Les Fourberies de Scapin/Édition Louandre, 1910/Acte III

Les Fourberies de Scapin/Édition Louandre, 1910
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome III (p. 457-476).
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ACTE TROISIÈME.



Scène I

ZERBINETTE, HYACINTE, SCAPIN, SYLVESTRE.
Sylvestre.

Oui, vos amants ont arrêté entre eux que vous fussiez ensemble ; et nous nous acquittons de l’ordre qu’ils nous ont donné.

Hyacinte, à Zerbinette.

Un tel ordre n’a rien qui ne me soit fort agréable. Je reçois avec joie une compagne de la sorte ; et il ne tiendra pas à moi que l’amitié qui est entre les personnes que nous aimons ne se répande entre nous deux.

Zerbinette.

J’accepte la proposition, et ne suis point personne à reculer, lorsqu’on m’attaque d’amitié.

Scapin.

Et lorsque c’est d’amour qu’on vous attaque ?

Zerbinette.

Pour l’amour, c’est une autre chose ; on y court un peu plus de risque, et je n’y suis pas si hardie.

Scapin.

Vous l’êtes, que je crois, contre mon maître maintenant ; et ce qu’il vient de faire pour vous doit vous donner du cœur pour répondre comme il faut à sa passion.

Zerbinette.

Je ne m’y fie encore que de la bonne sorte ; et ce n’est pas assez pour m’assurer[1] entièrement, que ce qu’il vient de faire. J’ai l’humeur enjouée, et sans cesse je ris ; mais, tout en riant, je suis sérieuse sur de certains chapitres ; et ton maître s’abusera, s’il croit qu’il lui suffise de m’avoir achetée, pour me voir toute à lui. Il doit lui en coûter autre chose que de l’argent ; et, pour répondre à son amour de la manière qu’il souhaite, il me faut un don de sa foi, qui soit assaisonné de certaines cérémonies qu’on trouve nécessaires.

Scapin.

C’est là aussi comme il l’entend. Il ne prétend à vous qu’en tout bien et en tout honneur ; et je n’aurois pas été homme à me mêler de cette affaire, s’il avait une autre pensée.

Zerbinette.

C’est ce que je veux croire, puisque vous me le dites ; mais, du côté du père, j’y prévois des empêchements.

Scapin.

Nous trouverons moyen d’accommoder les choses.

Hyacinte, à Zerbinette.

La ressemblance de nos destins doit contribuer encore à faire naître notre amitié ; et nous nous voyons toutes deux dans les mêmes alarmes, toutes deux exposées à la même infortune.

Zerbinette.

Vous avez cet avantage au moins, que vous savez de qui vous êtes née, et que l’appui de vos parents, que vous pouvez faire connoître, est capable d’ajuster tout, peut assurer votre bonheur, et faire donner un consentement au mariage qu’on trouve fait. Mais, pour moi, je ne rencontre aucun secours dans ce que je puis être ; et l’on me voit dans un état qui n’adoucira pas les volontés d’un père qui ne regarde que le bien.

Hyacinte.

Mais aussi avez-vous cet avantage, que l’on ne tente point, par un autre parti, celui que vous aimez.

Zerbinette.

Le changement du cœur d’un amant n’est pas ce qu’on peut le plus craindre. On se peut naturellement croire assez de mérite pour garder sa conquête ; et ce que je vois de plus redoutable dans ces sortes d’affaires, c’est la puissance paternelle, auprès de qui tout le mérite ne sert de rien.

Hyacinte.

Hélas ! pourquoi faut-il que de justes inclinations se trouvent traversées ? La douce chose que d’aimer, lorsque l’on ne voit point d’obstacle à ces aimables chaînes dont deux cœurs se lient ensemble !

Scapin.

Vous vous moquez ! la tranquillité en amour est un calme désagréable. Un bonheur tout uni nous devient ennuyeux ; il faut du haut et du bas dans la vie ; et les difficultés qui se mêlent aux choses réveillent les ardeurs, augmentent les plaisirs.

Zerbinette.

Mon Dieu, Scapin, fais-nous un peu ce récit, qu’on m’a dit qui est si plaisant, du stratagème dont tu t’es avisé pour tirer de l’argent de ton vieillard avare. Tu sais qu’on ne perd point sa peine lorsqu’on me fait un conte, et que je le paye assez bien par la joie qu’on m’y voit prendre.

Scapin.

Voilà Sylvestre, qui s’en acquittera aussi bien que moi. J’ai dans la tête certaine petite vengeance dont je vais goûter le plaisir.

Sylvestre.

