Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre II/Chapitre 8

Livre II

Chapitre VIII

LA NOTION D’ÂME

Nous avons étudié, dans les chapitres qui précèdent, les principes fondamentaux de la religion totémique. On a pu voir que toute idée d’âme, d’esprit, de personnage mythique en est absente. Cependant, si la notion d’êtres spirituels n’est pas à la base du totémisme ni, par conséquent, de la pensée religieuse en général, il n’y a pas de religion où cette notion ne se rencontre. Il importe donc de rechercher comment elle s’est constituée. Pour être assuré qu’elle est le produit d’une formation secondaire, il nous faut établir de quelle manière elle est dérivée des conceptions plus essentielles que nous avons précédemment exposées et expliquées.

Parmi les êtres spirituels, il en est un qui doit tout d’abord retenir notre attention parce qu’il est le prototype d’après lequel les autres ont été construits : c’est l’âme.

I

De même qu’il n’y a pas de société connue sans religion, il n’en existe pas, si grossièrement organisée soit-elle, où l’on ne trouve tout un système de représentations collectives qui se rapportent à l’âme, à son origine, à sa destinée. Autant qu’on en peut juger d’après les données de l’ethnographie, l’idée d’âme paraît avoir été contemporaine de l’humanité, et elle semble bien avoir eu, d’emblée, tous ses caractères essentiels, si bien que l’œuvre des religions plus avancées et de la philosophie s’est à peu près bornée à l’épurer, sans y rien ajouter de vraiment fondamental. Toutes les sociétés australiennes admettent, en effet, que chaque corps humain abrite un être intérieur, principe de la vie qui l’anime : c’est l’âme. Il arrive, il est vrai, que les femmes font exception à la règle générale : il y a des tribus où elles passent pour n’avoir point d’âme[1]. S’il faut en croire Dawson, il en serait de même des enfants en bas âge dans les tribus qu’il a observées[2]. Mais ce sont là des cas exceptionnels, vraisemblablement tardifs[3]. ; le dernier paraît même suspect et pourrait bien être dû à une interprétation erronée des faits[4].

Il est malaisé de déterminer l’idée que l’Australien se fait de l’âme, tant elle est obscure et flottante, et l’on ne saurait s’en étonner. Si l’on demandait à nos contemporains, à ceux mêmes qui croient le plus fermement à l’existence de l’âme, de quelle manière ils se la représentent, les réponses que l’on obtiendrait n’auraient pas beaucoup plus de cohérence et de précision. C’est qu’il s’agit d’une notion très complexe, où entrent une multitude d’impressions mal analysées dont l’élaboration s’est poursuivie pendant des siècles, sans que les hommes en aient eu une claire conscience. Voici pourtant les caractères les plus essentiels, souvent contradictoires d’ailleurs, par lesquels elle se définit.

Dans un certain nombre de cas, on nous dit qu’elle a l’aspect extérieur du corps[5]. Mais il arrive aussi qu’on se la représente comme de la grosseur d’un grain de sable ; elle aurait des dimensions tellement réduites qu’elle pourrait passer par les moindres crevasses et les plus petites fissures[6]. Nous verrons qu’elle est, en même temps, conçue sous des espèces animales. C’est dire que la forme en est essentiellement inconsistante et indéterminée[7] ; elle se modifie d’un instant à l’autre au gré des circonstances, suivant les exigences du mythe et du rite. La substance dont elle est faite n’est pas moins indéfinissable. Elle n’est pas sans matière puisqu’elle a une forme, si vague soit-elle. Et en effet, même pendant cette vie, elle a des besoins physiques : elle mange et, inversement, elle peut être mangée. Il arrive qu’elle sorte du corps et, au cours de ses voyages, elle se repaît parfois d’âmes étrangères[8]. Une fois qu’elle est complètement affranchie de l’organisme, elle est censée mener une vie tout à fait analogue à celle qu’elle menait sur cette terre : elle boit, mange, chasse, etc.[9]. Quand elle volette dans les branches des arbres, elle détermine des bruissements et des craquements que perçoivent même les oreilles profanes[10]. Mais en même temps, elle passe pour être invisible au vulgaire[11]. Les magiciens, il est vrai, ou les vieillards ont la faculté de voir les âmes ; mais c’est qu’en vertu de pouvoirs spéciaux, qu’ils doivent ou à l’âge ou à une culture spéciale, ils perçoivent des choses qui échappent à nos sens. Quant aux individus ordinaires, ils ne jouiraient, suivant Dawson, du même privilège qu’à un seul moment de leur existence : c’est quand ils sont à la veille de mourir d’une mort prématurée. Aussi, cette vision quasi miraculeuse est-elle considérée comme un sinistre présage. Or, l’invisibilité est généralement regardée comme un des signes de la spiritualité. L’âme est donc, dans une certaine mesure, conçue comme immatérielle, puisqu’elle réaffecte pas les sens à la manière des corps : elle n’a pas d’os, disent les tribus de la rivière Tully[12]. Pour concilier tous ces caractères opposés, on se la représente comme faite d’une matière infiniment rare et subtile, comme quelque chose d’éthéré[13], comparable à l’ombre ou au souffle[14].

Elle est distincte et indépendante du corps puisque, dès cette vie, elle en peut sortir momentanément. Elle le quitte pendant le sommeil, pendant l’évanouissement, etc.[15]. Elle peut même en rester absente quelque temps, sans que la mort s’ensuive ; toutefois, pendant ces absences, la vie est amoindrie et elle s’arrête même si l’âme ne rentre pas au gîte[16]. Mais c’est surtout à la mort que cette distinction et cette indépendance s’accusent avec le plus de netteté. Alors que le corps n’est plus, qu’il n’en reste plus de traces visibles, l’âme continue à vivre ; elle mène, dans un monde à part, une existence autonome.

Mais si réelle que soit cette dualité, elle n’a rien d’absolu. Ce serait se méprendre que de se représenter le corps comme une sorte d’habitat dans lequel l’âme réside, mais avec lequel elle n’a que des rapports extérieurs. Tout au contraire, elle lui est unie par les liens les plus étroits ; elle n’en est même que malaisément et imparfaitement séparable. Déjà nous avons vu qu’elle en a, ou, tout au moins, qu’elle peut en prendre l’aspect extérieur. Par suite, tout ce qui atteint l’un atteint l’autre ; toute blessure du corps se propage jusqu’à l’âme[17]. Elle est si intimement associée à la vie de l’organisme qu’elle grandit avec lui et dépérit avec lui. Voilà pourquoi l’homme qui est parvenu à un certain âge jouit de privilèges qui sont refusés aux jeunes gens ; c’est que le principe religieux qui est en lui a pris plus de force et d’efficacité à mesure qu’il avançait dans la vie. Mais, quand il y a sénilité proprement dite, quand le vieillard est devenu incapable de jouer un rôle utile dans les grandes cérémonies religieuses ou les intérêts vitaux de la tribu sont en jeu, on ne lui témoigne plus d’égards. On considère que la débilité du corps s’est communiquée à l’âme. N’ayant plus les mêmes pouvoirs, le sujet n’a plus droit au même prestige[18].

Il n’y a pas seulement entre l’âme et le corps étroite solidarité, mais partielle confusion. De même qu’il y a quelque chose du corps dans l’âme, puisqu’elle en reproduit parfois la forme, il y a quelque chose de l’âme dans le corps. Certaines régions, certains produits de l’organisme passent pour avoir avec elle une affinité toute spéciale : c’est le cœur, le souffle, le placenta[19], le sang[20], l’ombre[21], le foie, la graisse du foie, les rognons[22], etc. Ces divers substrats matériels ne sont pas, pour l’âme, de simples habitats ; ils sont l’âme elle-même vue du dehors. Quand le sang s’écoule, l’âme s’échappe avec lui. L’âme n’est pas dans le souffle ; elle est le souffle. Elle ne fait qu’un avec la partie du corps où elle réside. De là est venue la conception d’après laquelle l’homme a une pluralité d’âmes. Dispersée à travers l’organisme, l’âme s’est différenciée et fragmentée. Chaque organe a comme individualisé la portion d’âme qu’il contient et qui est ainsi devenue une entité distincte. Celle du cœur ne saurait être identique à celle du souffle ou de l’ombre ou du placenta. Bien qu’elles soient toutes patentes, elles demandent pourtant à être distinguées et portent même des noms différents[23].

D’ailleurs, si l’âme est plus particulièrement localisée sur certains points de l’organisme, elle n’est pas absente des autres. À des degrés divers, elle est diffuse dans le corps tout entier. C’est ce que montrent bien les rites mortuaires. Une fois que le dernier souffle est expiré, que l’âme est censée partie, il semble qu’elle devrait aussitôt mettre à profit la liberté ainsi reconquise pour se mouvoir à sa guise et regagner le plus vite possible sa vraie patrie qui est ailleurs. Et cependant, elle reste auprès du cadavre ; le lien qui l’y rattache s’est détendu, il ne s’est pas brisé. Il faut tout un appareil de rites spéciaux pour la déterminer à s’éloigner définitivement. Par des gestes, par des mouvements significatifs, on l’invite à partir[24]. On lui fraye les voies, on lui ménage des issues afin qu’elle puisse s’envoler plus aisément[25]. C’est qu’elle n’est pas sortie tout entière du corps ; elle l’imprégnait trop profondément pour pouvoir s’en dégager d’un seul coup. De là vient le rite si fréquent de l’anthropophagie funéraire ; on consomme les chairs du mort parce qu’un principe sacré est censé y résider qui n’est autre que l’âme[26]. Pour l’extirper définitivement, on fait fondre les chairs, en les soumettant soit à la chaleur du Soleil[27] soit à l’action d’un feu artificiel[28]. L’âme s’en va avec les liquides qui s’écoulent. Mais les ossements desséchés en gardent encore quelque chose. Aussi les emploie-t-on comme objets sacrés ou comme instruments magiques[29] ; ou bien, si l’on veut mettre complètement en liberté le principe qu’ils recèlent, on les brise[30].

Un moment cependant arrive ou la séparation définitive est consommée ; l’âme libérée prend son essor. Mais elle est, par nature, si intimement associée au corps, que cet arrachement ne va pas pour elle sans une grave transformation d’état. Aussi prend-elle alors un autre nom[31]. Bien qu’elle garde tous les traits distinctifs de l’individu qu’elle animait, son humeur, ses qualités bonnes et mauvaises[32], cependant elle est devenue un être nouveau. Dès lors, commence pour elle une nouvelle existence.

Elle se rend au pays des âmes. Ce pays est diversement conçu suivant les tribus ; on trouve même parfois des conceptions différentes qui coexistent côte à côte dans une même société. Tantôt, il est situé sous terre, et chaque groupe totémique a le sien. C’est l’endroit où les premiers ancêtres, fondateurs du clan, se sont, à un moment donné, enfoncés dans le sol et où ils sont venus vivre après leur mort. Il y a ainsi, dans le monde souterrain, une distribution géographique des morts qui correspond à celle des vivants. Là, brille un soleil perpétuel ; là coulent des rivières qui ne sont jamais à sec. Telle est la conception que Spencer et Gillen attribuent aux tribus du centre, Arunta[33], Warramunga[34], etc. On la retrouve chez les Wotjobaluk[35] Ailleurs, tous les morts, quels que soient leurs totems, passent pour vivre ensemble dans un même lieu, plus ou moins vaguement localisé, par-delà la mer, dans une île[36], ou sur les bords d’un lac[37]. Parfois, enfin, c’est dans le ciel, au-delà des nuages, que sont censées se rendre les âmes. « Là, dit Dawson, se trouve une magnifique contrée, abondante en kangourous et en gibier de toute sorte, et où il est mené joyeuse vie. Les âmes s’y retrouvent et s’y reconnaissent[38]. » Il est vraisemblable que certains des traits dont est composé ce tableau ont été empruntés au paradis des missionnaires chrétiens[39] ; mais l’idée que les âmes, ou tout au moins que certaines âmes vont au ciel après la mort, paraît bien être autochtone ; car on la retrouve sur d’autres points du continent[40].

En général, toutes les âmes ont le même sort et mènent la même vie. Cependant, il arrive qu’un traitement différent leur est appliqué selon la manière dont elles se sont conduites sur terre, et l’on voit apparaître comme un premier dessin de ces compartiments distincts et même opposés entre lesquels se partagera plus tard le monde de l’au-delà. Les âmes de ceux qui, pendant leur vie, ont excellé comme chasseurs, guerriers, danseurs, etc., ne sont pas confondues avec la foule des autres ; un lieu spécial leur est affecté[41]. Parfois, c’est le ciel[42]. Strehlow rapporte même que, d’après un mythe, les âmes des méchants sont dévorées par des esprits redoutés, et anéanties[43]. Toutefois, ces conceptions restent toujours très imprécises en Australie[44] ; elles ne commencent à prendre un peu de détermination et de netteté que dans des sociétés plus avancées comme celles d’Amérique[45].

