Les Fouilles de M. de Sarzec en Chaldée

Les Fouilles de M. de Sarzec en Chaldée
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 525-565).
LES
FOUILLES DE M. DE SARZEC
EN CHALDÉE

Le Louvre est à Paris ; c’est ce que paraissent ignorer beaucoup de Parisiens. Pas un étranger, pour peu qu’il ait quelque culture d’esprit, ne mettrait le pied à Paris et n’y passerait quelques jours, ou même quelques heures, sans aller faire une visite à la Sainte Famille de Raphaël et à la Vénus de Milo et sans jeter tout au moins un coup d’œil sur l’ensemble des galeries. Il est au contraire des Parisiens qui ne savent pas le chemin du Louvre.

Qu’il en soit ainsi pour les illettrés, rien de plus naturel. Ceux qui sont courbés sous le lourd fardeau des nécessités quotidiennes sont excusables de ne pas rechercher ces plaisirs délicats ; ils n’y sont pas préparés par ces connaissances générales qui, seules, permettent de jouir pleinement d’une œuvre d’art en la replaçant dans le siècle et dans le milieu qui lui ont donné naissance. On s’expliquerait donc que nos ouvriers passassent indifférens devant la porte des édifices où se conservent les plus beaux ouvrages de la sculpture et de la peinture ancienne et moderne. Il n’en est cependant pas tout à fait ainsi. Les étrangers sont surpris de voir combien est nombreuse la foule qui se presse dans nos galeries les dimanches et les jours de fête, foule qui se compose surtout d’artisans et de petits commerçans ; ils remarquent combien tout ce monde paraît s’intéresser à ce qui lui passe là sous les yeux. Peut-être certaines réflexions naïves feront-elles sourire l’homme du métier qui les surprend au passage ; mais il n’en est pas moins vrai que, sans apprentissage professionnel et sans initiation spéciale, le peuple de Paris, par un effet naturel de la vivacité et de la curiosité de son esprit, fréquente volontiers les musées.

Toute proportion gardée, ceux qui vont peut-être le moins au Louvre, ce sont les gens du monde, ce sont ces gens de large loisir auxquels semblent avoir surtout songé nos anciens rois et les divers gouvernemens qui leur ont succédé, quand ils ont à grands frais, depuis François Ier acquis tous ces chefs-d’œuvre que renferment aujourd’hui les salles du Louvre. Dans les cercles qui se croient distingués, on affiche bien le goût des arts ; on tient à honneur de se montrer au salon le jour du vernissage ; on ne manque pas une de ces expositions restreintes, qui, depuis quelques temps, sont si fort à la mode ; on suit les ventes en renom et l’on y fait de prudentes folies ; on achète très cher de petits tableaux que l’on espère bien revendre plus cher encore ; on cause même volontiers peinture et l’on a soin d’employer les termes de métier que l’on a saisis au vol, car ou a ses entrées dans quelques ateliers, et l’on est abonné aux revues où écrivent les critiques en vogue, ceux qui font et défont les réputations. Rien de mieux ; mais, neuf fois sur dix, on embarrasserait fort ces grands connaisseurs si l’on s’avisait de les interroger sur telle statue ou tel tableau que le Louvre aurait reçus dans le courant de l’année ou même l’année précédente. Peut-être pourront-ils se donner l’air d’être au courant si l’acquisition a fait quelque bruit, si elle a été vivement critiquée et dénoncée à l’indignation publique par ceux qui voudraient prendre la place des conservateurs du Musée ; dans ce cas, notre amateur se sera peut-être décidé, non sans effort, à juger par lui-même des mérites de l’œuvre si vivement discutée. Au contraire, s’il n’a pas été averti par une polémique retentissante, il ne saura de quoi vous voulez lui parler, les monumens en question eussent-ils une valeur capitale par leur beauté propre ou par la place qu’ils viennent prendre dans quelque importante série.

Le Louvre s’est enrichi récemment de curieuses fresques de Botticelli ; grâce au savoir et au goût de MM. Saglio et Courajod, il a su trouver encore, en Italie, de belles terres cuites et plusieurs nobles marbres qui portent le cachet du plus pur style de la Toscane. Or, parmi les personnes mêmes qui passent pour appartenir à l’élite de la société parisienne, combien en est-il qui connaissent déjà ces objets d’un si haut prix ? Grâce à l’insistance de ces mêmes conservateurs, un crédit spécial a permis d’acheter la collection Timbal, qui comprend des pièces de la renaissance italienne dont quelques-unes sont de premier ordre ; cette collection vient même d’être exposée[1] ; mais combien s’écoulera-t-il d’années avant que le public s’aperçoive du notable accroissement qu’aura pris ainsi celle de nos galeries dont la pauvreté était peut-être le plus affligeante ? Cependant, s’il est un art auquel nous ne puissions rester indifférens, c’est bien celui de Florence et des illustres cités qui lui font cortège dans l’histoire. De toutes les influences qui s’exercent sur les plus délicats et les plus fiers de nos artistes, c’est peut-être celle du génie toscan qui s’accorde le mieux avec les instincts et les désirs secrets de notre âme, telle que l’a faite ce XIXe siècle qui finit si tristement pour la France. Nous aimons la puissance expressive de ce style et nous cherchons à l’imiter ; sa grâce pénétrante, sérieuse et souvent mélancolique, parfois même presque douloureuse, nous touche vivement, quand nous cherchons dans le passé des modèles qui nous aident à traduire nos propres sentimens ; elle nous inspire mieux que ne le feraient la simplicité et la sérénité de l’art antique. Celui-ci pourtant, par ses qualités de perfection et de mesure, reste le fondement même de toute éducation qui prétend développer dans l’esprit le sens et la science de la forme. Tout monument qui nous révèle un nouvel aspect de la beauté grecque mérite donc, par là même, d’exciter tout d’abord l’attention des artistes et des gens de goût ; or, excepté peut-être une douzaine de curieux, qui donc se doute, à Paris, que le Louvre vient, ce printemps même, de mettre en place, dans la salle où sont réunies les œuvres grecques d’origine certaine, une statue archaïque des plus remarquables, cette Héra de Samos qu’il doit à l’habile diplomatie d’un pensionnaire de l’école d’Athènes, M. Paul Girard ? On alléguera peut-être, par manière d’explication, que les pédans seuls, — si l’on veut être poli, on dira les archéologues, — s’intéressent aux conventions et aux gaucheries de l’archaïsme ; mais comment se fait-il que tout au moins on ne connaisse pas mieux, ne fût-ce que parmi les artistes, cette admirable Victoire de Samothrace qui est entrée au Louvre en 1866, grâce à un de nos consuls, M. Champoiseau ? A l’étranger, pas une collection de moulages où l’on ne rencontre le plâtre de cette belle figure, qui est à la fois d’une exécution très savante et du jet le plus hardi, de la plus fière tournure ; à Paris, l’original en est presque ignoré.

Pourquoi cette négligence, ce délaissement et cet oubli ? C’est que les toiles des vieux maîtres, c’est que les marbres grecs et les madones de Pise et de Sienne, de Fiesole et de Florence n’ont pas de prôneurs intéressés qui convoquent à grand bruit autour d’elles le ban et l’arrière-ban des brocanteurs et des désœuvrés ; la galerie des antiques n’est pas et ne sera jamais un de ces endroits où le tout Paris des premières représentations se donne rendez-vous, comme il le fait à certains jours au salon des Champs-Elysées ou dans les expositions payantes ; elle ne saurait devenir un de ces lieux où l’on va moins pour voir que pour être vu. C’est aussi que les deux sexes sont mal préparés, par l’éducation qu’ils reçoivent, à comprendre l’importance de l’œuvre d’art ; la faute en est, dans une certaine mesure, à ceux qui rédigent les programmes ; elle est surtout à ceux qui les appliquent ; ils ne semblent pas avoir encore saisi cette vérité, que l’histoire du passé n’est pas tout entière, qu’elle n’est même que pour une faible partie dans les dates et dans ce qu’on appelle les faits. Ils ne paraissent pas soupçonner que la véritable histoire, c’est celle des sentimens et des idées, des mœurs et des croyances, ni que cette histoire s’apprend bien moins dans les tableaux chronologiques et dans les récits de batailles que dans le poème et dans l’image peinte ou sculptée où chaque peuple a mis le meilleur de son âme. L’histoire littéraire est assez largement représentée dans nos études ; mais il n’en est pas de même de l’histoire de l’art. Les programmes officiels, dans ces derniers temps, lui ont bien fait une petite place dans les examens universitaires ; mais si l’on s’avise d’interroger sur ces questions les candidats mêmes qui se croient le mieux préparés, ils vous regardent d’un air ébahi, ils ne savent que dire ; ni leurs professeurs, ni leurs parens n’auront eu l’idée de les conduire, ne fût-ce qu’une fois, dans le salon carré du Louvre et de leur y faire passer une heure ou deux. Tel fort en histoire, comme on dit au lycée, vous décrira toutes les marches et contre-marches de Turenne et de Montecuculli, du maréchal de Saxe et de Frédéric le Grand, avec autant de précision que s’il se préparait à l’École supérieure de guerre ; mais il n’aura pas vu une seule toile de Poussin ou de Lesueur, mais il ne connaît pas plus Watteau ou Greuze que s’ils avaient vécu en Chine, et cependant, pour ne parler que du XVIIIe siècle, le moindre tableau de l’un de ces maîtres nous en apprend bien plus sur ce temps que toute l’histoire-bataille, comme l’appelait avec dédain Alexis Monteil ; il vous révèle avec bien autrement de force et de clarté le brillant génie de cette époque, le tour à la fois sentimental et sensuel de son imagination, le raffinement de ses habitudes sociales et la manière très particulière dont il comprenait la vie et la nature.

On s’explique donc, sans s’y résigner, cette sorte d’abstention et de parti-pris ; en tout cas, le fait est incontestable. Jeunes hommes qui reçoivent une éducation dite libérale, hommes mûrs qui ont la prétention d’être instruits, jeunes filles brevetées et diplômées tous les degrés, il est, parmi ceux qui semblaient entre tous appelés à goûter toutes ces merveilles, il est de fort honnêtes gens qui ne sont jamais entrés au Louvre, hors peut-être un jour de pluie pour se mettre à l’abri. Que le nombre de ceux qui poussent jusque-là l’indifférence ne soit pas très considérable, je l’admets encore ; mais beaucoup de ceux qui protesteraient si l’on faisait mine de les comprendre dans cette catégorie ne sont pas, à tout prendre, beaucoup plus intelligens et plus curieux. Ils ont la conscience tranquille parce qu’une fois, au temps jadis, ils ont, d’un pas rapide, fait le tour du Louvre et regardé d’un œil distrait quelques tableaux et quelques statues. Cela leur suffit ; ils se croient maintenant pour toute leur vie quittes envers l’art et en règle avec le Louvre. Vous les entendrez affirmer qu’ils connaissent fort bien le musée ; s’ils n’y vont pas plus souvent, c’est que les galeries n’ont plus de secrets pour eux et qu’ils n’ont plus rien à y apprendre.

Nous ne risquons donc rien à venir, plus d’un an après que les objets ont été pour la première fois exposés, parler ici des monumens que M. de Sarzec a découverts dans la basse Chaldée, de 1875 à 1880, et qu’il a cédés au Louvre en 1881. Nous n’avons pas à craindre que l’on ait vu trop souvent les figures qui feront le sujet de cette étude et que l’on en soit comme rebattu ; ce que nous redouterions plutôt, c’est qu’on ne se soit même pas dérangé pour aller leur souhaiter la bienvenue. Notre tâche serait plus facile si nous étions fondés à croire que la plupart de ceux à qui s’adressent ces pages ont regardé avec quelque attention les originaux dont nous essaierons de définir les caractères ; mais, dussions-nous renoncer à compter sur cette coopération du lecteur et sur le secours que nous prêteraient ses impressions personnelles, nous n’en tenterons pas moins de montrer quelle a été l’importance de cette découverte et quel est l’intérêt historique de ces monumens.

Sans doute, cette acquisition ne suffit point pour mettre notre galerie orientale au niveau du Musée britannique ; on est incomparablement plus riche à Londres. Les premiers monumens assyriens que l’on ait vus en Europe, c’est au Louvre, grâce aux fouilles de Botta, que l’on est venu les étudier et les admirer ; mais ici, comme sur bien d’autres terrains, nous n’avons pas su continuer ce que nous avions si brillamment commencé ; après avoir ouvert la voie, nous nous y sommes laissé dépasser par ceux qui n’y étaient entrés qu’à notre suite. Depuis longtemps, la collection assyrienne du Louvre ne s’était que bien lentement accrue, tandis qu’après M. Layard toute une série d’explorateurs hardis et persévérans ne cessaient pas de sonder et de fouiller, pour le compte du Musée britannique, toutes les ruines de la Chaldée et de l’Assyrie. Du fait de notre récente conquête, nous ne pouvons pas encore nous flatter d’avoir rejoint nos heureux rivaux ; mais nous possédons, dès maintenant, cet avantage que les monumens acquis l’an dernier par le Louvre forment un groupe à part qui représente l’enfance et la jeunesse d’un art dont nous ne connaissions guère jusqu’ici que la maturité et la vieillesse. Nos bas-reliefs et nos statues de Tello, nous ne les donnerions pas pour dix paires de taureaux ailés et pour tous les bas-reliefs de Kouioundjik et de Nimroud.


I.

