Les Fortifications/I

Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences6 (p. 57-64).

LES FORTIFICATIONS[1]


CHAPITRE PREMIER

avant-propos

Grâce aux bienveillants suffrages des collèges électoraux de Perpignan, de Narbonne, du 12e et du 6e arrondissement de Paris, j’ai fait partie durant plus de vingt ans de nos Assemblées législatives. Dans ce long espace de temps, il ne m’était pas venu une seule fois à l’esprit, que les rapports dont mes honorables collègues m’avaient confié la rédaction ; que divers discours prononcés à la tribune, valussent la peine d’être conservés. Jamais je n’eus la pensée de les faire imprimer à part, de les distribuer sous forme de brochures, à MM. les députés, à mes amis, aux citoyens que je représentais. Jusqu’ici je n’avais rien aperçu d’utile et de désirable, touchant ces œuvres de circonstance, au delà des courtes analyses des journaux quotidiens et des colonnes plus ou moins fidèles du Moniteur. Il paraîtra donc naturel que j’explique pourquoi je cède aujourd’hui à d’autres idées ; pourquoi je me décide à donner toute la publicité possible à mes opinions sur les fortifications en général, sur l’enceinte continue et sur les forts détachés dont la capitale de la France a été entourée.

Lorsque les premiers projets du gouvernement de Juillet sur les fortifications de Paris, commencèrent à poindre en 1831, je les combattis dans les journaux, en tant du moins que ces fortifications devaient se composer de deux ou trois citadelles occupant les hauteurs de Montmartre. Plus tard, devenu député, je fis une guerre tout aussi vive au système du général Bernard. Si mon opposition à ce déplorable système m’attira bien des critiques de la part des organes du gouvernement, elle me valut d’un autre côté de nombreuses marques de sympathie : par exemple, ce fut, très-explicitement, à l’auteur de diverses lettres contre les forts détachés, que les électeurs du 6e arrondissement de la capitale entendirent confier l’honneur de les représenter à la Chambre des députés et au conseil général de la Seine.

En 1840, lorsque l’horizon politique commença à s’obscurcir, je publiai dans les journaux deux articles que mon ami le général Bertrand m’avait confiés le jour où il quittait Paris pour aller s’embarquer sur la Belle Poule. Ces articles étaient précédés d’une courte introduction dans laquelle, tout en exprimant l’opinion que j’ai toujours professée sur la grande utilité d’une enceinte continue bastionnée, je manifestais l’ancienne et consciencieuse antipathie que m’inspirent les forts détachés. Enfin, dans un discours prononcé à la tribune de la Chambre le 29 janvier 1841, j’essayai de justifier par les faits et par le raisonnement, mes prédilections et mes invariables répugnances.

Je croyais que ces divers écrits avaient, à défaut de tout autre mérite, celui de la clarté. Aussi, les accusations contradictoires auxquelles j’ai été en butte, ne m’ont pas médiocrement surpris. Ceux-ci n’ont plus trouvé en moi l’adversaire décidé d’une ceinture de forts détachés. S’il fallait les en croire, j’aurais manqué aux engagements solennels que je pris, dans diverses circonstances, en présence de réunions nombreuses d’électeurs parisiens. Ceux-là, admirateurs aveugles, admirateurs quand même des forts, se sont montrés vivement blessés de mes nouvelles attaques contre ce mode de fortification ; ils m’ont fait l’injure de supposer que j’ai mis la plus mesquine satisfaction d’amour-propre au-dessus d’un intérêt national.

Pour répondre à cette double inculpation, il me suffirait peut-être de remarquer, qu’après avoir défendu de toute la force de mes convictions le projet de Vauban, je refusai sans hésiter mon assentiment à la loi proposée, aussitôt que le cours de la délibération dans la Chambre des députés me força de voter sur la combinaison, sur l’ensemble de l’enceinte continue et d’une ceinture de forts. Je ferai plus, toutefois. Le public est juge en dernier ressort des paroles, des actes, des votes des hommes mêlés aux affaires publiques. Mes actes, au sujet des fortifications de Paris, je viens de les rappeler sans déguisement. Je désire que mes adversaires politiques, que ceux-là même qui se déclarent mes ennemis personnels, connaissent aussi les discours et les articles de journaux dont j’ai à répondre ; qu’ils puissent les comparer, les rapprocher, les réfuter s’il y a lieu : cette Notice en donnera les moyens tout le monde. J’ajoute que, suivant moi, la loi telle que le ministère et les Chambres législatives l’ont faite, aura tôt ou tard de déplorables conséquences. A Dieu ne plaise que j’entende me préparer d’avance la bien misérable, la bien triste consolation de dire après l’événement : ces malheurs publics, je les avais prévus ! Quand je me décide à conserver ici les arguments sur lesquels mon opinion se fonde, arguments que j’ai puisés dans une étude laborieuse de la matière, et dont, par parenthèse, aucun n’a été réfuté, je cède à de tout autres pensées : je me persuade que l’on pourra dans la suite trouver quelques idées utiles dans mes travaux pour assurer l’indépendance de mon pays par la fortification de quelques points de notre frontière de terre et de nos côtes maritimes.

Mes études principales avaient été résumées pour le discours que j’avais préparé pour la séance du 29 janvier 1841 et que je n’ai pu prononcer qu’en partie. On trouvera donc ici bien des passages que le Moniteur n’a pas donnés, et j’ajouterai que pour le reste je ne me suis pas interdit divers changements de rédaction.

