Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre III/Chapitre 1


LIVRE III

LES PRINCIPALES ATTITUDES RITUELLES

Chapitre Premier

LE CULTE NÉGATIF ET SES FONCTIONS
LES RITES ASCÉTIQUES

Nous n’avons pas l’intention de tenter, dans ce qui suit, une description complète du culte primitif. Avant tout préoccupé d’atteindre ce qu’il y a de plus élémentaire et de plus fondamental dans la vie religieuse, nous ne chercherons pas à reconstituer dans le détail la multiplicité, souvent confuse, de tous les gestes rituels. Mais nous voudrions, à travers l’extrême diversité des pratiques, tâcher de saisir les attitudes les plus caractéristiques que le primitif observe dans la célébration de son culte, classer les formes les plus générales de ses rites, en déterminer les origines et la signification, afin de contrôler et, s’il y a lieu, de préciser les résultats auxquels nous a conduit l’analyse des croyances[1].

Tout culte présente un double aspect : l’un négatif, l’autre positif. Sans doute, dans la réalité, les deux sortes de rites que nous dénommons ainsi sont étroitement associés ; nous verrons qu’ils se supposent l’un l’autre. Mais ils ne laissent pas d’être différents et, ne serait-ce que pour comprendre leurs rapports, il est nécessaire de les distinguer.

I

Les êtres sacrés sont, par définition, des êtres séparés. Ce qui les caractérise, c’est que, entre eux et les êtres profanes, il y a une solution de continuité. Normalement, les uns sont en dehors des autres. Tout un ensemble de rites a pour objet de réaliser cet état de séparation qui est essentiel. Puisqu’ils ont pour fonction de prévenir les mélanges et les rapprochements indus, d’empêcher qu’un de ces deux domaines n’empiète sur l’autre, ils ne peuvent édicter que des abstentions, c’est-à-dire des actes négatifs. Pour cette raison, nous proposons d’appeler culte négatif le système formé par ces rites spéciaux. Ils ne prescrivent pas au fidèle d’accomplir des prestations effectives, mais se bornent à lui interdire certaines façons d’agir ; ils prennent donc tous la forme de l’interdit, on, comme on dit couramment en ethnographie, du tabou. Ce dernier mot est celui qui est employé dans les langues polynésiennes pour désigner l’institution en vertu de laquelle certaines choses sont retirées de l’usage commun[2] ; c’est aussi un adjectif qui exprime le caractère distinctif de ces sortes de choses. Nous avons eu déjà l’occasion de montrer combien il est fâcheux de transformer ainsi, en un terme générique, une expression étroitement locale et dialectale. Il n’y a pas de religion où il n’existe des interdictions et où elles ne jouent un rôle considérable ; il est donc regrettable que la terminologie consacrée paraisse faire, d’une institution aussi universelle, une particularité propre à la Polynésie[3]. L’expression d’interdits ou d’interdictions nous paraît de beaucoup préférable. Cependant, le mot de tabou, comme celui de totem, est tellement usité qu’il y aurait un excès de purisme à le prohiber systématiquement ; les inconvénients qu’il présente sont, d’ailleurs, atténués une fois qu’on a pris soin d’en préciser le sens et la portée.

Mais il y a des interdits d’espèces différentes et qu’il importe de distinguer ; car nous n’avons pas à traiter, dans le présent chapitre, de toutes les sortes d’interdits.

Tout d’abord, en dehors de ceux qui relèvent de la religion, il en est qui ressortissent à la magie. Les uns et les autres ont ceci de commun qu’ils édictent des incompatibilités entre certaines choses et prescrivent de séparer les choses ainsi déclarées incompatibles. Mais il y a entre eux de très graves différences. D’abord, les sanctions ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Sans doute, comme nous le dirons plus loin, la violation des interdits religieux passe souvent pour déterminer mécaniquement des désordres matériels dont le coupable est censé pâtir et qui sont considérés comme une sanction de son acte. Mais, alors même qu’elle se produit réellement, cette sanction spontanée et automatique ne reste pas la seule ; elle est toujours complétée par une autre qui suppose une intervention humaine. Ou bien une peine proprement dite s’y surajoute, quand elle ne l’anticipe pas, et cette peine est délibérément infligée par les hommes ; ou, tout au moins, il y a blâme, réprobation publique. Alors même que le sacrilège a été comme puni par la maladie ou la mort naturelle de son auteur, il est, de plus, flétri ; il offense l’opinion qui réagit contre lui ; il met celui qui l’a commis en état de faute. Au contraire, l’interdiction magique n’est sanctionnée que par les conséquences matérielles qu’est censé produire, avec une sorte de nécessité physique, l’acte interdit. En désobéissant, on court des risques, comme ceux auxquels s’expose un malade qui ne suit pas les avis de son médecin ; mais la désobéissance, dans ce cas, ne constitue pas une faute ; elle n’indigne pas. Il n’y a pas de péché magique. Cette différence dans les sanctions tient, d’ailleurs, à une différence profonde dans la nature des interdits. L’interdit religieux implique nécessairement la notion du sacré ; il vient du respect que l’objet sacré inspire et il a pour but d’empêcher qu’il soit manqué à ce respect. Au contraire, les interdits magiques ne supposent que la notion toute laïque de propriété. Les choses que le magicien recommande de tenir séparées sont celles qui, en raison de leurs propriétés caractéristiques, ne peuvent être mêlées ou rapprochées sans dangers. Si même il lui arrive d’inviter ses clients à se tenir à distance de certaines choses sacrées, ce n’est pas par respect pour elles et de peur qu’elles ne soient profanées, car la magie, nous le savons, vit de profanations[4] ; c’est uniquement pour des raisons d’utilité temporelle. En un mot, les interdits religieux sont des impératifs catégoriques ; les autres sont des maximes utilitaires, première forme des interdits hygiéniques et médicaux. On ne peut, sans confusion, étudier simultanément et sous un même nom deux ordres de faits aussi différents. Nous n’avons à nous occuper ici que des interdictions religieuses[5].

Mais entre ces dernières elles-mêmes, une nouvelle distinction est nécessaire.

Il y a des interdits religieux qui ont pour objet de séparer, les unes des autres, des choses sacrées d’espèces différentes. On se rappelle, par exemple, comment, chez les Wakelbura, l’échafaud sur lequel le mort est exposé doit être exclusivement construit avec des matériaux qui ressortissent à la phratrie du défunt ; c’est dire que tout contact est interdit entre le mort, qui est sacré, et les choses de l’autre phratrie, qui sont sacrées, elles aussi, mais à des titres différents. Ailleurs, les armes dont on se sert pour chasser un animal ne doivent pas être faites d’un bois qui soit classé dans le même groupe social que l’animal lui-même[6]. Mais les plus importantes de ces interdictions sont celles que nous étudierons dans un prochain chapitre : elles sont destinées à prévenir toute communication entre le sacré pur et le sacré impur, entre le sacré faste et le sacré néfaste. Tous ces interdits ont une commune caractéristique : ils viennent, non de ce qu’il y a des choses sacrées et d’autres qui ne le sont pas, mais de ce qu’entre les choses sacrées il existe des rapports de disconvenance et d’incompatibilité. Ils ne tiennent donc pas à ce qu’il y a d’essentiel dans l’idée du sacré. Aussi l’observance de ces prohibitions ne peut-elle donner lieu qu’à des rites isolés, particuliers et presque exceptionnels ; mais elle ne saurait constituer un culte proprement dit, car un culte est fait, avant tout, de rapports réguliers entre le profane et le sacré comme tel.

Mais il existe un autre système d’interdictions religieuses beaucoup plus étendu et plus important : c’est celui qui sépare, non des espèces différentes de choses sacrées, mais tout ce qui est sacré d’avec tout ce qui est profane. Il dérive donc immédiatement de la notion même du sacré qu’il se borne à exprimer et à réaliser. Aussi fournit-il la matière d’un véritable culte et même d’un culte qui est à la base de tous les autres ; car l’attitude qu’il prescrit est celle dont le fidèle ne doit jamais se départir dans ses rapports avec les êtres sacrés. C’est ce que nous appelons le culte négatif. On peut donc dire de ces interdits qu’ils sont les interdits religieux par excellence[7]. C’est d’eux seuls qu’il sera question dans les pages qui vont suivre.

Mais ils prennent les formes multiples. Voici les types principaux que l’on observe en Australie.

Avant tout, il y a des interdits de contact : ce sont les tabous primaires dont les autres ne sont guère que des variétés particulières. Ils reposent sur ce principe que le profane ne doit pas toucher le sacré. Déjà nous avons vu qu’en aucun cas les churinga ou les bull-roarers ne doivent être maniés par des non-initiés. Si les adultes en ont le libre usage ; c’est que l’initiation leur a conféré un caractère sacré. Le sang, et tout particulièrement celui qui coule pendant l’initiation, a une vertu religieuse[8] ; il est soumis au même interdit[9]. Il en est de même des chevaux[10]. Le mort est un être sacré, parce que l’âme qui animait le corps adhère au cadavre ; pour cette raison, il est parfois défendu de porter les ossements du mort autrement qu’enveloppés dans une feuille d’écorce[11]. Le lieu même où s’est produit le décès doit être évité ; car on croit que l’âme du défunt continue à y séjourner. C’est pourquoi on lève le camp et on le transporte à quelque distance[12] ; dans certains cas, on le détruit avec tout ce qu’il contient[13], et un temps s’écoule avant qu’on puisse revenir au même endroit[14]. Il arrive que déjà le mourant fait comme le vide autour de lui : on l’abandonne, après l’avoir installé aussi confortablement que possible[15].