C’est à la curiosité, à l’énergie et au patriotisme de M. de Sarzec que nous devons ces sculptures ; la justice veut donc que nous lui fassions honneur de sa découverte. Nous nous reprocherions d’ailleurs de ne pas saisir l’occasion qui se présente d’esquisser le portrait d’un de ces agens comme la France en compte beaucoup parmi ceux qui la représentent à l’étranger. C’est le moment ou jamais de rendre hautement témoignage à ceux qui le méritent : qui sait à quelles mesures ou, tout au moins, à quelles propositions conduira la politique à courtes vues vers laquelle semble incliner en ce moment l’opinion du pays, — telle au moins qu’elle se manifeste à la chambre des députés ? On ne tardera peut-être pas à demander la suppression en bloc de tous les traitemens de nos ambassadeurs, de nos ministres plénipotentiaires et de nos consuls. Pourquoi dépenser tout cet argent si la France est bien résolue à ne plus regarder au-delà de ses frontières continentales, qui, hier encore, ont reculé et se sont misérablement rétrécies ? Il faut pourtant bien, objecteront ceux qui gardent encore les préjugés d’autrefois, que, chez tous les peuples avec lesquels nous sommes en relation, nos nationaux, s’ils sont menacés dans la sécurité de leur personne ou lésés dans leurs intérêts, trouvent quelqu’un qui, parlant au nom de la France, ait le droit et le devoir de s’interposer en leur faveur, quelqu’un qui puisse, au besoin, les envelopper des plis du drapeau. À quoi l’on répondra, comme on l’a déjà dit brutalement dans les réunions publiques et à mots couverts en plus haut lieu, que les Français n’ont qu’à rester chez eux. Ceux que conduit au dehors le plaisir de voir le monde et la variété de ses aspects, ceux mêmes qu’entraîne la sainte curiosité de la science, esprits inquiets, dilettantes qu’il faut abandonner aux conséquences, souvent fâcheuses, de leurs ambitions et de leurs fantaisies ; ceux qu’ont décidés à s’exiler le mouvement des affaires et le désir de conquérir l’aisance ou la fortune par des moyens honnêtes, marins, commerçans et ingénieurs, on les traite plus durement encore ; ce ne sont que des aventuriers et des agioteurs. S’il leur arrive quelque mésaventure, tant pis pour eux ! bien fou serait le gouvernement qui tirerait un coup de canon pour les défendre ! C’est ce que l’on a dit et répété sur tous les tons à propos de cette colonie française d’Égypte, qui, des compagnons de Méhémet-Ali à M. de Lesseps, à Mariette et à M. Maspero, avait, par l’effet naturel des services rendus, assuré à la France, sur les bords du Nil, une prépondérance incontestée, une sorte de suprématie morale que personne en Europe ne songeait plus à contester. Tous les gouvernemens qui se sont succédé en France depuis soixante ans ont veillé avec sollicitude sur cette situation, que la troisième république semblait avoir encore affermie ; aujourd’hui un vote mémorable, qui nous coûtera peut-être plus cher que les désastres de 1870, en a consacré l’anéantissement, et la plupart de nos politiques paraissent prendre très bien leur parti d’un pareil résultat ; ils ne se doutent pas qu’une nation qui se désintéresse des choses extérieures et qui se replie sur elle-même risque de s’user et de s’éteindre, plus ou moins lentement, dans les mesquineries des discordes civiles et des discussions byzantines ; peu leur importe de décourager cette émigration qui, profitant tout ensemble au pays d’où part le courant et à celui vers lequel il se porte, crée des capitaux et surtout fait des hommes. Si ces doctrines doivent prévaloir, soyez logiques ; rayez d’un trait de plume tout le budget des affaires étrangères, mais ayez soin d’en garder l’argent ; vous aurez ainsi, en France même, bien plus de places à donner.

M. de Sarzec est d’un temps où n’avait pas encore triomphé cette sagesse que l’on préconise aujourd’hui, cette théorie de l’effacement, de l’abdication, de la mort volontaire. Il a bravement servi la France en terre barbare, dans deux de ces postes éloignés et dangereux où parfois on sentirait son cœur faiblir si l’on ne se savait soutenu, fût-ce à mille lieues de distance, par le gouvernement que l’on représente, si l’on n’avait derrière soi la puissance et la majesté de la France.

M. de Sarzec a d’abord porté l’épaulette en Afrique, puis, après un voyage en Égypte, il est entré dans la carrière diplomatique. En 1872, il était nommé vice-consul à Massaouah. Ce petit port, situé en territoire égyptien, sur la Mer-Rouge, a peu d’importance, mais c’est par là que l’Europe communique le plus aisément avec l’Abyssinie, où nous avons quelques intérêts, surtout de l’ordre religieux. Ce poste était donc ce qu’on appelle un poste d’observation ; le premier titulaire en avait été, sous l’empire, le célèbre voyageur Guillaume Lejean, bien connu des lecteurs de la Revue. Celui-ci, envoyé avec une mission spéciale auprès de Théodore, l’étrange et redoutable négus que l’Angleterre a renversé, était devenu son prisonnier ; il a raconté ici même sa captivité et sa délivrance[2]. M. de Sarzec a eu des relations moins orageuses avec le successeur de Théodore, le négus Johannès ; pour le visiter, il a fait à trois reprises le long et pénible voyage qui conduit de la côte sur le plateau de l’Abyssinie.

Johannès était alors en guerre avec le khédive Ismaïl-Pacha. Les Égyptiens voyaient de très mauvais œil les allées et venues de M. de Sarzec ; ils s’imaginaient que celui-ci donnait au négus des conseils militaires et stratégiques. Leur méfiance les conduisit à commettre un acte grave, à saisir les caisses où étaient contenus les présens que le maréchal Mac-Mahon, alors président de la république, expédiait au monarque abyssin. M. de Sarzec protesta contre cette mesure arbitraire avec une extrême énergie ; le khédive, qui avait le bras long, réussit d’abord à obtenir de M. le duc Decazes, alors ministre, le rappel de notre consul ; mais celui-ci, de retour en France, montra les choses sous leur vrai jour ; il fut renvoyé à Massaouah. Les caisses avaient été déjà restituées, mais on ne s’en tint pas là ; une réparation éclatante fut accordée au pavillon français dans la forme consacrée par les usages diplomatiques, et le consul put partir pour sa mission entouré de tout le prestige qui lui était nécessaire pour l’accomplir avec honneur.

La cour d’Abyssinie, en plein XIXe siècle, a gardé pour ses cérémonies officielles une étiquette et une mise en scène qui vous transporte en pleine et lointaine antiquité, bien au-delà de la Grèce et de Rome. C’est vraiment l’Afrique, celle de ces Thoutmès et de ces Ramsès, qui, là où furent autrefois Thèbes et Memphis, sont remplacés aujourd’hui par des souverains en redingote noire assis sur des fauteuils fabriqués au faubourg Saint-Antoine. Les amateurs de couleur locale feront bien de pousser jusqu’à Axoum et Adoua ; au moins ne risqueront-ils pas ainsi d’être désappointés. Nous ne nous arrêterons pas à décrire l’ample et riche costume que le négus porte dans les occasions solennelles ; avec ses vives couleurs et les bijoux massifs qui ornent les poignets, le col et la tête du prince, il serait digne de figurer dans les tableaux qui décorent les pylônes et les portiques intérieurs de Karnak et de Louqsor. Un détail suffira pour donner une idée du caractère de cet ensemble. Quand M. de Sarzec se présenta pour la première fois devant le négus, un grand lion en liberté était nonchalamment couché sur les marches du trône. Aussitôt que l’animal vit paraître ce personnage inconnu, tout autrement vêtu que les hommes au milieu desquels il avait l’habitude de vivre, il se leva, s’étira lentement et, avec un grognement sourd, il vint flairer l’étranger. Celui-ci put apercevoir à ce moment un léger sourire sur le visage du souverain et de ses officiers ; on s’amusait d’avance de la grimace et du soubresaut que l’on attendait. M. de Sarzec n’avait pas coutume de voir un lion faire l’office d’introducteur des ambassadeurs ; il n’en garda pas moins bonne contenance et ne sourcilla point ; l’honneur était engagé. Sur un signe du négus, un serviteur s’approcha, prit par le collier l’énorme bête et la ramena en arrière ; non sans quelque résistance, elle retourna s’étendre aux pieds de son royal maître.

M. de Sarzec faillit faire plus ample connaissance avec ce beau lion. Johannès avait été très flatté du message que lui avait porté M. de Sarzec ; il désirait envoyer au négus des Français, comme il disait, un cadeau qui lui donnât une haute idée de la magnificence de son ami et cousin d’Abyssinie ; il offrit donc au consul, pour le maréchal Mac-Mahon, Agos, son lion favori. Ce ne fut pas sans peine que M. de Sarzec trouva moyen d’éluder la proposition. S’il refusa, ce n’était pas qu’il eût gardé rancune à l’animal ; il lui devait une réputation d’intrépidité qui l’avait très bien servi dans ses rapports avec les Abyssins ; mais cet enfant du désert, ce courtisan à quatre pattes d’un prince africain, paraissait avoir des préjugés contre les Européens et contre la civilisation occidentale. On pouvait donc, sans être d’humeur craintive, se demander s’il ferait un compagnon de voyage très agréable. « Il s’habituera très vite à vous, disait le négus ; vous lui jetterez les os de votre table ; il couchera dans votre tente et il vous gardera comme le chien le plus fidèle. » Cette perspective ne souriait qu’à demi à M. de Sarzec ; il ne se sentait pas assez sûr de gagner les bonnes grâces du commensal qu’on lui vantait si fort. Peut-être aussi fut-il pris de quelque compassion en pensant au sort qui attendait en France le malheureux exilé s’il ne mourait pas de tristesse et d’ennui pendant la traversée. Admettons qu’à force de soins on l’eût fait arriver sain et sauf jusqu’à Paris ; nous doutons fort que, malgré son caractère d’ambassadeur et de porte-parole du négus, il eût été admis dans l’intimité du maréchal. Celui-ci, quoiqu’il préparât alors le 16 mai, n’aurait pas introduit le lion dans le conseil des ministres ; il ne l’aurait pas non plus fait assister aux fêtes de l’Elysée ; après l’avoir admiré à distance, il l’aurait envoyé au Jardin des Plantes. Pour le familier d’un empereur, pour celui qui, craint et respecté presque à l’égal du maître, jouait majestueusement son rôle dans les pompes de la cour, quel destin et quelle déchéance, quel morne supplice c’eût été de vivre enfermé jusqu’à sa mort dans une cage étroite, derrière des barreaux de fer, sous les yeux et sous les quolibets des badauds parisiens !

En Abyssinie, dans toutes les occasions solennelles, le lion paraît à côté du roi ; il en est comme le vivant symbole et le héraut à la voix profonde. Bientôt après cette première présentation, M. de Sarzec, ayant pris son audience de congé, regardait le roi partir pour aller combattre les Égyptiens ; ceux-ci venaient d’envahir le nord de l’Abyssinie. La lance à la main et le casque au front, le négus, comme un pharaon d’autrefois, était assis sur son char de guerre. Devant lui marchaient huit lions tenus en laisse. Chacun d’eux avait au col une chaîne d’argent dont l’autre bout était dans la main d’un page. C’est aux vieilles dynasties thébaines que doivent remonter, par l’intermédiaire du royaume d’Éthiopie, cet usage et ce cérémonial. Dans un bas-relief de Médinet-Abou, on voit un lion courir auprès du char de Ramsès III et se précipiter, avec le conquérant, à la rencontre de l’ennemi.

Malgré le peu d’importance du poste et l’apparente monotonie de l’existence, ce séjour à Massaouah, coupé par trois voyages en Abyssinie, fut pour M. de Sarzec un excellent noviciat. En Égypte comme en Abyssinie, une expérience de tous les jours lui apprit la vraie manière de traiter avec les Orientaux ; elle l’avertit que, pour tout obtenir d’eux, il convient de ne se montrer à leur égard juste, humain et miséricordieux qu’après avoir débuté par leur donner une haute idée de sa force, fût-ce en se faisant violence pour paraître insolent. Sur la côte, notre agent acquit la connaissance et la pratique de la langue arabe. Nommé en 1875 à Bassorah, il ne changeait pas sensiblement de milieu. Quoique capitale d’un villayet ou grand gouvernement turc, Bassorah, près du confluent de l’Euphrate et du Tigre, est en terre arabe. L’arabe est le seul idiome dont se servent les tribus qui parcourent les plaines de la basse Chaldée. M. de Sarzec, dans son nouveau poste, ne se trouvait donc pas dépaysé. Les bureaux des affaires étrangères, — une fois n’est pas coutume, — avaient tenu compte des antécédens et des aptitudes du fonctionnaire à pourvoir ; ils l’avaient nommé à une place qui lui convenait et où, de prime abord, il pouvait rendre d’utiles services.

Pas plus que celui de Massaouah, le poste de Bassorah n’était un poste d’action et d’affaires ; on venait de le créer en vue de renseigner le commerce français sur les débouchés qu’il pouvait trouver de ce côté et sur les profits à tirer de relations commerciales plus étroites entre nos ports et les marchés du Golfe-Persique. Cette région produit surtout, pour l’exportation, d’assez grandes quantités de peaux et de laines. Jusqu’à ces derniers temps, tous ceux qui voulaient introduire ces denrées en France étaient obligés de subir la loi des capitaines anglais ; ceux-ci, qui seuls fréquentaient ces parages, faisaient payer le fret très cher aux maisons françaises. Aujourd’hui, une ligne de bateaux à vapeur relie directement Marseille à Bassorah.

Il n’y avait en tout, à Bassorah, que deux négocians français ; on y comptait de plus quelques-uns de ces protégés, comme on dit dans les échelles du Levant, qui donnent parfois beaucoup de tracas à nos agens ; ce sont ou des Européens appartenant aux petits pays qui n’ont pas de consuls dans la région, ou des chrétiens orientaux de rites divers, ou des musulmans algériens. Cependant cette colonie n’était pas assez nombreuse pour prendre tout le temps de son protecteur officiel ; celui-ci devait avoir tout le loisir nécessaire pour étudier les questions qui l’intéresseraient.

Il fallait ici, sous peine de périr d’ennui, se créer à tout prix des occupât ions, car Bassorah, par lui-même, n’est pas un séjour agréable ; ce n’est pas un de ces lieux où l’on est porté à la paresse par la douceur de vivre et de promener paresseusement ses regards sur une aimable et riante nature. Les aspects du paysage y sont monotones. Des arbres tels que figuiers, orangers, grenadiers, et surtout palmiers, il n’y en a que dans le voisinage de la ville et sur les bords du fleuve où, par place, les dattiers forment une vraie forêt, à l’ombre de laquelle croissent les céréales ; mais, partout ailleurs, la plaine s’étend immense et indéfinie, jaune et poudreuse, là où. les marécages n’y dessinent pas de larges taches vertes. L’existence est pénible, le climat est énervant et dur, surtout l’été. Pendant plusieurs mois, on ne peut habiter que le serdab, sorte de sous-sol où ne pénètre jamais le soleil. Jusque dans ces caves, le thermomètre monte quelquefois à 50 degrés centigrades. Il est arrivé au consulat que l’on trouvât la cire à cacheter fondue sur la table de la chancellerie ; les bâtons étaient réduits en une pâte molle qui collait au papier. Lorsqu’après avoir passé tout l’après-midi dans la cave on remontait, vers le soir, dans sa chambre pour s’y laver le visage, on trouvait dans sa cruche, à certains jours, une eau si chaude qu’il était impossible d’y tenir la main. Pendant l’été de 1865, la température fut particulièrement torride. Par bonheur, M. de Sarzec était absent, en congé ; mais, à son retour, il put constater, aux effets produits, qu’il n’y avait rien d’exagéré dans les récits qu’on lui faisait du supplice qu’on avait enduré. On avait compté, affirmait-on, jusqu’à 65 degrés à l’ombre. Des palmiers, dont le pied trempait dans l’eau, avaient eu toutes leurs feuilles grillées et noircies, comme par le feu ; à les voir, quelques mois après, on aurait juré que l’incendie avait passé par là.