II

Telles sont, sous leur forme la plus primitive, et ramenées à leurs traits les plus essentiels, les croyances relatives à la nature de l’âme et à sa destinée. Il nous faut maintenant essayer d’en rendre compte. Qu’est-ce donc qui a pu amener l’homme à penser qu’il y avait en lui deux êtres, dont l’un possédait les caractères si spéciaux qui viennent d’être énumérés ? Pour répondre à cette question, commençons par rechercher quelle origine le primitif lui-même attribue au principe spirituel qu’il croit sentir en lui : bien analysée, sa propre conception nous mettra sur la voie de la solution.

Suivant la méthode que nous nous efforçons de pratiquer, nous étudierons les idées dont il s’agit dans un groupe déterminé de sociétés où elles ont été observées avec une précision toute particulière : ce sont les tribus du centre australien. L’aire de notre observation, quoique étendue, sera donc limitée. Mais il y a des raisons de croire que ces mêmes idées, sous des formes diverses, sont ou ont été d’une grande généralité, même en dehors de l’Australie. De plus et surtout, la notion d’âme n’est pas, dans ces tribus centrales, spécifiquement différente de ce qu’elle est dans les autres sociétés australiennes ; elle a partout les mêmes caractères essentiels. Comme un même effet a toujours une même cause, il y a lieu de penser que cette notion, partout identique à elle-même, ne résulte pas, ici et là, d’éléments différents. L’origine que nous serons amené à lui attribuer par l’étude des tribus dont il va être plus spécialement question, devra donc être considérée comme également vraie des autres. Les premières nous fourniront l’occasion de faire, en quelque sorte, une expérience dont les résultats, comme ceux de toute expérience bien faite, seront susceptibles d’être généralisés. L’homogénéité de la civilisation australienne suffirait, à elle seule, à justifier cette généralisation ; mais nous aurons soin de la confirmer ensuite au moyen de faits empruntés à d’autres peuples tant d’Australie que d’Amérique.

Comme les conceptions qui vont nous fournir la base de notre démonstration ont été rapportées en des termes différents par Spencer et Gillen, d’une part, et par Strehlow, de l’autre, nous devons exposer successivement ces deux versions. On verra que, bien interprétées, elles diffèrent dans la forme plus que dans le fond et qu’elles ont, en définitive, la même signification sociologique.

Suivant Spencer et Gillen, les âmes qui, à chaque génération, viennent animer le corps des nouveau-nés ne sont pas le produit de créations spéciales et originales ; toutes ces tribus admettraient qu’il existe un stock défini d’âmes, dont le nombre ne peut être accru d’une unité[46] et qui se réincarnent périodiquement. Quand un individu meurt, son âme quitte le corps où elle résidait, et une fois que le deuil est accompli, elle se rend au pays des âmes ; mais, au bout d’un certain temps, elle revient s’incarner à nouveau et ce sont ces réincarnations qui donnent lieu aux conceptions et aux naissances. Ces âmes fondamentales, ce sont celles qui, à l’origine même des choses, animaient les ancêtres, fondateurs du clan. À une époque, au-delà de laquelle l’imagination ne remonte pas et qui est considérée comme le premier commencement des temps, il existait des êtres qui ne dérivaient d’aucun autre. L’Arunta les appelle, pour cette raison, les Aljirangamitjina[47], les incréés, ceux qui sont de toute éternité, et, d’après Spencer et Gillen, il donnerait le nom d’Alcheringa[48] à la période ou ces êtres fabuleux sont censés avoir vécu. Organisés en clans totémiques, tout comme les hommes d’aujourd’hui, ils passaient leur temps en voyages aux cours desquels ils accomplirent toute sorte d’actions prodigieuses dont les mythes perpétuent le souvenir. Mais un moment vint où cette vie terrestre prit fin : isolément ou par groupes, ils s’enfoncèrent dans le sol. Leurs corps se changèrent en arbres ou en rochers que l’on voit encore aux endroits où ils passent pour avoir disparu sous terre. Mais leurs âmes durent toujours ; elles sont immortelles. Elles continuent même à fréquenter les lieux où s’est terminée l’existence de leurs premiers hôtes. Ces lieux ont, d’ailleurs, en raison des souvenirs qui s’y rattachent, un caractère sacré ; c’est là que se trouvent les oknanikilla, ces sortes de sanctuaires ou sont conservés les churinga du clan et qui sont comme les centres des différents cultes totémiques. Quand une des âmes qui errent autour de l’un de ces sanctuaires s’introduit dans le corps d’une femme, il en résulte une conception et, plus tard, une naissance[49]. Chaque individu est donc considéré comme un nouvel avatar d’un ancêtre déterminé : il est cet ancêtre même, réapparu dans un corps nouveau et sous de nouveaux traits. Or qu’étaient ces ancêtres ?

Tout d’abord, ils étaient doués de pouvoirs infiniment supérieurs à ceux que possèdent les hommes d’aujourd’hui, même les vieillards les plus respectés et les magiciens les plus réputés. On leur prête des vertus que nous pourrions qualifier de miraculeuses : « Ils pouvaient voyager sur le sol, sous le sol, dans les airs : en s’ouvrant une veine, chacun d’eux pouvait inonder des régions tout entières ou, au contraire, faire émerger des terres nouvelles ; dans une muraille de rochers, ils faisaient apparaître un lac ou s’ouvrir une gorge qui leur servirait de passage ; là où ils plantaient leur nurtunja, des rocs ou des arbres sortaient de terre[50]. » Ce sont eux qui ont donné au sol la forme qu’il a présentement. Ils ont créé toutes sortes d’êtres, hommes ou animaux. Ce sont presque les dieux. Leurs âmes ont donc également un caractère divin. Et puisque les âmes des hommes sont ces âmes ancestrales réincarnées dans des corps humains, elles sont elles-mêmes des êtres sacrés.

En second lieu, ces ancêtres n’étaient pas des hommes, au sens propre du mot, mais des animaux ou des végétaux, ou bien des êtres mixtes où l’élément animal ou végétal prédominait : « Les ancêtres qui vivaient dans ces temps fabuleux, disent Spencer et Gillen, étaient, suivant l’opinion des indigènes, si étroitement associés avec les animaux et les plantes dont ils portaient le nom qu’un personnage de l’Alcheringa qui appartient au totem du kangourou, par exemple, est souvent représenté dans les mythes comme un homme-kangourou ou un kangourou-homme. Sa personnalité humaine est souvent absorbée par celle de la plante ou de l’animal dont il est censé descendu[51]. » Leurs âmes, qui durent toujours, ont nécessairement la même nature ; en elles aussi se marient l’élément humain et l’élément animal, avec une certaine tendance du second à prédominer sur le premier. Elles sont donc faites de la même substance que le principe totémique ; car nous savons que ce dernier a précisément pour caractéristique de présenter ce double aspect, de synthétiser et de confondre en soi les deux règnes.

Puisqu’il n’existe pas d’autres âmes que celles-là, nous arrivons à cette conclusion que l’âme, d’une manière générale, n’est pas autre chose que le principe totémique, incarné dans chaque individu. Et il n’y a dans cette dérivation rien qui puisse nous surprendre. Déjà nous savons que ce principe est immanent à chacun des membres du clan. Mais, en pénétrant dans les individus, il est inévitable qu’il s’individualise lui-même. Parce que les consciences, dont il devient ainsi un élément intégrant, diffèrent les unes des autres, il se différencie à leur image ; parce que chacune a sa physionomie propre, il prend, en chacune, une physionomie distincte. Sans doute, en lui-même, il reste une force extérieure et étrangère à l’homme ; mais la parcelle que chacun est censé en posséder ne peut pas ne pas contracter d’étroites affinités avec le sujet particulier en qui elle réside : elle participe de sa nature ; elle devient sienne en quelque mesure. Elle a ainsi deux caractères contradictoires, mais dont la coexistence est un des traits distinctifs de la notion d’âme. Aujourd’hui comme autrefois, l’âme est, d’une part, ce qu’il y a de meilleur et de plus profond en nous-mêmes, la partie éminente de notre être ; et pourtant, c’est aussi un hôte de passage qui nous est venu du dehors, qui vit en nous une existence distincte de celle du corps, et qui doit reprendre un jour sa complète indépendance. En un mot, de même que la société n’existe que dans et par les individus, le principe totémique ne vit que dans et par les consciences individuelles dont l’association forme le clan. Si elles ne le sentaient pas en elles, il ne serait pas ; ce sont elles qui le mettent dans les choses. Il est donc nécessité à se partager et à se fragmenter entre elles. Chacun de ces fragments est une âme.

Un mythe que nous trouvons dans un assez grand nombre de sociétés du centre, et qui, d’ailleurs, n’est qu’une forme particulière des précédents, montre mieux encore que telle est bien la matière dont est faite l’idée d’âme. Dans ces tribus, la tradition met à l’origine de chaque clan, non pas une pluralité d’ancêtres, mais deux seulement[52], ou même un seul[53]. Cet être unique, tant qu’il resta ainsi solitaire, contenait en soi l’intégralité du principe totémique, puisque, à ce moment, il n’existait encore rien à quoi ce principe ait pu se communiquer. Or, suivant la même tradition, toutes les âmes humaines qui existent, et celles qui animent présentement les corps des hommes et celles qui, actuellement inemployées, sont en réserve pour l’avenir, seraient issues de ce personnage unique ; elles seraient faites de sa substance. En se mouvant sur la surface du sol, en s’agitant, en se secouant, il les aurait fait sortir de son corps et les aurait semées dans les divers lieux qu’il passe pour avoir traversés. N’est-ce pas dire, sous une forme symbolique, que ce sont des parcelles de la divinité totémique ?


Mais cette conclusion suppose que les tribus dont il vient d’être question admettent la doctrine de la réincarnation. Or, selon Strehlow, elle serait ignorée des Arunta, c’est-à-dire de la société que Spencer et Gillen ont le plus longtemps et le mieux étudiée. Si, dans ce cas particulier, ces deux observateurs s’étaient à ce point mépris, tout l’ensemble de leur témoignage devrait être considéré comme suspect. Il importe donc de déterminer la portée réelle de cette divergence.

D’après Strehlow, l’âme, une fois définitivement affranchie du corps par les rites du deuil, ne se réincarnerait plus à nouveau. Elle s’en irait à l’île des morts, où elle passerait les jours à dormir et les nuits à danser, jusqu’à ce qu’il ait plu sur la terre. À ce moment, elle reviendrait au milieu des vivants et jouerait le rôle de génie protecteur auprès des fils en bas âge, ou, à leur défaut, auprès des petits-fils que le mort a laissés derrière lui ; elle s’introduirait dans leurs corps et en faciliterait la croissance. Elle resterait ainsi, au milieu de son ancienne famille, pendant un an ou deux ; après quoi, elle s’en retournerait au pays des âmes. Mais, au bout d’un certain temps, elle le quitterait derechef pour revenir faire sur terre un nouveau séjour qui, d’ailleurs, serait le dernier. Un moment viendrait où elle serait obligée de reprendre, et, cette fois, sans esprit de retour, la route de l’île des morts ; et là, après divers incidents dont il est inutile de rapporter le détail, un orage surviendrait au cours duquel elle serait foudroyée par un éclair. Sa carrière serait, alors, définitivement terminée[54].

Elle ne saurait donc se réincarner ; par suite, les conceptions et les naissances ne seraient pas dues à la réincarnation d’âmes qui, périodiquement, recommenceraient dans des corps nouveaux de nouvelles existences. Sans doute, Strehlow, tout comme Spencer et Gillen, déclare que, pour les Arunta, le commerce des sexes n’est aucunement la condition déterminante de la génération[55] ; celle-ci serait bien le produit d’opérations mystiques, mais différentes de celles que les précédents observateurs nous avaient fait connaître. Elle aurait lieu par l’une ou l’autre des deux voies suivantes.