Un contact exceptionnellement intime est celui qui résulte de l’absorption d’un aliment. De là vient l’interdiction de manger les animaux ou les végétaux sacrés, notamment ceux qui servent de totems[16]. Un tel acte apparaît comme tellement sacrilège que la prohibition s’applique même aux adultes ou, tout au moins, à la plupart d’entre eux ; seuls, les vieillards atteignent une suffisante dignité religieuse pour n’être pas toujours soumis à cet interdit. On a parfois expliqué cette défense par la parenté mythique qui unit l’homme aux animaux dont il porte le nom ; ils seraient protégés par le sentiment de sympathie qu’ils inspirent en qualité de parents[17]. Mais ce qui montre bien que l’interdiction n’a pas pour origine une simple révolte du sentiment de solidarité domestique, c’est que la consommation de la chair prohibée passe pour déterminer automatiquement la maladie et la mort. C’est donc que des forces d’un autre genre sont en jeu, analogues à celles qui, dans toutes les religions, sont censées réagir contre les sacrilèges.

Si, d’ailleurs, certains aliments sont interdits au profane parce qu’ils sont sacrés, d’autres, au contraire, sont interdits, parce que profanes, aux personnes marquées d’un caractère sacré. Ainsi, il est fréquent que des animaux déterminés soient affectés spécialement à l’alimentation des femmes ; pour cette raison, on croit qu’ils participent de la nature féminine, et, par conséquent, qu’ils sont profanes. Le jeune initié, au contraire, est soumis à un ensemble de rites d’une particulière gravité ; pour pouvoir lui communiquer les vertus qui lui permettront de pénétrer dans le monde des choses sacrées d’où il était exclu jusqu’alors, on fait converger sur lui un faisceau exceptionnellement puissant de forces religieuses. Il se trouve donc dans un état de sainteté qui repousse au loin tout ce qui est profane. Aussi lui est-il défendu de manger du gibier qui est censé ressortir aux femmes[18].

Mais le contact peut s’établir autrement que par le toucher. On est en relations avec une chose par cela seul qu’on la regarde : le regard est une mise en rapports. C’est pourquoi la vue des choses sacrées est, dans certains cas, interdite aux profanes. La femme ne doit jamais voir les instruments du culte ; tout au plus lui est-il permis de les apercevoir de loin[19]. Il en est de même des peintures totémiques exécutées sur le corps des officiants à l’occasion de cérémonies particulièrement importantes[20]. L’exceptionnelle solennité des rites d’initiation fait que, dans certaines tribus, les femmes[21] ne peuvent même pas voir les lieux où ils ont été célèbres ni le néophyte lui-même[22]. Le caractère sacré qui est immanent à la cérémonie tout entière se retrouve naturellement dans la personne de ceux qui la dirigent ou qui y prennent une part quelconque ; il en résulte que le novice ne peut lever les yeux sur eux, et la défense survit même après que le rite est accompli[23]. Le mort, lui aussi, est parfois soustrait aux regards : sa face est recouverte de manière à ce qu’elle ne puisse être vue[24].

La parole est une autre façon d’entrer en relations avec les personnes ou avec les choses. Le souffle expiré établit la communication ; c’est quelque chose de nous qui se répand au-dehors. Aussi est-il interdit aux profanes d’adresser la parole aux êtres sacrés ou simplement de parler en leur présence. De même que le néophyte ne doit regarder ni les opérateurs ni les assistants, il lui est défendu de converser avec eux autrement que par signes ; et cette interdiction persiste jusqu’à ce qu’elle ait été levée au moyen d’un rite spécial[25]. D’une manière générale, il y a, chez les Arunta, au cours des grandes cérémonies, des moments ou le silence est de rigueur[26]. Dès que les churinga sont exposés, on se tait ; ou bien, si l’on parle, c’est à voix basse et du bout des lèvres[27].

En dehors des choses sacrées, il y a des mots, des sons qui ont le même caractère : ils ne doivent ni se trouver sur les lèvres des profanes ni frapper leurs oreilles. Il y a des chants rituels que les femmes ne doivent pas entendre sous peine de mort[28]. Elles peuvent percevoir le bruit des bull-roarers, mais seulement à distance. Tout nom propre est considéré comme un élément essentiel de la personne qui le porte ; étroitement associé dans les esprits à l’idée de cette personne, il participe des sentiments qu’elle inspire. Si donc elle est sacrée, il est lui-même sacré. Aussi ne peut-il être prononcé au cours de la vie profane. Il y a, chez les Warramunga, un totem qui est particulièrement vénéré ; c’est le serpent mythique appelé Wollunqua : son nom est tabou[29]. Il en est de même de Baiame, de Daramulun, de Bunjil : la forme ésotérique de leur nom ne peut être révélée aux non-initiés[30]. Pendant le deuil, le nom du mort ne doit pas être mentionné, au moins par ses parents, sauf quand il y a absolue nécessité et, même dans ce cas, on doit se borner à le chuchoter[31]. Cette interdiction est souvent perpétuelle pour la veuve et pour certains proches[32] 6.[33]. Chez quelques peuples, elle s’étend même au-delà de la famille ; tous les individus qui portent le même nom que le défunt sont tenus d’en changer temporairement[34]. Il y a plus : les parents et les intimes s’interdisent parfois certains mots de la langue usuelle, sans doute parce qu’ils étaient employés par le mort ; on comble ces lacunes au moyen de périphrases ou d’emprunts faits à quelque dialecte étranger. Outre leur nom public et vulgaire, les hommes en portent un autre qui est tenu secret : les femmes et les enfants l’ignorent ; jamais il n’en est fait usage dans la vie ordinaire. C’est qu’il a un caractère religieux[35]. Il y a même des cérémonies pendant lesquelles on est obligé de parler un langage spécial dont il est défendu de se servir dans les relations profanes. C’est un commencement de langue sacrée[36].

Non seulement les êtres sacrés sont séparés des profanes, mais rien de ce qui concerne, directement ou indirectement, la vie profane ne doit se mêler à la vie religieuse. Une nudité complète est souvent exigée de l’indigène comme une condition préalable pour qu’il puisse être admis à participer au rite[37], il est tenu de se dépouiller de tous ses ornements habituels, même de ceux auxquels il tient le plus et dont il se sépare le moins volontiers à cause des vertus protectrices qu’il leur attribue[38]. Si, pour jouer son rôle rituel, il est obligé de se décorer, cette décoration doit être faite spécialement pour la circonstance ; c’est un costume cérémoniel, un vêtement de fête[39]. Parce que ces ornements sont sacrés en raison de l’usage qui en a été fait, il est interdit de s’en servir dans les relations profanes : une fois que la cérémonie est close, on les enterre ou on les brûle[40] ; les hommes doivent même se laver de manière à n’emporter sur eux aucune trace des décorations dont ils étaient revêtus[41].

Plus généralement, les actes caractéristiques de la vie ordinaire sont interdits tandis que se déroulent ceux de la vie religieuse. L’acte de manger est, par lui-même, profane ; car il a lieu tous les jours, il satisfait des besoins essentiellement utilitaires et matériels, il fait partie de notre existence vulgaire[42]. C’est pourquoi il est prohibé en temps religieux. Ainsi, quand un groupe totémique a prêté ses churinga à un clan étranger, c’est un moment tout à fait solennel que celui où ils sont rapportés et replacés dans l’ertnatulunga : tous ceux qui prennent part à la cérémonie doivent rester à jeun tant qu’elle dure, et elle dure longtemps. La même règle s’observe pendant la célébration des rites[43] dont il sera question au chapitre suivant, ainsi qu’à certains moments de l’initiation[44].

Pour la même raison, toutes les occupations temporelles sont suspendues quand ont lieu les grandes solennités religieuses. Suivant une remarque de Spencer et Gillen[45] que nous avons eu déjà l’occasion de citer, la vie de l’Australien est faite de deux parts très distinctes : l’une est employée à la chasse, à la pêche, à la guerre ; l’autre est consacrée au culte, et ces deux formes d’activité s’excluent et se repoussent mutuellement. C’est sur ce principe que repose l’institution universelle du chômage religieux. Le caractère distinctif des jours de fête, dans toutes les religions connues, c’est l’arrêt du travail, la suspension de la vie publique et privée, en tant qu’elle n’a pas d’objectif[46] religieux. Ce repos n’est pas simplement une sorte de relâche temporaire que les hommes se seraient accordée pour pouvoir se livrer plus librement aux sentiments d’allégresse qu’éveillent généralement les jours fériés ; car il y a des fêtes tristes, consacrées au deuil et à la pénitence, et pendant lesquelles il n’est pas moins obligatoire. Mais c’est que le travail est la forme éminente de l’activité profane : il n’a d’autre but apparent que de subvenir aux nécessités temporelles de la vie ; il ne nous met en rapport qu’avec des choses vulgaires. Au contraire, aux jours de fête, la vie religieuse atteint à un degré d’exceptionnelle intensité. Le contraste entre ces deux sortes d’existence est donc, à ce moment, particulièrement marqué ; par suite, elles ne peuvent voisiner. L’homme ne peut approcher intimement de son dieu quand il porte encore sur lui les marques de sa vie profane ; inversement, il ne peut retourner à ses occupations usuelles alors que le rite vient de le sanctifier. Le chômage rituel n’est donc qu’un cas particulier de l’incompatibilité générale qui sépare le sacré du profane ; c’est le résultat d’un interdit.

Il ne saurait être question d’énumérer ici toutes les espèces d’interdits qui sont observés, même dans les seules religions australiennes. Comme la notion du sacré sur laquelle il repose, le système des interdits s’étend aux relations les plus diverses ; on l’utilise même délibérément pour des fins utilitaires[47]. Mais, si complexe qu’il puisse être, il vient finalement aboutir à deux interdictions fondamentales qui le résument et qui le dominent.

En premier lieu, la vie religieuse et la vie profane ne peuvent coexister dans un même espace. Pour que la première puisse se développer, il faut donc lui aménager un emplacement spécial d’où la seconde soit exclue. De là vient l’institution des temples et des sanctuaires : ce sont des portions d’espace qui sont affectées aux choses et aux êtres sacrés et qui leur servent d’habitats ; car ils ne peuvent s’établir sur le sol qu’à condition de se l’approprier totalement dans un rayon déterminé. Ces sortes d’arrangements sont tellement indispensables à toute vie religieuse que les religions même les plus inférieures ne peuvent s’en passer. L’ertnatulunga, cet endroit où sont déposés les churinga, est un véritable sanctuaire. Aussi est-il interdit aux non-initiés de s’en approcher. Il est même défendu de s’y livrer à une occupation profane, quelle qu’elle soit. Nous verrons dans la suite qu’il existe d’autres lieux saints où se célèbrent d’importantes cérémonies[48].