Pourquoi, de gaieté de cœur, veux-tu chercher à t’attirer de méchantes affaires ?

Scapin.

Je me plais à tenter des entreprises hasardeuses.

Sylvestre.

Je te l’ai déjà dit, tu quitterois le dessein que tu as, si tu m’en voulois croire.

Scapin.

Oui ; mais c’est moi que j’en croirai.

Sylvestre.

À quoi diable te vas-tu amuser ?

Scapin.

De quoi diable te mets-tu en peine ?

Sylvestre.

C’est que je vois que, sans nécessité, tu vas courir risque de t’attirer une venue de coups de bâton[2].

Scapin.

Hé bien ! c’est aux dépens de mon dos, et non pas du tien.

Sylvestre.

Il est vrai que tu es maître de tes épaules, et tu en disposeras comme il te plaira.

Scapin.

Ces sortes de périls ne m’ont jamais arrêté ; et je hais ces cœurs pusillanimes qui, pour trop prévoir les suites des choses, n’osent rien entreprendre.

Zerbinette, à Scapin.

Nous aurons besoin de tes soins.

Scapin.

Allez. Je vous irai bientôt rejoindre. Il ne sera pas dit qu’impunément on m’ait mis en état de me trahir moi-même, et de découvrir des secrets qu’il étoit bon qu’on ne sût pas.


Scène II.

GÉRONTE, SCAPIN.
Géronte.

Hé bien ! Scapin, comment va l’affaire de mon fils ?

Scapin.

Votre fils, Monsieur, est en lieu de sûreté ; mais vous courez maintenant, vous, le péril le plus grand du monde, et je voudrois, pour beaucoup, que vous fussiez dans votre logis.

Géronte.

Comment donc ?

Scapin.

À l’heure que je parle, on vous cherche de toutes parts pour vous tuer.

Géronte.

Moi ?

Scapin.

Oui.

Géronte.

Et qui ?

Scapin.

Le frère de cette personne qu’Octave a épousée. Il croit que le dessein que vous avez de mettre votre fille à la place que tient sa sœur est ce qui pousse le plus fort à faire rompre leur mariage ; et, dans cette pensée, il a résolu hautement de décharger son désespoir sur vous, et de vous ôter la vie pour venger son honneur. Tous ses amis, gens d’épée comme lui, vous cherchent de tous les côtés, et demandent de vos nouvelles. J’ai vu même, deçà et delà, des soldats de sa compagnie qui interrogent ceux qu’ils trouvent, et occupent par pelotons toutes les avenues de votre maison : de sorte que vous ne sauriez aller chez vous, vous ne sauriez faire un pas, ni à droit, ni à gauche, que vous ne tombiez dans leurs mains.

Géronte.

Que ferai-je, mon pauvre Scapin ?

Scapin.

Je ne sais pas, monsieur ; et voici une étrange affaire. Je tremble pour vous depuis les pieds jusqu’à la tête, et… Attendez.

(Scapin fait semblant d’aller voir au fond du théâtre s’il n’y a personne.)
Géronte, en tremblant.

Hé ?

Scapin, revenant.

Non, non, non, ce n’est rien.

Géronte.

Ne saurois-tu trouver quelque moyen pour me tirer de peine ?

Scapin.

J’en imagine bien un ; mais je courrois risque moi, de me faire assommer.

Géronte.

Hé ! Scapin, montre-toi serviteur zélé. Ne m’abandonne pas, je te prie.

Scapin.

Je le veux bien. J’ai une tendresse pour vous qui ne sauroit souffrir que je vous laisse sans secours.

Géronte.

Tu en seras récompensé, je t’assure ; et je te promets cet habit-ci quand je l’aurai un peu usé.

Scapin.

Attendez. Voici une affaire que je me suis trouvée fort à propos pour vous sauver. Il faut que vous vous mettiez dans ce sac et que…

Géronte

Ah !

Scapin.

Non, non, non, non, ce n’est personne. Il faut, dis-je, que vous vous mettiez là dedans, et que vous gardiez de remuer en aucune façon. Je vous chargerai sur mon dos, comme un paquet de quelque chose, et je vous porterai ainsi au travers de vos ennemis, jusque dans votre maison, où, quand nous serons une fois, nous pourrons nous barricader, et envoyer quérir main-forte contre la violence.

Géronte.

L’invention est bonne.

Scapin.

La meilleure du monde. Vous allez voir. (À part.) Tu me payeras l’imposture.

Géronte.

Hé ?

Scapin.

