres honteux, dont la fierté est extrême. Il s’est offensé surtout de m’avoir pris trop vite pour son ami ; après s’être jeté sur moi pour m’intimider, il finit par m’étreindre et me caresser à la vue des billets. Dans cette posture il devait ressentir toute son humiliation, et c’est alors que j’ai commis une erreur grave. Je lui ai déclaré que s’il n’avait pas assez d’argent pour se rendre dans une autre ville, on lui en donnerait encore, que je lui en donnerais moi-même, de mes propres ressources. Voilà ce qui l’a blessé : pourquoi venais-je, moi aussi, à son secours ? Voyez-vous, Lise, rien n’est plus pénible pour un malheureux que de voir tous les gens se considérer comme des bienfaiteurs… ; je l’ai entendu dire au starets ! Je ne sais comment exprimer cela, mais je l’ai souvent remarqué moi-même. Et j’éprouve le même sentiment. Mais surtout, bien qu’il ignorât jusqu’au dernier moment qu’il piétinerait les billets, il le pressentait fatalement. Voilà pourquoi il éprouvait une telle allégresse… Et voilà comment, si fâcheux que cela paraisse, tout est pour le mieux.

— Comment est-ce possible ? s’écria Lise, en regardant Aliocha avec stupéfaction.

— Lise, si au lieu de piétiner cet argent il l’avait accepté, il est presque sûr qu’arrivé chez lui, une heure après, il eût pleuré d’humiliation. Et demain, il serait venu me le jeter à la face, il l’eût foulé aux pieds, peut-être, comme tantôt. Maintenant au contraire il est parti en triomphe, bien qu’il sache qu’« il se perd ». Donc rien n’est plus facile, à présent, que de le contraindre à accepter ces deux cents roubles et pas plus tard que demain, car il a satisfait à l’honneur, en piétinant l’argent. Mais il a un besoin urgent de cette somme, et si fier qu’il soit encore, il va songer au secours dont il s’est privé. Il y songera encore davantage cette nuit, il en rêvera ; demain matin peut-être, il sera prêt à accourir vers moi et à s’excuser. C’est alors que je me présenterai : « Vous êtes fier, vous l’avez montré ; eh bien, acceptez maintenant, pardonnez-nous. » Alors il acceptera. »

C’est avec une sorte d’ivresse qu’Aliocha prononça ces mots : « Alors il acceptera ! » Lise battit des mains.

« Ah ! c’est vrai, j’ai compris tout d’un coup ! Aliocha, comment savez-vous tout cela ? Si jeune, et déjà connaisseur du cœur humain. Je ne l’aurais jamais cru…

— Il importe de le convaincre qu’il est avec nous tous sur un pied d’égalité, bien qu’il accepte de l’argent, poursuivit Aliocha avec exaltation. Et non seulement sur un pied d’égalité, mais même de supériorité…

— « Un pied de supériorité ! » C’est charmant, Alexéi Fiodorovitch, mais parlez, parlez !

— C’est-à-dire je me suis mal exprimé… en fait de pied… mais ça ne fait rien… car…

— Mais ça ne fait rien, bien sûr, rien du tout ! Pardonnezmoi, cher Aliocha… jusqu’à présent, je n’avais presque pas de respect pour vous… c’est-à-dire si, j’en avais, mais sur un pied d’égalité ; dorénavant ce sera sur un pied de supériorité… Mon chéri, ne vous fâchez pas si je fais de l’esprit, reprit-elle aussitôt avec chaleur. Je suis une petite moqueuse, mais vous, vous !… Dites-moi, Alexéi Fiodorovitch, n’y a-t-il pas dans toute notre discussion… du dédain pour ce malheureux… car nous disséquons son âme avec une certaine hauteur, il me semble ?

— Non, Lise, il n’y a là aucun dédain, répondit fermement Aliocha, comme s’il prévoyait cette question. J’y ai déjà songé en venant ici. Jugez vous-même : quel dédain peut-il y avoir, quand nous sommes tous pareils à lui, quand tous le sont. Car nous ne valons pas mieux. Fussions-nous meilleurs, nous serions pareils dans sa situation. J’ignore ce qui en est de vous, Lise, mais j’estime avoir l’âme mesquine pour bien des choses. Son âme à lui n’est pas mesquine, mais fort délicate… Non, Lise, mon starets a dit une fois : « Il faut bien souvent traiter les gens comme des enfants, et certains comme des malades. »

— Cher Alexéi Fiodorovitch, voulez-vous que nous traitions les gens comme des malades ?

— Entendu, Lise, j’y suis disposé, mais pas tout à fait ; parfois je suis fort impatient ou bien je ne remarque rien. Vous, vous n’êtes pas comme ça.