De même, la vie religieuse et la vie profane ne peuvent coexister dans les mêmes unités de temps. Il est donc nécessaire d’assigner à la première des jours ou des périodes déterminés d’où toutes les occupations profanes soient retirées. C’est ainsi qu’ont pris naissance les fêtes. Il n’est pas de religion ni, par conséquent, de société qui n’ait connu et pratiqué cette division du temps en deux parties tranchées qui alternent l’une avec l’autre suivant une loi variable avec les peuples et les civilisations ; c’est même très probablement, comme nous l’avons dit, la nécessité de cette alternance qui a amené les hommes à introduire, dans la continuité et l’homogénéité de la durée, des distinctions et des différenciations qu’elle ne comporte pas naturellement[49]. Sans doute, il est à peu près impossible que la vie religieuse arrive jamais à se concentrer hermétiquement dans les milieux spatiaux et temporels qui lui sont ainsi attribués ; il est inévitable qu’il en filtre quelque peu au-dehors. Il y a toujours des choses sacrées en dehors des sanctuaires ; il y a des rites qui peuvent être célébrés les jours ouvrables. Mais ce sont des choses sacrées de rang secondaire et des rites de moindre importance. La concentration reste la caractéristique dominante de cette organisation. Même elle est généralement complète pour tout ce qui concerne le culte public, qui ne peut se célébrer qu’en commun. Le culte privé, individuel, est le seul qui vienne se mêler d’assez près à la vie temporelle. Aussi le contraste entre ces deux phases successives de la vie humaine atteint-il son maximum d’intensité dans les sociétés inférieures, telles que sont les tribus australiennes ; car c’est là que le culte individuel est le plus rudimentaire[50].

II

Jusqu’à présent, le culte négatif ne s’est présenté à nous que comme un système d’abstentions. Il semble donc ne pouvoir servir qu’à inhiber l’activité, non à la stimuler et à la tonifier. Et cependant, par un contre-coup inattendu de cet effet inhibitif, il se trouve exercer, sur la nature religieuse et morale de l’individu, une action positive de la plus haute importance.

En effet, en raison de la barrière qui sépare le sacré du profane, l’homme ne peut entrer en rapports intimes avec les choses sacrées qu’à condition de se dépouiller de ce qu’il y a de profane en lui. Il ne peut vivre d’une vie religieuse un peu intense, que s’il commence par se retirer plus ou moins complètement de la vie temporelle. Le culte négatif est donc, en un sens, un moyen en vue d’un but : il est la condition d’accès du culte positif. Il ne se borne pas à protéger les êtres sacrés contre les contacts vulgaires ; il agit sur le fidèle lui-même dont il modifie positivement l’état. L’homme qui s’est soumis aux interdictions prescrites n’est pas après ce qu’il était avant. Avant, c’était un être du commun qui, pour cette raison, était tenu de rester à distance des forces religieuses. Après, il est davantage de plain-pied avec elles ; car il s’est rapproché du sacré par cela seul qu’il s’est éloigné du profane ; il s’est épuré et sanctifié par cela seul qu’il s’est détaché des choses basses et triviales qui alourdissaient sa nature. Les rites négatifs confèrent donc des pouvoirs efficaces tout comme les rites positifs ; les premiers, comme les seconds, peuvent servir à élever le tonus religieux des individus. Suivant une juste remarque qui a été faite, nul ne peut s’engager dans une cérémonie religieuse de quelque importance sans se soumettre à une sorte d’initiation préalable qui l’introduise progressivement dans le monde sacré[51]. On peut employer pour cela des onctions, des lustrations, des bénédictions, toutes opérations essentiellement positives ; mais on arrive au même résultat au moyen de jeûnes, de veilles, par la retraite et le silence, c’est-à-dire par des abstinences rituelles qui ne sont autre chose que la mise en pratique d’interdits déterminés.

Quand il ne s’agit que de rites négatifs particuliers et isolés, leur action positive est généralement trop peu marquée pour être aisément perceptible. Mais il y a des circonstances où un système complet d’interdits est concentré sur une seule tête ; dans ce cas, leurs effets s’accumulent et deviennent ainsi plus manifestes. C’est ce qui se produit, en Australie, lors de l’initiation. Le néophyte est astreint à une extrême variété de rites négatifs. Il doit se retirer de la société ou s’est, jusqu’alors, passée son existence, et presque de toute société humaine. Non seulement il lui est défendu de voir des femmes et des non-initiés[52], mais il s’en va vivre dans la brousse, loin de ses semblables, sous la direction de quelques anciens qui lui servent de parrains[53]. La forêt est si bien considérée comme son milieu naturel que le mot par lequel on désigne l’initiation dans un certain nombre de tribus signifie ce qui est de la forêt[54]. Pour cette même raison, au cours des cérémonies auxquelles il assiste, il est très souvent décoré de feuillage[55]. Il passe ainsi de longs mois[56] qu’entrecoupent, de temps en temps, les rites auxquels il est tenu de prendre part. Ce temps est pour lui une période d’abstinences de toutes sortes. Une multitude d’aliments lui sont interdits ; on ne lui permet que la quantité de nourriture strictement indispensable pour entretenir la vie[57] ; même il est souvent astreint à un jeûne rigoureux[58], ou bien il est tenu de manger une nourriture immonde[59]. Quand il se nourrit, il ne peut pas toucher aux aliments avec ses mains ; ce sont ses parrains qui les lui introduisent dans la bouche[60]. Dans certains cas, il doit aller mendier sa subsistance[61]. De même, il ne dort que dans la mesure indispensable[62]. Il doit s’abstenir de parler tant qu’on ne lui adresse pas la parole ; c’est par signes qu’il manifeste ses besoins[63]. Toute distraction lui est interdite[64]. Il ne peut pas se laver[65] ; parfois il ne peut pas bouger. Il reste étendu par terre, immobile[66], sans vêtement d’aucune sorte[67]. Or le résultat de ces interdits multipliés est de déterminer chez l’initié un changement d’état radical. Avant l’initiation, il vivait avec les femmes ; il était exclu du culte. Désormais, il est admis dans la société des hommes ; il prend part aux rites, il a acquis un caractère sacré. La métamorphose est si complète qu’elle est souvent représentée comme une seconde naissance. On imagine que le personnage profane qu’était jusqu’alors le jeune homme est mort ; qu’il a été tué et remporté par le Dieu de l’initiation, Bunjil, Baiame, ou Daramulun, et qu’un individu tout autre a pris la place de celui qui n’est plus[68]. On saisit donc ici sur le vif les effets positifs que sont susceptibles d’avoir les rites négatifs. Sans doute nous n’entendons pas soutenir que ces derniers produisent, à eux seuls, cette grande transformation ; mais certainement ils y contribuent, et pour une large part.

À la lumière de ces faits, on peut comprendre ce que c’est que l’ascétisme, quelle place il occupe dans la vie religieuse, et d’où viennent les vertus qui lui ont été très généralement attribuées. Il n’y a pas, en effet, d’interdit dont l’observance n’ait, à quelque degré, un caractère ascétique. S’abstenir d’une chose qui peut être utile ou d’une forme d’activité qui, puisqu’elle est usuelle, doit répondre à quelque besoin humain, c’est, de toute nécessité, s’imposer des gênes, des renoncements. Pour qu’il y ait ascétisme proprement dit, il suffit donc que ces pratiques se développent de manière à devenir la base d’un véritable régime de vie. Normalement, le culte négatif ne sert guère que d’introduction et de préparation au culte positif. Mais il arrive qu’il s’affranchit de cette subordination et passe au premier plan, que le système des interdits s’enfle et s’exagère au point d’envahir l’existence tout entière. Ainsi prend naissance l’ascétisme systématique qui, par conséquent, n’est pas autre chose qu’une hypertrophie du culte négatif. Les vertus spéciales qu’il est censé conférer ne sont qu’une forme amplifiée de celles que confère, à un moindre degré, la pratique de tout interdit. Elles ont la même origine ; car elles reposent également sur ce principe qu’on se sanctifie par cela seul qu’on fait effort pour se séparer du profane. Le pur ascète est un homme qui s’élève au-dessus des hommes et qui acquiert une sainteté particulière par des jeûnes, des veilles, par la retraite et le silence, en un mot par des privations, plus que par des actes de piété positive (offrandes, sacrifices, prières, etc.). L’histoire montre, d’autre part, à quel haut prestige religieux on peut atteindre par cette voie : le saint bouddhiste est essentiellement un ascète, et il est égal ou supérieur aux dieux.

Il suit de là que l’ascétisme n’est pas, comme on pourrait le croire, un fruit rare, exceptionnel et presque anormal de la vie religieuse ; c’en est, au contraire, un élément essentiel. Toute religion en contient au moins le germe, car il n’y en a pas ou ne se rencontre un système d’interdits. La seule différence qu’il y ait sous ce rapport entre les cultes, c’est que ce germe y est plus ou moins développé. Encore convient-il d’ajouter qu’il n’en existe probablement pas un seul ou ce développement ne prenne, au moins à titre temporaire, les traits caractéristiques de Fl’ascétisme proprement dit. C’est ce qui a lieu généralement à certaines périodes critiques, où en un temps relativement court, il faut susciter chez un sujet quelque grave changement d’état. Alors, pour pouvoir l’introduire plus rapidement dans le cercle des choses sacrées avec lesquelles il s’agit de le mettre en contact, on le sépare violemment du monde profane ; ce qui ne va pas sans abstinences multipliées, sans une recrudescence exceptionnelle du système des interdits. C’est précisément ce qui se produit, en Australie, au moment de l’initiation. Pour transformer les jeunes gens en hommes, on leur fait vivre une véritable vie d’ascètes. Mrs Parker les appelle très justement les moines de Baiame[69].