Je dis que vos ennemis seront bien attrapés. Mettez-vous bien jusqu’au fond ; et surtout prenez garde de ne vous point montrer[3] et de ne branler pas, quelque chose qui puisse arriver.

Géronte.

Laisse-moi faire. Je saurai me tenir…

Scapin.

Cachez-vous ; voici un spadassin qui vous cherche. (En contrefaisant sa voix.) « Quoi ! jé n’aurai pas l’abantage dé tuer cé Géronte, et quelqu’un, par charité, né m’enseignera pas où il est ! » (À Géronte avec sa voix ordinaire.) Ne branlez pas. « Cadédis, jé lé trouberai, sé cachât-il au centre dé la terre. » (À Géronte avec son ton naturel.) Ne vous montrez pas. (Tout le langage gascon est supposé de celui qu’il contrefait, et le reste de lui.) « Oh ! l’homme au sac. » Monsieur. « Jé té vaille un louis, et m’enseigne où put être Géronte. » Vous cherchez le seigneur Géronte ? « Oui, mordi, jé lé cherche. » Et pour quelle affaire, monsieur ? « Pour quelle affaire ? » Oui. « Jé beux, cadédis, lé faire mourir sous les coups dé vaton. » Oh ! monsieur, les coups de bâton ne se donnent point à des gens comme lui, et ce n’est pas un homme à être traité de la sorte. « Qui ? cé fat dé Géronte, cé maraud, cé vélître ? » Le seigneur Géronte, monsieur, n’est ni fat, ni maraud, ni belître ; et vous devriez, s’il vous plaît, parler d’autre façon. « Comment, tu mé traites, à moi, avec cette hautur ? » Je défends, comme je dois, un homme d’honneur qu’on offense. « Est-ce que tu es des amis dé cé Géronte ? » Oui, monsieur, j’en suis. « Ah ! cadédis, tu es de ses amis, à la vonne hure. » (Donnant plusieurs coups de bâton sur le sac.) « Tiens boilà cé que jé té vaille pour lui. » Ah, ah, ah, ah, monsieur. Ah, ah, monsieur, tout beau. Ah, doucement. Ah, ah, ah. « Va, porte-lui cela de ma part. Adiusias. » Ah ! diable soit le Gascon ! Ah[4] !

Géronte

Ah ! Scapin, je n’en puis plus !

Scapin.

Ah ! Monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable.

Géronte.

Comment ! c’est sur les miennes qu’il a frappé.

Scapin.

Nenni, Monsieur, c’étoit sur mon dos qu’il frappoit.

Géronte.

Que veux-tu dire ? J’ai bien senti les coups, et les sens bien encore.

Scapin.

Non, vous dis-je, ce n’est que le bout du bâton qui a été jusque sur vos épaules.

Géronte.

Tu devois donc te retirer un peu plus loin, pour m’épargner…

Scapin

Prenez garde. En voici un autre qui a la mine d’un étranger. (Cet endroit est le même que celui du Gascon, pour le changement de langage, et le jeu de théâtre.) « Parti, moi courir comme une Basque, et moi ne pouvre point troufair de tout le jour sti diable de Gironte. » Cachez-vous bien. « Dites-moi un peu, fous, montsir l’homme, s’il ve plaît, fous, safoir point où l’est sti Gironte que moi cherchair ? » Non, monsieur, je ne sais point où est Géronte. « Dites-moi-le vous frenchemente ; moi li fouloir pas grande chose à lui. L’est seulemente pour li donnair un petite régale sur le dos d’un douzaine de coups de bâtonne, et de trois ou quatre petites coups d’épée au trafers de son poitrine. » Je vous assure, monsieur, que je ne sais pas où il est. « Il me semble que j’y foi remuair quelque chose dans sti sac. » Pardonnez-moi, monsieur. « Li est assurément quelque histoire là-tetans. » Point du tout, monsieur. « Moi l’avoir enfie de tonner ain coup d’épée dans sti sac. » Ah ! monsieur, gardez-vous-en bien. « Montre-le-moi un peu, fous, ce que c’être là. » Tout beau, monsieur. « Quement, tout beau ! » Vous n’avez que faire de vouloir voir ce que je porte. « Et moi, je le fouloir foir, moi. » Vous ne le verrez point. « Ah que de badinemente. » Ce sont hardes qui m’appartiennent. « Montre-moi, fous, te dis-je. » Je n’en ferai rien. « Toi ne faire rien ? » Non. « Moi pailler de ste bâtonne dessus les épaules de toi. » Je me moque de cela. « Ah ! toi faire le trôle ! » Ahi, ahi, ahi ! Ah ! monsieur, ah, ah, ah, ah. « Jusqu’au refoir : l’être là un petit leçon pour li apprendre à toi à parler insolentemente. » Ah ! peste soit du baragouineux ! Ah.