Ce qui rend particulièrement accablante la chaleur de Bassorah et de tout le pays qui s’étend de là jusqu’au Golfe-Persique, c’est l’humidité de l’atmosphère ; celle-ci est si imprégnée d’eau qu’il n’y a point d’évaporation ; aussi la peau et les vêtemens sont-ils baignés d’une perpétuelle moiteur. La chaleur sèche de Bagdad, quoique presque aussi forte d’après le thermomètre, est bien plus supportable, comme celle de l’Egypte ou du désert ; c’est que Bagdad n’est pas, comme Bassorah, entouré de marais et voisin de la mer. On peut donc, à Bagdad, jouir du plaisir exquis de boire frais. Ce n’est pas que l’on y ait des fontaines ; pas une source ne jaillit dans toute l’étendue de la plaine d’alluvion, unie comme une glace, qui commence à Hit sur l’Euphrate et un peu au-dessous de Samarah sur le Tigre, pour se continuer, sur une longueur d’environ cent lieues, jusqu’aux grèves du Golfe-Persique. Point de neige non plus ou de glace ; les montagnes sont trop loin ; mais on a les alcarazas, qui, placés dans un courant d’air, donnent à Bagdad une eau si froide qu’elle fait parfois presque mal aux dents. À Bassorah, dans cet air saturé de vapeur aqueuse, on n’a pas la même ressource. On n’y boit donc, pendant l’été, pendant ses journées brûlantes et ses nuits qui ne sont guère moins étouffantes, qu’une eau chaude et malsaine, celle du Chat-El-Arab ; avant d’arriver au large fleuve qui l’emporte enfin vers la mer, elle a séjourné, elle s’est endormie dans les marais, où abondent les débris végétaux en décomposition ; elle a pris là une couleur verdâtre et un mauvais goût qui la rendent déplaisante et malsaine.

Dans de telles conditions, ce ne peut être une résidence salubre que Bassorah. Les influences paludéennes y sont puissantes et souvent mortelles. Là fleurissent toutes les variétés de la fièvre. Celle-ci débilite l’estomac ; elle fait grossir le foie et la rate ; les accès, un moment suspendus par la quinine, reparaissent et persistent sans plus céder à l’action du remède. M. de Sarzec a rapporté des quatre ou cinq années qu’il a passés dans ce pays une santé profondément altérée ; encore y avait-il alors à Bassorah, par le plus imprévu des hasards, un excellent médecin.

Dans un pareil pays, on a besoin de distractions ; mais ce n’est pas à la correspondance et à la lecture des gazettes qu’il faut les demander. Sans doute, quand enfin ils arrivent, journaux et lettres, sont les bien venus ; mais ils ont été si longtemps en route ! S’ils ont passé par le Golfe-Persique, ils ont deux mois de date ; s’ils ont pu prendre le chemin du désert, par Alexandrette, Alep et Bagdad, ils sont toujours vieux de près d’un mois. Lors donc qu’on les tient en main, lorsqu’on les lit avec un empressement fiévreux, sait-on si les êtres chéris dont la main a tracé ces lignes sont encore bien portans ou même s’ils sont en vie ? sait-on si le ministère, dont les triomphes remplissent les colonnes du journal, n’a pas déjà disparu au lendemain d’un vote de confiance ? On ne s’intéresse qu’à demi à de si vieilles nouvelles.

Entre Bagdad même et Bassorah les relations, quoique fréquentes, comportent encore bien des retards et bien des accidens. Outre les barques arabes qui naviguent à la voile et à la traîne, il y a des bateaux à vapeur, les uns turcs, les autres anglais. Ces derniers font entre les deux villes un service hebdomadaire ; mais, malgré le pavillon qui les couvre, ils n’arrivent pas toujours à destination. Ne parlons pas des échouages qui sont fréquens dans les basses eaux ; on en est quitte pour quelques heures ou quelques journées perdues ; de bien autres malheurs menacent ceux qui entreprennent cette traversée. En 1875, un bateau anglais était mouillé près de Bassorah ; des brigands l’envahirent la nuit, tuèrent tout, officiers et matelots, enlevèrent tout ce qu’il y avait à bord d’objets de valeur, puis, avant le jour, se retirèrent et s’enfoncèrent dans le désert. En 1880, un autre bâtiment de la même compagnie fut attaqué en plein jour, sur le Tigre, par des Arabes postés dans un endroit où le rétrécissement et les détours du fleuve semblaient devoir favoriser l’entreprise. Les pillards étaient embusqués parmi les roseaux, sur les deux rives ; une grêle de balles coucha sur le pont, blessés ou tués, des passagers et des hommes de l’équipage ; le pilote était parmi les morts. À grands cris, les agresseurs s’étaient levés et couraient attendre le bateau au prochain coude du fleuve. Sans l’énergie du capitaine on était perdu ; il avait reçu trois blessures ; mais il n’en resta pas moins sur la passerelle, cramponné à son porte-voix. Par les ordres qu’il donnait au mécanicien, il put suppléer à l’abandon du gouvernail et empêcher le navire d’aller échouer sur l’une ou l’autre des rives où l’attendait l’ennemi. Lorsqu’on fut hors d’atteinte, le commandant s’affaissa, baigné dans son sang. À la suite de cette attaque, on prit des précautions militaires ; pour recommencer, les Arabes attendront que l’on ait cessé d’être sur ses gardes. Suivant la saison, le voyage de Bagdad à Bassorah dure de quatre à dix jours.

Dans un pays où l’on a si peu de relations avec le monde civilisé, un des plaisirs favoris de l’étranger, c’est la chasse. On chasse le lion, d’assez petite taille, qui n’est pas rare dans ces déserts ; mais on est mal secondé par les Arabes, qui s’enfuient au premier rugissement de la bête. On chasse le sanglier, qui pullule dans ces forêts de roseaux ; on chasse la gazelle, soit au lévrier, soit au faucon ; mais on se lasse de la chasse surtout quand on n’en partage pas les émotions avec des compagnons de son choix, auxquels on tienne par la communauté de langue, d’éducation et d’idées.

Il est, dans cette contrée, une autre chasse dont l’attrait ne le cède pas à celui de la poursuite et de la destruction des fauves, c’est la chasse aux antiquités. Cette région a été le berceau d’une civilisation qui remonte presque aussi haut que celle de l’Egypte. Quand vous traversez une partie quelconque de cette plaine sans limites, vous avez presque toujours en vue deux ou trois de ces tells ou tertres artificiels qui ont jadis servi de soutien et comme de socle à un temple, à une forteresse ou à un palais. Pratiquez-y une tranchée ; celle-ci vous laissera distinguer tout d’abord dans l’intérieur du massif les lits de brique crue dont il est composé. Ailleurs, il y a des éminences formées de cercueils en terre cuite, empilés les uns au-dessus des autres. Dans les décombres de ces bâtimens, dans les cuves d’argile où tout un mobilier funéraire était rangé avec le mort, que de recherches à tenter, que de découvertes à faire ! Comme l’autre, cette chasse a ses fatigues et même elle a ses dangers ; elle a ses veines bonnes ou mauvaises ; mais elle a ses coups de fortune qui paient en une fois bien des jours d’incertitude et d’efforts trompés.

Ce fut là le genre de chasse que tenta tout d’abord M. de Sarzec. Il a dû commencer par y chercher surtout un remède contre l’ennui ; puis il y a pris un goût très vif. Il n’a pas craint d’y engager une partie de sa fortune personnelle dans un temps où il ne pouvait encore savoir si ses fouilles donneraient jamais des résultats qui le couvrissent de ses dépenses ; mais il a été récompensé de sa hardiesse, il a eu l’honneur d’attacher son nom à l’une des plus notables conquêtes qu’ait faites cette collection nationale du Louvre qui est une de nos gloires les plus précieuses et l’un de nos premiers biens.


II.

M. de Sarzec commença par visiter la Mésopotamie ; il remonta jusqu’à Bagdad ; il alla ensuite voir les ruines qui marquent l’emplacement de Babylone ; puis il redescendit vers le sud, cherchant un site vierge dont la richesse n’eût pas été déflorée par les explorateurs anglais. Pour regagner Bassorah, il traversa la plaine qui s’étend entre le Tigre et l’Euphrate, plaine que coupe un large et profond canal, œuvre des vieux rois. Ce canal, le Chat-el-Haï, qui verse dans l’Euphrate les eaux du Tigre, était autrefois comme le tronc auquel se rattachait tout le système compliqué d’un réseau de moindres canaux qui se ramifiait à l’infini ; des vannes permettaient de retenir ou de lâcher les eaux et d’emplir ainsi des rigoles que l’industrie du cultivateur conduisait dans chaque champ et jusqu’au pied de chaque palmier. Depuis des siècles, si l’artère principale, parcourue par un courant rapide, subsiste encore, les branches latérales se sont desséchées ; les canaux secondaires se sont engorgés et ne reçoivent plus l’eau que dans les temps de crue. La plaine, jadis habitée par une population très dense, couverte de ces forêts de dattiers et de ces moissons qu’Hérodote admirait si fort, s’est changée en un désert aride où l’inondation annuelle laisse des étangs dont les limites indécises et variables se cachent dans d’épais fourrés de tamarix et de joncs, de cyperus et de roseaux gigantesques. Partout ailleurs que sur le bord de ces marais, l’aspect du pays est presque aussi morne que celui des déserts de sable qui bornent à l’ouest la Chaldée et l’Assyrie. Ici le sol, couvert d’un chaume brûlé et comme calciné, est d’un ton fauve ; là il est formé d’une poussière grise que le moindre vent soulève par tourbillons ; dans le voisinage des sites anciennement habités, fait de briques pulvérisées ou cassées en menus morceaux, il en a pris le ton rougeâtre.

Tout cet espace est parcouru par des tribus arabes qui sont censées relever du gouverneur de Bagdad ; en fait, elles jouissent d’une indépendance presque absolue : elles ne fournissent point de soldats pour l’armée régulière ; elles paient l’impôt quelquefois ; elles n’obéissent jamais dès qu’on leur donne un ordre qui leur déplaît. Depuis longtemps elles auraient chassé les Turcs de cette région si elles étaient capables de se réunir dans un effort commun ; mais elles sont partagées en plusieurs confédérations rivales ; or les Turcs sont passés maîtres dans l’art d’attiser et d’exploiter ces rivalités ; là comme en Albanie, comme dans le Kurdistan, comme ailleurs encore, ils ont merveilleusement pratiqué la maxime classique : « diviser pour régner. » Ici, la tâche leur est singulièrement facilitée par les instincts anarchiques de cette population. Dans l’intérieur même de chaque confédération, il y a, de tribu à tribu, des haines héréditaires ou des brouilles fréquentes ; quelquefois des querelles éclatent dans le sein d’une tribu et la divisent en deux fractions hostiles. Il en est souvent de même, dans chacun de ces groupes, d’une famille à l’autre, d’une tente à celle qui tout à l’heure entretenait avec sa voisine les relations les plus amicales.

Les causes les plus futiles suffisent à provoquer ces luttes. Une fois, les eaux du Chat-el-Haï étant très basses, les ouvriers arabes de M. de Sarzec s’étaient mis à pêcher ; des deux bords ils harponnaient les poissons que l’on voyait glisser sur la vase, ces gros barbeaux qui sont figurés dans les sculptures assyriennes. Un poisson de grande taille est frappé par un homme placé sur la rive gauche ; il entraîne le harpon et la corde, il va échouer et se faire prendre sur la rive droite. Celui qui avait blessé le poisson réclama sa prise ; celui qui s’en était emparé refusa de la rendre ; on échangea d’abord des injures d’un bord à l’autre, puis on en vint aux coups ; on sauta sur les lances et les fusils, on se battit pendant une demi-heure, et quand M. de Sarzec réussit à rétablir la paix, dix-sept morts ou blessés gisaient à terre.

Des gens qui se massacrent ainsi entre parens et amis pour un mauvais poisson ne peuvent respecter beaucoup la vie de l’étranger ; pour le voler, ils le tuent sans le moindre scrupule. L’Arabe, ici comme ailleurs, a ses vertus chevaleresques et son point d’honneur ; la personne de l’hôte lui est sacrée ; il défend, au péril de sa vie, celui qui s’est assis sous sa tente ou celui dont il a mangé le pain ; mais tant qu’aucun lien de ce genre n’existe entre lui et le voyageur qui se hasarde à traverser ce qu’il regarde comme son domaine, il n’y voit qu’une proie à saisir. Comme la mer, le désert a ses pirates, qui vivent de rapines et qui en tirent gloire. M. Layard a entendu des Arabes raconter qu’ils étaient en campagne depuis tant de semaines et qu’ils avaient déjà fait telle ou telle prise ; mais ils ne regagneraient leur tente, disaient-ils, qu’après avoir dérobé tel cheval célèbre dans une tribu qu’ils nommaient. Ceux qui écoutaient le récit de ces exploits pouvaient demain être les victimes de ces batteurs d’estrade ; personne pourtant ne songeait à s’étonner ou à s’indigner. Vous ne voulez pas être volé, gardez-vous ; mais vous aurez fort à faire. Ce n’est pas seulement aux marchandises, aux montures et au bétail que s’attaquent ces rôdeurs ; il n’est objet de si mince valeur qu’ils ne cherchent à détourner. Dans les parties sèches de la plaine, là où manque tout bois, même le bois de palmier, les femmes arrachent les racines ligneuses d’une espèce de soude ; ces racines leur fournissent un assez mauvais combustible ; elles les amoncellent en tas auprès des tentes. Croirait-on que, pour enlever quelques brassées de ces racines, les maraudeurs viennent souvent, la nuit, ramper autour des tentes et s’exposer aux coups de fusil ? L’Arabe ne dort jamais que d’un œil ; il a toujours sous la main son arme chargée et, au moindre bruit suspect, il fait feu, le plus souvent au hasard et sans blesser personne.