Mais abstinences et privations ne vont pas sans souffrances. Nous tenons par toutes les fibres de notre chair au monde profane ; notre sensibilité nous y attache ; notre vie en dépend. Il n’est pas seulement le théâtre naturel de notre activité ; il nous pénètre de toutes parts ; il est partie de nous-même. Nous ne pouvons donc nous en détacher sans faire violence à notre nature, sans froisser douloureusement nos instincts. En d’autres termes, le culte négatif ne peut se développer sans faire souffrir. La douleur en est une condition nécessaire. On a été ainsi amené à la considérer comme constituant par elle-même une sorte de rite ; on y a vu un état de grâce qu’il faut rechercher et susciter, même artificiellement, à cause des pouvoirs et des privilèges qu’elle confère au même titre que ces systèmes d’interdits dont elle est l’accompagnement naturel. Preuss est le premier, à notre connaissance, qui ait eu le sentiment du rôle religieux[70] qui est attribué à la douleur dès les sociétés inférieures. Il cite le cas des Arapaho qui, pour s’immuniser contre les dangers des batailles, s’infligent de véritables supplices ; des Indiens Gros-Ventre, qui, à la veille des expéditions militaires, se soumettent à de véritables tortures ; des Hupa qui, pour assurer le succès de leurs entreprises, nagent dans des rivières glacées et restent ensuite, le plus longtemps possible, étendus sur le rivage ; des Karaya qui, pour affermir leurs muscles, se tirent de temps en temps du sang des bras et des jambes au moyen de grattoirs formés avec des dents de poissons ; des gens de Dallmannhafen (Terre de l’Empereur Guillaume en Nouvelle-Guinée) qui combattent la stérilité de leurs femmes en leur pratiquant des incisions sanglantes dans la partie supérieure de la cuisse[71].

Mais on trouve des faits analogues sans sortir d’Australie, notamment au cours des cérémonies d’initiation. Beaucoup des rites qui sont pratiqués à cette occasion consistent précisément à infliger systématiquement au néophyte des souffrances déterminées, en vue de modifier son état et de lui faire acquérir les qualités caractéristiques de l’homme. Ainsi, chez les Larakia, tandis que les jeunes gens sont en retraite dans la forêt, leurs parrains et surveillants leur assènent à chaque instant des coups violents, sans avertissement préalable comme sans raison[72]. Chez les Urabunna, à un moment donné, le novice est étendu par terre, la face contre le sol. Tous les hommes présents le frappent rudement ; puis on lui fait dans le dos une série d’entailles, de quatre à huit, disposées de chaque côté de l’épine dorsale, et une dans la ligne médiane de la nuque[73]. Chez les Arunta, le premier rite de l’initiation consiste à berner le sujet ; les hommes le lancent en l’air, le rattrapent quand il retombe pour le lancer à nouveau[74]. Dans la même tribu, à la clôture de cette longue série de cérémonies, le jeune homme vient s’étendre sur un lit de feuillages sous lequel on a disposé des braises ardentes ; il reste couché, immobile au milieu d’une chaleur et d’une fumée suffocante[75]. Chez les Urabunna, on observe un rite similaire ; mais de plus, tandis que le patient est dans cette pénible situation, on le frappe dans le dos[76]. D’une manière générale, tous les exercices auxquels il est soumis ont tellement ce caractère que, quand il est admis à reprendre la vie commune, il a un aspect pitoyable et paraît à demi stupéfié[77]. Il est vrai que toutes ces pratiques sont souvent présentées comme des ordalies destinées à éprouver la valeur du néophyte et à faire savoir s’il est digne d’être admis dans la société religieuse[78]. Mais en réalité, la fonction probatoire du rite n’est qu’un autre aspect de son efficacité. Car ce que prouve la manière dont il est subi, c’est précisément qu’il a bien produit son effet, c’est-à-dire qu’il a conféré les qualités qui sont sa première raison d’être.

Dans d’autres cas, ces sévices rituels sont exercés, non sur l’organisme dans son ensemble, mais sur un organe ou sur un tissu particulier dont ils ont pour objet de stimuler la vitalité. Ainsi, chez les Arunta, les Warramunga et plusieurs autres tribus[79], à un moment donné de l’initiation, des personnages déterminés sont chargés de mordre à belles dents dans le cuir chevelu du novice. L’opération est tellement douloureuse que le patient ne peut généralement pas la supporter sans pousser des cris. Or elle a pour but de faire croître les cheveux[80]. On applique le même traitement en vue de faire pousser la barbe. Le rite de l’épilation, que Howitt nous signale dans d’autres tribus, pourrait bien avoir la même raison d’être[81]. D’après Eylmann, chez les Arunta et les Kaitish, hommes et femmes se font de petites blessures au bras au moyen de bâtons rougis au feu, afin de devenir habiles à faire le feu ou afin d’acquérir la force nécessaire pour porter de lourdes charges de bois[82]. Suivant le même observateur, les jeunes filles Warramunga s’amputent, à une main, la deuxième et la troisième phalange de l’index, dans la pensée que le doigt devient ainsi plus apte à découvrir les ignames[83].

Il ne serait pas impossible que l’extraction des dents fût parfois destinée à produire des effets du même genre. En tout cas, il est certain que les rites si cruels de la circoncision et de la subincision ont pour objet de conférer aux organes génitaux des pouvoirs particuliers. En effet, le jeune homme n’est admis au mariage qu’après s’y être soumis ; c’est donc qu’il leur doit des vertus spéciales. Ce qui rend indispensable cette initiation sui generis, c’est que l’union des sexes est, dans toutes les sociétés inférieures, marquée d’un caractère religieux. Elle est censée mettre en jeu des forces redoutables que l’homme ne peut aborder sans danger, à moins d’avoir acquis, par des procédés rituels, l’immunité nécessaire[84] : c’est à quoi est employée toute une série de pratiques, positives et négatives, dont la circoncision et la subincision sont le prodrome. En mutilant douloureusement un organe, on lui donne donc un caractère sacré, puisqu’on le met, par cela même, en état de résister à des forces également sacrées, qu’il ne pourrait pas affronter autrement.

Nous disions au début de cet ouvrage que tous les éléments essentiels de la pensée et de la vie religieuse doivent se retrouver, au moins en germe, dès les religions les plus primitives : les faits qui précèdent confirment cette assertion. S’il est une croyance qui passe pour être spéciale aux religions les plus récentes et les plus idéalistes, c’est celle qui attribue à la douleur un pouvoir sanctifiant. Or, cette même croyance est à la base des rites qui viennent d’être observés. Sans doute, elle est étendue différemment suivant les moments de l’histoire ou on la considère. Pour le chrétien, c’est surtout sur l’âme qu’elle est censée agir : elle l’épure, l’anoblit, la spiritualise. Pour l’Australien, c’est sur le corps qu’elle est efficace ; elle accroît les énergies vitales ; elle fait pousser la barbe et les cheveux, elle endurcit les membres. Mais, de part et d’autre, le principe est le même. Ici et là, on admet que la douleur est génératrice de forces exceptionnelles. Et cette croyance n’est pas sans fondement. C’est, en effet, par la manière dont il brave la douleur que se manifeste le mieux la grandeur de l’homme. Jamais il ne s’élève avec plus d’éclat au-dessus de lui-même que quand il dompte sa nature au point de lui faire suivre une voie contraire à celle qu’elle prendrait spontanément. Par là, il se singularise entre toutes les autres créatures qui, elles, vont aveuglément où les appelle le plaisir ; par là, il se fait une place à part dans le monde. La douleur est le signe que certains des liens qui l’attachent au milieu profane sont rompus ; elle atteste donc qu’il est partiellement affranchi de ce milieu et, par suite, elle est justement considérée comme l’instrument de la délivrance. Aussi celui qui est ainsi délivré n’est-il pas victime d’une pure illusion quand il se croit investi d’une sorte de maîtrise sur les choses : il s’est réellement élevé au-dessus d’elles, par cela même qu’il y a renoncé ; il est plus fort que la nature puisqu’il la fait taire.

Il s’en faut, d’ailleurs, que cette vertu n’ait qu’une valeur esthétique : toute la vie religieuse la suppose. Sacrifices et offrandes ne vont pas sans privations qui coûtent au fidèle. Alors même que les rites n’exigent pas de lui des prestations matérielles, ils lui prennent de son temps et de ses forces. Pour servir des dieux, il faut qu’il s’oublie ; pour leur faire dans sa vie la place qui leur revient, il faut qu’il sacrifie de ses intérêts profanes. Le culte positif n’est donc possible que si l’homme est entraîné au renoncement, à l’abnégation, au détachement de soi et, par conséquent, à la souffrance. Il faut qu’il ne la redoute pas : il ne peut même s’acquitter joyeusement de ses devoirs qu’à condition de l’aimer à quelque degré. Mais pour cela, il est indispensable qu’il y soit exercé, et c’est à quoi tendent les pratiques ascétiques. Les douleurs qu’elles imposent ne sont donc pas des cruautés arbitraires et stériles ; c’est une école nécessaire où l’homme se forme et se trempe, où il acquiert les qualités de désintéressement et d’endurance sans lesquelles il n’y a pas de religion. Même, pour que ce résultat soit obtenu, il est bon que l’idéal ascétique vienne s’incarner éminemment en des personnages particuliers dont c’est, pour ainsi dire, la spécialité de représenter, presque avec excès, cet aspect de la vie rituelle ; car ils sont comme autant de modèles vivants qui incitent à l’effort. Tel est le rôle historique des grands ascètes. Quand on analyse dans le détail leurs faits et leurs gestes, on se demande quelle en peut être la fin utile. On est frappé de ce qu’il y a d’outré dans le mépris qu’ils professent pour tout ce qui passionne ordinairement les hommes. Mais ces outrances sont nécessaires pour entretenir chez les fidèles un suffisant dégoût de la vie facile et des plaisirs communs. Il faut qu’une élite mette le but trop haut pour que la foule ne le mette pas trop bas. Il faut que quelques-uns exagèrent pour que la moyenne reste au niveau qui convient.