Géronte, sortant sa tête du sac.

Ah ! je suis roué.

Scapin.

Ah ! je suis mort.

Géronte.

Pourquoi diantre faut-il qu’ils frappent sur mon dos ?

Scapin, lui remettant sa tête dans le sac.

Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tout ensemble. (Contrefaisant plusieurs personnes ensemble.) « Allons, tâchons à trouver ce Géronte, cherchons partout. N’épargnons point nos pas. Courons toute la ville. N’oublions aucun lieu. Visitons tout. Furetons de tous les côtés. Par où irons-nous ? Tournons par là. Non, par ici. À gauche. À droit. Nenni. Si fait. » (À Géronte, avec sa voiex ordinaire.) Cachez-vous bien. « Ah ! camarades, voici son valet. Allons, coquin, il faut que tu nous enseignes où est ton maître. » Hé ! messieurs, ne me maltraitez point. « Allons, dis-nous où il est. Parle. Hâte-toi. Expédions. Dépêche vite. Tôt. » Hé ! messieurs, doucement. (Géronte met doucement la tête hors du sac, et aperçoit la fourberie de Scapin.) « Si tu ne nous fais trouver ton maître tout à l’heure, nous allons faire pleuvoir sur toi une ondée de coups de bâton. » J’aime mieux souffrir toute chose que de vous découvrir mon maître. « Nous allons t’assommer. » Faites tout ce qu’il vous plaira. « Tu as envie d’être battu ? » Je ne trahirai point mon maître. « Ah ! tu veux en tâter ? » Oh !

(Comme il est prêt de frapper, Géronte sort du sac, et Scapin s’enfuit.)
Géronte, seul.

Ah ! infâme ! ah ! traître ! ah ! scélérat ! C’est ainsi que tu m’assassines ?


Scène III.

ZERBINETTE, GÉRONTE.
Zerbinette, riant, sans voir Géronte.

Ah, ah. Je veux prendre un peu l’air[5].

Géronte, à part, sans voir Zerbinette.

Tu me le paieras, je te jure.

Zerbinette, sans voir Géronte.

Ah, ah, ah, ah ! La plaisante histoire ! et la bonne dupe que ce vieillard !

Géronte.

Il n’y a rien de plaisant à cela ; et vous n’avez que faire d’en rire.

Zerbinette.

Quoi ? que voulez-vous dire, Monsieur ?

Géronte.

Je veux dire que vous ne devez pas vous moquer de moi.

Zerbinette.

De vous ?

Géronte.

Oui.

Zerbinette.

Comment ! qui songe à se moquer de vous ?

Géronte.

Pourquoi venez-vous ici me rire au nez ?

Zerbinette.

Cela ne vous regarde point, et je ris toute seule d’un conte qu’on vient de me faire, le plus plaisant qu’on puisse entendre. Je ne sais pas si c’est parce que je suis intéressée dans la chose ; mais je n’ai jamais trouvé rien de si drôle qu’un tour qui vient d’être joué par un fils à son père, pour en attraper de l’argent.

Géronte.

Par un fils à son père, pour en attraper de l’argent ?

Zerbinette.

Oui. Pour peu que vous me pressiez, vous me trouverez assez disposée à vous dire l’affaire ; et j’ai une démangeaison naturelle à faire part des contes que je sais.

Géronte.

Je vous prie de me dire cette histoire.

Zerbinette.

Je le veux bien. Je ne risquerai pas grand’chose à vous la dire, et c’est une aventure qui n’est pas pour être longtemps secrète. La destinée a voulu que je me trouvasse parmi une bande de ces personnes qu’on appelle Égyptiens, et qui, rôdant de province en province, se mêlent de dire la bonne fortune, et quelquefois de beaucoup d’autres choses. En arrivant dans cette ville, un jeune homme me vit et conçut pour moi de l’amour. Dès ce moment, il s’attache à mes pas ; et le voilà d’abord comme tous les jeunes gens, qui croient qu’il n’y a qu’à parler, et qu’au moindre mot qu’ils nous disent, leurs affaires sont faites ; mais il trouva une fierté qui lui fit un peu corriger ses premières pensées. Il fit connoître sa passion aux gens qui me tenoient, et il les trouva disposés à me laisser à lui, moyennant quelque somme. Mais le mal de l’affaire étoit que mon amant se trouvoit dans l’état où l’on voit très souvent la plupart des fils de famille, c’est-à-dire qu’il étoit un peu dénué d’argent. Il a un père qui, quoique riche, est un avaricieux fieffé, le plus vilain homme du monde. Attendez. Ne me saurais-je souvenir de son nom ? Haie. Aidez-moi un peu. Ne pouvez-vous me nommer quelqu’un de cette ville qui soit connu pour être avare au dernier point ?