On s’explique aisément cette monomanie, cette passion du vol ; dans un tel état social, tout contribue à la développer et à l’entretenir. Disséminés sur une vaste étendue de pays, les hommes vivent par petits groupes isolés, que ne rattache les uns aux autres aucun lien de droit ; point d’autorité publique qui les force à se respecter mutuellement et qui maintienne l’ordre. Ces expéditions à la poursuite du bien d’autrui flattent ce goût des aventures et du danger qui, sous une forme ou sous une autre, se trouve partout au fond de notre cœur ; mais ce qui provoque surtout à ce perpétuel brigandage, c’est la misère. On a peine à se faire une idée du dénûment auquel sont réduites maintes tribus pendant la saison sèche, surtout les années où les pluies ont été plus rares et les eaux moins hautes que d’ordinaire. La maigre provision de grain est épuisée ; plus de fourrage pour les bestiaux ; on vit de sauterelles ; on vit de racines ; bêtes et gens sont d’une maigreur à faire frémir d’effroi le saint Jean de M. Puvis de Chavannes. Là où la détresse est aussi profonde et aussi poignante, grande est la tentation de vivre, ou plutôt d’essayer de vivre aux dépens du prochain. On est toujours porté à le croire moins misérable qu’on ne l’est soi-même ; d’ailleurs, à brebis volée, on ne regarde pas la graisse.

On comprend que ni les indigènes, ni les Européens ne se hasardent volontiers dans la région où les tribus arabes jouissent de cette sauvage indépendance. Ici le costume franc n’est pas, comme en Asie-Mineure et en Syrie, un porte-respect suffisant. On ne va guère de Bagdad à Bassorah qu’en bateau à vapeur ; si quelques caravanes prennent la route de terre, elles font un long détour, par la rive gauche du Tigre, pour longer le pied des montagnes du Luristan et du Khuzistan, de manière à se tenir en dehors de la contrée que parcourent, au galop de leurs chevaux, les pillards arabes. La Chaldée proprement dite, c’est-à-dire la plaine qui se trouve comprise entre les deux fleuves, du site de Babylone au confluent du Tigre et de l’Euphrate, est encore aujourd’hui une des contrées les plus inaccessibles et les plus rarement visitées qu’il y ait dans tout l’empire turc. Si M. de Sarzec put la parcourir à petites journées, il le dut surtout aux relations amicales qu’il avait nouées avec de puissans cheiks arabes et à la protection qu’étendaient sur lui ces chefs redoutés.

Lorsque le consul parcourut la Basse-Chaldée, le sauf-conduit que lui avait donné l’émir des Montefiks, Nassir, suffit à rendre sa personne sacrée et à lui permettre de passer partout. Il avait vu Niffer, Mougheîr, Warka et beaucoup d’autres sites où les Anglais avaient fait des trouvailles intéressantes ; ce fut ainsi qu’il arriva dans un endroit nommé Tello, où ne s’étaient jamais arrêtés les explorateurs précédens ; il l’examina, et, décidé à y tenter la chance, il recruta facilement des travailleurs parmi les Arabes du voisinage. Ce fut là que, dans l’hiver de 1876, il commença les fouilles dont les résultats ont été si mémorables.

Le lieu désigné par les Arabes sous le nom de Tello, à cause de ses tells ou monticules artificiels, est en plein désert, sur la rive gauche du Chat-el-Haï, à une heure un quart de marche vers l’est, en amont de Châtra et en aval de Saïd-Hasan, qui sont sur l’autre rive du canal[3]. Par rapport aux ruines les plus célèbres de l’ancienne Chaldée, Tello se trouve à quinze heures de marche au nord de Mougheir et à douze heures à l’est des ruines de Warka. Quand les circonstances sont favorables et que les marais de l’Euphrate se laissent traverser, on peut aller en trois ou quatre jours de Bassorah à Tello ; mais il est parfois nécessaire de faire un très long détour, de remonter le Tigre jusqu’à Kout-el-Hamâra, puis de descendre le Chat-el-Haï jusqu’à la hauteur de Tello ; alors le voyage durera plus d’une semaine.

L’ensemble des monticules, dont le plus élevé domine d’environ 15 mètres la surface nue du désert, couvre un assez grand espace ; mesuré du nord-ouest au sud-est, le terrain sur lequel ces tertres sont épars a de 6 à 7 kilomètres de long. Il a dû y avoir là une ville importante, dont la population était assez considérable. Aujourd’hui, faute d’eau, ce site est inhabitable ; mais, dans l’antiquité, le Chat-el-Haï passait peut-être beaucoup plus près de Sirtella ; c’est ainsi que les assyriologues lisent jusqu’ici le nom qui se trouve, bien des fois répété, dans tous les textes recueillis en cet endroit. Depuis qu’il est abandonné à lui-même, le cours de ce fleuve artificiel a pu se déplacer vers l’ouest. Peut-être aussi la cité était-elle desservie par un canal secondaire, dérivé de la grande artère voisine ; c’est vers cette dernière hypothèse que pencherait M. de Sarzec.

À peine commencées, les fouilles révélèrent l’existence de nombreuses constructions ; elles fournirent assez de fragmens de statues, d’inscriptions et d’autres objets divers pour que, sans être archéologue, M. de Sarzec pût déjà se rendre compte de la richesse du champ qu’il avait entrepris de défricher. Il continua donc ses travaux jusqu’à ce que la saison, trop avancée, le forçât de les interrompre, et l’année suivante, il revint s’établir sur le même terrain pour plusieurs mois encore. Après cette seconde campagne, il partit pour aller chercher en France un repos que lui avait rendu nécessaire l’état de sa santé ; il emportait avec lui quelques monumens qu’il avait réussi à conduire jusqu’à Bassorah et à embarquer sans attirer l’attention ; le plus important était la partie supérieure d’une statue colossale, de celle qui est aujourd’hui placée au Louvre, vers le milieu de la galerie assyrienne ; tout le bas de la figure, dont l’enlèvement et le transport auraient été trop difficiles, avait été recouvert de terre et laissé dans la tranchée.

À Paris, sur la vue des échantillons qui leur furent montrés, quelques bons juges se rendirent compte tout d’abord de l’intérêt que présentaient les découvertes faites à Tello ; nous citerons particulièrement deux membres de l’Académie des inscriptions, M. Waddington, érudit éminent qui dirigeait avec beaucoup de compétence et d’autorité le département des affaires étrangères, et M. Heuzey, alors conservateur-adjoint des antiquités au Louvre. Le Musée se fit céder sans plus de retard les objets déjà recueillis par M. de Sarzec, et celui-ci fut vivement engagé par le ministre à reprendre et à continuer ses travaux. On convint de ne pas ébruiter la découverte ; il fallait éviter que des étrangers eussent l’idée d’aller disputer à notre consul un champ de recherches sur lequel il n’avait encore qu’un droit tout moral de premier occupant. C’eût été une imprudence que de chanter trop tôt victoire et de provoquer ainsi une concurrence et des conflits où nous n’aurions pas eu le dernier mot. Quelques ressources pécuniaires et l’appui de notre ambassade furent assurés à M. de Sarzec ; on décida qu’il repasserait par Constantinople pour y solliciter un firman qui lui permît de fouiller au grand jour et d’enlever tous les monumens qui lui paraîtraient valoir la peine d’être emportés.

Notre consul suivit ce programme ; après un long séjour à Péra, il finit par obtenir l’iradé impérial. Enfin, à l’automne de 1879, il rentrait à Bassorah, ramenant avec lui une jeune femme que n’avait pas effrayée la perspective de ce voyage et de cet exil. Mme de Sarzec s’est vaillamment associée à toutes les entreprises, à toutes les fatigues et à tous les dangers de l’époux qu’elle avait choisi ; il est juste qu’après avoir été au péril, elle soit à l’honneur et que son nom ne soit pas oublié dans le récit de ces découvertes dont elle a suivi jour par jour tous les incidens et partagé toutes les émotions.

Les mois d’hiver pouvaient seuls être consacrés aux fouilles ; en mai et en juin, la plaine était couverte par l’inondation, et l’été, la chaleur eût rendu tout travail impossible. M. de Sarzec employa donc à terminer le déblaiement des édifices de Tello les hivers de 1879 et de 1880. Il ne faut pas se figurer que, dans l’intérieur de la Mésopotamie, cette saison soit aussi clémente qu’en Égypte ou sur les rivages du Golfe-Persique ; on a ici tous les désavantages d’un climat continental. La mer n’intervient pas pour modérer les températures extrêmes des saisons opposées. L’été, pas de brises rafraîchissantes ; l’hiver, les vents du nord qui ont couru sur les plaines glacées de la Russie, de la Sibérie et de la Tartarie, puis sur les neiges des hautes montagnes de l’Arménie et du Kurdistan balaient, sans rencontrer d’obstacle, les grandes plaines de l’Assyrie et de la Chaldée ; ils donnent l’onglée au cavalier. Loftus a vu, le matin, pendant que le soleil brillait dans un ciel clair, des Arabes tomber de leur selle, engourdis par le froid. S’il fait chaud et parfois très chaud à midi, bien souvent à l’aube le thermomètre descend à zéro. On n’a pas oublié combien fut rude, en Europe, l’hiver de 1879 à 1880 ; la même influence se fit sentir en Chaldée. Cette année-là, une nuit, M. de Sarzec constata 7 degrés au-dessous de zéro, non pas même à l’air libre, mais entre l’enveloppe extérieure de la tente et son réduit intérieur, dans l’espèce de couloir couvert qui entourait la chambre de toile où il couchait. Dans toute cette région, beaucoup de dattiers périrent.

La vie sous la tente dans de pareilles conditions est accompagnée de bien des souffrances. Ce qui la rendait plus dure encore, c’était l’éloignement des ruines et l’insécurité du pays.

Comme il n’y avait pas à Tello, pendant la saison sèche, une seule goutte d’eau, on ne pouvait s’installer sur le terrain même des fouilles. C’était auprès du Chat-el-Haï que l’on avait dû établir le camp. Quelque temps qu’il fît, M. de Sarzec et ses ouvriers avaient, matin et soir, plus d’une heure de marche pour se rendre au chantier et pour en revenir, trajet que rendaient parfois fort pénible des tempêtes de sable ou des pluies torrentielles. Encore si l’on avait pu dormir tranquille ! Mais les maraudeurs battaient la plaine, et je laisse à penser s’ils étaient alléchés par l’idée de piller les tentes de ce Franc qui, disait-on, ne cessait de trouver des trésors dans les ruines de Tello ! M. de Sarzec avait d’ailleurs pris toutes ses précautions. Il s’était construit une sorte de forteresse dont le canal même formait et fermait l’un des côtés. C’était un rectangle entouré d’un fossé. En dedans de celui-ci, avec la terre qui en avait été retirée, on avait dressé un talus haut de 1m,50, dont la crête était garnie de branches épineuses étroitement enlacées. Une seule porte était percée dans cette enceinte, dont la tente du consul occupait le milieu. Autour de celle-ci s’élevait un second rempart fait avec les caisses, avec les sacs de café, de farine et de riz.

On ne s’en gardait pas moins ; chaque nuit, deux hommes veillaient ; à quelques pas de là, les ouvriers dormaient sous leurs tentes ou sous des huttes en branchages. On sut bientôt, dans tout le désert, que M. de Sarzec et ses cawass albanais étaient bien armés et résolus ; on sut qu’il pouvait compter sur ses Arabes, qui lui étaient attachés par leurs intérêts, par une longue habitude de vie commune et par les bons traitemens dont ils étaient l’objet. Il n’y eut donc jamais d’attaque sérieuse et poussée à fond ; mais on ne se lassait pas de tenter des surprises. Tout d’un coup, vers le milieu de la nuit, vous étiez réveillé par deux ou trois coups de fusil ; c’étaient les sentinelles qui avaient aperçu des maraudeurs et qui tiraient sur eux ; l’ennemi ripostait : en quelques instans, tout le monde était sur pied. M. de Sarzec recommandait à sa femme de ne pas se mettre sur son séant, de rester couchée et blottie sous ses couvertures ; elle serait ainsi mieux à l’abri des balles, qui, plus d’une fois, sont, en effet, venues au-dessus de sa tête trouer la toile de la tente ; puis il accourait prendre son poste de combat ; le tir rapide et le double canon de son fusil à bascule auraient, en cas de nécessité, fait plus d’ouvrage que dix des longs mousquets arabes. On tiraillait pendant un quart d’heure ; dans le camp et autour du camp la nuit s’illuminait d’éclairs ; mais les adversaires ne se voyaient point et ne visaient pas ; tout compte fait, il y avait donc plus de bruit que de mal. Dans la petite armée du consul, on ne reçut jamais de blessure grave ; un cawass, légèrement atteint à la cheville, en fut quitte pour quelques jours de repos. Des traces de sang, que l’on remarqua sur le sable, une fois le jour venu, firent croire aux Arabes, très fiers de leur prouesse, qu’ils avaient louché quelques-uns des brigands ; mais on n’eut aucune raison de croire qu’aucun de ceux-ci ait été tué, et ce fut un grand bonheur que tout se soit borné à des égratignures. S’il y avait eu des morts, la situation fût devenue dangereuse ; la tribu des agresseurs aurait pu se croire engagée d’honneur à les venger ; on aurait risqué d’avoir sur les bras non plus quelques maraudeurs, toujours prompts à tourner casaque, mais des forces assez considérables et des gens assez excités pour qu’il devînt nécessaire de tout quitter et de battre en retraite.

S’il fallait ainsi beaucoup de vigilance pour n’être pas pillé pendant la nuit, on n’avait guère moins de peine à prendre pour n’être n’être pas trop volé, pendant le jour, par les ouvriers mêmes que l’on employait. Ces hommes auraient bravement défendu M. de Sarzec contre les brigands ; mais ils ne se faisaient aucun scrupule de dérober les menus fragmens, tous ceux du moins qui se laissaient aisément dissimuler. M. et Mme de Sarzec avaient beau être toujours sur le terrain, se multipliant pour surveiller toutes les tranchées ; sous leurs yeux mêmes, pour peu qu’ils les détournassent un instant, d’un mouvement rapide un Arabe saisissait le petit bronze qu’il avait senti retentir sous le fer de sa pelle ; il le cachait dans l’espèce de poche que faisait, sur sa poitrine, sa longue chemise serrée à la taille par une corde.