Mais l’ascétisme ne sert pas seulement à des fins religieuses. Ici, comme ailleurs, les intérêts religieux ne sont que la forme symbolique d’intérêts sociaux et moraux. Les êtres idéaux auxquels s’adressent les cultes ne sont pas les seuls à réclamer de leurs serviteurs un certain mépris de la douleur : la société, elle aussi, n’est possible qu’à ce prix. Tout en exaltant les forces de l’homme, elle est souvent rude aux individus : elle exige nécessairement d’eux de perpétuels sacrifices ; elle fait sans cesse violence à nos appétits naturels, précisément parce qu’elle nous élève au-dessus de nous-mêmes. Pour que nous puissions remplir nos devoirs envers elle, il faut donc que nous soyons dressés à violenter parfois nos instincts, à remonter, quand il le faut, la pente de la nature. Ainsi, il y a un ascétisme qui, inhérent à toute vie sociale, est destiné à survivre à toutes les mythologies et à tous les dogmes ; il fait partie intégrante de toute culture humaine. Et c’est lui, au fond, qui est la raison d’être et la justification de celui qu’ont enseigné les religions de tous les temps.

III

Après avoir déterminé en quoi consiste le système des interdits et quelles en sont les fonctions négatives et positives, il nous faut rechercher quelles causes lui ont donné naissance.

En un sens, il est logiquement impliqué dans la notion même du sacré. Tout ce qui est sacré est objet de respect et tout sentiment de respect se traduit, chez celui qui l’éprouve, par des mouvements d’inhibition. Un être respecté, en effet, est toujours exprimé dans la conscience par une représentation qui, en raison de l’émotion qu’il inspire, est chargée d’une haute énergie mentale ; par suite, elle est armée de manière à rejeter loin d’elle tout autre représentation qui la nie, soit en totalité soit en partie. Or le monde sacré soutient avec le monde profane un rapport d’antagoniste. Ils répondent à deux formes de vie qui s’excluent, qui, tout au moins, ne peuvent être vécues au même moment avec la même intensité. Nous ne pouvons pas être, à la fois, tout entiers aux êtres idéaux auxquels le culte s’adresse, et tout entiers à nous-mêmes et à nos intérêts sensibles ; tout entiers à la collectivité et tout entiers à notre égoïsme. Il y a là deux systèmes d’états de conscience qui sont orientés et qui orientent notre conduite vers deux pôles contraires. Celui qui a la plus grande puissance d’action doit donc tendre à repousser l’autre hors de la conscience. Quand nous pensons aux choses saintes, l’idée d’un objet profane ne peut se présenter à l’esprit sans se heurter à des résistances ; quelque chose en nous s’oppose à ce qu’elle s’y installe. C’est la représentation du sacré qui ne tolère pas ce voisinage. Mais cet antagonisme psychique, cette exclusion mutuelle des idées doit naturellement aboutir à l’exclusion des choses correspondantes. Pour que les idées ne coexistent pas, il faut que les choses ne se touchent pas, ne soient d’aucune manière en rapports. C’est le principe même de l’interdit.

De plus, le monde du sacré est, par définition, un monde à part. Puisqu’il s’oppose, par tous les caractères que nous avons dits, au monde profane, il doit être traité d’une manière qui lui soit propre : ce serait méconnaître sa nature et le confondre avec ce qui n’est pas lui que d’employer, dans nos rapports avec les choses qui le composent, les gestes, le langage, les attitudes qui nous servent dans nos relations avec les choses profanes. Nous pouvons librement manier ces dernières ; nous parlons librement aux êtres vulgaires ; nous ne toucherons donc pas aux êtres sacrés, ou nous n’y toucherons qu’avec réserve ; nous ne parlerons pas en leur présence ou nous ne parlerons pas la langue commune. Tout ce qui est en usage dans notre commerce avec les uns doit être exclu de notre commerce avec les autres.

Mais si cette explication n’est pas inexacte, elle est pourtant insuffisante. En effet, il y a bien des êtres qui sont objets de respect sans être protégés par des systèmes d’interdictions rigoureuses comme sont celles que nous avons décrites. Sans doute, il y a une sorte de tendance générale de l’esprit à localiser dans des milieux différents des choses différentes, surtout quand elles sont incompatibles les unes avec les autres. Mais le milieu profane et le milieu sacré ne sont pas seulement distincts, ils sont fermés l’un à l’autre : entre eux, il y existe un abîme. Il doit donc y avoir, dans la nature des êtres sacrés, une raison particulière qui rend nécessaire cet état d’isolement exceptionnel et de mutuelle occlusion. Et en effet, par une sorte de contradiction, le monde sacré est comme enclin, par sa nature même, à se répandre dans ce même monde profane qu’il exclut par ailleurs : en même temps qu’il le repousse, il tend à s’y écouler dès qu’il s’en laisse seulement approcher. C’est pourquoi il est nécessaire de les tenir à distance l’un de l’autre et de faire, en quelque sorte, le vide entre eux.

Ce qui oblige à ces précautions, c’est l’extraordinaire contagiosité du caractère sacré. Loin de rester attaché aux choses qui en sont marquées, il est doué d’une sorte de fugacité. Le contact même le plus superficiel ou le plus médiat suffit pour qu’il s’étende d’un objet à l’autre. Les forces religieuses sont représentées aux esprits de telle sorte qu’elles semblent toujours prêtes à s’échapper des points où elles résident pour envahir tout ce qui passe à leur portée. L’arbre nanja où habite l’esprit d’un ancêtre est sacré pour l’individu qui se considère comme la réincarnation de cet ancêtre. Mais tout oiseau qui vient se poser sur cet arbre participe du même caractère : il est également interdit d’y toucher[85]. Nous avons eu déjà l’occasion de montrer comment le simple contact d’un churinga suffit à sanctifier gens et choses[86] ; c’est, d’ailleurs, sur ce principe de la contagiosité du sacré que reposent tous les rites de consécration. La sainteté des churinga est même telle qu’elle fait sentir son action à distance. On se rappelle comment elle s’étend non seulement à la cavité où ils sont conservés, mais à toute la région avoisinante, aux animaux qui s’y réfugient et qu’il est défendu de tuer, aux plantes qui y poussent et auxquelles on ne doit pas toucher[87]. Un totem du serpent a son centre en un lieu où se trouve un trou d’eau. Le caractère sacré du totem se communique à l’endroit, au trou d’eau, à l’eau elle-même qui est interdite à tous les membres du groupe totémique[88]. L’initié vit dans une atmosphère toute chargée de religiosité et il en est lui-même comme imprégné[89]. Par suite, tout ce qu’il possède, tout ce qu’il touche est interdit aux femmes et soustrait à leur contact, même l’oiseau qu’il a frappé de son bâton, le kangourou qu’il a percé de sa lance, le poisson qui a mordu à son hameçon[90]. Mais d’un autre côté, les rites auxquels il est soumis et les choses qui y jouent un rôle sont d’une sainteté supérieure à la sienne : cette sainteté se transmet contagieuse ment à tout ce qui évoque l’idée des unes ou des autres. La dent qui lui a été arrachée est considérée comme très sainte[91]. Pour cette raison, il ne peut manger d’animaux qui ont des dents proéminentes parce qu’ils font penser à la dent extraite. Les cérémonies du Kuringal se terminent par un lavage rituel[92] ; les oiseaux aquatiques sont interdits au néophyte parce qu’ils rappellent ce rite. Les animaux qui grimpent au faîte des arbres lui sont également sacrés, parce qu’ils sont trop voisins de Daramulun, dieu de l’initiation, qui vit dans les cieux[93]. L’âme du mort est un être sacré : nous avons vu déjà que la même propriété passe au corps où cette âme a résidé, à l’endroit où il est enseveli, au camp où le vivant a habité et que l’on détruit ou que l’on quitte, au nom qu’il a porté, à sa femme et à ses parents[94]. Ils sont comme investis, eux aussi, d’un caractère sacré ; par suite on se tient à distance d’eux ; on ne les traite pas comme de simples profanes. Dans les sociétés observées par Dawson, leurs noms, tout comme celui du mort, ne peuvent être prononcés durant la période de deuil[95]. Certains des animaux qu’il mangeait souvent aussi être prohibés[96].

Cette contagiosité du sacré est un fait trop connu[97] pour qu’il y ait lieu d’en démontrer l’existence par de plus nombreux exemples ; nous voulions seulement établir qu’elle est vraie du totémisme comme des religions plus avancées. Une fois constatée, elle explique aisément l’extrême rigueur des interdits qui séparent le sacré du profane. Puisque, en vertu de cette extraordinaire puissance d’expansion, le contact le plus léger, la moindre proximité, matérielle ou simplement morale, d’un être profane suffit à entraîner les forces religieuses hors de leur domaine, et puisque, d’autre part, elles ne peuvent en sortir sans contredire leur nature, tout un système de mesures est indispensable pour maintenir les deux mondes à distance respectueuse l’un de l’autre. Voilà pourquoi il est interdit au vulgaire non seulement de toucher, mais de voir, d’entendre ce qui est sacré ; pourquoi ces deux genres de vie ne doivent pas se mêler dans les consciences. Il faut d’autant plus de précautions pour les tenir séparés que, tout en s’opposant l’un à l’autre, ils tendent à se confondre l’un dans l’autre.