Géronte.

Non.

Zerbinette.

Il y a à son nom du ron… ronte… Or… Oronte… Non. Gé… Géronte. Oui, Géronte, justement ; voilà mon vilain ; je l’ai trouvé, c’est ce ladre-là que je dis. Pour venir à notre conte, nos gens ont voulu aujourd’hui partir de cette ville ; et mon amant m’alloit perdre, faute d’argent, si, pour en tirer de son père, il n’avoit trouvé du secours dans l’industrie d’un serviteur qu’il a. Pour le nom du serviteur, je le sais à merveille. Il s’appelle Scapin ; c’est un homme incomparable, et il mérite toutes les louanges qu’on peut donner.

Géronte, à part.

Ah ! coquin que tu es !

Zerbinette.

Voici le stratagème dont il s’est servi pour attraper sa dupe. Ah, ah, ah, ah. Je ne saurois m’en souvenir, que je ne rie de tout mon cœur. Ah, ah, ah. Il est allé trouver ce chien d’avare… ah, ah ah ; et lui a dit, qu’en se promenant sur le port avec son fils, hi, hi, ils avoient vu une galère turque où on les avait invités d’entrer ; qu’un jeune Turc leur y avoit donné la collation, ah ; que, tandis qu’ils mangeoient, on avoit mis la galère en mer ; et que le Turc l’avoit renvoyé lui seul à terre dans un esquif, avec ordre de dire au père de son maître qu’il emmenoit son fils en Alger, s’il ne lui envoyait tout à l’heure cinq cents écus. Ah, ah, ah. Voilà mon ladre, mon vilain dans de furieuses angoisses ; et la tendresse qu’il a pour son fils fait un combat étrange avec son avarice. Cinq cents écus qu’on lui demande sont justement cinq cents coups de poignard qu’on lui donne. Ah, ah, ah. Il ne peut se résoudre à tirer cette somme de ses entrailles ; et la peine qu’il souffre lui fait trouver cent moyens ridicules pour ravoir son fils. Ah, ah, ah ! Il veut envoyer la justice en mer après la galère du Turc. Ah, ah, ah ! Il sollicite son valet de s’aller offrir à tenir la place de son fils, jusqu’à ce qu’il ait amassé l’argent qu’il n’a pas envie de donner. Ah, ah, ah. Il abandonne, pour faire les cinq cents écus, quatre ou cinq vieux habits qui n’en valent pas trente. Ah, ah, ah. Le valet lui fait comprendre à tous coups l’impertinence de ses propositions ; et chaque réflexion est douloureusement accompagnée d’un : Mais que diable alloit-il faire à cette galère ? Ah ! maudite galère ! Traître de Turc ! Enfin, après plusieurs détours, après avoir longtemps gémi et soupiré… Mais il me semble que vous ne riez point de mon conte ; qu’en dites-vous ?

Géronte.

Je dis que le jeune homme est un pendard, un insolent, qui sera puni par son père du tour qu’il lui a fait ; que l’Égyptienne est une malavisée, une impertinente, de dire des injures à un homme d’honneur, qui saura lui apprendre à venir ici débaucher les enfants de famille ; et que le valet est un scélérat, qui sera par Géronte envoyé au gibet avant qu’il soit demain.


Scène IV.

ZERBINETTE, SYLVESTRE.
Sylvestre.

Où est-ce donc que vous vous échappez ? Savez-vous bien que vous venez de parler là au père de votre amant ?

Zerbinette.

Je viens de m’en douter, et je me suis adressée à lui-même sans y penser, pour lui conter son histoire.

Sylvestre.

Comment, son histoire ?

Zerbinette.

Oui, j’étois toute remplie du conte, et je brûlois de le redire. Mais qu’importe ? Tant pis pour lui. Je ne vois pas que les choses, pour nous, en puissent être ni pis ni mieux.

Sylvestre.

Vous aviez grande envie de babiller ; et c’est avoir bien de la langue que de ne pouvoir se taire de ses propres affaires.

Zerbinette.

N’aurait-il pas appris cela de quelque autre ?


Scène V.

ARGANTE, ZERBINETTE, SYLVESTRE.
Argante, derrière le théâtre.