— Non, je ne le crois pas. Alexéi Fiodorovitch, que je suis heureuse !

— Quel plaisir de vous entendre dire cela, Lise !

— Alexéi Fiodorovitch, vous êtes d’une bonté surprenante, mais parfois vous avez l’air pédant… Néanmoins, on voit que vous ne l’êtes pas. Allez sans bruit ouvrir la porte et regardez si maman ne nous écoute pas », chuchota rapidement Lise.

Aliocha fit ce qu’elle demandait et déclara que personne n’écoutait.

« Venez ici, Alexéi Fiodorovitch, poursuivit Lise en rougissant de plus en plus ; donnez-moi votre main, comme ça. Écoutez, j’ai un grand aveu à vous faire : ce n’est pas pour plaisanter que je vous ai écrit hier, mais… sérieusement… »

Et elle se couvrit les yeux de sa main. On voyait que cet aveu lui coûtait beaucoup. Soudain elle saisit la main d’Aliocha, et la baisa trois fois, impétueusement.

« Ah, Lise, c’est parfait ! s’écria Aliocha tout joyeux. Je savais bien que c’était sérieux…

— Regardez un peu quelle assurance ! »

Elle repoussa sa main sans toutefois la lâcher, rougit, eut un petit rire de bonheur. « Je lui baise la main, et il trouve cela « parfait ».

Reproche injuste, d’ailleurs : Aliocha aussi était fort troublé.

« Je voudrais vous plaire toujours, Lise, mais je ne sais comment faire, murmura-t-il en rougissant à son tour.

— Aliocha, mon cher, vous êtes froid et présomptueux. Voyez-vous ça ! Il a daigné me choisir pour épouse et le voilà tranquille ! Il était sûr que je lui avais écrit sérieusement. Mais c’est de la présomption, cela !

— Avais-je tort d’être sûr ? dit Aliocha en riant.

— Mais non, au contraire. »

Lise le regarda tendrement. Aliocha avait gardé sa main dans la sienne. Tout à coup il se pencha et l’embrassa sur la bouche.

« Qu’est-ce que c’est ? Qu’avez-vous ? » s’exclama Lise.

Aliocha parut tout décontenancé.

« Pardonnez-moi… j’ai peut-être fait une sottise… Vous me trouviez froid, et moi je vous ai embrassée… Mais je vois que c’était une sottise… »

Lise éclata de rire et se cacha le visage de ses mains.

« Et dans cet habit ! laissa-t-elle échapper en riant ; mais soudain elle s’arrêta, devint sérieuse, presque sévère.

— Non, Aliocha, à plus tard les baisers, car tous deux nous ne savons pas encore, et il faut attendre encore longtemps, conclut-elle. Dites-moi plutôt pourquoi vous choisissez comme femme une sotte et une malade telle que moi, vous si intelligent, si réfléchi, si pénétrant ? Aliocha, je suis très heureuse, car je suis indigne de vous.

— Mais non, Lise ! Bientôt je quitterai tout à fait le monastère. En rentrant dans le monde, je devrai me marier. Je le sais. Il me l’a ordonné. Qui trouverais-je de mieux que vous… et qui voudrait de moi, sinon vous ? J’y ai déjà réfléchi. D’abord, vous me connaissez depuis l’enfance ; en second lieu, vous avez beaucoup de facultés qui me manquent totalement. Vous êtes plus gaie que moi ; surtout, plus naïve, car moi j’ai déjà effleuré bien des choses… Ah ! vous ne savez pas, je suis aussi un Karamazov ! Qu’importe que vous riiez et plaisantiez, et même à mes dépens, j’en suis si content… Mais vous riez comme une petite fille et vous vous tourmentez en pensant trop.

— Comment, je me tourmente ? Comment cela ?

— Oui, Lise, votre question de tout à l’heure : « N’y a-t-il pas du dédain envers ce malheureux, à disséquer ainsi son âme ? » est une question douloureuse… Voyez-vous, je ne sais pas m’expliquer, mais ceux qui se posent de telles questions sont capables de souffrir. Dans votre fauteuil, vous devez remuer bien des pensées…

— Aliocha, donnez-moi votre main, pourquoi la retirez-vous ? murmura Lise d’une voix affaiblie par le bonheur. Écoutez, comment vous habillerez-vous en quittant le monastère ? Ne riez pas et gardez-vous de vous fâcher, c’est très important pour moi.

— Quant au costume, Lise, je n’y ai pas encore songé, mais je choisirai celui qui vous plaira.