En même temps que la multiplicité de ces interdits, on comprend la manière dont ils fonctionnent et les sanctions qui y sont attachées. Par suite de la contagiosité inhérente à tout ce qui est sacré, un être profane ne peut violer un interdit sans que la force religieuse dont il s’est indûment approché ne s’étende jusqu’à lui et n’établisse sur lui son empire. Mais comme, entre elle et lui, il y a antagonisme, il se trouve placé sous la dépendance d’une puissance hostile et dont l’hostilité ne peut manquer de se manifester sous forme de réactions violentes qui tendent à le détruire. C’est pourquoi la maladie ou la mort sont considérées comme les conséquences naturelles de toute transgression de ce genre ; et ce sont des conséquences qui passent pour se produire d’elles-mêmes, avec une sorte de nécessité physique. Le coupable se sent envahi par une force qui le domine et contre laquelle il est impuissant. A-t-il mangé de l’animal totémique ? Il le sent pénétrer en lui et lui ronger les entrailles ; il se couche par terre et attend la mort[98]. Toute profanation implique une consécration, mais qui est redoutable au sujet consacré et à ceux mêmes qui l’approchent. Ce sont les suites de cette consécration qui sanctionnant en partie l’interdit[99].

On remarquera que cette explication des interdits ne dépend pas des symboles variables à l’aide desquels peuvent être conçues les forces religieuses. Peu importe qu’elles soient représentées sous la forme d’énergies anonymes et impersonnelles, ou figurées par des personnalités douées de conscience et de sentiment. Sans doute, dans le premier cas, elles sont censées réagir contre les transgressions profanatrices d’une manière automatique et inconsciente, tandis que, dans le second, elles passent pour obéir à des mouvements passionnels, déterminés par l’offense ressentie. Mais au fond, ces deux conceptions, qui d’ailleurs, ont les mêmes effets pratiques, ne font, qu’exprimer en deux langues différentes un seul et même mécanisme psychique. Ce qui est à la base de l’une et de l’autre, c’est l’antagonisme du sacré et du profane, combiné avec la remarquable aptitude du premier à contagionner le second ; or, cet antagonisme et cette contagiosité agissent de même façon, que le caractère sacré soit attribué à des forces aveugles ou à des consciences. Ainsi, bien loin que la vie proprement religieuse ne commence que là où il existe des personnalités mythiques, on voit que, dans ce cas, le rite reste le même, que les êtres religieux soient ou non personnifiés. C’est une constatation que nous aurons à répéter dans chacun des chapitres qui vont suivre.

IV

Mais si la contagiosité du sacré contribue à expliquer le système des interdits, comment s’explique-t-elle elle-même ?

On a cru pouvoir en rendre compte par les lois, bien connues, de l’association des idées. Les sentiments que nous inspire une personne ou une chose s’étendent contagieusement de l’idée de cette chose ou de cette personne aux représentations qui y sont associées et, par suite, aux objets que ces représentations expriment. Le respect que nous avons pour un être sacré se communique donc à tout ce qui touche à cet être, à tout ce qui lui ressemble et le rappelle. Sans doute, l’homme cultivé n’est pas dupe de ces associations ; il sait que ces émotions dérivées sont dues à de simples jeux d’images, à des combinaisons toutes mentales et il ne s’abandonne pas aux superstitions que ces illusions, tendent à déterminer. Mais, dit-on, le primitif objective naïvement ses impressions sans les critiquer. Une chose lui inspire-t-elle une crainte révérencielle ? Il en conclut qu’une force auguste et redoutable y réside réellement ; il se tient donc à distance de cette chose et la traite comme si elle était sacrée, alors même qu’elle n’a aucun droit à ce titre[100].

Mais c’est oublier que les religions les plus primitives ne sont pas les seules qui aient attribué au caractère sacré cette puissance de propagation. Même dans les cultes les plus récents, il existe un ensemble de rites qui reposent sur ce principe. Toute consécration par voie d’onction ou de lustration ne consiste-t-elle pas à transférer dans un objet profane les vertus sanctifiant es d’un objet sacré ? Il est pourtant difficile de voir, dans le catholique éclairé d’aujourd’hui, une sorte de sauvage attardé, qui continue à être trompé par ses associations d’idées, sans que rien, dans la nature des choses, explique et justifie ces manières de penser. C’est, d’ailleurs, très arbitrairement que l’on prête au primitif cette tendance à objectiver aveuglément toutes ses émotions. Dans sa vie courante, dans le détail de ses occupations laïques, il n’impute pas à une chose les propriétés de sa voisine ou réciproquement. S’il est moins amoureux que nous de clarté et de distinction, il s’en faut cependant qu’il y ait en lui je ne sais quelle déplorable aptitude à tout brouiller et à tout confondre. Seule, la pensée religieuse a un penchant marqué pour ces sortes de confusions. C’est donc bien dans la nature spéciale des choses religieuses, et non dans les lois générales de l’intelligence humaine, qu’il faut aller chercher l’origine de ces prédispositions.

Quand une force ou une propriété nous paraît être une partie intégrante, un élément constitutif du sujet en qui elle réside, on ne peut pas se représenter facilement qu’elle s’en détache pour se transporter ailleurs. Un corps se définit par sa masse et sa composition atomique ; aussi ne concevons-nous pas qu’il puisse communiquer, par voie de contact, aucun de ces caractères distinctifs. Mais, au contraire, s’il s’agit d’une force qui a pénétré le corps du dehors, comme rien ne l’y attache, comme elle y est en qualité d’étrangère, il n’y a rien d’irreprésentable à ce qu’elle puisse s’en échapper. C’est ainsi que la chaleur ou l’électricité, qu’un objet quelconque a reçues d’une source externe, sont transmissibles au milieu ambiant, et l’esprit accepte sans résistance la possibilité de cette transmission. L’extrême facilité avec laquelle les forces religieuses rayonnent et se diffusent n’a donc rien qui doive surprendre si elles sont généralement conçues comme extérieures aux êtres en qui elles résident. Or c’est bien ce qu’implique la théorie que nous avons proposée.

Elles ne sont, en effet, que des forces collectives hypostasiées, c’est-à-dire des forces morales ; elles sont faites des idées et des sentiments qu’éveille en nous le spectacle de la société, non des sensations qui nous viennent du monde physique. Elles sont donc hétérogènes aux choses sensibles ou nous les situons. Elles peuvent bien emprunter à ces choses les formes extérieures et matérielles sous lesquelles elles sont représentées ; mais elles ne leur doivent rien de ce qui fait leur efficacité. Elles ne tiennent pas par des liens internes aux supports divers sur lesquels elles viennent se poser ; elles n’y ont pas de racines ; suivant un mot que nous avons employé déjà[101] et qui peut le mieux servir à les caractériser, elles y sont surajoutées. Aussi n’y a-t-il pas d’objets qui soient, à l’exclusion de tous autres, prédestinés à les recevoir ; les plus insignifiants, les plus vulgaires même peuvent remplir ce rôle : ce sont des circonstances adventives qui décident quels sont les élus. Qu’on se rappelle en quels termes Codrington parle du mana : « C’est, dit-il, une force qui n’est point fixée sur un objet matériel, mais qui peut être amenée sur presque toute espèce d’objet[102]. » De même, le Dakota de Miss Fletcher nous représentait le Wakan comme une sorte de force ambulante qui va et vient à travers le monde, se posant ici ou là sans se fixer définitivement nulle part[103]. Même la religiosité qui est inhérente à l’homme n’a pas un autre caractère. Certes, dans le monde de l’expérience, il n’est pas d’être qui soit plus proche de la source même de toute vie religieuse ; nul n’y participe plus directement puisque c’est dans des consciences humaines qu’elle s’élabore. Et cependant, nous savons que le principe religieux qui anime l’homme, à savoir l’âme, lui est partiellement extérieur.

Mais si les forces religieuses n’ont nulle part de lieu propre, leur mobilité devient aisément explicable. Puisque rien ne les attache aux choses où nous les localisons, il est naturel que, au moindre contact, elles s’en échappent, en dépit d’elles-mêmes pour ainsi dire, et qu’elles se propagent plus loin. Leur intensité les incite à cette propagation que tout favorise. C’est pourquoi l’âme elle-même, bien qu’elle tienne au corps par des liens tout personnels, menace sans cesse d’en sortir : tous les orifices, tous les pores de l’organisme sont autant de voies par où elle tend à se répandre et à se diffuser au-dehors[104].

Mais nous nous rendrons mieux compte encore du phénomène que nous cherchons à comprendre si, au lieu de considérer la notion de forces religieuses toute constituée, nous remontons jusqu’au processus mental dont elle résulte. Nous avons vu, en effet, que le caractère sacré d’un être ne tenait pas à quelqu’un de ses attributs intrinsèques. Ce n’est pas parce que l’animal totémique a tel aspect ou telle propriété qu’il inspire des sentiments religieux ; ceux-ci résultent de causes tout à fait étrangères à la nature de l’objet sur lequel ils viennent se fixer. Ce qui les constitue, ce sont les impressions de réconfort et de dépendance, que l’action de la société provoque dans les consciences. Par elles-mêmes, ces émotions ne sont liées à l’idée d’aucun objet déterminé ; mais, parce que ce sont des émotions et qu’elles sont particulièrement intenses, elles sont aussi éminemment contagieuses. Elles font donc tache d’huile ; elles s’étendent à tous les autres états mentaux qui occupent alors l’esprit ; elles pénètrent et contaminent notamment les représentations où viennent s’exprimer les divers objets que l’homme, au même moment, a dans les mains ou sous les yeux : dessins totémiques qui recouvrent son corps, bull-roarers qu’il fait retentir, rochers qui l’entourent, sol qu’il foule sous ses pas, etc. C’est ainsi que ces objets eux-mêmes prennent une valeur religieuse qui, en réalité, ne leur est pas inhérente, mais leur est conférée du dehors. La contagion n’est donc pas une sorte de procédé secondaire par lequel le caractère sacré, une fois acquis, se propage ; c’est le procédé même par lequel il s’acquiert. C’est par contagion qu’il se fixe ; on ne peut s’étonner qu’il se transmette contagieusement. Ce qui en fait la réalité c’est une émotion spéciale ; s’il s’attache à un objet, c’est que cette émotion a rencontré cet objet sur sa route. Il est donc naturel que, de celui-ci, elle s’étende à tous ceux qu’elle trouve également à proximité, c’est-à-dire à tous ceux qu’une raison quelconque, contiguïté matérielle ou pure similitude, a rapprochés du premier dans l’esprit.

