Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/IV/03


Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 189-193).

III

La rencontre avec les écoliers

« Quel bonheur que mon père ne m’ait pas questionné au sujet de Grouchegnka, se disait Aliocha en se dirigeant vers la maison de Mme Khokhlakov ; il aurait fallu lui raconter ma rencontre d’hier. » Il pensait avec chagrin que, durant la nuit, les adversaires avaient repris des forces, que leurs cœurs étaient de nouveau endurcis. « Mon père est irrité et méchant, il demeure ancré dans son idée. Dmitri s’est lui aussi affermi et doit avoir un plan… Il faut absolument que je le rencontre aujourd’hui… »

Mais les réflexions d’Aliocha furent interrompues par un incident qui, malgré son peu d’importance, ne laissa pas de le frapper. Comme il approchait de la rue Saint-Michel, parallèle à la Grand-Rue dont elle n’est séparée que par un ruisseau (notre ville en est sillonnée), il aperçut en bas, devant la passerelle, un petit groupe d’écoliers, enfants de neuf à douze ans au plus. Ils retournaient chez eux après la classe, avec leurs sacs en bandoulière ; d’autres le portaient fixé au dos par des courroies ; les uns n’avaient qu’une veste, d’autres des pardessus ; quelques-uns portaient des bottes plissées, de ces bottes dans lesquelles aiment à parader les enfants gâtés par des parents à leur aise. Le groupe discutait avec animation et semblait tenir conseil. Aliocha s’intéressait toujours aux enfants qu’il rencontrait, c’était le cas à Moscou, et bien qu’il préférât les bébés dans les trois ans, les écoliers de dix à onze ans lui plaisaient beaucoup. Aussi, malgré ses préoccupations, voulut-il les aborder, entrer en conversation avec eux. En s’approchant, il considérait leurs visages vermeils et remarqua que tous les garçons tenaient une ou deux pierres à la main. Au-delà du ruisseau, à environ trente pas, se tenait, adossé à une palissade, un écolier avec son sac sur la hanche, paraissant dix ans au plus, pâle, l’air maladif, avec des yeux noirs qui étincelaient. Il scrutait du regard les six écoliers, ses camarades, avec lesquels il semblait fâché. Aliocha s’avança et s’adressant à un garçon frisé, blond, vermeil, en veston noir, il fit observer, en le regardant :

« Quand j’avais votre âge, on portait le sac du côté gauche, afin de l’atteindre de la main droite ; mais le vôtre est du côté droit, ce ne doit pas être commode. »


Sans aucune préméditation, Aliocha avait commencé par cette remarque pratique ; un adulte ne peut procéder autrement s’il veut gagner la confiance d’un enfant et surtout d’un groupe d’enfants. Il fallait débuter sérieusement, pratiquement, pour se mettre sur un pied d’égalité. D’instinct, Aliocha s’en rendit compte.

« Il est gaucher », répondit aussitôt un autre garçon de onze ans, à l’air résolu.

Les cinq autres fixaient Aliocha.

« Il lance les pierres de la main gauche », fit remarquer un troisième.

Au même instant, une pierre fut jetée sur le groupe, effleurant le gaucher, mais elle alla se perdre, quoique envoyée avec adresse et vigueur. Elle avait été lancée par le garçon posté au-delà du ruisseau.

« Hardi, cogne dessus, Smourov ! crièrent-ils tous. Le gaucher ne se fit pas prier et rendit aussitôt la pareille ; il n’eut pas de succès et sa pierre frappa le sol. L’adversaire riposta par un caillou qui atteignit assez rudement Aliocha à l’épaule. On voyait à trente pas que ce gamin avait les poches de son pardessus gonflées de pierres.

— C’est vous qu’il visait, car vous êtes un Karamazov, s’écrièrent les garçons en éclatant de rire. Allons, tous à la fois sur lui, feu ! »

Six pierres volèrent ensemble. Atteint à la tête, le gamin tomba, mais pour se relever aussitôt, et riposta avec acharnement. Des deux côtés ce fut un bombardement ininterrompu ; beaucoup, dans le groupe, avaient aussi leurs poches pleines de projectiles.

« Y pensez-vous ? N’avez-vous pas honte, mes amis ? Six contre un ! Vous allez le tuer ! » s’écria Aliocha.

Il courut en avant s’exposer aux projectiles pour protéger ainsi le gamin au-delà du ruisseau. Trois ou quatre s’arrêtèrent pour une minute.

« C’est lui qui a commencé ! cria d’une voix irritée un garçon en blouse rouge. C’est un vaurien ; tantôt il a blessé en classe Krassotkine avec son canif, le sang a coulé, Krassotkine n’a pas voulu rapporter ; mais lui, il faut le battre…

— Pourquoi donc ? Vous devez le taquiner vous-mêmes ?

— Il vous a encore envoyé une pierre dans le dos, il vous connaît, s’écrièrent les enfants. C’est vous qu’il vise, maintenant. Allons, tous encore sur lui ; ne le manque pas, Smourov !… »

Le bombardement recommença, cette fois impitoyable. Le gamin isolé reçut une pierre à la poitrine ; il poussa un cri, se mit à pleurer, et s’enfuit par la montée vers la rue Saint-Michel. Dans le groupe on s’écria : « Ha ! il a eu peur, il s’est sauvé, le torchon de tille ! »

« Vous ne savez pas encore, Karamazov, comme il est vil ; ce serait peu de le tuer, répéta le garçon aux yeux ardents, qui paraissait être le plus âgé.