— Je voudrais vous voir porter un veston de velours bleu foncé, un gilet de piqué blanc et un chapeau de feutre gris… Dites-moi, avez-vous cru tantôt que je ne vous aimais pas, quand j’ai désavoué ma lettre d’hier ?

— Non, je ne l’ai pas cru.

— Oh, l’insupportable, l’incorrigible !

— Voyez-vous, je savais que vous… m’aimiez, mais j’ai fait semblant de croire que vous ne m’aimiez plus, pour vous être… agréable…

— C’est encore pis ! Tant pis et tant mieux. Aliocha, je vous adore. Avant votre arrivée, je me suis dit : « Je vais lui demander la lettre d’hier, et s’il me la remet sans difficulté (comme on peut l’attendre de sa part), cela signifie qu’il ne m’aime pas du tout, qu’il ne sent rien, que c’est tout simplement un sot gamin, et je suis perdue. » Mais vous avez laissé la lettre dans la cellule et cela m’a rendu courage ; n’était-ce pas parce que vous pressentiez que je vous la redemanderais, et afin de ne pas me la rendre ?

— Ce n’est pas cela du tout, Lise, car j’ai la lettre sur moi, comme je l’avais tantôt ; elle est dans cette poche, la voici. »

Aliocha sortit la lettre en riant et la lui montra de loin.

« Seulement vous ne l’aurez pas. Contentez-vous de la regarder.

— Comment, vous avez menti ? Vous, un moine, mentir !

— Il est vrai que j’ai menti, mais c’était pour ne pas vous rendre la lettre. Elle m’est précieuse, ajouta-t-il avec ferveur, en rougissant de nouveau, et je ne la donnerai à personne. »

Lise le considérait, enchantée.

« Aliocha, chuchota-t-elle, allez voir si maman ne nous écoute pas.

— Bien, Lise, je vais regarder, mais ne serait-il pas préférable de ne pas le faire ? Pourquoi soupçonner votre mère d’une telle bassesse ?

— Comment ? Mais elle a bien le droit de surveiller sa fille, je ne vois là aucune bassesse. Soyez sûr, Alexéi Fiodorovitch, que quand je serai mère et que j’aurai une fille comme moi, je la surveillerai également.

— Vraiment, Lise ! Ce n’est pas bien.

— Mon Dieu, quelle bassesse y a-t-il à cela ? Si elle écoutait une conversation mondaine, ce serait vil, mais il s’agit de sa fille en tête à tête avec un jeune homme… Sachez, Aliocha, que je vais vous surveiller dès que nous serons mariés, je décachetterai toutes vos lettres pour les lire… Vous voilà prévenu…

— Certainement, si vous y tenez… murmura Aliocha, mais ce ne sera pas bien…

— Quel dédain ! Aliocha, mon cher, ne nous querellons pas dès le début, je préfère vous parler franchement : c’est mal, bien sûr, d’écouter aux portes, j’ai tort et vous avez raison, mais cela ne m’empêchera pas d’écouter.

— Faites. Vous ne m’attraperez jamais, dit en riant Aliocha.

— Autre chose : m’obéirez-vous en tout ? Il faut aussi décider cela à l’avance.

— Très volontiers, Lise, sauf dans les choses essentielles. Dans ces cas-là, même si vous n’êtes pas d’accord avec moi, je ne me soumettrai qu’à ma conscience.

— C’est ce qu’il faut. Sachez que non seulement je suis prête à vous obéir dans les cas graves, mais que je vous céderai en tout, je vous le jure dès maintenant, en tout et pour toute la vie, cria Lise passionnément, et cela avec bonheur, avec joie ! De plus, je vous jure de ne jamais écouter aux portes et de ne pas lire vos lettres, car vous avez raison. Si forte que soit ma curiosité, j’y résisterai, puisque vous trouvez cela vil. Vous êtes maintenant ma Providence… Dites-moi, Alexéi Fiodorovitch, pourquoi êtes-vous si triste, ces jours-ci ? je sais que vous avez des ennuis, des peines, mais je remarque encore en vous une tristesse cachée…

— Oui, Lise, j’ai une tristesse cachée. Je vois que vous m’aimez, puisque vous l’avez deviné.

— Quelle tristesse ? À quel propos ? Peut-on savoir ? demanda timidement Lise.

— Plus tard, Lise, je vous le dirai… Aliocha se troubla… Maintenant vous ne comprendriez pas. Et moi-même, je ne saurais pas l’expliquer.

— Je sais aussi que vous vous tourmentez au sujet de vos frères et de votre père.

— Oui, mes frères, proféra Aliocha, songeur.