On était, heureusement, fort loin de tout endroit habité, et les Arabes étaient pressés de réaliser le bénéfice qu’ils comptaient tirer de ces larcins ; peut-être aussi M. de Sarzec leur paraissait-il avoir la main plus ouverte que les juifs de Bagdad et de Bassorah, auxquels ils ont coutume d’aller vendre les cylindres, les tablettes d’argile, les morceaux de métal ou d’ivoire que souvent ils recueillent dans les ruines en remuant du bout de leurs lances la poussière des tells ou en brisant les sarcophages de terre cuite. Pour être sûr de ressaisir les objets que lui avaient volés ses ouvriers, M. de Sarzec feignait d’être leur dupe ; le stratagème auquel on avait recours afin de le tromper était pourtant bien naïf. Les femmes avaient accompagné leurs maris dans le village qui s’improvisait chaque année, autour de la tente consulaire, sur la rive du canal ; c’étaient elles, presque toujours, qui se chargeaient d’écouler le bien mal acquis et de jouer la comédie à laquelle se prêtait le principal intéressé. Le soir, pendant que M. de Sarzec était assis auprès du feu, une femme s’approchait de lui : « Bey, disait-elle, voilà ce que j’ai trouvé en grattant la terre ici pendant que vous étiez à l’ouvrage là-bas, » et elle lui montrait un fragment dont l’origine ne pouvait être douteuse ; il devait être sorti de l’une des dernières tranchées de Tello. Cependant, sans témoigner la moindre méfiance, M. de Sarzec offrait quelques piastres ; acheteur unique, il était maître du marché ; aussi, après force exclamations et prières, finissait-on par lui laisser l’objet pour le prix que lui-même avait fixé. C’est par cette voie détournée que sont arrivés entre ses mains quelques-uns des plus précieux des objets de sa collection.

M. de Sarzec suspendit ses recherches en 1881 ; il avait fait quatre campagnes de fouilles. Les travaux, qui avaient commencé presque clandestinement et avec très peu de bras, s’étaient continués depuis l’obtention du firman, dans d’autres conditions ; il y avait eu souvent, pendant les deux dernières années, jusqu’à deux cents hommes d’employés sur les chantiers. Il restait à transporter les antiquités de Tello à Bassorah, puis à les embarquer pour la France.

Le plus difficile, c’était de faire franchir aux monumens les 6 ou 7 kilomètres qui séparaient Tello de la rive du canal. Les statues étaient fort lourdes ; ainsi la partie inférieure de la principale figure pesait 3 tonnes 1/2. Les matériaux manquaient pour construire des chariots ; les eût-on trouvés, on n’aurait pas eu de charron capable de les mettre en œuvre. On eut recours à un autre expédient. M. de Sarzec s’était procuré de belles planches de bois de tek ; ce bois, que fournit l’Inde, est un des plus durs et des plus résistans que l’on connaisse. On put faire ainsi un plancher mobile sur lequel, à grand renfort de cordes, une centaine d’hommes traînaient la statue. Lorsque celle-ci était arrivée au bout des planches, on en disposait, par devant, d’autres sur lesquelles on la faisait glisser ; puis on retirait celles qui se trouvaient ainsi dégagées. Malgré les grands cris que poussaient les Arabes pour s’encourager et s’exciter mutuellement, on n’avançait pas vite ; il fallait sans cesse faire des détours afin d’éviter les flaques d’eau que les pluies avaient laissées dans les creux du terrain ; ailleurs celui-ci, marécageux, se défonçait sous un trop lourd fardeau. Il y avait des jours où ne faisait pas plus de 80 à 100 mètres. Le transport, pour le plus gros morceau, a duré près de cinq semaines. Enfin, vers le moment où la montée des eaux allait remplir le canal, tout était arrivé sans accident sur la rive. M. de Sarzec avait frété une grande barque arabe, aux flancs arrondis, que la crue souleva jusqu’au niveau de la haute berge ; on réussit à faire rouler les blocs sur des lits de roseaux qui amortirent la chute. Dès lors, on avait bataille gagnée. La barque emportait neuf statues et nombre d’autres fragmens ; elle n’eut plus qu’à descendre le canal, puis l’Euphrate, puis le Chat-el-Arab ; elle vint mouiller à Bassorah, devant la maison du consul.

Il y eut quelques discussions avec l’autorité turque à propos de certaines clauses du firman ; mais les Turcs, à vrai dire, se souciaient bien peu de toutes ces vieilles pierres ; il fut facile de s’arranger. La collection fut embarquée à bord d’un bâtiment anglais, déposée à Marseille et dirigée sur Paris, où l’avait précédée, par une voie plus rapide, M. de Sarzec. Elle y était attendue avec impatience par les quelques personnes qui étaient dans le secret des travaux de M. de Sarzec et que ses lettres avaient tenues, mois par mois, au courant des résultats obtenus.

Cette attente ne fut pas trompée. Parmi les savans auxquels ces monumens furent montrée, il n’y eut qu’une voix : il importait, s’écriait-on, d’assurer à la France la propriété de tous ces objets. Depuis quelques années, le Louvre s’était laissé dépasser par les musées de Londres et de Berlin, plus richement dotés ; mais, par cette acquisition, il regagnerait, dans une certaine mesure, l’avance qu’avaient prise sur lui ses heureux rivaux. C’était ce que représentait, avec une vive insistance, M. Heuzey, qui, depuis le premier jour, n’avait pas cessé de suivre cette affaire avec autant de discrétion que d’ardeur et de passion contenue ; il était soutenu par M. de Ronchaud, alors secrétaire-général de la direction des Beaux-Arts. D’autre part, M. de Sarzec était dans les meilleures dispositions. À Bassorah, il aurait pu céder sa collection, avec un très gros bénéfice, aux agens anglais ; des ouvertures lui avaient été faites ; mais il les avait déclinées sans hésitation. Il se sentait moralement engagé ; lorsque les caisses étaient arrivées à Paris, il les avait fait porter et les avait ouvertes au Louvre.

Les fouilles avaient été faites presque complètement aux frais de M. de Sarzec et la dépense ne laissait pas d’être considérable. Outre le travail même ides excavations, il y avait le transport, puis les frais accessoires ; on n’opère pas, pendant quatre ans, en Turquie, sans qu’à lui seul le chapitre des bakchich ou cadeaux se solde par un assez fort total. Le consul ne demandait qu’à être largement couvert de tous ses débours. La difficulté, c’était que le Louvre ne disposait plus, sur la dotation annuelle, de fonds qui lui permissent de rembourser les sommes dont M. de Sarzec avait fait l’avance. M. Jules Ferry, alors ministre de l’instruction publique, obtint des chambres, en 1882, le vote d’un crédit extraordinaire de 130,000 fr., et, dès le lendemain, la collection était définitivement cédée à l’état.

Peu de temps après, le ministre créait au Louvre un nouveau département, celui des antiquités orientales ; dans ce cadre entreraient les monumens de tous les peuples, autres que les Égyptiens, qui ont précédé les Grecs dans les voies de la civilisation, les monumens de la Chaldée et de l’Assyrie, de la Phénicie, de la Judée et de l’île de Chypre ; M. Heuzey en était nommé conservateur. C’était justice. Personne n’avait été aussi intimement associé aux recherches de M. de Sarzec et n’en connaissait aussi bien le détail ; personne surtout n’avait aussi efficacement contribué à prendre les mesures nécessaires pour que ces pièces si précieuses ne risquassent point d’échapper au Louvre par suite de quelque malentendu ou de fâcheuses lenteurs. C’est donc M. Heuzey qui a disposé dans la grande galerie du rez-de-chaussée les principaux et les plus lourds des monumens chaldéens ; c’est lui qui aura le plaisir d’exposer les autres dans les salles nouvelles que l’on prépare tout exprès au premier étage. C’est enfin lui qui, de concert avec M. de Sarzec, dirigera la publication qu’a permis d’entreprendre le libéral concours du ministère ; on en prépare les planches. Cet ouvrage, qui sera bientôt dans les mains de tous les assyriologues, contiendra, reproduits par la photogravure, les principaux monumens de Telle et les textes qui les accompagnent ; on y trouvera de plus un plan et une relation des fouilles, ainsi qu’un catalogue descriptif des planches ; il prendra place, dans les bibliothèques, à côté des deux grands ouvrages dus aussi à la munificence du gouvernement français, qui sont signés des noms de Botta et de Flandin, de Place et de Thomas[4].


III.

C’est sous le nom d’art assyrien qu’est connu l’art dont les monumens remplissent, à Londres, cinq ou six salles, et occupent, au Louvre, la grande galerie dont la porte fait face à celle de la galerie égyptienne. On désigne sous le nom de langue assyrienne l’idiome sémitique dans lequel sont écrits les plus nombreux et les plus importans des textes que s’essaient aujourd’hui à traduire les élèves et émules de MM. Henry Rawlinson et Oppert. Enfin, dans les livres où l’on cherche à reconstituer l’histoire de l’Asie antérieure avant l’avènement de Cyrus, Ninive, avec ses rois guerriers et conquérans, avec la description de ses vastes et riches palais qu’ont exhumés les Botta et les Layard, Ninive tient une bien autre place que Babylone et surtout que les cités primitives, dont Babylone elle-même n’est que l’héritière.

Rien de plus naturel. Les vieilles cités de la Chaldée, les devancières de Babylone remontaient à une antiquité très reculée, et, de bonne heure, la grande capitale les avait reléguées au rang de villes de province ; il est donc facile de s’expliquer qu’elles n’aient laissé presque aucune trace dans les souvenirs du monde gréco-romain. Quant à Babylone, si la puissance politique et militaire de sa dernière dynastie nationale, celle des Nabopolassar et des Nabuchodonosor, a pu faire, dans le monde oriental, un bruit dont l’écho est arrivé jusqu’aux Grecs, elle avait été, pendant les siècles précédens, à peu près constamment subordonnée à Ninive ; son histoire ne nous est d’ailleurs pas connue par une suite de textes aussi développés que ceux qui nous ont été légués par les rois assyriens ; enfui, et c’est là surtout ce qui fait la différence, on n’a rien retrouvé, on n’avait du moins rien retrouvé en Chaldée, jusqu’aux découvertes de M. de Sarzec, qui pût être comparé à ces grands ensembles d’architecture et de sculpture, accompagnés de longues inscriptions explicatives, qu’ont mis au jour, vers le milieu de ce siècle, les fouilles de Khoraubad, de Kouioundjik et de Nimroud. Les ruines de Babylone sont des masses énormes et confuses, où l’on ne distingue plus ni le plan et la disposition générale de l’édifice, ni aucun détail de la décoration ; celles des villes secondaires ont à peu près le même aspect ; elles n’avaient, pendant longtemps, rien livré qui fût de nature à frapper l’œil de l’artiste, rien qui eût, pour les esprits cultivés, le même attrait et le même intérêt que le répertoire si riche et si varié des bas-reliefs assyriens. C’est ainsi que, presque toujours, l’historien est tenté de sacrifier la Chaldée à l’Assyrie. Nous appelons Chaldée la partie septentrionale de la Mésopotamie, celle qui est tout à fait plate et qui touche au Golfe-Persique ; nous appelons Assyrie la partie septentrionale de cette même région, celle qui confine aux montagnes élevées de l’Arménie et du Kurdistan ; le territoire en est déjà, par places, tout au moins inégal et légèrement accidenté.

Pendant tout le cours de la haute antiquité, il y a eu là, entre le rebord occidental du haut plateau de l’Iran et le désert de Syrie, deux groupes ethniques, à la fois semblables et distincts, deux nations, vraies sœurs ennemies, qui se partageaient le double bassin de l’Euphrate et du Tigre. Chez toutes les deux, même fond de race, même type physique, celui que l’on appelle quelquefois le type juif, même langue et même écriture, mêmes principes d’art, emploi des mêmes matériaux, même style et même goût. Les croyances religieuses sont pareilles, les mœurs et le costume, l’étiquette royale et les rites du culte ne paraissent s’être distingués d’un peuple à l’autre que par des nuances bien légères. Ce qui fait surtout la différence, c’est que l’Assyrie s’est tournée tout entière vers la guerre et qu’elle est devenue, plus de dix siècles avant notre ère, une des monarchies militaires les plus puissantes que le monde ait vues, tandis que, sous une forme appropriée à ces âges reculés, l’esprit industriel et scientifique a toujours dominé en Chaldée. Lui aussi, le royaume du Midi, plus d’une fois, a eu des rois batailleurs, qui ont fait sentir au loin l’ascendant de leurs armes ; mais, cependant, c’est surtout à la supériorité de sa culture intellectuelle que Babylone a dû son influence et son prestige. En Chaldée, la plus haute situation sociale et le premier rôle paraissent avoir été toujours réservés aux membres de la caste sacerdotale, à ceux que les écrivains classiques appellent, par excellence, les Chaddéens. Ces prêtres, c’étaient les savans de ce temps-là. D’abord magiciens et astrologues, ils sont devenus bientôt, autant par curiosité que par nécessité, des observateurs attentifs et de patiens calculateurs : ce sont eux, bien plus que les Égyptiens, qui ont créé les premières méthodes, qui ont esquissé les premières théories de la science astronomique. Leur pensée hardie a même tenté d’expliquer l’origine et la nature des choses ; quoique présentées sous forme de mythes, leurs hypothèses cosmogoniques ont peut-être été, jusque sur les bords de la mer Egée, provoquer le premier éveil du génie spéculatif de la race grecque ; on croit en retrouver la trace dans les doctrines des plus anciens philosophes de l’école ionique[5].

