CHAPITRE XII

le dernier jour

Le 15 Juin 1764, la croix rouge de Saint Georges flottait encore sur le fort Presqu’Isle.

Mais avant que le soleil eût paru sur l’horizon, des hurlements affreux, des feux assourdissants de mousqueterie, et une invasion furieuse de deux cents démons rouges peints en guerre vint s’abattre sur la malheureuse citadelle.

Le grand jour, le jour suprême était arrivé !

À la première alerte, le commandant Christie et ses hommes abandonnèrent les ouvrages avancés pour se retirer dans la Block-House où il était utile de concentrer leurs forces : là, chacun prit avec sang-froid toutes ses dispositions pour opposer une résistance désespérée.

Les Indiens s’avançaient rapidement, protégés par les grands arbres et les accidents de terrain : ils lancèrent bientôt sur le fort une grêle de balles, de grenades incendiaires et de flèches enflammées. Chaque meurtrière, chaque interstice entre les troncs d’arbres servait de cible à un courant continu de balles ; si, par intervalles, un assiégé hasardait sa tête à quelque embrasure pour donner un rapide coup d’œil au dehors, aussitôt vingt projectiles sifflaient autour d’elle ; souvent le but était frappé, et la petite garnison comptait un défenseur de moins.

Il y avait un côté faible à la Block-House : le toit de son belvédère était construit en planches minces et sèches très-accessibles à la flamme ; aussi prirent-elles feu tout d’abord. Avec la provision d’eau dont le réservoir était abondamment garni on éteignit plusieurs fois ces commencements d’incendie, mais on pût bientôt prévoir le moment où l’élément destructeur ne pourrait plus être combattu.

Après plusieurs heures d’une lutte furieuse, les Indiens, toujours repoussés, eurent recours à une stratégie inquiétante. Roulant en amas énormes d’immenses troncs d’arbres très-proche de la forteresse, ils se construisirent sur trois points des redoutes fortifiées d’où ils pouvaient sans danger accabler les assiégés de leur mousqueterie.

Non contents de ce premier avantage, ils amoncelèrent des pierres, de façon à élever leurs postes au dessus des parapets du fort par ce moyen, ils arrivaient à lancer sur les défenseurs un feu plongeant qui devait les foudroyer en peu d’instants, sans abri possible.

Plus d’un brave soldat pâlit à l’aspect de ce péril nouveau et inexorable il ne restait plus qu’à mourir stoïquement en vendant chèrement sa vie.

Quand le réservoir d’eau fut vide, l’incendie recommença ; la position n’était plus tenable. Il y avait bien un puits dans l’esplanade, mais on ne pouvait l’aborder sans courir à une mort certaine, le feu des Indiens sillonnait en tout sens cet espace découvert.

Il n’y avait plus qu’une ressource, c’était de creuser un puits dans la Block-House même. En conséquence, on défonça les planchers, et une partie de la garnison se mit à l’ouvrage. C’était un spectacle navrant de voir ces malheureux, noircis par la poudre, ruisselants d’une sueur sanglante, se courber sur le sol et le fouiller désespérément pendant que leurs compagnons continuaient le feu roulant de leurs décharges. Les canons de leurs fusils étaient devenus si chauds qu’ils brûlaient les mains des soldats et pouvaient à peine se manier.

Enveloppé par la fumée, inondé de transpiration, le désespoir dans l’âme, mais faisant bonne contenance, le commandant Christie se multipliait, ranimant ses hommes, prodiguant ses soins aux blessés, donnant à tous l’exemple d’un héroïque courage.

Le travail du puits, quoique poursuivi avec une activité surhumaine, semblait avancer bien lentement : Par intervalles une clameur s’élevait : « Le feu est au toit ! Les madriers du belvédère brûlent ! »

Alors quelque brave cœur se dévouait ; on voyait un homme s’élancer au milieu des tourbillons de fumée, la hache à la main, pour couper les pièces de bois embrasées et circonscrire l’incendie. Souvent il n’arrivait pas au but ; arrêté dans son élan par une balle, il retombait d’étage en étage et allait rouler jusque hors des parapets.

Les travailleurs du puits, accablés de fatigue, laissèrent tomber leurs outils avec découragement et reprirent leurs fusils. D’autres allèrent reprendre leur besogne et la continuèrent avec l’obstination machinale du désespoir.

Vingt fois l’incendie se ralluma sous une pluie de grenades et de flèches enflammées ; vingt fois on parvint à l’éteindre en sacrifiant plusieurs vies précieuses.

Enfin un cri presque joyeux retentit des profondeurs de la fouille : "Voilà l’eau ! Dieu soit loué !… »

Mais au même instant un autre cri lugubre lui servait d’écho « Le feu ! le feu est au toit ! le feu est au belvédère ! »

Il fallut ainsi soutenir jusqu’à la nuit ce double combat contre les hommes et contre l’élément destructeur.

Mais, au moment où les assiégés espéraient prendre quelques minutes d’un triste repos, la tempête de poudre et de feu surgit de nouveau ; il fallut recommencer cette lutte insensée, cette agonie héroïque.