Holà ! Sylvestre.

Sylvestre, à Zerbinette.

Rentrez dans la maison. Voilà mon maître qui m’appelle.


Scène VI.

ARGANTE, SYLVESTRE.
Argante.

Vous vous êtes donc accordés, coquin, vous vous êtes accordés, Scapin, vous et mon fils, pour me fourber ; et vous croyez que je l’endure ?

Sylvestre.

Ma foi, monsieur, si Scapin vous fourbe, je m’en lave les mains, et vous assure que je n’y trempe en aucune façon.

Argante.

Nous verrons cette affaire, pendard, nous verrons cette affaire, et je ne prétends pas qu’on me fasse passer la plume par le bec[6].


Scène VII.

GÉRONTE, ARGANTE, SYLVESTRE.
Géronte.

Ah ! seigneur Argante, vous me voyez accablé de disgrâce.

Argante.

Vous me voyez aussi dans un accablement horrible.

Géronte.

Le pendard de Scapin, par une fourberie, m’a attrapé cinq cents écus.

Argante.

Le même pendard de Scapin, par une fourberie aussi, m’a attrapé deux cents pistoles.

Géronte.

Il ne s’est pas contenté de m’attraper cinq cents écus ; il m’a traité d’une manière que j’ai honte de dire. Mais il me la paiera.

Argante.

Je veux qu’il me fasse raison de la pièce qu’il m’a jouée.

Géronte.

Et je prétends faire de lui une vengeance exemplaire.

Sylvestre, à part.

Plaise au ciel que, dans tout ceci, je n’aie point ma part !

Géronte.

Mais ce n’est pas encore tout, seigneur Argante ; et un malheur nous est toujours l’avant-coureur d’un autre. Je me réjouissais aujourd’hui de l’espérance d’avoir ma fille, dont je faisois toute ma consolation ; et je viens d’apprendre de mon homme qu’elle est partie il y a longtemps de Tarente, et qu’on y croit qu’elle a péri dans le vaisseau où elle s’embarqua.

Argante.

Mais pourquoi, s’il vous plaît, la tenir à Tarente, et ne vous être pas donné la joie de l’avoir avec vous ?

Géronte.

J’ai eu mes raisons pour cela ; et des intérêts de famille m’ont obligé jusques ici à tenir fort secret ce second mariage. Mais que vois-je ?


Scène VIII.

ARGANTE, GÉRONTE, NÉRINE, SYLVESTRE.
Géronte.

Ah ! te voilà, nourrice ?

Nérine, se jetant aux genoux de Géronte.

Ah ! seigneur Pandolphe, que…

Géronte.

Appelle-moi Géronte, et ne te sers plus de ce nom. Les raisons ont cessé qui m’avaient obligé à le prendre parmi vous à Tarente.

Nérine.

Las ! que ce changement de nom nous a causé de troubles et d’inquiétudes dans les soins que nous avons pris de vous venir chercher ici !

Géronte.

Où est ma fille, et sa mère ?

Nérine.

Votre fille, Monsieur, n’est pas loin d’ici, mais, avant que de vous la faire voir, il faut que je vous demande pardon de l’avoir mariée, dans l’abandonnement où, faute de vous rencontrer, je me suis trouvée avec elle.

Géronte.

Ma fille mariée ?

Nérine.

Oui, Monsieur.

Géronte.

Et avec qui ?

Nérine.

Avec un jeune homme nommé Octave, fils d’un certain seigneur Argante.

Géronte.

Ô ciel !

Argante.

Quelle rencontre !

Géronte.

Mène-nous, mène-nous promptement où elle est.

Nérine.

Vous n’avez qu’à entrer dans ce logis.

Géronte.

Passe devant. Suivez-moi, suivez-moi, seigneur Argante.

Sylvestre, seul.

Voilà une aventure qui est tout à fait surprenante[7].


Scène IX.

SCAPIN, SYLVESTRE.
Scapin.

Hé bien ! Sylvestre, que font nos gens ?

Sylvestre.

J’ai deux avis à te donner. L’un, que l’affaire d’Octave est accommodée. Notre Hyacinte s’est trouvée la fille du seigneur Géronte ; et le hasard a fait ce que la prudence des pères avoit délibéré. L’autre avis, c’est que les deux vieillards font contre toi des menaces épouvantables, et surtout le seigneur Géronte.

Scapin.

Cela n’est rien. Les menaces ne m’ont jamais fait mal ; et ce sont des nuées qui passent bien loin sur nos têtes.

Sylvestre.

