Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/III/08


Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 143-150).

VIII

En prenant le cognac

La discussion avait pris fin, mais, chose étrange, Fiodor Pavlovitch, si gai jusqu’alors, s’assombrit. Il vida un petit verre qui était déjà de trop.

« Allez-vous-en, jésuites, hors d’ici ! cria-t-il aux serviteurs. Va-t’en, Smerdiakov, tu recevras aujourd’hui la pièce d’or promise. Ne te désole pas, Grigori, va trouver Marthe, elle te consolera, te soignera. Ces canailles ne vous laissent pas en repos, fit-il avec dépit, quand les domestiques furent sortis sur son ordre. Smerdiakov vient maintenant tous les jours après le dîner, c’est toi qui l’attires, tu as dû le cajoler ? demanda-t-il à Ivan Fiodorovitch.

— Pas du tout, répondit celui-ci, il lui a pris fantaisie de me respecter. C’est un faquin, un goujat. Il fera partie de l’avant-garde quand le moment sera venu.

— L’avant-garde ?

— Il y en aura d’autres et de meilleurs, mais il y en aura comme lui.

— Et quand le moment viendra-t-il ?

— La fusée brûlera, mais peut-être pas jusqu’au bout. Pour le moment, le peuple n’aime guère écouter ces gâte-sauce.

— En effet, cette ânesse de Balaam pense à n’en plus finir, et Dieu sait jusqu’où cela peut aller.

— Il emmagasine des idées, fit observer Ivan en souriant.

— Vois-tu, je sais qu’il ne peut me souffrir, ni moi ni les autres, toi, le premier, bien que tu croies qu’ » il lui a pris fantaisie de te respecter ». Quant à Aliocha, il le méprise. Mais il n’est ni voleur, ni cancanier, il ne colporte rien au-dehors, il fait d’excellentes tourtes de poisson… Et puis, après tout, que le diable l’emporte ! Vaut-il la peine de parler de lui ?

— Certainement non.

— Quant à ses pensées de derrière la tête, j’ai toujours été d’avis que le moujik a besoin d’être fouetté. C’est un fripon, indigne de pitié, et on a raison de le battre encore de temps en temps. Le bouleau a fait la force de la terre russe, elle périra avec les forêts. Je suis pour les gens d’esprit. Par libéralisme, nous avons cessé de rosser les moujiks, mais ils continuent de se fouetter eux-mêmes. Et ils font bien. « On se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servis[1]. » C’est bien cela, n’est-ce pas ?… Mon cher, si tu savais comme je hais la Russie… c’est-à-dire non, pas la Russie, mais tous ses vices… et peut-être aussi la Russie. Tout cela, c’est de la cochonnerie[2]. Sais-tu ce que j’aime ? j’aime l’esprit.

— Vous avez repris un verre, n’aviez-vous pas déjà assez bu ?

— Attends, je vais encore en prendre un, puis un autre et ce sera tout. Pourquoi m’as-tu interrompu ? Dernièrement, de passage à Mokroïé, je me suis entretenu avec un vieillard : « Nous aimons plus que tout, m’a-t-il dit, condamner les filles au fouet, et nous chargerons les jeunes gars d’exécuter la sentence. Ensuite, le jeune homme prend pour fiancée celle qu’il a fouettée, de sorte que c’est devenu chez nous une coutume pour les filles. » Quels sadiques, hein ? Tu auras beau dire, c’est spirituel. Si nous allions voir ça, hein ? Aliocha, tu rougis ? N’aie pas honte, mon enfant. C’est dommage qu’aujourd’hui je ne sois pas resté à dîner chez le Père Abbé, j’aurais parlé aux moines des filles de Mokroïé. Aliocha, ne m’en veuille pas d’avoir offensé le Père Abbé. La colère me prend. Car, s’il y a un Dieu, s’il existe, évidemment je suis coupable, et je répondrai de ma conduite ; mais s’il n’existe pas, quel besoin a-t-on encore de tes Pères ? Dans ce cas-là il faudrait leur couper la tête ; encore ne serait-ce pas un châtiment suffisant, car ils arrêtent le progrès. Crois-tu, Ivan, que cette question me tourmente ? Non, tu ne le crois pas, je le vois à tes yeux. Tu crois que je ne suis qu’un bouffon, comme on le prétend. Aliocha, crois-tu cela, toi ?

— Non, je ne le crois pas.