Partout où un ancêtre de l’Alcheringa[56] est censé s’être enfoncé dans le sol, se trouve soit un rocher soit un arbre qui représente son corps. On appelle nanja, suivant Spencer et Gillen[57] ngarra, suivant Strehlow[58], l’arbre ou le rocher qui soutiennent ce rapport mystique avec le héros disparu. Parfois, c’est un trou d’eau qui passe pour s’être formé de cette façon. Or, sur chacun de ces arbres, de ces rochers, dans chacun de ces trous d’eau, vivent des embryons d’enfants, appelés ratapa[59], qui appartiennent exactement au même totem que l’ancêtre correspondant. Par exemple, sur un gommier qui représente un ancêtre du clan du Kangourou, se trouvent des ratapa qui ont tous le Kangourou pour totem. Qu’une femme vienne à passer, et, si elle est de la classe matrimoniale à laquelle doivent régulièrement appartenir les mères de ces ratapa[60] l’un d’eux pourra s’introduire en elle par la hanche. La femme est avertie de cette prise de possession par des douleurs caractéristiques qui sont les premiers symptômes de la grossesse. L’enfant ainsi conçu sera naturellement du même totem que l’ancêtre sur le corps mystique duquel il résidait avant de s’incarner[61].

Dans d’autres cas, le procédé employé est légèrement différent : c’est l’ancêtre lui-même qui opère en personne. À un moment donné, il sort de sa retraite souterraine et lance sur une femme qui passe un petit churinga, d’une forme spéciale, appelé namatuna[62]. Le churinga pénètre dans le corps de la femme et y prend une forme humaine tandis que l’ancêtre disparaît à nouveau dans le sol[63].

Ces deux modes de conception passent pour être aussi fréquents l’un que l’autre. C’est la forme du visage de l’enfant qui révélerait la manière dont il a été conçu : selon qu’il a la figure ou large ou allongée, on dit qu’il est dû à l’incarnation d’un ratapa ou d’un namatuna. Cependant, outre ces deux procédés de fécondation, Strehlow en signale un troisième, mais qui passe pour être beaucoup plus rare. L’ancêtre, après que son namatuna a pénétré dans le corps de la femme, s’y introduirait lui-même et se soumettrait volontairement à une nouvelle naissance. La conception serait donc due cette fois à une véritable réincarnation d’ancêtre. Seulement, le cas serait très exceptionnel et, de plus, quand l’homme ainsi conçu meurt, l’âme ancestrale qui l’animait s’en irait, comme les âmes ordinaires, à l’île des morts où, après les délais usuels, elle serait définitivement anéantie. Elle ne subirait donc pas de nouvelles réincarnations[64].

Telle est la version de Strehlow[65]. Dans la pensée de cet auteur, elle s’opposerait radicalement à celle de Spencer et Gillen. En réalité, elle n’en diffère que par la lettre des formules et des symboles, mais sous des variantes de forme, c’est, de part et d’autre, le même thème mythique.

En premier lieu, tous ces observateurs sont d’accord pour voir dans toute conception le produit d’une incarnation. Seulement, suivant Strehlow, ce qui s’incarne, ce n’est pas une âme, mais un ratapa ou un namatuna. Qu’est-ce donc qu’un ratapa ? C’est, dit Strehlow, un embryon complet, fait à la fois d’une âme et d’un corps. Mais l’âme est toujours représentée sous des formes matérielles ; elle dort, danse, chasse, mange, etc. Elle comprend donc, elle aussi, un élément corporel. Inversement, le ratapa n’est pas visible du vulgaire ; nul ne le voit, quand il s’introduit dans le corps de la femme[66] ; c’est dire qu’il est fait d’une matière très comparable à celle de l’âme. Ainsi, sous ce rapport, il ne semble pas qu’il soit possible de les différencier nettement l’un de l’autre. Ce sont, en définitive, des êtres mythiques qui sont sensiblement conçus d’après le même modèle. Schulze les appelle des âmes d’enfants[67]. De plus, tout comme l’âme, le ratapa soutient, avec l’ancêtre dont l’arbre ou le rocher sacrés sont des formes matérialisées, les relations les plus étroites. Il est du même totem que cet ancêtre, de la même phratrie, de la même classe matrimoniale[68]. Sa place dans les cadres sociaux de la tribu est exactement celle que l’ancêtre est censé y avoir occupée autrefois. Il porte le même nom[69]. C’est la preuve que ces deux personnalités sont, pour le moins, très proches parentes l’une de l’autre.

Il y a plus ; cette parenté va jusqu’à une complète identité. C’est en effet, sur le corps mystique de l’ancêtre que le ratapa s’est formé ; il en vient ; il est comme une parcelle qui s’en serait détachée. C’est donc, en somme, quelque chose de l’ancêtre qui pénètre dans le sein de la mère et qui devient l’enfant. Et ainsi nous revenons à la conception de Spencer et Gillen : la naissance est due à l’incarnation d’un personnage ancestral. Sans doute, ce n’est pas ce personnage tout entier qui s’incarne ; ce n’en est qu’une émanation. Mais la différence est d’un intérêt tout à fait secondaire, puisque, quand un être sacré se divise et se dédouble, il se retrouve, avec tous ses caractères essentiels, dans chacun des fragments entre lesquels il s’est partagé. L’ancêtre de l’Alcheringa est donc, au fond, tout entier dans cet élément de lui-même qui devient un ratapa[70].

Le second mode de conception, distingué par Strehlow, a la même signification. Le churinga, en effet, et, spécialement, ce churinga particulier qu’on appelle le namatuna, est considéré comme un avatar de l’ancêtre ; c’en est le corps, suivant Strehlow[71] tout comme l’arbre nanja. En d’autres termes, la personnalité de l’ancêtre, son churinga, son arbre nanja sont des choses sacrées, qui inspirent les mêmes sentiments et auxquelles on attribue la même valeur religieuse. Aussi se transforment-elles les unes dans les autres : là où l’ancêtre a perdu un churinga, un arbre ou un rocher sacrés sont sortis de terre, tout comme aux endroits où il s’est lui-même abîmé dans le sol[72]. Il y a donc une équivalence mythique entre un personnage de l’Alcheringa et son churinga ; par suite, quand le premier lance un namatuna dans le corps d’une femme, c’est comme s’il y pénétrait lui-même. En fait, nous avons vu qu’il s’y introduit parfois en personne à la suite du namatuna ; d’après d’autres récits, il l’y précède ; on dirait qu’il lui fraye la voie[73]. Le fait que ces thèmes coexistent dans un même mythe achève de montrer que l’un n’est qu’un doublet de l’autre.

D’ailleurs, de quelque manière que la conception ait eu lieu, il n’est pas douteux que chaque individu est uni à un ancêtre déterminé de l’Alcheringa, par des liens exceptionnellement intimes. D’abord, chaque homme a son ancêtre attitré ; deux personnes ne peuvent avoir simultanément le même. Autrement dit, un être de l’Alcheringa ne compte jamais qu’un seul représentant parmi les vivants[74]. Il y a plus, l’un n’est qu’un aspect de l’autre. En effet, le churinga laissé par l’ancêtre exprime, comme nous le savons, sa personnalité ; si nous adoptons l’interprétation que rapporte Strehlow, et qui est peut-être la plus satisfaisante, nous dirons que c’est son corps. Mais ce même churinga est apparenté de la même manière à l’individu qui est sensé avoir été conçu sous l’influence de l’ancêtre, c’est-à-dire qui est le fruit de ses œuvres mystiques. Quand on introduit le jeune initié dans le sanctuaire du clan, on lui montre le churinga de son ancêtre en lui disant : « Tu es ce corps ; tu es la même chose que cela[75]. » Le churinga est donc, suivant l’expression même de Strehlow, « le corps commun de l’individu et de son ancêtre »[76]. Pour qu’ils puissent avoir le même corps, il faut que, par un côté tout au moins, leurs deux personnalités se confondent. C’est d’ailleurs ce que reconnaît explicitement Strehlow : « Par le tjutunga (churinga), dit-il, l’individu est uni à son ancêtre personnel[77]. »

Il reste donc que, pour Strehlow comme pour Spencer et Gillen, il y a dans chaque nouveau-né un principe religieux, mystique, qui émane d’un ancêtre de l’Alcheringa. C’est ce principe qui fait l’essence de chaque individu ; c’en est donc l’âme ou, en tout cas, l’âme est faite de la même matière et de la même substance. Or, c’est uniquement sur ce fait fondamental que nous nous sommes appuyé pour déterminer la nature et l’origine de l’idée d’âme. Les métaphores différentes au moyen desquelles il a pu être exprimé n’ont pour nous qu’un intérêt tout à fait secondaire[78].

Loin de contredire les données sur lesquelles repose notre thèse, les récentes observations de Strehlow nous apportent des preuves nouvelles qui la confirment. Notre raisonnement consistait à inférer la nature totémique de l’âme humaine d’après la nature totémique de l’âme ancestrale dont la première est une émanation et une sorte de réplique. Or, quelques-uns des faits nouveaux que nous devons à Strehlow démontrent, plus catégoriquement encore que ceux dont nous disposions jusqu’ici, ce caractère et de l’une et de l’autre. D’abord, tout comme Spencer et Gillen, Strehlow insiste sur « les rapports intimes qui unissent chaque ancêtre à un animal, à une plante ou à un autre objet naturel ». Quelques-uns de ces Altjirangamitjina (ce sont les gens de l’Alcheringa de Spencer et Gillen), « doivent, dit-il, s’être directement manifestés en qualité d’animaux ; d’autres prenaient la forme animale d’une manière passagère »[79]. Maintenant encore, il leur arrive sans cesse de se transformer en animaux[80]. En tout cas, et quel que soit leur aspect extérieur, « en chacun d’eux, les qualités propres et distinctives de l’animal ressortent avec évidence ». Par exemple, les ancêtres du clan du Kangourou mangent de l’herbe comme des kangourous véritables et fuient devant le chasseur ; ceux du clan de l’Émou courent et se nourrissent comme les émous[81], etc. Il y a plus : ceux des ancêtres qui avaient pour totem un végétal sont devenus, à leur mort, ce végétal lui-même[82] ! D’ailleurs, cette étroite parenté de l’ancêtre et de l’être totémique est si vivement sentie par l’indigène qu’elle affecte la terminologie. Chez les Arunta, l’enfant appelle altjira le totem de sa mère, qui lui sert de totem secondaire[83]. Comme, primitivement, la filiation se faisait en ligne utérine, il y eut un temps où chaque individu n’avait pas d’autre totem que celui de sa mère ; il est donc très vraisemblable que ce terme d’altjira désignait le totem proprement dit. Or il entre évidemment dans la composition du mot qui signifie grand ancêtre, altjirangamitjina[84].

L’idée de totem et celle d’ancêtre sont même si voisines l’une de l’autre que, parfois, on paraît les confondre. Ainsi, après nous avoir parlé du totem de la mère ou altjira, Strehlow ajoute : « Cet altira apparaît aux noirs en rêve et leur adresse des avertissements, de même qu’il apporte des renseignements sur eux à leurs amis endormis »[85]. Cet altjira qui parle, qui est attaché personnellement à chaque individu, est évidemment un ancêtre ; et pourtant, c’est aussi une incarnation du totem. Un texte de Roth où il est question d’invocations adressées au totem doit, sans doute, être interprété dans ce sens[86]. Il semble donc bien que le totem soit parfois représenté dans les esprits sous la forme d’une collection d’êtres idéaux, de personnages mythiques qui sont plus ou moins indistincts des ancêtres. En un mot, les ancêtres, c’est le totem fragmenté[87].

Mais si l’ancêtre se confond à ce point avec l’être totémique, il n’en peut être autrement de l’âme individuelle qui tient de si près à l’âme ancestrale. C’est, d’ailleurs, ce qui ressort également des liens étroits qui unissent chaque homme à son churinga. Nous savons, en effet, que le churinga exprime la personnalité de l’individu qui passe pour en être né[88] ; mais il exprime également l’animal totémique. Quand le héros civilisateur, Mangarkunjerkunja, présenta à chacun des membres du clan du Kangourou son churinga personnel, il s’exprima en ces termes : « Voilà le corps d’un kangourou »[89]. Ainsi, le churinga est à la fois le corps de l’ancêtre, de l’individu actuel et de l’animal totémique ; ces trois êtres forment donc, suivant une forte et juste expression de Strehlow, « une unité solidaire »[90]. Ce sont des termes en partie équivalents et substituables les uns aux autres. C’est dire qu’ils sont conçus comme des aspects différents d’une seule et même réalité, qui se définit également par les attributs distinctifs du totem. C’est le principe totémique qui est leur commune essence. Le langage lui-même exprime cette identité. Le mot de ratapa et, dans la langue des Loritja, celui de aratapi, désignent l’embryon mythique qui se détache de l’ancêtre et qui devient l’enfant ; or les mêmes mots désignent aussi le totem de ce même enfant, tel qu’il est déterminé par l’endroit où la mère croit avoir conçu[91].