Prends garde à toi. Les fils se pourroient bien raccommoder avec les pères, et toi demeurer dans la nasse.

Scapin.

Laisse-moi faire, je trouverai moyen d’apaiser leur courroux, et…

Sylvestre.

Retire-toi, les voilà qui sortent.


Scène X.

GÉRONTE, ARGANTE, HYACINTE, ZERBINETTE, NÉRINE, SYLVESTRE.
Géronte.

Allons, ma fille, venez chez moi. Ma joie auroit été parfaite, si j’y avois pu voir votre mère avec vous.

Argante.

Voici Octave tout à propos.


Scène XI.

ARGANTE, GÉRONTE, OCTAVE, HYACINTE, ZERBIETTE, NÉRINE, SYLVESTRE.
Argante.

Venez, mon fils, venez vous réjouir avec nous de l’heureuse aventure de votre mariage. Le ciel…

Octave, sans voir Hyacinte.

Non, mon père, toutes vos propositions de mariage ne serviront de rien. Je dois lever le masque avec vous, et l’on vous a dit mon engagement.

Argante.

Oui. Mais tu ne sais pas…

Octave.

Je sais tout ce qu’il faut savoir.

Argante.

Je veux te dire que la fille du seigneur Géronte…

Octave.

La fille du seigneur Géronte ne me sera jamais de rien.

Géronte.

C’est elle…

Octave, à Géronte.

Non, Monsieur, je vous demande pardon, mes résolutions sont prises.

Sylvestre, à Octave.

Écoutez…

Octave.

Non. Tais-toi. Je n’écoute rien.

Argante, à Octave.

Ta femme…

Octave.

Non, vous dis-je, mon père ; je mourrai plutôt que de quitter mon aimable Hyacinte. (Traversant le théâtre pour se mettre à côté d’Hyacinte.) Oui. Vous avez beau faire ; la voilà, celle à qui ma foi est engagée. Je l’aimerai toute ma vie, et je ne veux point d’autre femme.

Argante.

Hé bien ! c’est elle qu’on te donne. Quel diable d’étourdi, qui suit toujours sa pointe !

Hyacinte, montrant Géronte.

Oui, Octave, voilà mon père que j’ai trouvé ; et nous nous voyons hors de peine.

Géronte.

Allons chez moi ; nous serons mieux qu’ici pour nous entretenir.

Hyacinte, montrant Zerbinette.

Ah ! mon père, je vous demande, par grâce, que je ne sois point séparée de l’aimable personne que vous voyez. Elle a un mérite qui vous fera concevoir de l’estime pour elle, quand il sera connu de vous.

Géronte.

Tu veux que je tienne chez moi une personne qui est aimée de ton frère, et qui m’a dit tantôt au nez mille sottises de moi-même !

Zerbinette.

Monsieur, je vous prie de m’excuser. Je n’aurois pas parlé de la sorte, si j’avais su que c’était vous, et je ne vous connoissois que de réputation.

Géronte.

Comment ! que de réputation ?

Hyacinte.

Mon père, la passion que mon frère a pour elle n’a rien de criminel, et je réponds de sa vertu.

Géronte.

Voilà qui est fort bien. Ne voudrait-on point que je mariasse mon fils avec elle ? Une fille inconnue, qui fait le métier de coureuse !


Scène XII.

ARGANTE, GÉRONTE, LÉANDRE, OCTAVE, HYACINTE, ZERBINETTE, NÉRINE, SYLVESTRE.
Léandre.

Mon père, ne vous plaignez point que j’aime une inconnue, sans naissance et sans bien. Ceux de qui je l’ai rachetée viennent de me découvrir qu’elle est de cette ville, et d’honnête famille ; que ce sont eux qui l’y ont dérobée à l’âge de quatre ans ; et voici un bracelet qu’ils m’ont donné, qui pourra nous aider à trouver ses parents.

Argante.

Hélas ! à voir ce bracelet, c’est ma fille que je perdis à l’âge que vous dites.

Géronte.

Votre fille ?

Argante.

Oui, ce l’est ; et j’y vois tous les traits qui m’en peuvent rendre assuré. Ma chère fille !…

Hyacinte.

Ô ciel ! que d’aventures extraordinaires !


Scène XIII.

ARGANTE, GÉRONTE, LÉANDRE, OCTAVE, HYACINTE, ZERBINETTE, NÉRINE, SYLVESTRE, CARLE.
Carle.

Ah ! Messieurs, il vient d’arriver un accident étrange.

Géronte.

Quoi ?

Carle.

Le pauvre Scapin…

Géronte.

C’est un coquin que je veux faire pendre.