— Je suis persuadé que tu parles sincèrement, et que tu vois juste. Ce n’est pas comme Ivan. Ivan est un présomptueux… Pourtant, je voudrais en finir une bonne fois avec ton monastère. Il faudrait supprimer d’un coup cette engeance mystique sur toute la terre, pour convertir tous les imbéciles à la raison. Combien d’argent et d’or afflueraient alors à la Monnaie !

— Mais pourquoi supprimer les monastères ? s’enquit Ivan.

— Afin que la vérité resplendisse plus vite.

— Quand elle resplendira, cette vérité, on vous dépouillera d’abord, puis… on vous supprimera.

— Bah ! mais tu as peut-être raison. Quel âne je suis ! s’écria Fiodor Pavlovitch en se grattant le front. Paix à ton monastère, Aliocha, s’il en est ainsi. Et quant à nous, gens d’esprit, restons au chaud et buvons du cognac. C’est sans doute la volonté expresse de Dieu. Ivan, dis-moi, y a-t-il un Dieu, oui ou non ? Attends, réponds-moi sérieusement ! Pourquoi ris-tu encore ?

— Je me rappelle votre remarque spirituelle sur la foi de Smerdiakov en l’existence de deux ermites capables de mouvoir les montagnes.

— Ai-je dit quelque chose du même genre ?

— Tout à fait.

— Eh bien, c’est que je suis aussi bien russe. Toi aussi tu l’es, philosophe, il peut t’échapper des traits du même genre… Veux-tu que je t’attrape ? Parions que ce sera dès demain. Mais dis-moi pourtant, y a-t-il un Dieu ou non ? Seulement, il faut me parler sérieusement.

— Non, il n’y pas de Dieu.

— Aliocha, Dieu existe-t-il ?

— Oui, il existe.

— Ivan, y a-t-il une immortalité ? si petite soit-elle, la plus modeste ?

— Non, il n’y en a pas.

— Aucune ?

— Aucune.

— C’est-à-dire un zéro absolu, ou une parcelle ? N’y aurait-il pas une parcelle ?

— Un zéro absolu.

— Aliocha, y a-t-il une immortalité ?

— Oui.

— Dieu et l’immortalité ensemble ?

— Oui. C’est sur Dieu que repose l’immortalité.

— Hum. Ce doit être Ivan qui a raison. Seigneur, quand on pense combien de foi et d’énergie cette chimère a coûté à l’homme, en pure perte, depuis des milliers d’années ! Qui donc se moque ainsi de l’humanité ? Ivan, pour la dernière fois et catégoriquement : y a-t-il un Dieu, oui ou non ?

— Non, pour la dernière fois.

— Qui donc se moque du monde, Ivan ?

— Le diable, sans doute, ricana Ivan.

— Le diable existe-t-il ?

— Non.

— Tant pis. Je ne sais pas ce que je ferai au premier fanatique qui a inventé Dieu. Le pendre ne suffirait pas !

— Sans cette invention, il n’y aurait pas de civilisation.

— Vraiment ?

— Oui. Et il n’y aurait pas de cognac non plus. Il va falloir vous le retirer.

— Attends, attends ! Encore un petit verre ! J’ai offensé Aliocha. Tu ne m’en veux pas, mon cher petit ?

— Non, je ne vous en veux pas. Je connais vos pensées. Votre cœur vaut mieux que votre tête.

— Mon cœur vaut mieux que ma tête ! Et c’est toi qui dis cela !… Ivan, aimes-tu Aliocha ?

— Oui, je l’aime.

— Aime-le (Fiodor Pavlovitch était de plus en plus gris). Écoute, Aliocha, j’ai été grossier tantôt envers ton starets, mais j’étais surexcité. C’est un homme d’esprit, qu’en penses-tu, Ivan ?

— Cela se pourrait.

— Certainement, il y a du Piron là-dedans[3]. C’est un jésuite russe. La nécessité de jouer la comédie, de revêtir un masque de sainteté, l’indigne in petto, car c’est un noble caractère.

— Mais il croit en Dieu.

— Pas pour un kopek. Ne le savais-tu pas ? Il l’avoue à tout le monde, ou plutôt à tous les gens d’esprit qui viennent le voir. Il a déclaré sans détour au gouverneur Schultz : « Credo, mais j’ignore à quoi. »

— Vraiment ?