III

Dans ce qui précède, il est vrai, la doctrine de la réincarnation n’a été étudiée que dans les tribus de l’Australie centrale ; on pourrait donc juger trop étroites les bases sur lesquelles repose notre inférence. Mais d’abord, pour les raisons que nous avons exposées, l’expérience a une portée qui s’étend au-delà des sociétés que nous avons directement observées. De plus, les faits abondent qui établissent que les mêmes conceptions ou des conceptions analogues se rencontrent sur les points les plus divers de l’Australie ou y ont, tout au moins, laissé des traces apparentes. On les retrouve jusqu’en Amérique.

Dans l’Australie méridionale, Howitt les signale chez les Dieri[92]. Le mot de Mura-mura, que Gason traduisait par Bon-Esprit et où il croyait voir exprimée la croyance en un dieu créateur[93], est, en réalité, un nom collectif qui désigne la multitude des ancêtres que le mythe place à l’origine de la tribu. Ils continuent à exister aujourd’hui comme autrefois. « On croit qu’ils habitent dans des arbres qui, pour cette raison, sont sacrés. » Certaines dispositions du sol, des rochers, des sources sont identifiées avec ces Mura-mura[94] qui, par conséquent, ressemblent singulièrement aux Altjirangamitjina des Arunta. Les Kurnai du Gippsland, bien qu’il n’existe plus chez eux que des vestiges de totémisme, croient également en l’existence d’ancêtres appelés Muk-Kurnai, et qu’ils conçoivent comme des êtres intermédiaires entre l’homme et l’animal[95]. Chez les Nimbaldi, Taplin a observé une théorie de la conception qui rappelle celle que Strehlow prête aux Arunta[96]. Dans l’État de Victoria, chez les Wotjobaluk, nous trouvons intégralement la croyance en la réincarnation. « Les esprits des morts, dit Mathews, s’assemblent dans les miyur[97] de leurs clans respectifs ; ils en sortent pour naître à nouveau sous forme humaine quand une occasion favorable se présente[98]. » Mathews affirme même que « la croyance à la réincarnation ou à la transmigration des âmes est fortement enracinée dans toutes les tribus australiennes »[99].

Si nous passons dans les régions septentrionales, nous trouvons au nord-ouest, chez les Niol-Niol, la pure doctrine des Arunta : toute naissance est attribuée à l’incarnation d’une âme préexistante qui s’introduit dans un corps de femme[100]. Dans le Queensland du Nord, des mythes, qui ne diffèrent des précédents que dans la forme, traduisent exactement les mêmes idées. Dans les tribus de la rivière Pennefather, on croit que tout homme a deux âmes : l’une, appelée ngai, réside dans le cœur, l’autre, choi, reste dans le placenta. Aussitôt après la naissance, le placenta est enterré en un lieu consacré. Un génie particulier, nommé Anje-a, qui est préposé au phénomène de la procréation, va recueillir ce choi et le conserve jusqu’à ce que l’enfant, devenu adulte, se soit marié. Quand le moment est venu de lui donner un fils, Anje-a prélève une parcelle du choi de cet homme, l’insère dans l’embryon qu’il fabrique et qu’il introduit dans le sein de la mère. C’est donc avec l’âme du père qu’est faite celle de l’enfant. Il est vrai que celui-ci ne reçoit pas tout d’abord l’intégralité de l’âme paternelle, car le ngai continue à rester dans le cœur du père tant que ce dernier est en vie. Mais quand il meurt, le ngai, libéré, va, lui aussi, s’incarner dans le corps des enfants ; il se répartit également entre eux s’il y en a plusieurs. Il y a ainsi une parfaite continuité spirituelle entre les générations ; c’est la même âme qui se transmet du père aux enfants et de ceux-ci à leurs enfants, et cette âme unique, toujours identique à elle-même malgré ses divisions et ses subdivisions successives, c’est celle qui animait à l’origine des choses le premier ancêtre[101]. Entre cette théorie et celle des tribus du centre il n’y a qu’une seule différence de quelque importance ; c’est qu’ici la réincarnation est l’œuvre non des ancêtres eux-mêmes, mais d’un génie spécial, professionnellement préposé à cette fonction. Mais il semble bien que ce génie soit le produit d’un syncrétisme qui a fait fusionner en une seule et même figure les figures multiples des premiers ancêtres. Ce qui rend cette hypothèse au moins vraisemblable, c’est que le mot Anje-a et celui d’Anjir sont évidemment très proches parents ; or le second désigne le premier homme, l’ancêtre initial de qui tous les hommes seraient issus[102].

Les mêmes idées se retrouvent dans les tribus indiennes de l’Amérique. Chez les Tlinkit, dit Krause, les âmes des trépassés passent pour revenir sur terre et pour s’introduire dans le corps des femmes enceintes de leur famille. « Quand donc une femme, pendant sa grossesse, rêve de quelque parent décédé, elle croit que l’âme de ce dernier a pénétré en elle. Si le nouveau-né présente quelque signe caractéristique qu’avait déjà le défunt, on considère qu’il est le défunt lui-même, revenu sur terre, et on lui donne le nom de ce dernier[103]. » Cette croyance est également générale chez les Haida. C’est la shamane qui révèle quel est le parent qui s’est réincarné dans l’enfant et, par conséquent, quel nom ce dernier doit porter[104]. Chez les Kwakiutl, on croit que le dernier mort revient à la vie dans la personne du premier enfant qui naît dans la famille[105]. Il en est de même chez les Hurons, les Iroquois, les Tinneh et dans beaucoup d’autres tribus des États-Unis[106].

La généralité de ces conceptions s’étend naturellement à la conclusion que nous en avons déduite, c’est-à-dire à l’explication que nous avons proposée de l’idée de l’âme. La portée générale en est, d’ailleurs, confirmée par les faits suivants.

Nous savons[107] que chaque individu recèle en lui quelque chose de la force anonyme qui est diffuse dans l’espèce sacrée ; il est, lui-même, membre de cette espèce. Mais ce n’est pas en tant qu’être empirique et sensible ; car, en dépit des dessins et des signes symboliques dont il décore son corps, il n’a, sous ce rapport, rien qui rappelle la forme d’un animal ou d’une plante. C’est donc qu’il existe en lui un autre être en qui il ne laisse pas de se reconnaître, mais qu’il se représente sous les espèces d’un animal ou d’un végétal. N’est-il pas évident que ce double ne peut être que l’âme, puisque l’âme est déjà, par elle-même, un double du sujet qu’elle anime ? Ce qui achève de justifier cette identification, c’est que les organes où s’incarne plus éminemment le fragment de principe totémique que contient chaque individu sont aussi ceux où l’âme réside. C’est le cas du sang. Il y a dans le sang quelque chose de la nature du totem, comme le prouve le rôle qu’il joue dans les cérémonies totémiques[108]. Mais en même temps, le sang est un des sièges de l’âme ; ou plutôt c’est l’âme même vue du dehors. Quand le sang fuit, la vie s’écoule et, du même coup, l’âme s’échappe. L’âme se confond donc avec le principe sacré qui est immanent au sang.

D’un autre côté, si notre explication est fondée, le principe totémique, en pénétrant, comme nous le supposons, dans l’individu, doit y garder une certaine autonomie puisqu’il est spécifiquement distinct du sujet en qui il s’incarne. Or c’est précisément ce que Howitt dit avoir observé chez les Yuin : « Que, dans ces tribus, dit-il, le totem soit conçu comme constituant, en quelque manière, une partie de l’homme, c’est ce que prouve clairement le cas du nommé Umbara, dont j’ai déjà parlé. Celui-ci me raconta que, il y a de cela quelques années, un individu du clan des lézards dentelés (lace-lizards) lui envoya son totem tandis qu’il dormait. Le totem pénétra dans la gorge du dormeur dont il mangea presque le totem, lequel résidait dans la poitrine ; ce qui faillit déterminer la mort[109]. » Il est donc bien vrai que le totem se fragmente en s’individualisant et que chacune des parcelles qui se détachent ainsi joue le rôle d’un esprit, d’une âme qui réside dans le corps[110].

Mais voici des faits plus directement démonstratifs. Si l’âme n’est que le principe totémique individualisé, elle doit, au moins dans certains cas, soutenir des rapports plus ou moins étroits avec l’espèce animale ou végétale dont le totem reproduit la forme. Et en effet, « les Geawe-Gal (tribu de la Nouvelle-Galles du Sud) croient que chacun a en soi une affinité pour l’esprit de quelque oiseau, bête ou reptile. Non pas que l’individu soit censé être descendu de cet animal ; mais on estime qu’il y a une parenté entre l’esprit qui anime l’homme et l’esprit de l’animal »[111].

Il y a même des cas où l’âme passe pour émaner immédiatement du végétal ou de l’animal qui sert de totem. Chez les Arunta, d’après Strehlow, quand une femme a abondamment mangé d’un fruit, on croit qu’elle donnera le jour à un enfant qui aura ce fruit pour totem. Si, au moment où elle a senti les premiers tressaillements de l’enfant, elle regardait un kangourou, on croit qu’un ratapa de kangourou a pénétré son corps et l’a fécondée[112]. H. Basedow a rapporté le même fait des Wogait[113]. Nous savons, d’autre part, que le ratapa et l’âme sont choses à peu près indistinctes. Or, on n’aurait pas pu attribuer à l’âme une telle origine, si l’on ne pensait pas qu’elle est faite de la même substance que les animaux ou les végétaux de l’espèce totémique.

Aussi l’âme est-elle souvent représentée sous forme animale. On sait que, dans les sociétés inférieures, la mort n’est jamais considérée comme un événement naturel, dû à l’action de causes purement physiques ; on l’attribue généralement aux maléfices de quelque sorcier. Dans un grand nombre de tribus australiennes, pour déterminer quel est l’auteur responsable de ce meurtre, on part de ce principe que, cédant à une sorte de nécessité, l’âme du meurtrier vient inévitablement visiter sa victime. C’est pourquoi on dispose le corps sur un échafaudage ; puis, sous le cadavre et tout autour, on aplanit soigneusement la terre de manière à ce que la moindre marque y devienne aisément perceptible. On revient le lendemain ; si, dans l’intervalle, un animal a passé par là, on en peut facilement reconnaître les traces. Leur forme révèle l’espèce à laquelle il appartient et, de là, on infère le groupe social dont fait partie le coupable. On dit que c’est un homme de telle classe ou de tel clan[114] selon que l’animal est un totem de ce clan ou de cette classe. C’est donc que l’âme est censée être venue sous la figure de l’animal totémique.

Dans d’autres sociétés, où le totémisme est affaibli ou a disparu, l’âme continue cependant à être pensée sous forme animale. Les indigènes du Cap Bedford (Queensland du Nord) croient que l’enfant, au moment où il entre dans le corps de la mère, est un courlis si c’est une fille, un serpent si c’est un garçon. Il ne prend qu’ensuite forme humaine[115]. Beaucoup d’Indiens de l’Amérique du Nord, dit le prince de Wied, disent qu’ils ont un animal dans le corps[116]. Les Bororo du Brésil se figurent leur âme sous l’aspect d’un oiseau et, pour cette raison, ils croient être des oiseaux de cette même variété[117]. Ailleurs, elle est conçue comme un serpent, un lézard, une mouche, une abeille, etc.[118].

Mais c’est surtout après la mort que cette nature animale de l’âme se manifeste. Pendant la vie, ce caractère est comme partiellement voilé par la forme même du corps humain. Mais, une fois que la mort l’a mise en liberté, elle redevient elle-même. Chez les Omaha, dans deux au moins des clans du buffle, on croit que les âmes des morts s’en vont rejoindre les buffles, leurs ancêtres[119]. Les HIopi sont divisés en un certain nombre de clans, dont les ancêtres étaient des animaux ou des êtres à forme animale. Or, rapporte Schoolcraft, ils disent qu’à la mort ils reprennent leur forme originelle ; chacun d’eux redevient un ours, un cerf, selon le clan auquel il appartient[120]. Très souvent, l’âme passe pour se réincarner dans un corps d’animal[121]. C’est de là très vraisemblablement qu’est venue la doctrine, si répandue, de la métempsycose. Nous avons vu combien Tylor est embarrassé pour en rendre compte[122]. Si l’âme est un principe essentiellement humain, quoi de plus singulier, en effet, que cette prédilection marquée qu’elle manifeste, dans un si grand nombre de sociétés, pour la forme animale ? Tout s’explique, au contraire, si, par sa constitution même, l’âme est proche parente de l’animal : car alors, en revenant, après la vie, au monde de l’animalité, elle ne fait que retourner à sa véritable nature. Ainsi, la généralité de la croyance à la métempsycose est une nouvelle preuve que les éléments constitutifs de l’idée d’âme ont été principalement empruntés au règne animal, comme le suppose la théorie que nous venons d’exposer.