Mon opinion, favorable à l’enceinte continue et contraire à la ceinture de citadelles, se fonde particulièrement sur la comparaison technique des deux systèmes. C’était à une comparaison technique que devait tôt ou tard aboutir et se réduire ce débat ; aussi n’ai-je pas hésité à m’y livrer. J’entends déjà retentir à mes oreilles cette légitime demande : « Vos titres, pour exécuter un semblable travail, quels étaient-ils ? » Je l’avouerai, mes titres étaient bien modestes. Appelé pendant quinze années consécutives à examiner, sur la balistique, les officiers d’artillerie et du génie à leur sortie de l’École de Metz, j’ai dû faire de cette branche de la science militaire une étude approfondie. Quant au mode de fortification qui pourrait le plus sûrement préserver la capitale de la France des attaques de l’Europe coalisée, j’ai appris à le connaître, à l’apprécier pendant de très-longs entretiens que j’ai eus à ce sujet, avec mes amis les généraux du génie Valazé, Treussart, et surtout avec le général Haxo.

Je suis de ceux qui considèrent la nationalité comme le premier des biens. Je ne crois pas qu’il puisse être jamais nécessaire de lui sacrifier la liberté ; mais ce sacrifice même, s’il était indispensable, je n’hésiterais pas à le faire momentanément, pour empêcher mon pays de tomber sous le joug de l’étranger.

Tels étaient aussi les sentiments du général Haxo.

Une complète similitude de vues sur les questions de nationalité devint le lien commun d’une amitié dont le souvenir m’est bien cher, et qui donnera à mes idées sur la fortification de Paris, l’autorité qu’elles n’auraient pas sans cela.

J’espérais qu’en reconnaissant moi-même avec une entière franchise, que je n’avais pu étudier sérieusement, à l’aide de mes propres lumières, que deux ou trois côtés de la question, j’éviterais que les critiques voulussent me donner une sévère leçon de modestie ; mais j’oubliais que la prétention singulière de parquer, si l’expression m’est permise, les hommes spéciaux, a toujours régné dans nos assemblées politiques et s’est répandue dans toutes les classes de la société, comme une chose naturelle et juste. Ceux qui n’ont fait leurs preuves en aucun genre jouissent du privilège incontesté de discourir sur toutes choses ; la voix d’un poëte, au contraire, semble déplacée à moins qu’on n’examine le budget de l’Université ; l’ingénieur est écouté avec défiance aussitôt qu’il ne parle plus de ponts, de canaux, de chemins de fer ; l’astronome, enfin, jouit a peine de la permission d’aborder, dans le budget de la marine, les articles des chronomètres, des boussoles, des instruments de précision. Pour moi, le droit d’examen et de discussion est la plus précieuse conquête de la philosophie, de la civilisation moderne. Celui-là seulement s’expose à la risée du public. qui procédant par de simples assertions, a l’air de se poser en face des grands maîtres comme leur égal. Après de convenables réserves quant à la forme, le terrain de la discussion doit être entièrement libre pour tous et contre tous. Dans nos académies, les œuvres des Galilée, des Descartes, des Newton, des Lavoisier, sont commentées sans cesse, même par de jeunes débutants. On fera bien de montrer la même tolérance à l’égard des Newton, des Lavoisier de la politique, quand il en surgira.

J’ai pris en très-bonne part le conseil qui m’a été donné de m’en fier aux autorités, mais seulement sur ce que je n’ai pas eu les moyens d’approfondir moi-même. Cependant, pour éviter toute confusion, je veux qu’on sache bien qu’à mon sens il ne suffit pas, pour être une véritable autorité en matière de fortification, d’avoir porté un uniforme quelconque d’infanterie ou de cavalerie ; d’avoir montré de la fermeté, de la hardiesse, du coup d’œil, de la bravoure à la tête d’une compagnie, d’un régiment, d’une armée ; d’avoir contribué, plus ou moins, au gain d’une bataille. Je dirai avec la même franchise, à l’égard des officiers des armes spéciales, que ceux-là seulement ont le droit de se poser comme des autorités, à qui il a été donné, après les études approfondies de nos brillantes écoles, de joindre la pratique à la théorie ; de tracer, par exemple, des parallèles sous le feu de l’ennemi, de diriger une sape simple ou double, d’aller attacher le mineur au pied d’un rempart ou de monter sur la brèche à la tête d’une colonne d’attaque. Les militaires n’échappent pas plus que les autres hommes à la règle commune : ils ne savent que ce qu’ils ont appris. Or, dans leur vie laborieuse, les officiers de guerre (les autres ne méritent pas même une citation), ont rarement assez de loisir, assez de force de tête pour embrasser à la fois toutes les branches de l’art : l’organisation, l’entretien, la marche, les manœuvres des troupes et les théories si difficiles, si délicates, que les officiers d’artillerie et du génie doivent posséder de nos jours. Faire cet aveu, ce n’est pas déchoir, c’est s’honorer. Quand je remonte par la pensée jusqu’à 1676, j’admire M. de Calvo mille fois plus que s’il avait cherché à se couvrir d’un voile trompeur, lorsque je l’entends adresser à la garnison de Maëstricht ces modestes et nobles paroles : « Un officier de cavalerie entend peu de chose à la défense des places ; que chacun de vous me donne donc son avis à toute heure, j’y déférerai avec empressement pourvu que le bien du service le comporte ; seulement, ne me parlez jamais de me rendre, cas je suis décidé à périr plutôt sur la brèche. M. de Calvo, en effet, écouta tout le monde, fit ce qui était utile, et ne se rendit pas.

  1. Œuvre posthume.