— C’est textuel. Mais je l’estime. Il y a en lui quelque chose de Méphistophélès, ou mieux du Héros de notre temps[4] !… Arbénine, est-ce bien son nom[5] ?… Vois-tu, c’est un sensuel, et à tel point que je ne serais pas tranquille, même maintenant, si ma femme ou ma fille allaient se confesser à lui. Quand il commence à raconter des histoires, si tu savais ce qu’il peut dire… Il y a trois ans, il nous invita à prendre le thé, avec des liqueurs, car les dames lui envoient des liqueurs ; il se mit à décrire sa vie d’autrefois, on se pâmait de rire… et comment il s’y prit pour guérir une dame… « Si je n’avais pas mal aux jambes, nous dit-il, je vous danserais une certaine danse. » Hein ! quel gaillard ! « Moi aussi, j’ai mené joyeuse vie », ajouta-t-il… Il a escroqué soixante mille roubles au marchand Démidov.

— Comment, escroqué ?

— L’autre les lui avait confiés, comme à un homme d’honneur. « Gardez-les-moi, demain on perquisitionnera chez moi. » Le saint homme garda tout. « C’est à l’Église que tu les as donnés », dit-il. Je le traitai de gredin. « Non, répliqua-t-il, mais j’ai les idées larges… » Du reste, c’est d’un autre qu’il s’agit. J’ai confondu… sans m’en douter. Encore un petit verre et ce sera tout ; enlève la bouteille, Ivan. Pourquoi ne m’as-tu pas arrêté dans mes mensonges ?

— Je savais que vous vous arrêteriez de vous-même.

— C’est faux, c’est par méchanceté que tu n’as rien dit. Tu me méprises, au fond. Tu es venu chez moi pour me montrer ton mépris.

— Je m’en vais ; le cognac commence à vous monter à la tête.

— Je t’ai instamment prié d’aller pour un ou deux jours à Tchermachnia, tu t’en es bien gardé.

— Je partirai demain, puisque vous y tenez tant.

— Il n’y a pas de danger. Tu veux m’espionner, voilà ce qui te retient ici, maudit. »

Le vieux ne se calmait pas. Il en était à ce point où certains ivrognes, jusqu’alors paisibles, tiennent tout à coup à se montrer dans leur méchanceté.

« Qu’as-tu à me regarder ainsi ? Tes yeux me disent : « Vilain ivrogne ». Ils respirent la méfiance et le mépris. Tu es un rusé gaillard. Le regard d’Alexéi est rayonnant. Il ne me méprise pas, lui. Alexéi, garde-toi d’aimer Ivan.

— Ne vous fâchez pas contre mon frère, vous l’avez assez offensé comme ça, proféra Aliocha d’un ton ferme.

— Soit. Ah ! que j’ai mal à la tête ! Ivan, enlève le cognac, voilà trois fois que je te le dis. — Il se prit à songer et eut tout à coup un sourire rusé — Ne te fâche pas, Ivan, contre un pauvre vieux. Tu ne m’aimes guère, je le sais, — pourquoi m’aimerais-tu ? — mais ne te fâche pas. Tu vas partir pour Tchermachnia. Je te montrerai une fillette que je guigne depuis longtemps, là-bas. Elle va encore nu-pieds, mais ne t’effraie pas des filles aux pieds nus, il ne faut pas en faire fi, ce sont des perles !… »

Il mit un baiser sur sa main, et s’animant tout à coup, comme si son thème favori le dégrisait :