— Je n’aime pas votre frère Ivan. »

Cette remarque surprit Aliocha, mais il ne la releva pas.

« Mes frères se perdent, poursuivit-il, mon père également. Ils en entraînent d’autres avec eux. C’est la force de la terre, spéciale aux Karamazov, selon l’expression du Père Païsius, une force violente et brute… J’ignore même si l’esprit de Dieu domine cette force. Je sais seulement que je suis moi-même un Karamazov… Je suis un moine, un moine… Vous disiez tout à l’heure que je suis un moine.

— Oui, je l’ai dit.

— Or, je ne crois peut-être pas en Dieu.

— Vous ne croyez pas, que dites-vous ? » murmura Lise avec réserve.

Mais Aliocha ne répondit pas. Il y avait dans ces brusques paroles quelque chose de mystérieux, de trop subjectif peut-être, que lui-même ne s’expliquait pas et qui le tourmentait.

« De plus, mon ami se meurt ; le plus éminent des hommes va quitter la terre. Si vous saviez, Lise, les liens moraux qui m’attachent à cet homme ! Je vais rester seul… Je reviendrai vous voir, Lise… Désormais nous serons toujours ensemble…

— Oui, ensemble, ensemble ! Dès à présent et pour toute la vie. Embrassez-moi, je vous le permets. »

Aliocha l’embrassa.

« Maintenant, allez-vous-en ! Que le Christ soit avec vous ! (elle fit sur lui le signe de la croix.) Allez le voir pendant qu’il est temps. J’ai été cruelle de vous retenir. Aujourd’hui je prierai pour lui et pour vous. Aliocha, nous serons heureux, n’est-ce pas ?

— Je crois que oui, Lise. »

Aliocha n’avait pas l’intention d’entrer chez Mme Khokhlakov en sortant de chez Lise, mais il la rencontra dans l’escalier. Dès les premiers mots il devina qu’elle l’attendait.

« C’est affreux, Alexéi Fiodorovitch. C’est un enfantillage et une sottise. J’espère que vous n’allez pas rêver… Des bêtises, des bêtises ! s’écria-t-elle, courroucée.

— Seulement ne le lui dites pas, cela l’agiterait et lui ferait du mal.

— Voilà la parole sage d’un jeune homme raisonnable. Dois-je entendre que vous consentiez uniquement par pitié pour son état maladif, par crainte de l’irriter en la contredisant ?

— Pas du tout, je lui ai parlé très sérieusement, déclara avec fermeté Aliocha.

— Sérieusement ? C’est impossible. D’abord, ma maison vous sera fermée, ensuite je partirai et je l’emmènerai, sachez-le !

— Mais pourquoi ? dit Aliocha. C’est encore loin, dix-huit mois peut-être à attendre.

— C’est vrai, Alexéi Fiodorovitch, et en dix-huit mois vous pouvez mille fois vous quereller et vous séparer. Mais je suis si malheureuse ! Ce sont des bêtises, d’accord, mais ça m’a consternée. Je suis comme Famoussov dans la scène de la comédie[3] ; vous êtes Tchatski, elle, c’est Sophie. Je suis accourue ici, pour vous rencontrer. Dans la pièce aussi, les péripéties se passent dans l’escalier. J’ai tout entendu, je me contenais à peine. Voilà donc l’explication de cette mauvaise nuit et des récentes crises nerveuses ! L’amour pour la fille, la mort pour la mère ! Maintenant, un second point, essentiel : qu’est-ce que cette lettre que Lise vous a écrite, montrez-la-moi tout de suite !

— Non, à quoi bon ? Donnez-moi des nouvelles de Catherine Ivanovna, cela m’intéresse fort.

— Elle continue à délirer et n’a pas repris connaissance ; ses tantes sont ici à se lamenter, avec leurs grands airs. Herzenstube est venu, il a tellement pris peur que je ne savais que faire, je voulais même envoyer chercher un autre médecin. On l’a emmené dans ma voiture. Et pour m’achever, vous voilà avec cette lettre ! Il est vrai que dix-huit mois nous séparent de tout cela. Au nom de ce qu’il y a de plus sacré, au nom de votre starets qui se meurt, montrez-moi cette lettre, à moi la mère. Tenez-la, si vous voulez, je la lirai à distance.

— Non, je ne vous la montrerai pas, Catherine Ossipovna ; même si elle me le permettait, je refuserais. Je viendrai demain, et nous causerons, si vous voulez. Maintenant, adieu. »

Et Aliocha sortit précipitamment.

  1. Jeu de mot sur sosna : pin, et so sna : en rêve.
  2. En français dans le texte.
  3. Trop d’esprit nuit, Griboïédov (1824)