IV

Ainsi la notion d’âme est une application particulière des croyances relatives aux êtres sacrés. Par là se trouve expliqué le caractère religieux que cette idée a présenté dès qu’elle est apparue dans l’histoire et qu’elle conserve encore aujourd’hui. L’âme, en effet, a toujours été considérée comme une chose sacrée ; à ce titre, elle s’oppose au corps qui, par lui-même, est profane. Elle ne se distingue pas seulement de son enveloppe matérielle comme le dedans du dehors ; on ne se la représente pas simplement comme faite d’une matière plus subtile, plus fluide ; mais, de plus, elle inspire quelque chose de ces sentiments qui sont partout réservés à ce qui est divin. Si l’on n’en fait pas un dieu, on y voit du moins une étincelle de la divinité. Ce caractère essentiel serait inexplicable si l’idée d’âme n’était qu’une solution pré-scientifique apportée au problème du rêve : car, comme il n’y a rien dans le rêve qui puisse éveiller l’émotion religieuse, la cause par laquelle on en rend compte ne saurait être d’une autre nature. Mais si l’âme est une partie de la substance divine, elle représente en nous autre chose que nous-mêmes ; si elle est faite de la même matière mentale que les êtres sacrés, il est naturel qu’elle soit l’objet des mêmes sentiments.

Et le caractère que l’homme s’attribue ainsi n’est pas le produit d’une pure illusion ; tout comme la notion de force religieuse et de divinité, la notion d’âme n’est pas sans réalité. Il est bien vrai que nous sommes formés de deux parties distinctes qui s’opposent l’une à l’autre comme le profane au sacré, et l’on peut dire, en un sens, qu’il y a du divin en nous. Car la société, cette source unique de tout ce qui est sacré, ne se borne pas à nous mouvoir du dehors et à nous affecter passagèrement ; elle s’organise en nous d’une manière durable. Elle y suscite tout un monde d’idées et de sentiments qui l’expriment, mais qui, en même temps, font partie intégrante et permanente de nous-mêmes. Quand l’Australien sort d’une cérémonie religieuse, les représentations que la vie commune a éveillées ou a réveillées en lui ne n’abolissent pas d’un seul coup. Les figures des grands ancêtres, les exploits héroïques dont les rites commémorent le souvenir, les grandes choses de toutes sortes auxquelles le culte l’a fait participer, en un mot les idéaux divers qu’il a élaborés collectivement continuent à vivre dans sa conscience et, par les émotions qui y sont attachées, par l’ascendant très spécial qu’ils exercent, ils se distinguent nettement des impressions vulgaires qu’entretient en lui son commerce quotidien avec les choses extérieures. Les idées morales ont le même caractère. C’est la société qui les a gravées en nous, et, comme le respect qu’elle inspire se communique naturellement à tout ce qui vient d’elle, les normes impératives de la conduite se trouvent, en raison de leur origine, investies d’une autorité et d’une dignité que n’ont pas nos autres états intérieurs : aussi leur assignons-nous une place à part dans l’ensemble de notre vie psychique. Bien que notre conscience morale fasse partie de notre conscience, nous ne nous sentons pas de plain-pied avec elle. Dans cette voix qui ne se fait entendre que pour nous donner des ordres et pour rendre des arrêts, nous ne pouvons reconnaître notre voix ; le ton même dont elle nous parle nous avertit qu’elle exprime en nous autre chose que nous. Voilà ce qu’il y a d’objectif dans l’idée d’âme : c’est que les représentations dont la trame constitue notre vie intérieure sont de deux espèces différentes et irréductibles l’une à l’autre. Les unes se rapportent au monde extérieur et matériel ; les autres, à un monde idéal auquel nous attribuons une supériorité morale sur le premier. Nous sommes donc réellement faits de deux êtres qui sont orientés en des sens divergents et presque contraires, et dont l’un exerce sur l’autre une véritable prééminence. Tel est le sens profond de l’antithèse que tous les peuples ont plus ou moins clairement conçue entre le corps et l’âme, entre l’être sensible et l’être spirituel qui coexistent en nous. Moralistes et prédicateurs ont souvent soutenu qu’on ne peut nier la réalité du devoir et son caractère sacré sans aboutir au matérialisme. Et en effet, si nous n’avions pas la notion des impératifs moraux et religieux[123], notre vie psychique serait nivelée, tous nos états de conscience seraient sur le même plan et tout sentiment de dualité s’évanouirait. Sans doute, pour rendre cette dualité intelligible, il n’est nullement nécessaire d’imaginer, sous le nom d’âme, une substance mystérieuse et représentable qui s’opposerait au corps. Mais, ici comme quand il s’est agi de la notion du sacré, l’erreur porte sur la lettre du symbole employé, non sur la réalité du fait symbolisé. Il reste vrai que notre nature est double ; il y a vraiment en nous une parcelle de divinité parce qu’il y a en nous une parcelle de ces grands idéaux qui sont l’âme de la collectivité.


L’âme individuelle n’est donc qu’une portion de l’âme collective du groupe ; c’est la force anonyme qui est à la base du culte, mais incarnée dans un individu dont elle épouse la personnalité ; c’est du mana individualisé. Le rêve a bien pu contribuer à déterminer certains caractères secondaires de l’idée. L’inconsistance et l’instabilité des images qui occupent notre esprit pendant le sommeil, leur remarquable aptitude à se transformer les unes dans les autres ont peut-être fourni le modèle de cette matière subtile, diaphane et protéimorphe dont l’âme passe pour être faite. D’autre part, les faits de syncope, de catalepsie, etc., peuvent avoir suggéré l’idée que l’âme était mobile et, dès cette vie, quittait temporairement le corps ; ce qui, par contre coup, a servi à expliquer certains rêves. Mais toutes ces expériences et ces observations n’ont pu avoir qu’une influence accessoire et complémentaire dont il est même difficile d’établir l’existence. Ce qu’il y a de vraiment essentiel dans la notion vient d’ailleurs.

Mais cette genèse de l’idée d’âme n’en méconnaît-elle pas le caractère essentiel ? Si l’âme n’est qu’une forme particulière du principe impersonnel qui est diffus dans le groupe, dans l’espèce totémique et dans les choses de toutes sortes qui y sont rattachées, elle est elle-même impersonnelle à sa base. Elle doit donc avoir, à des différences de degrés près, les mêmes propriétés que la force dont elle n’est qu’un mode spécial, et notamment la même diffusion, la même aptitude à se répandre contagieusement, la même ubiquité. Or, tout au contraire, on se représente volontiers l’âme comme un être concret, défini, tout entier ramassé sur lui-même et incommunicable aux autres ; on en fait la base de notre personnalité.

Mais cette manière de concevoir l’âme est le produit d’une élaboration tardive et philosophique. La représentation populaire, telle qu’elle s’est spontanément dégagée de l’expérience commune, est très différente, surtout à l’origine. Pour l’Australien, l’âme est une très vague entité, aux formes indécises et flottantes, répandue dans tout l’organisme. Bien qu’elle se manifeste plus spécialement sur certains points, il n’en est peut-être pas d’où elle soit totalement absente. Elle a donc une diffusion, une contagiosité, une omniprésence comparables à celles du mana. Comme le mana, elle peut se diviser et se dédoubler à l’infini, tout en restant tout entière dans chacune de ses parties ; c’est de ces divisions et de ces dédoublements que résulte la pluralité des âmes. D’autre part, la doctrine de la réincarnation, dont nous avons établi la généralité, montre tout ce qu’il entre d’éléments impersonnels dans l’idée d’âme et combien ils sont essentiels. Car pour qu’une même âme puisse revêtir une personnalité nouvelle à chaque génération, il faut que les formes individuelles dans lesquelles elle s’enveloppe successivement lui soient toutes également extérieures et ne tiennent pas à sa nature vraie. C’est une sorte de substance générique qui ne s’individualise que secondairement et superficiellement. Il s’en faut, d’ailleurs, que cette conception de l’âme ait totalement disparu. Le culte des reliques démontre que, aujourd’hui encore, pour la foule des croyants, l’âme d’un saint continue à adhérer à ses divers ossements, avec tous ses pouvoirs essentiels ; ce qui implique qu’on se la représente comme capable de se diffuser, de se subdiviser, de s’incorporer simultanément à toute sorte de choses différentes.

De même qu’on retrouve dans l’âme les attributs caractéristiques du mana, des changements secondaires et superficiels suffisent pour que du mana s’individualise sous forme d’âme. On passe de la première idée à la seconde sans solution de continuité. Toute force religieuse qui est attachée, d’une manière attitrée, à un être déterminé, participe des caractères de cet être, prend sa physionomie, devient son double spirituel. Tregear, dans son dictionnaire Maori-Polynésien, a cru pouvoir rapprocher du mot mana tout un groupe d’autres mots, comme manawa, manamana, etc., qui paraissent être de la même famille et qui signifient cœur, vie, conscience. N’est-ce pas dire qu’il doit exister également quelque rapport de parenté entre les idées correspondantes, c’est-à-dire entre les notions de pouvoir impersonnel, et celles de vie intérieure, de force mentale, en un mot, d’âme[124] ? Voilà pourquoi la question de savoir si le churinga est sacré parce qu’il sert d’habitat à une âme, comme le croient Spencer et Gillen, ou parce qu’il possède des vertus impersonnelles, comme le pense Strehlow, nous paraît de peu d’intérêt et sans portée sociologique. Que l’efficacité d’un objet sacré soit représentée dans les esprits sous forme abstraite ou attribuée à quelque agent personnel, cela n’importe pas au fond des choses. Les racines psychologiques de l’une et de l’autre croyance sont identiquement les mêmes : une chose est sacrée parce qu’elle inspire, à un titre quelconque, un sentiment collectif de respect qui la soustrait aux atteintes profanes. Pour s’expliquer ce sentiment, les hommes le rapportent tantôt à une cause vague et imprécise, tantôt à un être spirituel déterminé, doté d’un nom et d’une histoire ; mais ces interprétations différentes se surajoutent à un processus fondamental qui est le même dans les deux cas.

C’est d’ailleurs ce qui explique les singulières confusions dont nous avons, chemin faisant, rencontré des exemples. L’individu, l’âme d’ancêtre qu’il réincarne ou dont la sienne est une émanation, son churinga, les animaux de l’espèce totémique, sont, disions-nous, choses partiellement équivalentes et substituables les unes aux autres. C’est que, sous de certains rapports, elles affectent toutes la conscience collective de la même manière. Si le churinga est sacré, c’est à cause des sentiments collectifs de respect qu’inspire l’emblème totémique, gravé sur sa surface ; or le même sentiment s’attache aux animaux ou aux plantes dont le totem reproduit la forme extérieure, à l’âme de l’individu puisqu’elle est elle-même pensée sous les espèces de l’être totémique, et enfin à l’âme ancestrale dont la précédente n’est qu’un aspect particulier. Ainsi tous ces objets divers, réels ou idéaux, ont un côté commun par où ils suscitent dans les consciences un même état affectif, et, par là, ils se confondent. Dans la mesure où ils sont exprimés par une seule et même représentation, ils sont indistincts. Voilà comment l’Arunta a pu être amené à voir dans le churinga le corps commun de l’individu, de l’ancêtre, et même de l’être totémique. C’est une manière de s’exprimer à lui-même l’identité des sentiments dont ces différentes choses sont l’objet.

Toutefois, de ce que l’idée d’âme dérive de l’idée de mana, il ne suit nullement que la première soit d’une origine relativement tardive ni qu’il y ait eu une époque de l’histoire ou les hommes n’auraient connu les forces religieuses que sous leurs formes impersonnelles. Quand, par le mot de pré-animisme, on entend désigner une période historique pendant laquelle l’animisme aurait été totalement ignoré, on fait une hypothèse arbitraire[125] ; car il n’y a pas de peuple où l’idée d’âme et l’idée de mana ne coexistent. On n’est donc pas fondé à supposer qu’elles se sont formées en deux temps distincts ; mais tout prouve qu’elles sont sensiblement contemporaines. De même qu’il n’existe pas de sociétés sans individus, les forces impersonnelles qui se dégagent de la collectivité ne peuvent se constituer sans s’incarner dans des consciences individuelles où elles s’individualisent elles-mêmes. En réalité il n’y a pas là deux processus différents, mais deux aspects différents d’un seul et même processus. Il est vrai qu’ils n’ont pas une égale importance : l’un d’eux est plus essentiel que l’autre. L’idée de mana ne suppose pas l’idée d’âme ; car pour que le mana puisse s’individualiser et se fragmenter en âmes particulières, il faut d’abord qu’il soit, et ce qu’il est en lui-même ne dépend pas des formes qu’il prend en s’individualisant. Au contraire, l’idée d’âme ne peut se comprendre que par rapport à l’idée de mana. À ce titre, on peut bien dire qu’elle est due à une formation secondaire ; mais il s’agit d’une formation secondaire au sens logique, et non chronologique du mot.