Quand on compare l’une à l’autre l’Assyrie et la Chaldée, il est une question que l’on est conduit tout d’abord à se poser : Où a pris naissance la civilisation qui est commune aux deux peuples, mais qui, tout en restant la même chez l’un comme chez l’autre, dans ses grands traits et dans ses lignes maîtresses, présente, suivant que l’on passe de Ninive à Babylone, des couleurs ou plutôt des teintes différentes ? La réponse, aujourd’hui, ne peut faire doute pour aucun de ceux qui ont étudié ce problème. La civilisation de la Mésopotamie, comme celle de l’Égypte, a eu pour berceau la partie inférieure du grand bassin fluvial où elle s’est développée, une région dont le sol est formé de terres d’alluvion qui ne cessent de s’accroître aux dépens de la mer. Dans la vallée du Tigre et de l’Euphrate comme dans celle du Nil, ce furent tout d’abord les plaines du bas pays qui virent l’homme se dégager par degrés de la barbarie et s’essayer à la vie policée ; puis, avec le temps, dans l’une et l’autre contrée, cette culture s’étendit et gagna de proche en proche le long de ces fleuves, en remontant de leur embouchure vers leur source. La Thèbes d’Égypte ne naquit ou du moins ne grandit que bien des siècles après Memphis. De même en Mésopotamie : le siège de la royauté chaldéenne fut d’abord dans des villes qui, comme Our et Larsam, étaient voisines de la mer ; il fut ensuite porté dans l’intérieur du continent, à Babylone, puis, de Babylone, l’importance et l’ascendant passèrent à une capitale située bien plus haut, à Ninive. Les croyances et les mœurs, l’écriture et les arts de l’Egypte pénétrèrent, par l’effet du commerce et surtout de la conquête, jusque dans les profondeurs reculées de l’Ethiopie ; de même, l’influence de la Chaldée se fit sentir jusqu’à une distance énorme de son point de départ, jusque dans les froides vallées et sur les plateaux neigeux de l’Arménie. Celle-ci, dix degrés de latitude la séparent des plages torrides où, d’après la tradition, le dieu-poisson Oannès s’était montré jadis aux hommes encore sauvages et leur avait enseigné, dit Bérose, « tout ce qui contribue à l’adoucissement de la vie. »

Dogmes religieux et cérémonies du culte, langue et écriture, procédés techniques et industriels, agriculture savante favorisée par un système très perfectionné d’irrigation, littérature, arts qui traduisent par des formes sensibles les sentimens et les idées, tout cela, tout l’outillage et tout l’appareil de cette grande civilisation, ce sont les Chaldéens qui l’ont inventé et créé de toutes pièces dans des siècles presque aussi éloignés de nous que ceux où naquit la monarchie égyptienne et où régnèrent les six premières dynasties de Manéthon, celles qui représentent ce que l’on appelle l’ancien empire. Voulons-nous chercher ailleurs, dans le passé, des comparaisons qui nous aident à comprendre la situation dans laquelle se sont trouvées, l’une à l’égard de l’autre, pendant plusieurs centaines d’années, les deux puissantes nations qui se sont partagé la Mésopotamie : sous l’unique réserve de ne point oublier que l’histoire ne se répète jamais mot pour mot, d’un peuple et d’un siècle à un autre, nous pouvons signaler, dans des milieux mieux connus ou plus voisins de nous, des analogies qui mettront en lumière la nature et le vrai caractère de cette relation. On peut dire d’une manière générale que l’Assyrie est à la Chaldée ce que Rome a été à la Grèce, ce que le Japon est à la Chine. Comme les Assyriens, les Romains se sont plus fortement constitués pour l’action et pour l’empire que ne l’avaient jamais été ces Grecs dont ils tenaient leurs lettres et leurs arts ; par la supériorité de leur génie politique et de leur organisation militaire, ils sont devenus les suzerains d’un peuple qu’ils n’ont pas cessé de traiter avec un singulier mélange d’admiration et de mépris. De même que les Japonais l’ont fait pour maintes branches de l’art chinois, les Assyriens ont, grâce à certaines circonstances favorables, perfectionné quelques-uns des procédés qui leur avaient été transmis ; ainsi Babylone ne paraît pas avoir jamais ciselé sur les murs de ses édifices rien qui se puisse comparer aux bas-reliefs sans fin des palais ninivites, à ces longues pages de sculpture où l’histoire contemporaine est figurée par des milliers de personnages. Il n’en reste pas moins vrai que, comme les Romains et les Japonais, les Assyriens n’ont fait que suivre une impulsion reçue et continuer un mouvement commencé ; ils n’ont guère fourni à l’œuvre progressive de la civilisation aucun élément vraiment nouveau, vraiment original ; alors même qu’ils semblent, à certains égards, surpasser leurs maîtres, ils restent encore, ils restent toujours, aux yeux de l’historien qui étudie le développement organique de l’humanité, des élèves intelligens et bien doués, les disciples de l’antique Chaldée.

C’est ce que nous indiquaient déjà les plus anciennes traditions du monde oriental, telles que la Cible les a recueillies ; c’est ce qu’affirmait plus d’un texte assyrien qui attribue à la Chaldée la première rédaction de ces livres d’argile que l’on transcrit, au temps des Sargonides, pour la fameuse bibliothèque d’Assournazirpal ; c’est enfin ce qui résultait implicitement de ce fait bien constaté que les formes les plus rudimentaires de la langue et de l’écriture usitées en Mésopotamie se sont toujours rencontrées dans des inscriptions découvertes en Chaldée. Il allait de soi que l’art dont l’Assyrie nous offrait les monumens nombreux et variés avait même origine que les autres manifestations du génie assyrien ; mais en pareille matière, aucune analogie et aucune induction ne valent la preuve directe, celle que fournit la comparaison des œuvres et du style qui les caractérise. Cette prouve longtemps désirée, longtemps attendue, nous la devons aujourd’hui, sans contestation possible, aux ouvrages de la statuaire chaldéenne que M. de Sarzec a retirés des ruines de Sirtella.

Jusqu’à ces derniers temps, l’art chaldéen nous était presque inconnu ; on n’avait guère, pour s’en faire une idée, que les cylindres, que quelques bronzes, quelques bas-reliefs et quelques figurines en terre cuite, enfin qu’une dizaine de ces pierres noires qui servaient de limites aux champs et sur lesquelles étaient gravées, outre le texte du contrat constitutif de la propriété, les images des dieux appelés à en garantir l’observation[6]. La plupart de ces bornes décorées de figures étaient, relativement, d’époque assez basse. Le plus grand nombre des menus objets qui, dans nos musées, étaient classés comme de provenance chaldéenne, n’offraient aucun trait qui permît de les dater, même d’une manière approximative. Seul, un bronze du Louvre, une canéphore qui porte le nom d’un très ancien roi, Koudour-Mapouk, avait attiré l’attention de M. de Longpérier et lui avait suggéré, sur le caractère de l’ancien art chaldéen, des vues dont la justesse a été démontrée par les récentes découvertes[7]. Quant aux cylindres, ils pouvaient fournir bien des renseignemens précieux ; mais on n’en avait guère étudié jusqu’ici que les sujets et les légendes ; on n’avait même pas essayé de les grouper, d’après leur exécution et d’après d’autres indices, par siècles et par écoles. C’est ce difficile travail que tente aujourd’hui et que nous promet M. Ménant ; mais attendons qu’il l’ait achevé, qu’il ait justifié et fait prévaloir le principe d’un classement où soient distinguées, par leur facture, les œuvres des différens peuples qui se sont servis de ces cachets. Jusqu’alors, cylindres, cônes et autres pierres gravées de fabrique orientale seront d’un faible secours à qui voudra y chercher un critérium pour définir un style dont les caractères n’ont pas encore été bien déterminés. Beaucoup de ces pierres ne portent pas d’inscription qui permette de les rattacher, même par conjecture, à telle ou telle époque et à tel ou tel pays. Sauf dans quelques cas qui sont tout à fait exceptionnels, sait-on jamais d’où vient un cylindre et par combien de mains il a passé avant de prendre place dans la vitrine d’un de nos musées ?

Avec les monumens de Telle, nous pouvons enfin juger l’art chaldéen sur pièces, sans craindre d’exposer nos théories aux démentis du lendemain. Ces monumens ont tous été trouvés en place, dans ce district même de la basse Mésopotamie, où paraît s’être allumé, dans le bassin de l’Euphrate, le plus ancien foyer d’une civilisation asiatique. Ce ne sont pas de ces tout petits objets auxquels certaines nécessités d’exécution donnent parfois un caractère spécial et tout conventionnel. C’est un ensemble de constructions, dans lequel sont représentées l’architecture funéraire, l’architecture religieuse et l’architecture civile ; c’est une suite de statues dont l’une est plus grande et dont les autres ne sont pas beaucoup plus petites que nature ; ce sont des bas-reliefs qui, tout mutilés qu’ils soient, offrent encore à l’œil une certaine variété de sujets et de scènes ; ce sont des têtes qui, quoique séparées des corps auxquels elles ont appartenu, sont encore d’une belle conservation ; enfin ce sont divers morceaux, fragmens de statuettes et figurines de bronze ou de terre cuite. L’époque à laquelle appartiennent ces monumens se laisse déterminer avec une approximation suffisante. Sans doute il ne peut être question ici de date ; les petits princes locaux qui ont construit les édifices de Sirtella et qui ont gravé leur nom sur ces statues n’ont pas leur place marquée dans une de ces séries continues dont le type nous est offert par les dynasties égyptiennes. On peut cependant affirmer avec une entière certitude que la plupart de ces monumens remontent aux premiers siècles de ce que l’on appelle le premier empire chaldéen ; ils sont ainsi beaucoup plus vieux que les plus anciens monumens assyriens qui nous soient parvenus.

Pour justifier cette assertion, ce n’est point dans l’étude et la définition du style de ces statues que nous irons chercher nos argumens ; on pourrait prétendre, à la rigueur, que l’art, dans son développement, n’a pas suivi partout la même marche, d’un bout à l’autre de cette vaste contrée ; on pourrait supposer que, pur l’effet de causes qui nous échappent, il s’est trouvé, sur tel ou tel point du territoire, en retard ou en avance sur ce qu’il était, à la même heure, dans d’autres parties de la Mésopotamie. Ce qui, bien plus sûrement, fixe l’âge relatif de ces monumens, ce sont les textes qui y sont partout gravés, c’est le caractère des signes dont se composent ces longues inscriptions. Que les assyriologues soient encore loin de s’être mis d’accord sur la valeur de ces signes et sur le sens des idées qu’ils expriment, qu’ils discutent pour savoir si ces textes sont rédigés en langue sumérienne ou en langue assyrienne, peu importe ; ce qui est certain, c’est que nous avons partout ici l’écriture chaldéenne sous sa forme la plus ancienne, ou du moins dans l’état le plus ancien que les monumens nous permettent d’atteindre. Comme celle de l’Égypte, cette écriture ne fut, à son début, qu’une série d’images, représentation abrégée et conventionnelle des objets les plus familiers à l’œil et à la pensée. Le principe en était le même que celui des hiéroglyphes égyptiens et des plus anciens caractères chinois. Nous ne possédons plus de textes écrits tout entiers en images ; mais nous en avons, et ceux de Telle sont du nombre, où certains de ces idéogrammes ont encore conservé quelque chose du dessin primitif ; on arrive parfois à y reconnaître l’objet dont ils sont la figure. Avec le temps on voulut aller plus vite ; le scribe, avec l’arête aiguë de son style, cribla de petits coups vifs et pressés la tablette d’argile qui lui servait de papier, et l’écriture devint cunéiforme, c’est-à-dire qu’elle fut uniquement composée de ces traits en forme de coin, de clou ou de tête de flèche, comme on voudra les appeler, qu’a présens à la mémoire quiconque est entré dans les salles assyriennes du Louvre. Lorsqu’ont été façonnés les bas-reliefs et les statues de Sirtella, maints caractères étaient déjà constitués par cet élément ; mais d’autres présentent encore un tracé continu ; ce sont des triangles, des losanges ou des rectangles plus ou moins compliqués. Bien des générations se sont sans doute déjà succédé sur les tendes rivages des deux grands fleuves sacrés depuis que les lointains ancêtres ont inventé ce système de signes. L’écriture chaldéenne n’est déjà plus à l’état naissant ; elle commence à se modifier ; elle se prépare à devenir cursive ; mais elle est certainement bien plus éloignée de ses origines qu’aux temps où les scribes assyriens remployaient à raconter les exploits de leurs anciens conquerans, des Téglath-Phalasar et des Assournazirpal. Entre les deux formes, entre les deux états de l’écriture chaldéo-assyrienne que nous rencontrons l’un à Warka et à Tello, dans la Basse-Chaldée, et l’autre à Nimroud en Assyrie, il y a peut-être quatre ou cinq siècles, il y en a peut-être huit ou dix ; mais en tous cas, il y a toute une longue période d’efforts, de travail et de pratique quotidienne. L’homme a simplifié le procédé ; il l’a rendu d’un emploi plus commode et plus rapide ; mais cette rapidité même a quelque chose de machinal ; les signes, dont la plupart ont pris une valeur phonétique, n’ont plus rien qui rappelle à l’esprit la chose même dont ils ont été d’abord la réduction et la copie ; ils ont, si l’on peut ainsi parler, perdu leur transparence.

Le changement profond qui s’est ainsi produit se devine jusque dans la physionomie même des inscriptions monumentales. Comparez les textes gravés sur les statues de Tello à cette bande d’écriture cunéiforme qui traverse, à Nimroud, tous les bas-reliefs d’Assournazirpal[8]. La matière, à Tello, était plus rebelle à l’outil ; ce n’était pas, comme en Assyrie, de l’albâtre ou de la pierre calcaire ; c’était une diorite ou une dolérite aussi dense et aussi résistante que les roches les plus dures de l’Egypte. Les caractères, très espacés, n’en sont pas moins singulièrement distincts ; ils ont été tracés avec une fermeté et une netteté merveilleuse. On sent que le scribe a gravé chacun de ces signes avec une sorte de respect religieux, comme le prêtre accomplit le rite. C’est qu’alors, aux yeux de la foule qui voit naître sous le ciseau du scribe ces traits compliqués, l’écriture a encore sa beauté propre et son prestige mystérieux ; elle n’est comprise que de quelques rares initiés ; on l’admire pour elle-même, pour la puissance qu’elle a de représenter les choses de la nature et les pensées de l’homme ; c’est un secret précieux, presque un secret magique. Au temps où s’élevèrent, sur les bords du Tigre, les palais des monarques assyriens, il n’en est plus tout à fait ainsi ; on écrit depuis tant de siècles que l’on est comme blasé sur les mérites de cette invention ; tout ce que l’on se propose, quand on prend le style ou le ciseau, c’est d’être compris. Le texte dans lequel Assournazirpal raconte l’érection de l’édifice royal et le place sous la protection des grands dieux de l’Assyrie se composera donc de petits caractères très serrés, qu’une main adroite, mais rapide et pressée, a gravés légèrement dans la pierre tendre ; les inégalités du plan, les détails de la sculpture et les ombres portées par ses reliefs rendront plus d’une lettre difficile à lire. Nulle part, ni là ni dans les autres inscriptions assyriennes, vous ne retrouverez ce grand soin, cet air de sincère et sérieuse naïveté qui distingue le faire de cette vieille écriture chaldéenne ; vous avez devant vous l’œuvre d’une société déjà très avancée, qui vit du passé et qui met en œuvre, avec une habileté toute mécanique, les procédés qu’ont créés et perfectionnés des générations très antérieures.

L’étude des monumens de l’art confirme les inductions que nous avons cru pouvoir tirer de l’examen et de la comparaison des écritures ; même différence entre la sculpture chaldéenne et l’assyrienne. Il faudrait, pour bien faire, pouvoir conduire le lecteur au Louvre et regarder avec lui les monumens ; tout au moins conviendrait-il de lui en mettre sous les yeux des dessins fidèles ou des photographies. Nous n’avons pas ici cette ressource et nous n’essaierons pas d’y suppléer par de longues et minutieuses descriptions ; ce serait risquer de lasser et de rebuter l’attention. Nous n’entrerons donc pas dans le détail et nous ne dresserons pas le catalogue de ces figures et de ces fragmens ; il suffira de faire ressortir les caractères par lesquels ces ouvrages paraissent se distinguer de ceux qu’ils sont venus rejoindre dans notre galerie.