Ainsi la contagiosité du caractère sacré trouve son explication dans la théorie que nous avons proposée des forces religieuses, et, par cela même, sert à la confirmer[105]. En même temps, elle nous aide à comprendre un trait de la mentalité primitive sur lequel nous avons précédemment appelé l’attention.

Nous avons vu[106] avec quelle facilité le primitif confond les règnes et identifie les choses les plus hétérogènes, hommes, animaux, plantes, astres, etc. Nous apercevons maintenant une des causes qui ont le plus contribué à faciliter ces confusions. Parce que les forces religieuses sont éminemment contagieuses, il arrive sans cesse qu’un même principe se trouve animer également les choses les plus différentes : il passe des unes dans les autres par suite soit d’un simple rapprochement matériel soit de similitudes mêmes superficielles. C’est ainsi que des hommes, des animaux, des plantes, des roches sont censés participer du même totem : les hommes, parce qu’ils portent le nom de l’animal ; les animaux, parce qu’ils rappellent l’emblème totémique ; les plantes, parce qu’elles servent à nourrir ces animaux ; les rochers, parce qu’ils garnissent le lieu où se célèbrent les cérémonies. Or, les forces religieuses sont alors considérées comme la source de toute efficacité ; des êtres qui avaient un même principe religieux devaient donc passer pour avoir la même essence et pour ne différer les uns des autres que par des caractères secondaires. C’est pourquoi il parut tout naturel de les ranger dans une même catégorie et de ne voir en eux que des variétés d’un même genre, transmutables les unes dans les autres.

Ce rapport établi fait apparaître sous un nouvel aspect les phénomènes de contagion. Pris en eux-mêmes, ils semblent être étrangers à la vie logique. N’ont-ils pas pour effet de mêler et de confondre les êtres, en dépit de leurs différences naturelles ? Mais nous avons vu que ces confusions et ces participations ont joué un rôle logique et d’une haute utilité : elles ont servi à relier les choses que la sensation laisse en dehors les unes des autres. Il s’en faut donc que la contagion, source de ces rapprochements et de ces mélanges, soit marquée de cette espèce d’irrationalité fondamentale qu’on est tout d’abord porté à lui attribuer. Elle a ouvert la voie aux explications scientifiques de l’avenir.