V

Mais d’où vient que les hommes ont cru que l’âme survivait au corps et pouvait même lui survivre pendant un temps indéfini ?

De l’analyse à laquelle nous avons procédé, il résulte que la croyance à l’immortalité ne s’est nullement constituée sous l’influence d’idées morales. L’homme n’a pas imaginé de prolonger son existence au-delà du tombeau afin qu’une juste rétribution des actes moraux pût être assurée dans une autre vie, à défaut de celle-ci ; car nous avons vu que toute considération de ce genre était étrangère à la primitive conception de l’au-delà.

On ne peut davantage s’arrêter à l’hypothèse d’après laquelle l’autre vie aurait été conçue comme un moyen d’échapper à la perspective angoissante de l’anéantissement. D’abord, il s’en faut que le besoin de survie personnelle ait été si vif à l’origine. Le primitif accepte généralement l’idée de la mort avec une sorte d’indifférence. Dressé à tenir peu de compte de son individualité, habitué à exposer sans cesse sa vie, il y renonce assez facilement[126]. De plus, l’immortalité qui lui est promise par les religions qu’il pratique n’a rien de personnel. Dans un grand nombre de cas, l’âme ne continue pas ou ne continue pas longtemps la personnalité du défunt, puisque, oublieuse de son existence antérieure, elle s’en va, au bout de quelque temps, animer d’autres corps et devient ainsi le principe vivifiant de personnalités nouvelles. Même chez des peuples plus avancés, ce n’était pas la pâle et triste existence que les ombres menaient dans la Scheol ou dans l’Érèbe, qui pouvait atténuer les regrets que laissait le souvenir de la vie perdue.

Une explication plus satisfaisante est celle qui rattache la conception d’une vie posthume aux expériences du rêve. Nos parents, nos amis morts nous réapparaissent en songe : nous les voyons agir ; nous les entendons parler ; il était naturel d’en conclure qu’ils continuent à exister. Mais si ces observations ont pu servir à confirmer l’idée, une fois qu’elle fut née, elles ne semblent pas de nature à l’avoir suscitée de toutes pièces. Les rêves où nous voyons revivre des personnes disparues sont trop rares, trop courts et ne laissent d’eux-mêmes que des souvenirs trop vagues pour avoir, à eux seuls, suggéré aux hommes un aussi important système de croyances. Il y a une disproportion marquée entre l’effet et la cause à laquelle il est attribué.

Ce qui rend la question embarrassante, c’est que, par elle-même, la notion d’âme n’impliquait pas l’idée de survie, mais semblait plutôt l’exclure. Nous avons vu, en effet, que l’âme, tout en étant distinguée du corps, passe pourtant pour en être étroitement solidaire : elle vieillit quand il vieillit ; elle subit le contre coup de toutes les maladies qui l’atteignent ; il devait donc paraître naturel qu’elle mourût avec lui. Tout au moins, on aurait dû croire qu’elle cessait d’exister, à partir du moment où il avait définitivement perdu sa forme première, où il ne restait plus rien de ce qu’il avait été. Cependant, c’est juste à partir de ce moment que s’ouvre pour elle une vie nouvelle.

Les mythes que nous avons précédemment rapportés nous fournissent la seule explication qui puisse être donnée de cette croyance. Nous avons vu que les âmes des nouveau-nés étaient ou des émanations d’âmes ancestrales ou ces âmes mêmes réincarnées. Mais pour qu’elles pussent soit se réincarner soit dégager périodiquement des émanations nouvelles, il fallait qu’elles survécussent à leurs premiers détenteurs. Il semble donc bien qu’on ait admis la survie des morts pour pouvoir expliquer la naissance des vivants. Le primitif n’a pas l’idée d’un dieu tout-puissant qui tire les âmes du néant. Il lui semble qu’on ne peut faire des âmes qu’avec des âmes. Celles qui naissent ne peuvent donc être que des formes nouvelles de celles qui ont été ; par suite, il faut que celles-ci continuent à être pour que d’autres puissent se former. En définitive, la croyance à l’immortalité des âmes est la seule manière dont l’homme puisse alors s’expliquer à lui-même un fait qui ne peut pas ne pas frapper son attention ; c’est la perpétuité de la vie du groupe. Les individus meurent ; mais le clan survit. Les forces qui font sa vie doivent donc avoir la même perpétuité. Or ces forces, ce sont les âmes qui animent les corps individuels ; car c’est en elles et par elles que le groupe se réalise. Pour cette raison, il faut qu’elles durent. Il est même nécessaire qu’en durant elles restent identiques à elles-mêmes ; car, comme le clan garde toujours sa physionomie caractéristique, la substance spirituelle dont il est fait doit être conçue comme qualitativement invariable. Puisque c’est toujours le même clan avec le même principe totémique il faut que ce soient les mêmes âmes, les âmes n’étant que le principe totémique fragmenté et particularisé. Il y a ainsi comme un plasma germinatif, d’ordre mystique, qui se transmet de génération en génération et qui fait ou, du moins, qui est censé faire l’unité spirituelle du clan à travers la durée. Et cette croyance, malgré son caractère symbolique, n’est pas sans vérité objective. Car si le groupe n’est pas immortel au sens absolu du mot, il est vrai cependant qu’il dure par-dessus les individus et qu’il renaît et se réincarne à chaque génération nouvelle.

Un fait confirme cette interprétation. Nous avons vu que, d’après le témoignage de Strehlow, les Arunta distinguent deux sortes d’âmes : il y a, d’une part, celles des ancêtres de l’Alcheringa, et, de l’autre, celles des individus qui, à chaque moment de l’histoire, composent réellement l’effectif de la tribu. Les secondes ne survivent au corps que pendant un temps assez court ; elles ne tardent pas à être totalement anéanties. Seules, les premières sont immortelles ; de même qu’elles sont incréées, elles ne périssent pas. Or, il est remarquable que ce sont aussi les seules dont l’immortalité soit nécessaire pour expliquer la permanence du groupe ; car c’est à elles et à elles seules qu’incombe la fonction d’assurer la perpétuité du clan, puisque toute conception est leur œuvre. Les autres n’ont, sous ce rapport, aucun rôle à jouer. Les âmes ne sont donc dites immortelles que dans la mesure où cette immortalité est utile pour rendre intelligible la continuité de la vie collective.

Ainsi, les causes qui suscitèrent les premières croyances relatives à une autre vie furent sans rapports avec les fonctions que les institutions d’outre-tombe devaient remplir plus tard. Mais une fois nées, elles furent vite utilisées pour des fins différentes de celles qui avaient été leurs premières raisons d’être. Dès les sociétés australiennes, nous les voyons qui commencent à s’organiser dans ce but. D’ailleurs, elles n’eurent pas besoin pour cela de subir des transformations fondamentales. Tant il est vrai qu’une même institution sociale peut, sans changer de nature, remplir successivement des fonctions différentes !

VI

L’idée d’âme a été pendant longtemps et reste encore en partie la forme populaire de l’idée de personnalité[127]. La genèse de la première de ces idées doit donc nous aider à comprendre comment la seconde s’est constituée.

Il ressort de ce qui précède que la notion de personne est le produit de deux sortes de facteurs. L’un est essentiellement impersonnel : c’est le principe spirituel qui sert d’âme à la collectivité. C’est lui, en effet, qui constitue la substance même des âmes individuelles. Or il n’est la chose de personne en particulier : il fait partie du patrimoine collectif ; en lui et par lui, toutes les consciences communient. Mais d’un autre côté, pour qu’il y ait des personnalités séparées, il faut qu’un autre facteur intervienne qui fragmente ce principe et qui le différencie : en d’autres termes, il faut un facteur d’individuation. C’est le corps qui joue ce rôle. Comme les corps sont distincts les uns des autres, comme ils occupent des points différents du temps et de l’espace, chacun d’eux constitue un milieu spécial où les représentations collectives viennent se réfracter et se colorer différemment. Il en résulte que, si toutes les consciences engagées dans ces corps ont vue sur le même monde, a savoir que le monde d’idées et de sentiments qui font l’unité morale du groupe, elles ne le voient pas toutes sous le même angle ; chacune l’exprime à sa façon.

De ces deux facteurs, également indispensables, le premier n’est certes pas le moins important ; car c’est lui qui fournit la matière première de l’idée d’âme. On sera peut-être étonné de voir attribuer un rôle aussi considérable à l’élément impersonnel dans la genèse de la notion de personnalité. Mais l’analyse philosophique de l’idée de personne, qui a devancé, et de beaucoup, l’analyse sociologique, est arrivée sur ce point à des résultats analogues. Entre tous les philosophes, Leibniz est un de ceux qui ont eu le plus vif sentiment de ce qu’est la personnalité ; car la monade est, avant tout, un être personnel et autonome. Et cependant, pour Leibniz, le contenu de toutes les monades est identique. Toutes, en effet, sont des consciences qui expriment un seul et même objet, le monde ; et comme le monde lui-même n’est qu’un système de représentations, chaque conscience particulière n’est, en somme, qu’un reflet de la conscience universelle. Seulement, chacune l’exprime de son point de vue et à sa manière. On sait comment cette différence de perspectives vient de ce que les monades sont diversement situées les unes par rapport aux autres et par rapport au système total qu’elles constituent.

Sous une autre forme, Kant exprime le même sentiment. Pour lui, la clef de voûte de la personnalité est la volonté. Or, la volonté est la faculté d’agir conformément à la raison, et la raison est ce qu’il y a de plus impersonnel en nous. Car la raison n’est pas ma raison ; c’est la raison humaine en général. Elle est le pouvoir qu’a l’esprit de s’élever au-dessus du particulier, du contingent, de l’individuel, pour penser sous la forme de l’universel. On peut donc dire, de ce point de vue, que ce qui fait de l’homme une personne, c’est ce par quoi il se confond avec les autres hommes, ce qui fait de lui un homme, et non tel homme. Le sens, le corps, en un mot tout ce qui individualise, est, au contraire, considéré par Kant comme l’antagoniste de la personnalité.

C’est que l’individuation n’est pas la caractéristique essentielle de la personne. Une personne, ce n’est pas seulement un sujet singulier, qui se distingue de tous les autres. C’est, en outre et surtout, un être auquel est attribuée une autonomie relative par rapport au milieu avec lequel il est le plus immédiatement en contact. On se le représente comme capable, dans une certaine mesure, de se mouvoir de lui-même : c’est ce que Leibniz exprimait d’une manière outrancière, en disant de la monade qu’elle est complètement fermée au-dehors. Or notre analyse permet de concevoir comment s’est formée cette conception et à quoi elle répond.

L’âme, en effet, expression symbolique de la personnalité, a ce même caractère. Bien qu’étroitement unie au corps, elle passe pour en être profondément distincte et pour jouir, par rapport à lui, d’une large indépendance. Pendant la vie, elle peut le quitter temporairement et elle s’en retire définitivement à la mort. Bien loin qu’elle en dépende, elle le domine de la dignité plus haute qui est en elle. Elle peut bien lui emprunter la forme extérieure sous laquelle elle s’individualise, mais elle ne lui doit rien d’essentiel. Or, cette autonomie que tous les peuples ont prêtée à l’âme n’est pas purement illusoire et nous savons maintenant quel en est le fondement objectif. Il est bien vrai que les éléments qui servent à former l’idée d’âme et ceux qui entrent dans la représentation du corps proviennent de deux sources différentes et indépendantes l’une de l’autre. Les uns sont faits des impressions et des images qui se dégagent de tous les points de l’organisme ; les autres consistent en idées et en sentiments qui viennent de la société et qui l’expriment. Les premiers ne dérivent donc pas des seconds. Ainsi, il y a réellement une partie de nous-mêmes qui n’est placée sous la dépendance immédiate du facteur organique : c’est tout ce qui, en nous, représente la société. Les idées générales que la religion ou la science gravent dans nos esprits, les opérations mentales que ces idées supposent, les croyances et les sentiments qui sont à la base de notre vie morale, toutes ces formes supérieures de l’activité psychique que la société éveille et développe en nous ne sont pas à la remorque du corps, comme nos sensations et nos états cœnesthésiques. C’est que, comme nous l’avons montré, le monde des représentations dans lequel se déroule la vie sociale se surajoute à son substrat matériel, bien loin qu’il en provienne : le déterminisme qui y règne est donc beaucoup plus souple que celui qui a ses racines dans la constitution de nos tissus et il laisse à l’agent une impression justifiée de plus grande liberté. Le milieu dans lequel nous nous mouvons ainsi a quelque chose de moins opaque et de moins résistant : nous nous y sentons et nous y sommes plus à l’aise. En un mot, le seul moyen que nous ayons de nous libérer des forces physiques est de leur opposer les forces collectives.