Carle.

Hélas ! monsieur, vous ne serez pas en peine de cela. En passant contre un bâtiment, il lui est tombé sur la tête un marteau de tailleur de pierre, qui lui a brisé l’os, et découvert toute la cervelle. Il se meurt, et il a prié qu’on l’apportât ici pour vous pouvoir parler avant que de mourir.

Argante.

Où est-il ?

Carle.

Le voilà.


Scène XIV.

ARGANTE, GÉRONTE, LÉANDRE, OCTAVE, HYACINTE, ZERBINETTE, NÉRINE, SCAPIN, SYLVESTRE, CARLE.
Scapin

Ahi, ahi. Messieurs, vous me voyez… ahi, vous me voyez dans un étrange état. Ahi. Je n’ai pas voulu mourir sans venir demander pardon à toutes les personnes que je puis avoir offensées. Ahi. Oui, messieurs, avant que de rendre le dernier soupir, je vous conjure de tout mon cœur de vouloir me pardonner tout ce que je puis vous avoir fait, et principalement le seigneur Argante et le seigneur Géronte. Ahi.

Argante.

Pour moi, je te pardonne ; va, meurs en repos.

Scapin.

C’est vous, Monsieur, que j’ai le plus offensé, par les coups de bâton que…

Géronte.

Ne parle point davantage, je te pardonne aussi.

Scapin.

Ç’a été une témérité bien grande à moi, que les coups de bâton que je…

Géronte.

Laissons cela.

Scapin.

J’ai, en mourant, une douleur inconcevable des coups de bâton que…

Géronte.

Mon Dieu ! tais-toi.

Scapin.

Les malheureux coups de bâton que je vous…

Géronte.

Tais-toi, te dis-je ; j’oublie tout.

Scapin.

Hélas ! quelle bonté ! Mais est-ce de bon cœur, monsieur, que vous me pardonnez ces coups de bâton que…

Géronte.

Hé ! oui. Ne parlons plus de rien ; je te pardonne tout : voilà qui est fait.

Scapin.

Ah ! Monsieur, je me sens tout soulagé depuis cette parole.

Géronte.

Oui ; mais je te pardonne, à la charge que tu mourras.

Scapin.

Comment ! Monsieur ?

Géronte.

Je me dédis de ma parole, si tu réchappes.

Scapin.

Ahi, ahi. Voilà mes foiblesses qui me reprennent.

Argante.

Seigneur Géronte, en faveur de notre joie, il faut lui pardonner sans condition.

Géronte.

Soit.

Argante.

Allons souper ensemble, pour mieux goûter notre plaisir.

Scapin.

Et moi, qu’on me porte au bout de la table, en attendant que je meure.


Fin des Fourberies de Scapin.
  1. Pour rassurer.
  2. Venue, dans le sens de récolte, bonne récolte, parce que le grain de l’année est bien venu. Nicot, au mot Venir, donne pour exemple : « Grande venue de brebis et abondante, bonus proventus. »
    (F. Génin.)
  3. Boileau a eu raison s’il n’a regardé comme indigne de Molière que le sac où Géronte s’enveloppe. Boileau a eu tort s’il n’a pas reconnu l’auteur du Misanthrope dans l’éloquence de Scapin avec le père de son maître ; dans l’avarice de ce vieillard ; dans la scène des deux pères ; dans l’amour des deux fils, tableaux dignes de Térence ; dans la confession de Scapin, qui se croit convaincu ; dans son insolence, dès qu’il sent que son maître a besoin de lui.
    (Marmontel.)
  4. Molière a pris l’idée de cette scène dans Tabarin, comme l’indique la critique de Boileau. On peut voir le passage qui lui a servi de modèle, dans le recueil général des œuvres et fantaisies de Tabario, seconde partie, page 131, édition de Rouen ; 1629.
  5. Dans le Pédant joué, Génevote arrive sur la scène en poussant de grands éclats de rire, et elle raconte à Nicolas Granger le tour dont il vient d’être la dupe. Molière doit donc encore l’idée de cette scène à Cyrano de Bergerac ; mais dans cette nouvelle imitation il s’éloigne encore plus de son modèle que dans la première. Voyez le Pédant joué, acte III, scène II.
    (Aimé Martin.)
  6. Faire passer à quelqu’un la plume par le bec, l’attraper, le duper, sans qu’il puisse se plaindre.
    (F. Génin.)
  7. Molière emprunte à Térence ce dénoûment, comme il lui avait emprunté déjà le fond de sa pièce. Cette scène est en partie traduite de la dernière scène du Phormion.