Ces monumens, ceux de la Chaldée primitive et ceux d’une Assyrie presque moderne (les Sargonides sont postérieurs au commencement des olympiades), on a eu le droit de les rapprocher les uns des autres et de les réunir dans une même salle ; il y a des uns aux autres un lien très étroit de parenté et de filiation. Ce sont bien là les enfans d’un même génie, les œuvres d’une même école. Dans un travail auquel, nous ferons plus d’un emprunt, M. Heuzey a bien raison de dire que les statues de Sirtella n’ont qu’un faux air égyptien ; ce que l’on trouve ici, c’est déjà la méthode et le principe de l’art assyrien[9]. Le sculpteur de Memphis aperçoit le corps humain comme à travers une gaze qui supprime tous les accidens de la surface et ne laisse voir que l’ensemble et le dessin général des formes ; on dirait que celui de Ninive les regarde à travers un verre grossissant, que son œil est armé d’une loupe. Dans les statues de Goudéa (c’est ainsi qu’on croit devoir lire le nom du roi qui s’y est fait représenter), remarquez le modelé très accentué du dos, de l’épaule et du bras, ainsi que la franchise avec laquelle sont indiquées, sous la chair, les saillies de la charpente osseuse ; déjà vous avez là cette tendance à l’exagération du détail anatomique qui caractérise le faire de l’artiste assyrien.

Nous en dirons autant du costume. Vous n’avez ici ni la nudité athlétique, qui ne fera son apparition dans la statuaire qu’avec la Grèce, ni le pagne plissé de l’Egypte, qui découvre la jambe à partir du genou et tout le haut du corps, ni ces fines et transparentes étoffes de lin, que l’on portait sur les bords du Nil et à travers lesquelles se laissaient deviner les rondeurs du torse et les flexions des membres. Ce que vous rencontrez dans toutes ces figures, qu’elles soient debout ou assises, c’est bien, à peu de chose près, le vêtement assyrien, tel qu’il se conserve, avec de légères variantes, jusqu’aux derniers jours de la monarchie ninivite ; c’est un vêtement épais et collant, d’où ne se dégagent pour se montrer à nu que l’épaule, le bras ou l’avant-bras et la partie inférieure de la jambe. On n’aperçoit pas ici la tunique qui formait le vêtement de dessous des Assyriens ; mais on y retrouve partout la pièce la plus importante et la plus apparente de ce que l’on peut appeler le costume national de la Mésopotamie, le châle de laine à franges. « La pièce d’étoffe, pliée en deux, est roulée obliquement autour du corps, de manière à couvrir le bras gauche et à revenir sous le bras droit, qui reste nu ; l’angle extrême est simplement repassé dans le premier tour et il y tient aussi solidement que s’il était agrafé[10]. » C’est bien là le principe du manteau assyrien ; la seule différence, qui tient à celle des matières employées par les deux statuaires, c’est qu’ici les franges, au lieu d’être, comme à Nimroud et à Khorsabad, ciselées en relief, avec tout le luxe et la complication de leurs passementeries, sont indiquées par de simples traits parallèles gravés à la pointe.

S’il fallait pousser la comparaison jusqu’au bout, nous pourrions signaler encore bien d’autres ressemblances. En Assyrie comme en Chaldée, dans les stèles et dans les rares figures en ronde-bosse qui représentent des dieux et des rois, aucune variété d’attitudes, aucun mouvement ; c’est toujours la même pose, d’une gravité tranquille, qui ressemble à la suspension de la vie. Dans la station verticale, les deux pieds, dont les orteils dépassent le bas du vêtement, sont placés sur la même ligne ; la statue d’Assournazirpal, au Musée britannique, nous les montre disposés tout à fait comme dans les statues de Goudéa : « Celles-ci ont toutes, sans exception, les mains serrées contre la poitrine, la droite placée dans la gauche, geste qui marque encore aujourd’hui en Orient l’immobilité respectueuse du serviteur attendant les ordres de son maître. Si, comme tout le fait croire, ces figures étaient placées dans un lieu sacré, en face des images des dieux ou des symboles qui rappelaient leur puissance, l’attitude de la soumission et du respect devenait une attitude religieuse[11]. » Or, à Nimroud et à Khursanad, ce même geste expressif est tantôt celui des eunuques, qui se tiennent debout devant leurs maîtres, tantôt celui des rois, qui ont les yeux fixés sur leur divin protecteur. Il nous serait aisé de citer d’autres exemples de ces ressemblances significatives qui témoignent d’une tradition directe et ininterrompue, par laquelle l’art assyrien du VIIe siècle se rattache à cet art chaldéen que nous représentent aujourd’hui des monumens dont les plus anciens remontent peut-être à vingt siècles avant notre ère.

Lorsqu’enfin on possédera le plan des ruines de Tello, que M. de Sarzec a relevé, on arrivera, pour ce qui est de l’architecture, à des conclusions toutes pareilles. Le principal édifice de Sirtella rappelle de la manière la plus frappante les grands palais assyriens de la vallée du Tigre ; seulement, à Sirtella, l’échelle est beaucoup moindre. À une époque reculée, les petits princes d’une ville chaldéenne de second ou de troisième ordre ne disposaient pas des mêmes ressources que les puissans maîtres de Calach et de Ninive ; ils ne pouvaient, comme le feront ceux-ci, pousser sur leurs chantiers, pour gâcher la terre et mouler la brique, des troupeaux de captifs courbés sous le fouet des surveillans, deux ou trois nations faites prisonnières dans une même campagne. Rien donc ici de comparable à ce palais de Sargon, qui, avec ses dépendances, ses cours et ses esplanades, occupe une superficie de plus de 10 hectares ; mais, aux dimensions près, le principe de la construction et celui de la distribution sont bien les mêmes qu’à Khorsabad. À Tello, comme partout en Assyrie, l’édifice est bâti sur un massif en briques crues ; celui-ci domine encore d’une hauteur de 15 mètres le désert environnant. Les murs des appartemens, ici, sont faits tout entiers de briques cuites ; en Assyrie, c’est la brique crue qui est communément employée à ce même usage, mais ce n’en est pas moins un des caractères les plus constans de toute l’architecture mésopotamienne que ce mélange et cette alternance de la brique crue et de la brique cuite. L’édifice semble bien avoir été un palais ; il présente extérieurement la forme d’un parallélogramme allongé, de 53 mètres sur 31, dont les angles, comme ceux de la plupart des bâtimens de la Chaldée et de l’Assyrie, sont tournés vers les quatre points cardinaux. Le plan est des plus simples. Des pièces, toutes rectangulaires et quelques-unes carrées, sont disposées autour d’une grande cour centrale, où ont été retrouvées les statues de Goudéa, décapitées et renversées sur le sol. Ici, pas plus que dans aucune autre des ruines de Mésopotamie, point de salles rondes ou elliptiques ; tous les murs, gros murs ou murs de refend, se coupent à angle droit. Point d’autres motifs de décoration que ces demi-colonnes et ces rudentures qui se sont également rencontrées, soit en Chaldée, dans le voisinage même de Tello, à Mougheïr et à Warka, soit à Khorsabad et dans d’autres constructions assyriennes.

Dans l’ensemble dont nous devons la révélation aux fouilles de M. de Sarzec, que l’on étudie la statuaire ou l’architecture, on aboutit toujours au même résultat : ces monumens, quelle qu’en soit la date, ne peuvent être séparés de ceux de l’Assyrie. Il nous reste à montrer que ces figures nous permettent enfin de remonter à l’enfance même et à la jeunesse d’un art dont nous ne connaissions jusqu’ici que l’âge adulte ou plutôt la vieillesse. Nous possédons aujourd’hui des faits qui nous permettent d’affirmer ce que hier encore nous ne faisions que soupçonner vaguement, ce que suggéraient, à titre d’hypothèse, l’analogie et l’induction.

Il a été trouvé, dans les ruines de Telle, des monumens d’époques très différentes ; mais on peut négliger, comme ayant leurs analogues ailleurs, tous ceux qui appartiennent au temps des successeurs d’Alexandre et même ceux que l’on peut attribuer à la période de la domination perse et du second empire chaldéen. Ce qu’il y a ici de plus intéressant, ce sont les trois groupes les plus anciens, ceux qui nous reportent à ces siècles innomés, dont nous pouvions croire l’œuvre détruite et disparue sans retour.

Un premier groupe se compose de trois fragmens d’une grande stèle de pierre blanche couverte sur ses deux faces d’inscriptions et de bas-reliefs. Ceux-ci représentent d’étranges scènes de guerre et de funérailles. Ici ce sont des troupes de vautours qui emportent des têtes et des membres humains ; là sont couchés à terre des cadavres entassés sur lesquels montent des hommes vêtus d’un jupon court qui portent dans des corbeilles, soit les offrandes funéraires, soit la terre même du tumulus. Sur un autre débris on distingue la tête de personnages coiffés du bonnet à double corne, qui se rencontre si souvent sur les cylindres ; ils tiennent une sorte d’enseigne militaire en forme d’aigle éployée. C’est là, dans les textes qui accompagnent ces images, que, l’écriture paraît le plus éloignée des types auxquels elle aboutira et où elle se fixera le plus tard ; c’est aussi là que l’on se sent le plus rapproché des premiers essais de la plastique : « Partout l’inexpérience se trahit dans le dessin des figures ; l’œil est presque triangulaire et l’oreille rudement indiquée ; le nez aquilin est confondu avec le front par une seule courbe, le profil dit sémitique est encore plus accentué ici que dans les monumens de l’âge suivant[12]. » M. Heuzey fait observer qu’un type presque semblable se retrouve dans quelques maquettes de terre cuite de l’île de Chypre et dans une classe de petites figures de bronze qui ont servi d’appliques et d’ornemens à des vases de style oriental très prononcé ; ces figurines, dit-il, ont été rencontrées en Italie, notamment dans la dernière trouvaille de Palestrina. Ces rapprochemens, sur lesquels il se garde d’ailleurs d’insister, ne nous paraissent pas avoir une grande valeur. On peut comparer deux styles d’art, c’est-à-dire deux de ces interprétations que l’esprit de l’homme donne de la nature quand, ayant déjà acquis une certaine habileté de main, il a fait son choix, un choix réfléchi, entre les différentes manières de comprendre et d’imiter la forme vivante, entre les différens partis-pris que comporte la plastique ; mais ici il n’y a pas encore de style, il n’y en a pas plus que dans les reliefs de ces dalles sculptées qui ont été retirées par M. Schliemann des tombes de l’acropole, à Mycènes. C’est l’enfance de l’art ou, si l’on veut, l’art de l’enfance. Là comme à Mycènes, comme dans les maquettes cypriotes et dans ces bronzes dont vous nous parlez, il n’y a de conventions que celles qu’un même instinct suggère aux enfans de tous les siècles et à tous les peuples chez lesquels l’art est à l’état naissant. Les débris de la grande stèle nous représenteront donc les premiers et naïfs tâtonnemens du ciseau chaldéen, ce que l’on peut appeler l’art primitif en Chaldée.

Le second groupe, plus curieux encore, se compose des huit statues de dimensions différentes qui portent les inscriptions de Gondéa et d’une neuvième où est gravé un nom que les uns lisent Ourbaou et les autres Likbagous ; on peut y joindre deux têtes, dont la proportion est à peu près la même, et qui ont été retrouvées la première au milieu même des statues mutilées, la seconde dans les ruines d’un édifice voisin ; la facture en paraît la même que celle de ces torses, à l’un desquels une au moins de ces têtes a peut-être appartenu. Le progrès est ici très sensible ; l’art est sorti des hésitations du premier âge ; il s’attaque déjà à la pierre dure avec beaucoup de sûreté et de science. Ce qui frappe ici, c’est d’ailleurs moins le mérite de la difficulté vaincue que le sentiment de la nature et la recherche de la vérité, recherche où l’artiste n’a pas été rebuté par la résistance de la matière. Cette résistance lui a imposé un travail qui procède par grands plans lisses, et cependant, malgré cette nécessite, le modelé garde une franchise que lui ont souvent fait perdre en Égypte, dans les monumens de granit ou de diorite, l’usage et l’abus du polissoir. L’épaule droite et le bras droit, laissés à découvert, sont des morceaux souvent remarquables ; ils sont traités avec une ampleur qui donne à toute la figure, d’ailleurs robuste et trapue, un grand air de force ; cependant la vigueur de l’accent reste ici sobre et discrète. Même caractère dans les mains, où les phalanges et les ongles sont étudiés avec un soin minutieux, mais sans petitesse, et dans les pieds, où l’on remarquera la solidité de la pose, ainsi que le dessin très marqué de la cheville, et des orteils.

La facture n’est pas moins large et moins bonne dans les deux têtes. Les yeux sont droits et largement ouverts ; les sourcils, très fournis, se rejoignent ; le menton ferme et saillant est rasé, comme aussi le dessus du crâne ; l’usage ne s’est d’une pas encore introduit de porter cette longue barbe et cette chevelure épaisse, toutes les deux frisées et bouclées, que nous offrent tous les bas-reliefs de Ninive. Le nez est brisé ; mais, d’après les bas-reliefs et les figurines de la même époque, surtout d’après un curieux fragment recueilli dans les fouilles, il devait être arqué, un peu gros du bout et d’une courbe moins accusée que dans les figures assyriennes. La structure de la face, à la prendre dans son ensemble, est carrée, comme celle du corps ; elle diffère du galbe arrondi des visages assyriens. Avec M. Heuzey, nous ne croyons d’ailleurs pas qu’il y ait lieu de soulever à ce propos une question de race. Comme le remarque très finement notre savant confrère, « ce n’est qu’avec une extrême réserve que l’on peut se hasarder à faire de l’ethnographie avec les types créés par la sculpture, surtout avec les types archaïques, plus soumis que les autres aux conventions d’école. Or c’est une habitude commune aux sculpteurs des époques anciennes que de laisser subsister dans leur travail la trace des plans qui ont servi à le préparer. C’est aussi en tout pays la marche constante de l’art de passer des formes anguleuses et carrées aux termes coulantes et arrondies, des proportions courtes et fortes aux proportions plus élégantes[13]. »

Les tendances qui se manifestent dans le rendu de la face et des parties découvertes du corps s’accusent aussi dans la manière dont est traitée la draperie. « Le sculpteur a cherché ici, avec beaucoup de naïveté et de justesse, à donner quelque idée du relief et de la direction des plis du vêtement. Cette première et timide étude des plis est d’autant plus remarquable que c’est une tentative isolée, qui ne se reproduit ni dans la statuaire égyptienne ni dans la suite de l’art assyrien. Elle témoigne d’un sentiment sculptural que l’art grec seul retrouvera, pour donner au jeu des draperies le magnifique développement que nous connaissons. »

Les figures que nous venons de décrire nous paraissent représenter l’art chaldéen archaïque. Ce que l’on appelle l’archaïsme s’y marque à certains traits qu’il est plus facile de sentir que de définir. Ces figures sont, en général, surtout les figures assises, d’une forme très ramassée ; elles paraissent courtes, comparées non-seulement aux figures élancées de l’époque es Sargonides, mais encore aux robustes figures des bas-reliefs de Nimroud. Si l’on en juge par certains indices, le cou devait être court et la tête très forte pour le corps, comme on le voit dans une statuette d’albâtre où notre regretté confrère, M. de Longpérier, avait le premier et depuis longtemps reconnu un ouvrage de l’ancien art chaldéen[14]. Le cou et le bas du vêtement dessinent des angles aigus que la sculpture assyrienne se préoccupera plus tard d’abattre et d’arrondir. Ici, aucune recherche de la grâce ; on ne vise qu’à la puissance et à la vérité de l’effet.