Mais ce que nous tenons de la société nous est commun avec nos compagnons. Il s’en faut donc que nous soyons d’autant plus personnels que nous sommes plus individualisés. Les deux termes ne sont nullement synonymes : en un sens, ils s’opposent plus qu’ils ne s’impliquent. La passion individualise et, pourtant, elle asservit. Nos sensations sont essentiellement individuelles ; mais nous sommes d’autant plus des personnes que nous sommes plus affranchis des sens, plus capables de penser et d’agir par concepts. Ceux donc qui insistent sur tout ce qu’il y a de social dans l’individu n’entendent pas, pour cela, nier ou rabaisser la personnalité. Ils se refusent seulement à la confondre avec le fait de l’individuation[128].



  1. C’est le cas des Gnanji ; v. North. Tr., p. 170, p. 546 ; cf. un cas semblable, in Brough Smyth, II, p. 269.
  2. Australian Aborigines, p. 51.
  3. Il y eut certainement chez les Gnanji un temps ou les femmes avaient une âme ; car il existe encore aujourd’hui un grand nombre d’âmes de femmes. Seulement, elles ne se réincarnent jamais ; et comme, chez ce peuple, l’âme qui anime un nouveau-né est une âme ancienne qui se réincarne, du fait que les âmes de femmes ne se réincarnent pas, il résulte que les femmes ne peuvent avoir d’âme. On peut, d’ailleurs, expliquer d’où vient cette absence de réincarnation. Chez les Gnanji, la filiation, après avoir été utérine, se fait aujourd’hui en ligne paternelle : la mère ne transmet pas son totem à l’enfant. La femme n’a donc jamais de descendants qui la perpétuent. ; elle est finis familia suæ. Pour expliquer cette situation, il n’y avait que deux hypothèses possibles : ou bien les femmes n’ont pas d’âme, ou bien les âmes de femmes sont détruites après la mort. Les Gnanji ont adopté la première de ces deux explications : certains peuples du Queensland ont préféré la seconde (v. Roth, Superstition, Magic and Medecine, in N. Queensland Ethnog., n° 5, § 68).
  4. « Les enfants au-dessous de quatre ou cinq ans n’ontt ni âme ni vie future », dit Dawson. Mais le fait que traduit ainsi Dawson, c’est tout simplement l’absence de rites funéraires pour les enfants en bas âge. Nous en verrons plus loin la signification véritable.
  5. Dawson, p. 51 ; Parker, The Euahlayi, p. 35 ; Eylmann, p. 188.
  6. North. Tr., p. 542 ; Schurmann, The Aboriginal Tribes of Port Lincoln, in Woods, p. 235.
  7. C’est l’expression employée par Dawson, p. 50.
  8. Strehlow, I, p. 15, n. 1 ; Schulze, loc. cit., p. 246. C’est le thème du mythe du vampire.
  9. Strehlow, I, p. 15 ; Schulze :, p. 244 ; Dawson, p. 51. Il est vrai qu’il est dit parfois des âmes qu’elles n’ont rien de corporel : d’après certains témoignages recueillis par Eylmann (p. 188), elles seraient ohne Fleisch und Blut. Mais ces négations radicales nous laissent sceptique. Le fait qu’on ne fait pas d’offrande aux âmes des morts n’implique nullement, comme le croit Roth (Superstition, Magic, etc., § 65) qu’elles ne mangent pas.
  10. Roth, ibid., § 65 ; North. Tr., p. 500. Il arrive ainsi que l’âme dégage des odeurs (Roth, ibid., § 68).
  11. Roth, ibid., § 67 ; Dawson, p. 51.
  12. Roth, ibid., § 65.
  13. Schürmann, Aborig. Tr. of Port Lincoln, in Woods, p. 235.
  14. Parker, The Euahlayi, p. 29, 35 ; Roth, ibid., § 65, 67, 68.
  15. Roth, Superstition, etc., § 65 ; Strehlow, I, p. 15.
  16. Strehlow, I, p. 14, n. 1.
  17. Frazer, On certain Burial Customs, as Illustrative of the Primitive Theory of the Soul, in J.A.I., XV, p. 66.
  18. C’est le cas chez les Kaitish et les Unmatjera. V. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 506 et Nat. Tr., p. 512.
  19. Roth, ibid., § 65, se, 67, 68.
  20. Roth, ibid., § 68 ; il est dit dans ce passage que, quand il y a évanouissement à la suite d’une perte de sang, c’est que l’âme est partie. Cf. Parker, The Euahlayi, p. 38.
  21. Parker, The Euahlayi, p. 29 et 35 ; Roth, ibid., § 65.
  22. Strehlow, I, p. 12, 14. Il est parlé dans ces différents passages de mauvais esprits qui tuent de petits enfants, dont ils mangent l’âme, le foie et la graisse, ou bien l’âme, le foie et les rognons. Le fait que l’âme est ainsi mise sur le même pied que les différents viscères ou tissus et constitue un aliment du même genre montre bien l’étroit rapport qu’elle soutient avec eux. Cf. Schulze, p. 246.
  23. Par exemple, chez les gens de la rivière Pennefather (Roth, ibid., § 68), il y a un nom pour l’âme qui réside dans le cœur (Ngai), un autre pour celle qui réside dans le placenta (Choi), un troisième pour celle qui se confond avec le souffle (Wanji). Chez les Euahlayi, il y a trois et jusqu’à quatre âmes (Parker, The Euahlayi, p. 35).
  24. V. la description du rite de l’Urpmilchima, chez les Arunta (Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 503 et suiv.).
  25. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 497 et 508.
  26. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 547, 548.
  27. Ibid., p. 506, p. 527 et suiv.
  28. Meyer, The Encounter Bay Tribe, in Woods, p. 198.
  29. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 551, 463 ; Nat. Tr., p. 553.
  30. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 540.
  31. Par exemple, chez les Arunta et chez les Loritja (Strehlow, 1, p. 15, n. 2 ; II, p. 77). L’âme, pendant la vie, s’appelle guruna et Ltana après la mort. Le Ltana de Strehlow est identique à l’ulthana de Spencer et Gillen (Nat. Tr., p. 514 et suiv.). De même chez les gens de la rivière Bloomfield (Roth, Superstition, etc., § 66).
  32. Eylmann, p. 188.
  33. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 524, 491, 496.
  34. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 542, 508.
  35. Mathews, Ethnol. Notes on the Aboriginal Tribes of N. S. Wales a. Victoria, in Journ. a. Proc. of the R. S. of N. S. Wales, XXXVIII, p. 287.
  36. Strehlow, I, p. 15 et suiv. Ainsi, d’après Strehlow, chez les Arunta, les morts vivent dans une île ; d’après Spencer et Gillen, dans un lieu souterrain. Il est probable que les deux mythes coexistent, et ils ne sont pas les seuls. Nous verrons qu’on en trouve même un troisième. Sur cette conception de l’île des morts, cf. Howitt, Nat. Tr., p. 498 ; Schürmann, Aborig. Tr. of Port Lincoln, in Eylmann, p. 235 ; p. 189.
  37. Schulze, p. 244.
  38. Dawson, p. 51.
  39. On trouve dans ces mêmes tribus les traces évidentes d’un mythe plus ancien, d’après lequel les âmes vivaient dans un lieu souterrain (Dawson, ibid.).
  40. Taplin, The Narrinyeri, p. 18-19 ; Howitt, Nat. Tr., p. 473 ; Strehlow, I, p. 16.
  41. Howitt, Nat. Tr., p. 498.
  42. Strehlow, I, p. 16 ; Eylmann, p. 189 ; Howitt, Nat. Tr., p. 473.
  43. Ce sont les esprits des ancêtres d’un clan spécial, le clan de la poche à venin (Gifldrüsenmänner).
  44. Parfois l’action des missionnaires est manifeste. Dawson nous parie d’un véritable enfer opposé au paradis ; lui-même tend à voir dans cette conception une importation européenne.
  45. V. Dorsey, Siouan Cults, in XIth Rep., p. 419-420, 422, 485 ; cf. Marillier, La survivance de l’âme et l’idée de justice chez les peuples non civilisés, Rapport de l’École des Hautes Études, 1893.
  46. Elles peuvent se dédoubler provisoirement, comme nous verrons au chapitre suivant ; mais ces dédoublements n’ajoutent pas une unité au nombre des âmes susceptibles de se réincarner.
  47. Strehlow, I, p. 2.
  48. Nat. Tr., p. 73, n. 1.
  49. V. sur cet ensemble de conceptions, Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 119, 123-127, 387 et suiv. ; North. Tr., p. 145-174. Chez les Gnanji, ce n’est pas nécessairement auprès de l’oknanikilla qu’a lieu la conception. Mais on croit que chaque couple est accompagné, dans ses pérégrinations sur le continent, d’un essaim d’âmes du totem du mari. Quand l’occasion est venue, l’une de ces âmes pénètre dans le corps de la femme et la féconde, où que celle-ci se trouve (North. Tr., p. 169).
  50. Nat. Tr., p. 512-513. Cf. chap. X et XI.
  51. Ibid., p. 119.
  52. Chez les Kaitish (North. Tr., p. 154), chez les Urabunna (North. Tr., p. 146).
  53. C’est le cas chez les Warramunga et les tribus parentes, Walpari, Wulmala, Worgaia, Tjingilli (North. Tr., p. 161), et aussi chez les Umbaia et les Gnanji (North. Tr., p. 170).
  54. Strehlow, I, p. 15-16. Pour les Loritja, v. Strehlow, II, p. 7.
  55. Strehlow va jusqu’à dire que les relations sexuelles ne sont même pas considérées comme une condition nécessaire, une sorte de préparation à la conception (Il, p. 52, n. 7). Il ajoute, il est vrai, quelques lignes plus bas, que les vieillards savent parfaitement quel rapport unit le commerce charnel et la génération et que, pour ce qui regarde les animaux, les enfants eux-mêmes sont au courant. Ce qui ne laisse pas d’affaiblir un peu la portée de sa première affirmation.
  56. Nous employons, en général, la terminologie de Spencer et Gillen plutôt que celle de Strehlow, parce que la première est, dès à présent, consacrée par un long usage.
  57. Nat. Tr., p. 124, 513.
  58. I, p. 5. Ngarra, suivant Strehlow, signifie éternel. Chez les Loritja, il n’y a que des rochers qui jouent ce rôle.
  59. Strehlow traduit par Kinderkeime (germes d’enfants). Il s’en faut, d’ailleurs, que Spencer et Gillen aient ignoré le mythe des ratapa et les coutumes qui s’y rattachent. Ils nous en parlent explicitement dans Nat. Tr., p. 366 et suiv. et p. 552. Ils signalent, sur différents points du territoire arunta, l’existence de rochers appelés Erathipa, d’où se dégagent des spirit children, des âmes d’enfants, qui introduisent dans le corps des femmes et les fécondent. Suivant Spencer et Gillen, Erathipa signifierait enfant, quoique, ajoutent-ils, ce mot ne soit que rarement employé avec ce sens dans la conversation courante (ibid., p. 338).
  60. Les Arunta sont répartis tantôt en quatre, tantôt en huit classes matrimoniales. La classe d’un enfant est déterminée par celle de son père ; inversement, de la première on peut déduire la seconde. (v. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 70 et suiv. ; Strehlow, I, p. 6 et suiv.). Reste à savoir comment le ratapa a une classe déterminée ; nous revenons plus loin sur ce point.
  61. Strehlow, II, p. 52. Il arrive parfois, mais rarement, que des contestations s’élèvent sur la nature du totem de l’enfant. Strehlow en cite un cas (p. 53).
  62. C’est le même mot que namatwinna qu’on trouve chez Spencer et Gillen (Nat. Tr., p. 541).
  63. Strehlow, II, p. 53.
  64. Ibid., II, p. 56.
  65. Mathews attribue aux Tjingilli (alias Chingalee) une théorie analogue de la conception (Proc. R. Gegor. Trans. and Soc. Queensland, XXII (1907), p. 75-76).
  66. Il arrive parfois que l’ancêtre qui est censé avoir lancé le namatuna se montre à la femme sous les espèces d’un animal ou d’un homme ; c’est une preuve de plus de l’affinité de l’âme ancestrale pour une forme matérielle.