« Ah ! mes enfants, reprit-il, mes petits cochons… pour moi… je n’ai jamais trouvé une femme laide, voilà ma maxime ! Comprenez-vous ? Non, vous ne le pouvez pas. Ce n’est pas du sang, c’est du lait qui coule dans vos veines, vous n’avez pas tout à fait brisé votre coquille ! D’après moi, toute femme offre quelque chose de fort intéressant, particulier à elle seule ; seulement il faut savoir le découvrir, voilà le hic ! C’est un talent spécial ! Pour moi, il n’y a pas de laideron. Le sexe à lui seul fait déjà beaucoup… Mais cela vous dépasse ! Même chez les vieilles filles, on trouve parfois des charmes tels, qu’on se demande comment des imbéciles ont pu les laisser vieillir sans les remarquer ! Il faut d’abord étonner une va-nu-pieds, voilà comment il faut s’y prendre. Tu ne le savais pas ? Il faut qu’elle soit émerveillée et confuse de voir un « monsieur » amoureux d’un museau comme le sien. Par chance, il y a et il y aura toujours des maîtres pour tout oser, et des servantes pour leur obéir, cela suffit au bonheur de l’existence ! À propos, Aliocha, j’ai toujours étonné ta défunte mère, mais d’une autre façon. Parfois, après l’avoir privée de caresses, je m’épanchais devant elle à un moment donné, je tombais à ses genoux en lui baisant les pieds, et je l’amenais toujours à un petit rire convulsif, perçant, mais sans éclat. Elle ne riait pas autrement. Je savais que sa crise commençait toujours ainsi, que le lendemain elle crierait comme une possédée, que ce petit rire n’exprimait que l’apparence d’un transport ; mais c’était toujours ça ! On trouve toujours quand on sait s’y prendre. Un jour, un certain Béliavski, bellâtre riche, qui lui faisait la cour et fréquentait notre maison, me souffleta en sa présence. Elle, douce comme une agnelle, je crus qu’elle allait me battre : « Tu as été battu, il t’a giflé ! disait-elle, tu me vendais à lui… Comment a-t-il pu se permettre, devant moi ! Garde-toi de reparaître à mes yeux ; cours le provoquer en duel !… » Je la conduisis alors au monastère, où l’on fit des prières sur elle pour la calmer, mais, je te le jure devant Dieu, Aliocha, je n’ai jamais offensé ma petite possédée. Une fois seulement, c’était la première année de notre mariage, elle priait trop, observait strictement les fêtes de la Vierge, et me refusait l’entrée de sa chambre. Je vais la guérir de son mysticisme ! pensai-je… « Tu vois, dis-je, cette icône que tu tiens pour miraculeuse ; je l’enlève, je vais cracher dessus en ta présence, et je n’en serai pas puni ! » Dieu ! Elle va me tuer, me dis-je, mais elle s’élança seulement, joignit les mains, cacha son visage, fut prise d’un tremblement et s’abattit sur le plancher… Aliocha, Aliocha, qu’as-tu ? qu’as-tu ? »

Le vieillard se dressa, effrayé. Depuis qu’on parlait de sa mère, le visage d’Aliocha s’altérait peu à peu ; il rougit, ses yeux étincelèrent, ses lèvres tremblèrent… Le vieil ivrogne n’avait rien remarqué, jusqu’au moment où Aliocha eut une crise étrange reproduisant trait pour trait ce qu’il venait de raconter de la « possédée ». Soudain il se leva de table, exactement comme sa mère, d’après le récit, joignit les mains, s’en cacha le visage, s’affaissa sur sa chaise, secoué tout entier par une crise d’hystérie accompagnée de larmes silencieuses.

« Ivan, Ivan, vite de l’eau ! C’est tout à fait comme sa mère. Prends de l’eau dans la louche pour l’en asperger, comme je le faisais avec elle ; c’est à cause de sa mère, à cause de sa mère… murmurait-il à Ivan.

— Sa mère était aussi la mienne, je suppose, qu’en pensez-vous ? » ne put s’empêcher de dire Ivan, avec un mépris courroucé.

Son regard étincelant fit tressaillir le vieux, qui, chose bizarre, parut pour un instant perdre de vue que la mère d’Aliocha était aussi celle d’Ivan…

« Comment, ta mère ? murmura-t-il sans comprendre. Pourquoi dis-tu cela ? À propos de quelle mère ? Est-ce qu’elle… Ah ! diable ! c’est aussi la tienne ! Eh bien, où avais-je la tête, excuse-moi, mais je croyais, Ivan… Hé, hé, hé ! »

Il s’arrêta avec un sourire hébété d’ivrogne. Au même instant, un vacarme retentit dans le vestibule, des cris furieux s’élevèrent, la porte s’ouvrit et Dmitri Fiodorovitch fit irruption dans la salle. Le vieillard épouvanté se précipita vers Ivan :

« Il va me tuer ! Ne me livre pas ! » s’écria-t-il accroché aux pans de l’habit d’Ivan.

  1. Matthieu, VII, 2 ; Marc, IV, 24.
  2. En français dans le texte.
  3. En français dans le texte.
  4. Célèbre roman de Lermontov (1839).
  5. Non mais Pétchorine ; Arbénine est le héros du Bal masqué, drame du même auteur (1835).