L’art chaldéen ne s’en est d’ailleurs pas tenu là. Une fois arrivé au degré de maîtrise où nous le montrent les statues de Goudéa, il avait fait des progrès dont nous ne pouvons mesurer la rapidité, mais dont les résultats sont maintenant sous nos yeux ; il était arrivé, nous n’en saurions plus douter, à une exécution très avancée qui gardait, jusque dans les moindres détails de la décoration et du relief, une délicatesse souvent merveilleuse. C’est là un fait qu’avait de à pressenti M. Heuzey, en étudiant les petites figures chaldéo-babyloniennes de la collection du Louvre[15]. Ces qualités de finesse et de perfection savante, il les retrouve dans plusieurs des fragmens recueillis par M. de Sarzec. Nous ne transcrirons pas la liste qu’il dresse des monumens où il reconnaît ce caractère ; mais pour donner une idée du troisième groupe qu’il établit ainsi, nous nous bornerons à signaler deux ou trois objets que le visiteur retrouvera facilement dans les vitrines du Louvre. L’un est un débris de bas-relief, dont il ne reste plus, par malheur, qu’un pied d’un modelé charmant avec un bout d’ornement qui représente un vase d’où s’échappent deux gerbes d’eau et des poissons ; le relief à peine sensible et l’extrême finesse de ce motif font penser aux prodiges de la ciselure japonaise. Ce qui pourtant nous frappe encore davantage, c’est une petite, toute petite tête en stéatite, qui reproduit le type des grandes statues avec une grâce et une recherche qui en font un véritable bijou : les yeux y ont déjà, très légèrement indiquée, cette direction oblique qui se marquera davantage dans les figures assyriennes. On en pourrait dire autant d’une autre tête en diorite, qui n’est plus rasée, comme les précédentes ; malgré la dureté de la matière, toutes les fines torsades de la barbe et de la chevelure y sont sculptées en relief avec une précision admirable.

Comme le dit M. Heuzey, « on ne songe pas sans émotion à ce que pouvaient, être de grands ouvrages de pierre ou de métal exécutés dans ce même esprit et dans ce même style ! » Ces ouvrages, nous les retrouverons peut-être quelque jour ; en attendant, pour apprécier le faire de cette école, nous n’avons guère que quelques figurines en terre cuite et les minces fragmens dont nous venons de parler. Cet art que nous entrevoyons et que nous devinons ainsi plutôt que nous ne le connaissons, quel nom lui donner ? Ce qu’il y a de plus simple, n’est-ce pas d’employer ici l’une de ces expressions que l’usage a consacrées, une de celle ? dont se sert le plus souvent le critique qui raconte l’histoire des lettres ou des arts de l’antiquité grecque et romaine ? Quand il cherche à distinguer par un terme spécial les différentes phases du développement organique dont il se propose de retracer la marche, comment appelle-t-il la période où l’exécution est à la fois libre et savante, celle où la main de l’artiste, maîtresse d’elle-même et de la matière qu’elle met en œuvre, lui permet de rendre fidèlement tous ceux des aspects de la nature qui le charment et qui l’intéressent ? C’est ce qu’il nomme la période classique, c’est-à-dire celle dont les ouvrages méritent d’être pris comme modèles par les artistes des âges suivans. Si nous adoptons cette nomenclature, le troisième des groupes que nous venons de décrire nous représentera l’art classique de la Chaldée.

Cet art, l’effort suprême et le dernier mot du génie chaldéen, quelle influence a-t-il exercée sur le génie assyrien ? Comment celui-ci, tel du moins qu’il nous est connu par les monumens conservés, comment l’art de Nimroud, de Khorsabad et de Kouioundjik se relie-t-il à celui de Telle ? Quelle place cet art si fécond et si brillant occupe-t-il dans la série continue de ces phases dont la succession est réglée par les lois mêmes qui président, dans tous les siècles et en tous lieux, au développement des sociétés humaines ? Il y a longtemps, on aurait été fort embarrassé pour répondre à cette question. L’art assyrien offrait à l’observateur des caractères contradictoires ; on ne comprenait pas comment, avec un sentiment si vif de la forme et surtout du mouvement, il faisait une large part à la convention, et comment il se répétait avec une insistance et une prolixité qui le rendaient monotone ; on était surpris de le voir ainsi tout ensemble habile et gauche, énergique et banal. Le problème se résout de lui-même depuis que nous remontons à l’art chaldéen, au premier-né de la civilisation mésopotamienne, à l’enfant de celle des deux nations sœurs qui a eu dans toutes les voies l’initiative et la priorité.

C’est que l’art assyrien, même dans celles de ses œuvres qui datent de près d’un millier d’années avant notre ère, n’est pas, comme on avait pu le croire d’abord, un art primitif ni même un art archaïque ; ce n’est pas non plus ce que nous nommons un art classique, l’art d’une école qui emploie son acquis à s’inspirer de la nature et à la copier avec une sincérité émue et curieuse. Nous ne dirons pas que c’est un art de décadence, l’expression dépasserait la mesure exacte de notre pensée : mais c’est un art qui n’est plus en progrès et qui, pour faire vite et pour beaucoup produire, se sert des conventions et des formules que ses maîtres ont inventées et accréditées. Voulons-nous rendre notre idée plus sensible par une comparaison ? Sous toutes les réserves que comportent de semblables rapprochemens, voici le rapport que nous pourrions établir : l’art assyrien est à l’art chaldéen ce qu’est à l’art grec des Phidias, des Praxitèle et des Lysippe l’art hellénistique, comme on l’appelle aujourd’hui, c’est-à-dire l’art alexandrin et gréco-romain. Sur les chantiers de Ninive comme dans les ateliers de Pergame, de Rhodes, d’Antioche et de Rome, on déploie encore beaucoup d’activité, d’adresse et de science ; on vise même à l’originalité ; mais on la cherche plutôt qu’on ne la trouve. C’est ainsi que, dans la Grèce macédonienne et romaine, telle école se fera remarquer par une facture glorieuse et un peu théâtrale, tandis qu’une autre mettra à la mode les sujets pathétiques et qu’elle s’attachera à traduire, par la contraction des muscles, les angoisses de la douleur physique. Il en est de même en Assyrie. La facilité avec laquelle se taillent l’albâtre et le calcaire tendre a déjà permis aux artistes qui travaillent pour Assournazirpal de donner à l’ornementation des riches étoffes qu’ils figurent une finesse de rendu que ne souffrait pas, en Chaldée, l’emploi de la pierre dure ; les sculpteurs d’Assournazirpal, quelques siècles plus tard, chercheront un élément de succès dans la complication des scènes qu’ils représenteront, dans l’élégance fleurie de l’exécution et dans le détail pittoresque des paysages qui serviront de fonds à leurs tableaux. De même aussi, de Nimroud à Kouioundjik, on verra la taille des personnages s’amincir et s’allonger ; le statuaire a le sentiment et le goût d’une certaine grâce qu’il aspire à répandre dans toute son œuvre.

Il n’en est pas moins certain que ni le sculpteur grec des derniers siècles de l’antiquité ni le sculpteur assyrien n’inventent ni ne créent au vrai sens du mot. Le statuaire grec, grâce à une plus profonde intelligence des conditions de l’art et à la nécessité où il est de faire des figures nues, continue bien d’étudier le modèle ; mais, si l’on peut ainsi parler, il le regarde moins avec ses propres yeux qu’avec les yeux de ses prédécesseurs et de ses maîtres. Ce sont ces maîtres qui lui ont appris à y chercher et à y voir tels traits plutôt que tels autres et à en donner l’interprétation qui, dans son ensemble, constitue le style grec. Toute semblable est la situation du sculpteur assyrien ; mais comme il ne met en scène que des personnages habillés, il lui a été bien plus facile encore de se détourner et de se détacher tout à fait de la nature pour tomber dans la routine et dans la manière. C’est seulement quand il s’agit des animaux qu’il paraît travailler d’original, d’après l’être vivant qu’il veut figurer. Il n’a qu’à ne pas fermer les yeux ; l’animal s’offre sans cesse à sa vue dans sa franche nudité, dans la simplicité de ses attitudes toujours les mêmes et de ses mouvemens instinctifs ; il le représente donc souvent avec une vérité et une puissance singulières. Au contraire, le corps de l’homme, caché sous une longue et épaisse draperie, ne se découvre pas assez à lui pour l’intéresser ; ce qu’il en montre, les traits et le profil du visage, le cou, la partie inférieure des bras et des jambes, il le traite d’après les exemples et la pratique de son devancier, l’artiste chaldéen. Il n’y a pas dans toute la sculpture assyrienne un morceau étudié sur la nature même, comme l’est, avec l’épaule et la main, le dos des statues de Goudéa. Le statuaire chaldéen avait le goût d’un modelé très ressenti ; l’Assyrien abonde trop dans ce sens, et il arrive ainsi à l’exagération et à la pure convention ; il donne à ses figures des genoux noueux, des rotules qui ressortent en bosse, des muscles tendus et saillans qui ressemblent plus à de grosses cordes qu’à de la chair vivante. Comme il arrive souvent, le maître est ici trahi par l’élève, qui le comprend mal et qui tourne en défauts toutes ses qualités.

On voit maintenant tout ce qu’apprennent à l’historien les fouilles de Chaldée et la collection que le Louvre doit à M. de Sarzec. Ces découvertes, par leur importance et par le jour qu’elles ont jeté sur les origines d’une grande civilisation, peuvent presque se comparer à celles de Lepsius et de Mariette, aux recherches méthodiques et aux trouvailles heureuses qui nous ont révélé l’Egypte de l’ancien empire. Grâce à ces monumens, l’art assyrien cesse d’être pour nous un problème incompréhensible. Comme l’art égyptien des dynasties thébaines, auquel il ressemble à bien des égards, il a été précédé par un art réaliste ou naturaliste, comme on voudra l’appeler, par un art naïf et curieux, qui a pieusement étudié la forme vivante et qui a créé ainsi l’un des styles originaux de l’antiquité, celui où la Grèce, à ses débuts, a peut-être trouvé les leçons les plus utiles et les suggestions les plus fécondes.

Il y a quarante ans, Botta, consul de France à Mosoul, découvrait l’art assyrien ; nous sommes heureux que ce soit encore un Français, M. de Sarzec, notre consul à Bassorah, qui ait commencé de dégager des ombres profondes où il se dérobait à nos prises l’art de la Chaldée, très supérieur à celui de Ninive et beaucoup plus ancien. M. de Sarzec a ainsi retrouvé comme la préface et l’introduction du livre dont nous ne possédions que les derniers chapitres. Depuis une douzaine d’années, la gloire de l’action politique et militaire paraît nous être refusée ; les petits hommes et les petites choses prennent de plus en plus de place dans la vie et les préoccupations du pays ; les grandes espérances conçues ne se réalisent pas ; ceux dont nous attendions beaucoup échouent et avortent l’un après l’autre. Nous serions vraiment trop à plaindre si rien ne nous dédommageait du spectacle de cette impuissance et de cette stérilité ; il nous reste une consolation dernière, celle de pouvoir nous dire que, dans l’ordre de la recherche scientifique et des travaux de l’esprit, la France tient encore son rang.


GEORGE PERROT.

  1. On peut étudier déjà cette collection à l’aide d’un catalogue excellent, qui a été rédigé par les soins réunis de MM. de Tauzia, Gruyur, Saglio, Courajod et Molinier. À ce catalogue est jointe une reproduction en fac-similé du beau dessin de Raphaël, qui faisait partie de la galerie Timbal.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1864, le récit intitulé : Théodore II et le Nouvel Empire d’Abyssinie.
  3. Tello ne figure sur aucune des cartes de cette région ; mais on trouvera Saïd-hasan et Chatra, qui peuvent servir à déterminer approximativement la situation de Tello, sur la carte qui accompagne le voyage de Loftus (Travels and Researches in Chaldœa and Susiana, in-8o ; Londres, 1857). Nous empruntons ces détails topographiques à une lettre de M. de Sarzec qui a été communiquée à l’Académie des inscriptions dans sa séance du 2 décembre 1881.
  4. Ce livre, qui paraîtra en plusieurs fascicules, aura pour titre : Découvertes en Chaldée, par M. E. de Sarzec, ouvrage publié par les soins de la conservation des antiquités orientales au musée du Louvre. Son format grand in-4o le rendra plus commode à manier que les ouvrages de Botta et de Place.
  5. C’est ce qu’a cherché à montrer M. Soury dans le premier chapitre du livre remarquable qui est intitulé : Théories naturalistes du monde et de la vie dans l’antiquité ; Paris, 1881, in-8o.
  6. Le cabinet des médailles de notre Bibliothèque nationale possède le mieux conservé peut-être de ces termes babyloniens ; c’est le monument connu sous le nom de caillou Michaux. Il a été public, mais assez mal, par Millin. Nous en donnerons une reproduction plus fidèle dans le tome ii de notre Histoire de l’art.
  7. A. de Longpérier, Musée Napoléon III, pl. I.
  8. On trouvera la reproduction de l’une de ces inscriptions de Goudéa, dans notre Histoire de l’art, t. II, p. 27.
  9. Les Fouilles de Chaldée, communication d’une lettre de M. de Sarzec, par M. Léo. Heuzey. (extrait de la Revue archéologique, novembre 1881.)
  10. L. Heuzey, les Fouilles de Chaldée, p. 13.
  11. Ibid., p. 12.
  12. Heuzey, les Fouilles de Chaldée, p. 16.
  13. Heuzey. les Fouilles de Chaldée, p. 11.
  14. A de Longpérier, Musée Napoléon III, pl. 2.
  15. Voir dans la Revue archéologique, 1880, t. XXXIX, p. 1, son article intitulé les Terres cuites babyloniennes.