  67. Schulze, loc. cit., p. 237.
  68. C’est ce qui résulte de ce fait que le ratapa ne peut s’incarner que dans le corps d’une femme qui appartient à la même classe matrimoniale que la mère de l’ancêtre mythique. Aussi ne comprenons-nous pas comment Strehlow a pu dire (I, p. 42, Anmerkung) que, sauf dans un cas, les mythes n’affectent pas les ancêtres de l’Alcheringa à des classes matrimoniales déterminées. Sa propre théorie de la conception suppose tout le contraire (cf. II, p. 53 et suiv.).
  69. Strehlow, II, p. 58.
  70. La différence entre les deux versions s’atténue encore et se réduit presque à rien si l’on remarque que, quand Spencer et Gillen nous disent que l’âme ancestrale s’incarne dans le corps de la femme, les expressions dont ils se servent ne doivent pas être prises à la lettre. Ce n’est pas l’âme tout entière qui vient féconder la mère, mais seulement une émanation de cette âme. En effet, de leur aveu, une âme, égale en pouvoirs et même plutôt supérieure à celle qui s’est incarnée, continue à résider dans l’arbre ou le rocher nanja (V. Nat. Tr., p. 514) ; nous aurons l’occasion de revenir sur ce point (cf. plus bas, p. 393).
  71. Il, p. 76, 81. Suivant Spencer et Gillen, le churinga serait non le corps de l’ancêtre, mais l’objet dans lequel réside l’âme de ce dernier. Ces deux interprétations mythiques sont, au fond, identiques et on voit aisément comment on a pu passer de l’une à l’autre : le corps est le lieu où réside l’âme.
  72. Strehlow, I, p. 4.
  73. Strehlow , I, p. 53-54. Dans ces récits, l’ancêtre commence par s’introduire lui-même dans le sein de la femme et il y produit les troubles caractéristiques de la grossesse. Puis il en sort et ne laisse qu’ensuite le namatuna.
  74. Strehlow, II, p. 76.
  75. Ibid., p. 81. Voici la traduction mot à mot des termes employés telle que nous la donne Strehlow : Dies du Körper bist ; dies du der nämliche. Dans un mythe, un héros civilisateur, Mangarkunjerkunja, présentant à chaque homme le churinga de son ancêtre, lui dit : « Tu es né de ce churinga » (ibid., p. 76).
  76. Strehlow, II, p. 76.
  77. Strehlow, ibid.
  78. Au fond, la seule divergence réelle qu’il y ait entre Strehlow, d’une part, Spencer et Gillen, de l’autre, est la suivante. Pour ces derniers, l’âme de l’individu, après la mort, revient à l’arbre nanja où elle se confond à nouveau avec l’âme de l’ancêtre (Nat. Tr., p. 5l3) ; pour Strehlow, elle s’en va à l’île des morts où elle finit par être anéantie. Dans un mythe comme dans l’autre, elle ne survit pas individuellement. Quant à la cause de cette divergence, nous renonçons à la déterminer. Il est possible qu’il y ait eu une erreur d’observation commise par Spencer et Gillen qui ne nous parlent pas de l’île des morts. Il est possible aussi que le mythe ne soit pas le même chez les Arunta de l’est que Spencer et Gillen ont surtout observés, et dans d’autres parties de la tribu.
  79. Strehlow, II, p. 51.
  80. Ibid., II, p. 56.
  81. Ibid., I, p. 3-4.
  82. Ibid., II, p. 61.
  83. V. plus haut, p. 261.
  84. Strehlow, II, p. 57 et I, p. 2.
  85. Strehlow, II, p. 57.
  86. Roth, Superstition, Magic, etc., § 74.
  87. En d’autres termes, l’espèce totémique est beaucoup plus constituée par le groupe des ancêtres, par l’espèce mythique, que par l’espèce animale ou végétale proprement dite.
  88. V. plus haut, p. 363.
  89. Strehlow, II, p. 76.
  90. Strehlow, ibid.
  91. Strehlow, II, p. 57, 60, 61. La liste des totems est appelée par Strehlow la liste des ratapa.
  92. Howitt, Nat. Tr., p. 475 et suiv.
  93. The Manners and Customs of Ihe Dieyerie Tribe of Australian Aborigines, in Curr, II, p. 47.
  94. Howitt, Nat. Tr., p. 482.
  95. Ibid., p. 487.
  96. Taplin, Folklore, Customs, Manners, etc., of South Austral. Aborig., p. 88.
  97. Chaque clan d’ancêtres a, sous terre, son camp spécial ; le miyur est ce camp.
  98. Mathews, in Journal of R. S. of N. S. Wales, XXXVIII, p. 293. Mathews signale la même croyance dans d’autres tribus de Victoria (ibid., p. 197).
  99. Mathews, ibid., p. 349.
  100. J. Bishof, Die Niol-Niol, in Anthropos, III, p. 35.
  101. Roth, Superstition, etc., § 68 ; cf. 69 a, le cas semblable des indigènes de la Rivière Proserpine. Pour simplifier l’exposé, nous avons laissé de côté la complication qui tient à la différence des sexes. L’âme des filles est faite avec le choi de leur mère, tandis qu’elles partagent avec leurs frères le ngai de leur père. Cette particularité, qui vient peut-être de ce que les deux systèmes de filiation ont été successivement en usage, n’atteint pas, d’ailleurs, le principe de la perpétuité de l’âme.
  102. Ibid., p. 16.
  103. Die Tlinkit-Indianer', p. 282.
  104. Swanton, Contributions to the Ethnology of the Haida, p. 117 et suiv.
  105. Boas , Sixth Rep. of the Committee on the North-Western Tribes of Canada, p. 59.
  106. Lafitau, Mœurs des sauvages américains, II, p. 434 ; Petitot, Monographie des Dénè-Dindjié, p. 59.
  107. V. plus haut, p. 190 et suiv.
  108. V. plus haut, p. 194.
  109. Howitt, Nat. Tr., p. 147. Cf. ibid., p. 769.
  110. Strehlow (I, p. 15, n. 2), Sculze (loc. cit., p. 246) nous représentent l’âme, comme Howitt nous représente ici le totem, sortant du corps pour aller manger une autre âme. De même, on a vu plus haut l’altjira ou totem maternel se manifester en rêve ainsi qu’une âme ou un esprit.
  111. Fison et Howitt, Hurnai and Kamilaroi, p. 280.
  112. Globus, t. CXI, p. 289. Malgré des objections de Leonhardi, Strehlow a maintenu ses affirmations sur ce point (v. Strehlow, III, p. xx). Leonhardi trouve qu’il y a quelque contradiction entre cette assertion et la théorie d’après laquelle les ratapa émanent d’arbres, de rochers, de churinga. Mais l’animal totémique incarne le totem tout comme l’arbre ou le rocher nanja ; il peut donc jouer le même rôle. Ces différentes choses sont mythologiquement équivalentes.
  113. Notes on the West Coastal Tribes of the Northern Territory of S. Australia, in Trans. R. Soc. South Australia, XXXI (1907), p. 4. Cf. à propos des tribus du district de Cairns (Queensland septentrional,) Man, 1909, n° 86.
  114. Chez les Wakelvura où, selon Curr et Howitt, chaque classe matrimoniale a ses totems propres, l’animal dit la classe (v. Curr, III, p. 28) ; chez les Buandik, il révèle le clan (Mrs James S. Smith, The Booandik Tribes of S. Austral. Aborigines, p. 128). Cf. Howitt, On some Austral. Beliefs, in J.A.I., XIII, p. 191 ; XIV, p. 362 ; Thomas, An American View of Totemism, in Man, 1902, n° 85 ; Mathews, Journ. of R. S. of N. S. Wales, XXXVIII, p.347-348 ; Brough Smyth, I, p. 110 ; Spencer et Gillen, North. Tr., p. 513.
  115. Roth, Superstition, etc., § 83. C’est probablement une forme de totémisme sexuel.
  116. Prinz zu Wied, Reise in das innere Nord-Amerika, II, p. 190.
  117. K. von den Steinen, Unter den Naturvölkern Zentral-Bräsiliens, 1894, p. 511, 512.
  118. V. Frazer, Golden Boughh, I, p. 250, 253, 256, 257, 258.
  119. Third Rep., p. 229, 233.
  120. Indian Tribes, IV, p. 86.
  121. Par exemple, chez les Batta de Sumatra (v. Golden Bough2, III, p. 420), en Mélanésie (Codrington, The Melanesians, p. 178), dans l’archipel malais (Tylor, Remarks on Totemism, in J.A.I., nouvelle série, I, p. 147). On remarquera que les cas où l’âme, après la mort, se présente nettement sous forme animale sont empruntés à des sociétés ou le totémisme est plus ou moins entamé. C’est que, là où les croyances totémiques sont relativement pures, l’idée d’âme est forcement ambiguë ; car le totémisme implique qu’elle participe à la fois des deux règnes. Elle ne peut se déterminer dans un sens ou dans l’autre d’une manière exclusive, mais prend tantôt un aspect et tantôt l’autre suivant les circonstances. Plus le totémisme régresse, moins cette ambiguïté devient nécessaire, en même temps que les esprits ressentent un plus vif besoin de distinction. Alors, les affinités si marquées de l’âme pour le règne animal se font sentir, surtout après qu’elle est libérée du corps humain.
  122. V. plus haut, p. 242. Sur la généralité de la croyance à la métempsycose, v. Tylor, II, p. 8 et suiv.
  123. Si les représentations religieuses et morales constituent, croyons-nous, les éléments essentiels de l’idée d’âme, nous n’entendons pas dire cependant que ce soient les seuls. Autour de ce noyau central, d’autres états de conscience viennent se grouper qui ont, quoique à un moindre degré, le même caractère. C’est le cas de toutes les formes supérieures de la vie intellectuelle, en raison du prix tout particulier et de la dignité que leur attribue la société. Quand nous vivons de la vie de la science ou de l’art, nous avons l’impression de nous mouvoir dans un cercle de choses supérieures à la sensation ; c’est ce que nous aurons, d’ailleurs, l’occasion de montrer avec plus de précision dans notre conclusion. C’est pourquoi les hautes fonctions de l’intelligence ont toujours été considérées comme des manifestations spécifiques de l’activité de l’âme. Mais elles n’eussent vraisemblablement pas suffi à en constituer la notion.
  124. F. Tregear, The Maori-Polynesian Comparative Dictionary, p. 203-205.
  125. C’est la thèse de Preuss dans les articles du Globus que nous avons plusieurs fois cités. Il semble que M. Lévy-Bruhl tend lui aussi vers la même conception (v. Fonctions mentales, etc., p. 92-93).
  126. V. sur ce point notre Suicide, p. 233 et suiv.
  127. On objectera peut-être que l’unité est la caractéristique de la personnalité, alors que l’âme a toujours été conçue comme multiple, comme susceptible de se diviser et de se subdiviser presque à l’infini. Mais nous savons aujourd’hui que l’unité de la personne est également faite de parties, qu’elle est, elle aussi, susceptible de se diviser et de se décomposer. Cependant, la notion de personnalité ne s’évanouit pas par cela seul que nous avons cessé de la concevoir sous la forme d’un atome métaphysique et indivisible. Il en est de même de ces conceptions populaires de la personnalité qui ont trouvé leur expression dans l’idée d’âme. Elles montrent que les peuples ont toujours eu le sentiment que la personne humaine n’avait pas cette unité absolue que lui ont prêtée certains métaphysiciens.
  128. Nous ne nions pas, pour cela, l’importance du facteur individuel : il s’explique, de notre point de vue, tout aussi aisément que son contraire. Si l’élément essentiel de la personnalité est ce qu’il y a de social en nous, d’un autre côté, il ne peut y avoir de vie sociale que si des individus distincts sont associés, et elle est d’autant plus riche qu’ils sont plus nombreux et plus différents les uns des autres. Le facteur individuel est donc condition du facteur impersonnel. La réciproque n’est pas moins vraie, car la société elle-même est une source importante de différenciations individuelles (v. Division du travail social, 3e éd., p. 627 et suiv.).