— C’est un rapporteur ? » demanda Aliocha.

Les garçons échangèrent des regards d’un air moqueur.

« Vous allez par la rue Saint-Michel ? continua le même. Alors, rattrapez-le… Voyez, il s’est arrêté de nouveau, il attend et vous regarde.

— Il vous regarde, il vous regarde ! reprirent les gamins.

— Demandez-lui donc s’il aime un torchon de tille défait. Vous entendez, demandez-lui ça. »

Ce fut un éclat de rire général. Aliocha et les enfants croisaient leurs regards.

« N’y allez pas, il vous blessera, cria obligeamment Smourov.

— Mes amis, je ne le questionnerai pas à propos du torchon de tille, car vous devez le taquiner de cette manière, mais je m’informerai auprès de lui pourquoi vous le haïssez tant…

— Informez-vous, informez-vous », crièrent les gamins en riant.

Aliocha franchit la passerelle et gravit la montée le long de la palissade, droit au réprouvé.

« Attention, lui cria-t-on, il ne vous craint pas, il va vous frapper en traître, comme Krassotkine. »

Le garçon l’attendait immobile. Arrivé tout près, Aliocha se trouva en présence d’un enfant de neuf ans, faible, chétif, au visage ovale, pâle, maigre, avec de grands yeux sombres qui le regardaient haineusement. Il était vêtu d’un vieux pardessus, devenu trop court. Ses bras nus sortaient de ses manches. Il avait une grande pièce au genou droit de son pantalon et un trou à son soulier droit, à la place du gros orteil, dissimulé avec de l’encre. Les poches du pardessus étaient gonflées de pierres. Aliocha s’arrêta à deux pas et le regarda d’un air interrogateur. Le gamin, devinant aux yeux d’Aliocha qu’il n’avait pas l’intention de le battre, reprit courage et parla le premier.

« J’étais seul contre six… Je les assommerai tous, dit-il, le regard étincelant.

— Une pierre a dû vous faire très mal, observa Aliocha.

— J’ai atteint Smourov à la tête, moi, répliqua-t-il.

— Ils m’ont dit que vous me connaissiez et que vous m’aviez lancé une pierre à dessein », demanda Aliocha.

L’enfant le regardait d’un air sombre.

« Je ne vous connais pas. Est-ce que vous me connaissez ? continua-t-il.

— Laissez-moi tranquille ! s’écria soudain le garçon d’une voix irritée et le regard hostile, mais sans quitter sa place ; il semblait attendre quelque chose.

— C’est bien, je m’en vais, fit Aliocha, mais je ne vous connais pas et ne veux pas vous taquiner. Pourtant vos camarades m’ont dit comment il fallait faire. Adieu.

— Espèce d’ensoutané ! cria le gamin en suivant Aliocha du même regard haineux et provocant. Il se mit sur la défensive, croyant que celui-ci allait se jeter sur lui, mais Aliocha se retourna, le regarda, et suivit son chemin. Il n’avait pas fait trois pas qu’il reçut dans le dos le plus gros des cailloux qui remplissaient la poche du pardessus.

— Comment, par-derrière ! C’est donc vrai, ce qu’ils disent, que vous attaquez en traître ? »

Aliocha se retourna ; visé à la figure, il eut le temps de se garer et un nouveau projectile l’atteignit au coude.

« N’avez-vous pas honte ? Que vous ai-je fait ? » s’écria-t-il.

Le gamin attendait, silencieux et agressif, persuadé que cette fois Aliocha riposterait ; voyant que sa victime ne bougeait toujours pas, il devint furieux comme un petit fauve et s’élança. Avant qu’Aliocha eût pu faire un mouvement, le drôle lui avait empoigné la main gauche et cruellement mordu un doigt. Aliocha poussa un cri de douleur, et tâcha de se dégager. Le gamin le lâcha enfin, recula à l’ancienne distance. La morsure, près de l’ongle, était profonde ; le sang coulait. Aliocha sortit son mouchoir, en enveloppa solidement sa main blessée. Cela prit environ une minute. Cependant le gamin attendait. Aliocha leva sur lui son paisible regard.

« Eh bien, dit-il, voyez comme vous m’avez mordu cruellement. Ça suffit, je pense ! Maintenant, dites-moi ce que je vous ai fait. »

Le garçon le considéra avec surprise.

« Je ne vous connais pas du tout et vous vois pour la première fois, poursuivit Aliocha, avec le même calme, mais je dois vous avoir fait quelque chose, vous ne m’auriez pas tourmenté pour rien. Alors, dites-moi, que vous ai-je fait, en quoi suis-je coupable devant vous ? »

En guise de réponse, l’enfant se mit à sangloter et se sauva. Aliocha le suivit lentement dans la rue Saint-Michel et l’aperçut encore longtemps, qui courait en pleurant, sans se retourner. Il se promit, dès qu’il aurait le temps, de le retrouver et d’éclaircir cette énigme.