  1. Il y a notamment une forme du rituel que nous laisserons complètement de côté ; c’est le rituel oral qui doit être étudié dans un volume spécial de la Collection de l’Année sociologique.
  2. V. l’article « Taboo » dans l’Encyclopedia Britannica, dont l’auteur est Frazer.
  3. Les faits prouvent la réalité de cet inconvénient. Il ne manque pas d’écrivains qui, sur la foi du mot, ont cru que l’institution ainsi désignée était spéciale ou aux sociétés primitives en général ou même aux seuls peuples polynésiens (V. Réville, Religion des peuples primitifs, II, p. 55 ; Richard, La femme dans l’histoire, p. 435).
  4. V. plus haut, p. 59-60.
  5. Ce n’est pas à dire qu’entre les interdits religieux et les interdits magiques il y ait une solution de continuité radicale : il en est, au contraire, dont la nature vraie est indécise. Il y a des interdits du folklore dont il est souvent malaisé de dire s’ils sont religieux ou magiques. La distinction n’en est pas moins nécessaire ; car les interdits magiques ne peuvent, croyons-nous, être compris qu’en fonction des interdits religieux.
  6. V. plus haut, p. 212.
  7. Beaucoup des interdits entre choses sacrées se ramènent, pensons nous, à l’interdiction entre sacré et profane. C’est le cas des interdits d’âge ou de grade. En Australie, par exemple, il y a des aliments sacrés qui sont réservés aux seuls initiés. Mais ces aliments ne sont pas tous sacrés au même degré ; il y a entre eux une hiérarchie. De leur côté, les initiés ne sont pas tous égaux. Ils ne jouissent pas d’emblée de la plénitude de leurs droits religieux, mais n’entrent que pas à pas dans le domaine des choses sacrées. Ils doivent passer par toute une série de grades qui leur sont conférés, les uns après les autres, à la suite d’épreuves et de cérémonies spéciales ; il leur faut des mois, parfois même des années pour parvenir au plus élevé. Or, à chacun de ces grades sont affectés des aliments déterminés ; les hommes des grades inférieurs ne peuvent pas toucher aux aliments qui appartiennent de droit aux hommes des grades supérieurs (v. Mathews, Ethnol. Notes, etc., loc. cit., p. 262 et suiv. ; Langloh Parker, The Euahlayi, p. 23 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., North. Tr., p. 611 et suiv. ; Nat. Tr., p. 470 et suiv.). Le plus sacré repousse donc le moins sacré ; mais c’est que le second est profane par rapport au premier. En somme, toutes les interdictions religieuses se rangent en deux classes : les interdictions entre le sacré et le profane, celles entre le sacré pur et le sacré impur.
  8. V. plus haut, p. 194.
  9. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 463.
  10. Nat. Tr., p. 538 ; North. Tr., p. 604.
  11. North. Tr., p. 531.
  12. North. Tr., p. 518-5l9 ; Howitt, Nat. Tr., p. 449.
  13. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 498 ; Schulze, loc. cit., p. 231.
  14. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 449.
  15. Howitt, Nat. Tr., p. 451.
  16. Si les interdictions alimentaires qui s’appliquent au végétal ou à l’animal totémique sont les plus importantes, il s’en faut que ce soient les seules. Nous avons vu qu’il y a des aliments interdits aux non-initiés, parce qu’ils sont considérés comme sacrés ; or, des causes très diverses peuvent leur conférer ce caractère. Par exemple, comme nous le verrons plus loin, les animaux qui montent sur le faîte des arbres élevés sont réputés sacrés parce qu’ils sont voisins du grand dieu qui vit aux cieux. Il est possible aussi que, pour des raisons différentes, la chair de certains animaux ait été spécialement réservée aux vieillards et que, par suite, elle ait paru participer du caractère sacré qui est reconnu à ces derniers.
  17. V. Frazer, Totemism, p. 7.
  18. Howitt, Nat. Tr., p. 674. — Il y a une interdiction de contact dont nous ne disons rien parce que la nature exacte n’en est pas très facilement déterminable : c’est le contact sexuel. Il y a des périodes religieuses où l’homme ne doit pas avoir commerce avec la femme (North. Tr., p. 293, 295 ; Howitt, Nat. Tr., p. 387). Est-ce parce que la femme est profane ou parce que l’acte sexuel est un acte redouté ? La question ne peut être tranchée en passant. Nous l’ajournons comme tout ce qui concerne les rites conjugaux et sexuels. Ils tiennent trop étroitement au problème du mariage et de la famille pour en pouvoir être séparés.
  19. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 134 ; Howitt, Nat. Tr., p. 354.
  20. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 624.
  21. Howitt, Nat. Tr., p. 572.
  22. Howitt, ibid., p. 661.
  23. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p.386 ; Howitt, Nat. Tr., p. 655, 665.
  24. Chez les Wiimbaio (Howitt, ibid., p. 451).
  25. Howitt, ibid., p. 624, 661, 663, 667 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 221, 382 et suiv. ; North. Tr., p. 335, 344, 353, 369.
  26. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 221, 262, 288, 303, 367, 378, 380.
  27. Ibid., p. 302.
  28. , Nat. Tr., p. 581.
  29. Howitt, North. Tr., p. 227.
  30. Voir plus haut, p. 412.
  31. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 498 ; North. Tr., p. 526 ; Taplin, Narrinyeri, p. 19.
  32. Howitt, Nat. Tr., p. 466, 469 et suiv.
  33. Wyatt, Adelaide and Encounter Bay Tribes, in Woods, p. 165.
  34. Howitt, Nat. Tr., p. 470.
  35. Howitt, Nat. Tr., p. 657 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 139 ; North. Tr., p. 580 et suiv.
  36. Howitt, Nat. Tr., p. 537.
  37. Ibid., p. 544, 597, 614, 620.
  38. Par exemple, la ceinture de cheveux qu’il porte d’ordinaire (Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 171).
  39. Ibid., p. 624 et suiv.
  40. Howitt, Nat. Tr., p. 556.
  41. Ibid., p. 587.
  42. Cet acte prend, il est vrai, un caractère religieux quand l’aliment consommé est sacré. Mais l’acte, par lui-même, est si bien profane que la consommation d’un aliment sacré constitue toujours une profanation. La profanation peut être permise ou même ordonnée, mais, comme nous le verrons plus loin, à condition que des rites la précèdent ou l’accompagnent qui l’atténuent ou l’expient. L’existence de ces rites montre bien que, par elle-même, la chose sacrée répugne à être consommée.
  43. North. Tr., p. 263.
  44. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 171.
  45. Howitt, Nat. Tr., p. 674. Peut-être la défense de parler pendant les grandes solennités religieuses tient-elle, en partie, à la même cause. On parle, et surtout on parle à voix haute dans la vie courante ; donc, dans la vie religieuse, on doit ou se taire ou parler à voix basse. La même considération n’est pas étrangère aux interdictions alimentaires (v..plus haut, p. 181).
  46. North. Tr., p. 33.
  47. Parce qu’il y a, à l’intérieur de chaque homme, un principe sacré, l’âme, l’individu s’est trouvé, dès l’origine, entouré d’interdits, première forme des interdits moraux qui isolent et protègent aujourd’hui la personne humaine. C’est ainsi que le corps de sa victime est considéré comme dangereux pour le meurtrier (Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 492) et lui est interdit. Or, les interdits qui ont cette origine sont souvent utilisés par les individus comme un moyen de retirer certaines choses de l’usage commun et d’établir sur elles un droit de propriété. « Un homme sort-il du camp en y laissant des armes, des aliments, etc., dit Roth à propos des tribus de la Rivière Palmer (Queensland du Nord ?), s’il urine à proximité des objets qu’il a ainsi laissés derrière lui, ils deviennent tami (équivalent du mot tabou) et il peut être assuré de les retrouver intacts à son retour » (North Queensland Ethnography, in Records of the Australian Museum, vol. VII, n° 2, p. 75). C’est que l’urine, comme le sang, est censée contenir quelque chose de la force sacrée qui est personnelle à l’individu. Elle tient donc les étrangers à distance. La parole, pour les mêmes raisons, peut également servir de véhicule à ces mêmes influences ; c’est pourquoi il est possible d’interdire l’accès d’un objet par simple déclaration verbale. Ce pouvoir de créer des interdits est, d’ailleurs, variable suivant les individus ; il est d’autant plus grand qu’ils ont un caractère plus sacré. Les hommes en ont presque le privilège à l’exclusion des femmes (Roth cite un seul cas de tabou imposé par les femmes) ; il est à son maximum chez les chefs, les anciens, qui s’en servent pour monopoliser les choses qui leur conviennent (Roth, ibid., p. 77). C’est ainsi que l’interdit religieux devient droit de propriété et règlement administratif.
  48. V. plus bas, même livre, chap. II.
  49. V. plus haut., p. 14.
  50. V. plus haut., p. 313.
  51. V. Hubert et Mauss, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, in Mélanges d’histoire des religions, p. 22 et suiv.
  52. Howitt, Nat. Tr., p. 560, 657, 659, 661. L’ombre d’une femme ne doit même pas tomber sur lui (ibid., p. 633). Ce qu’il touche ne peut être touché par une femme (ibid., p. 621).
  53. Ibid., p. 561, 563, 670-671 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 223 ; North. Tr., p. 340, 342.
  54. Le mot de Jeraeil, par exemple, chez les Kurnai ; celui de Kuringai chez les Yuin, les Wolgat (Howitt, Nat. Tr., p. 581, 617).
  55. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 348.
  56. Howitt, p. 561.
  57. Ibid., p. 633, 538, 560.
  58. Ibid., p. 674 ; Langloh Parker, Euahlayi, p. 75.
  59. Ridley, Kamilarai, p. 154.
  60. Howitt, p. 563.
  61. Ibid., p. 611.
  62. Ibid., p. 549, 674.
  63. Howitt, Nat. Tr., p. 580, 596, 604, 668, 670 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 223, 351.
  64. Howitt, p. 567.
  65. Ibid., p. 557.
  66. Ibid., p. 604 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 351.
  67. Howitt, p. 611.
  68. Ibid., p. 589.
  69. On peut rapprocher de ces pratiques ascétiques celles qui sont en usage lors de l’initiation du magicien. Tout comme le jeune néophyte, l’apprenti magicien est soumis à une multitude d’interdits dont l’observance contribue à lui faire acquérir ses pouvoirs spécifiques (v. L’origine des pouvoirs magiques, dans Mélanges d’histoire des religions, par Hubert et Mauss, p. 171, 173, 176). Il en est de même pour les époux à la veille ou au lendemain du mariage (tabous des fiancés et des jeunes mariés) ; c’est que le mariage implique également un grave changement d’état. Nous nous bornons à mentionner sommairement ces faits, sans nous y arrêter ; car les premiers concernent le magie qui n’est pas de notre sujet, et les seconds se rattachent à cet ensemble de règles juridico-religieuses qui se rapportent au commerce des sexes et dont l’étude ne sera possible que conjointement avec les autres préceptes de la morale conjugale primitive.
  70. Preuss, il est vrai, interprète ces faits en disant que la douleur est un moyen d’accroître la force magique de l’homme (die menschliche Zauberkraft) ; on pourrait croire, d’après cette expression, que la souffrance est un rite magique, et non religieux. Mais, comme nous l’avons déjà dit, Preuss appelle magiques, sans beaucoup de précision, toutes les forces anonymes et impersonnelles, qu’elles ressortissent à la magie ou à la religion. Sans doute, il y a des tortures qui servent à faire des magiciens ; mais beaucoup de celles qu’il nous décrit font partie de cérémonies proprement religieuses et, par conséquent, c’est l’état religieux des individus qu’elles ont pour objet de modifier.
  71. Preuss, Der Ursprung der Religion und der Kunst, Globus, LXXXVII, p. 309-400. Preuss classe sous la même rubrique un grand nombre de rites disparates, par exemple des effusions de sang qui agissent en raison des qualités positives attribuées au sang, et non à cause des souffrances qu’elles impliquent. Nous ne retenons que les faits où la douleur est l’élément essentiel du rite et la cause de son efficacité.
  72. North. Tr., p. 331-332.
  73. Ibid., p. 335. On trouve une pratique similaire chez les Dieri (Howitt, Nat. Tr., p. 658 et suiv.).’
  74. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 214 et suiv. — On voit par cet exemple que les rites d’initiation ont parfois tous les caractères de la brimade. C’est qu’en effet la brimade est une véritable institution sociale qui prend spontanément naissance toutes les fois que deux groupes, inégaux par leur situation morale et sociale, se trouvent intimement en contact. Dans ce cas, celui qui se considère comme supérieur à l’autre résiste à l’intrusion des nouveaux venus : il réagit contre eux de manière à leur faire sentir la supériorité dont il a le sentiment. Cette réaction, qui se produit automatiquement et qui prend naturellement la forme de sévices plus ou moins graves, est destinée, en même temps, à plier les individus à leur nouvelle existence, à les assimiler à leur nouveau milieu. Elle constitue donc une sorte d’initiation. On s’explique ainsi que l’initiation, de son côté, constitue une sorte de brimade. C’est que le groupe des anciens est supérieur en dignité religieuse et morale à celui des jeunes et que, pourtant, le premier doit s’assimiler le second. Toutes les conditions de la brimade sont donc données.
  75. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 372.
  76. Ibid., p. 335.
  77. Howitt, Nat. Tr., p. 675.
  78. Howitt, Nat. Tr., p. 569, 604.
  79. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 251 ; North. Tr., p. 341, 352.
  80. Aussi chez les Warramunga, l’opération doit-elle être faite par des sujets qui sont favorisés d’une belle chevelure.
  81. Howitt, Nat. Tr., p. 675 ; il s’agit des tribus du Darling inférieur.
  82. Eylmann, op. cit., p. 212.
  83. Ibid.
  84. On trouvera des indications sur cette question dans notre mémoire sur La prohibition de l’inceste et ses origines (Année sociologique, I, p. 1 et suiv.), et dans Crawley, Mystic Rose, p. 37 et suiv.
  85. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 133.
  86. V. plus haut, p. 170.
  87. Spencer et Gillen, Nat. Tr.,p. 134-135 ; Strehlow, II, p. 78.
  88. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 167, 299.
  89. En dehors des rites ascétiques dont nous avons parlé, il en est de positifs qui ont pour objet de charger, ou, comme dit Howitt, de saturer l’initié de religiosité (Howitt, Nat. Tr., p. 535). Howitt, il est vrai, au lieu de religiosité, parle de pouvoirs magiques ; mais on sait que pour la plupart des ethnographes, ce mot signifie simplement vertus religieuses de nature impersonnelle.
  90. Howitt, ibid., p. 674-675.
  91. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 454. Cf. Howitt, Nat. Tr., p. 561.
  92. Howitt, Nat. Tr., p. 557.
  93. Howitt, Ibid., p. 560.
  94. V. plus haut, p. 433, 436. Cf. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 498 ; North. Tr., p. 506, 507, 518-519, 526 ; Howitt, Nat. Tr., p. 449, 461, 469 ; Mathews, in Journ. R. S. of N. S. Wales, XXXVIII, p. 274 ; Schulze, loc. cit., p. 231 ; Wyatt, Adelaide and Encounter Bay Tribes, in Woods, p. 165, 198.
  95. Australian Aborigines, p. 42.
  96. Howitt, Nat. Tr., p. 470-471.
  97. V. sur cette question Robertson Smith, The Religion of the Semites, p. 152 et suiv., 446,481 ; Frazer, article « Taboo » dans l’Encyclopedia Britannica ; Jevons, Introduction le the History of Religion, p. 59 et suiv. ; Crawley, Mystic Rose, chap. II-IX ; Van Gennep, Tabou et totémisme à Madagascar, chap. III.
  98. V. les références plus haut, p. 182, n. 1. Cf. Spencer et Gillen, North Tr., p. 323, 324 ; Nat. Tr., p. 168 ; Taplin, The Narrinyeri, p. 16 ; Roth, North Queensland Ethnography, Bull. 10, in Records of the Australian Museum, VII, p. 76.
  99. Nous rappelons que, quand l’interdit violé est religieux, ces sanctions ne sont pas les seules ; il y a, en outre, ou une peine proprement dite ou une flétrissure de l’opinion.
  100. V. Jevons, Introduction to the History of Religion, p. 67-68. Nous ne dirons rien de la théorie, d’ailleurs peu explicite, de Crawley (Mystic Rose, chap. IV-VII) d’après laquelle la contagiosité des tabous serait due à une interprétation erronée de certains phénomènes de contage. Elle est arbitraire. Comme Jevons en fait très justement la remarque dans le passage auquel nous renvoyons, le caractère contagieux du sacré est affirmé a priori, et non sur la foi d’expériences mal interprétées.
  101. V. plus haut, p. 328.
  102. V. p. 277.
  103. V. plus haut, p. 284-285.
  104. C’est ce qu’a bien montré Preuss dans les articles du Globus que nous avons déjà cités.
  105. Il est vrai que cette contagiosité n’est pas spéciale aux forces religieuses ; celles qui ressortissent à la magie ont la même propriété, et, cependant, il est évident qu’elles ne correspondent pas à des sentiments sociaux objectivés. Mais c’est que les forces magiques ont été conçues sur le modèle des forces religieuses. Nous revenons plus loin sur ce point (v. p. 516).
  106. V. plus haut, p. 336 et suiv.