Les assaillants avaient reçu des renforts de troupes fraîches ; elles prenaient la place de ceux qu’avaient lassés les assauts de la journée.

Au point du jour une effroyable détonation glaça d’effroi les plus hardis défenseurs du fort. Pendant l’obscurité l’ennemi avait pratiqué une mine ; son explosion venait de faire sauter les ouvrages extérieurs de la citadelle.

Ce fut un instant horrible ; des blocs énormes volèrent au loin, se tordant en l’air comme de gigantesques serpents de feu, puis ils retombèrent au milieu d’une grêle de débris fumants et d’étincelles tourbillonnantes ; leur chute s’opéra à droite et à gauche avec de sinistres craquements, et tout rentra dans un morne silence.

Les assiégés restèrent un instant immobiles et stupéfaits sous cette pluie de cendres et de feu mais revenant à eux aussitôt, ils recommencèrent la fusillade avec une fureur convulsive.

À leur grand étonnement, les assaillants répondirent à peine, et au lieu de s’approcher s’éloignèrent successivement à quelque distance.

La petite garnison sut bientôt à quoi s’en tenir sur ce calme inexplicable. Le géant Français qui, la nuit précédente, avait capturé Basil Veghte, se montra portant le drapeau blanc du parlementaire.

Il fit signe de la main qu’il voulait parler : aussitôt on cessa le feu, et on prêta l’oreille.

– Braves officiers et soldats ! dit-il en mauvais Anglais ; je désire épargner un sang précieux : je vous préviens qu’une nouvelle mine est pratiquée jusque sous les fondations de votre citadelle : une mèche allumée, un geste ! et c’en est fait de vous ! Capitulez ; vous sortirez avec armes et bagages, vous conserverez votre drapeau !

Le commandant Christie ne répondit rien d’abord, et se retourna vers ses hommes pour prendre leur avis.

Ils étaient tous, serrés les uns contre les autres, se soutenant mutuellement pour ne pas tomber de fatigue et d’épuisement : les blessés se cramponnaient à leurs compagnons pour faire bonne contenance jusqu’à la mort.

Sur tous ces visages ruisselants de sueur et de sang, sillonnés par la poudre, le feu, les cendres brûlantes on lisait une sombre et implacable résolution.

Ils ne dirent pas un mot en réponse à la muette interrogation du commandant : chaque homme, le doigt sur la détente de son rifle, se tenait prêt à recommencer le feu.

Un frisson douloureux traversa l’officier… il ne lui restait plus que la mort ou l’humiliation à proposer à ses frères d’armes.

Il ne put parler une grosse larme déborda de ses yeux et roula en un sillon livide sur ses joues pâles !

Le Français, qui s’était approche, avait pu suivre toutes les phases de cette muette angoisse. Avec la chevaleresque et loyale franchise de sa nation, il salua ces nobles débris de la garnison et reprit la parole :

– Je vous rends les honneurs de la guerre, braves Anglais ; recevez le salut de Louis de Vegras, le neveu, le fils d’adoption de Montcalm : au nom de la France, au nom de mon général, je vous déclare que votre honneur est sauf. Capitulez, vous dis-je ! abandonnez ce fort qui, dans quelques secondes, ne sera qu’un monceau de ruines.

Christie lui rendit tristement son salut et regarda de nouveau ses hommes : quelques blessés étaient morts, leurs mains crispées les retenaient suspendus aux vêtements de leurs camarades : plusieurs agonisaient, respirant à peine : les hommes valides se tenaient toujours prêts à faire feu.

Le commandant prit son épée par les deux bouts, la rompit sur son genou, en jeta les tronçons dans le feu puis, d’une voix caverneuse, il jeta à la garnison le commandement suivant :

— Bas les armes ! je vous ordonne de capituler. — Ma mort prochaine effacera, et Dieu me pardonnera cette honte, murmura-t-il à Veghte qui se tenait debout près de lui ; je ne devais pourtant pas les sacrifier ainsi ! mais je crois faire mon devoir.

Les soldats avaient exécuté son ordre.

— Nous sommes prêts, monsieur, dit-il au Français.

Celui-ci appela quelques-uns de ses compatriotes qui attendaient à distance. Ceux-ci accoururent et se rangèrent sur le passage des Anglais pour leur rendre les honneurs de la guerre.

L’évacuation du fort s’opéra avec ordre ; la garnison emporta ses blessés et alla se former en bataillon carré sur le bord du Creek, à une assez grande distance du fort.

À peine s’étaient-ils arrêtés qu’une détonation foudroyante ébranla la terre et le lac ; un nuage obscurcit l’horizon, une grêle de débris fumants couvrit le sol à la ronde.

Lorsque cet ouragan de feu se fût dissipé le fort Presqu’Isle avait disparu : à sa place, l’œil attristé ne voyait qu’un ravin noirâtre marbré de sang.

Quelques minutes s’écoulèrent dans un sombre silence ; les Anglais se comptèrent, ils n’étaient plus que cinquante : c’était tout ce qui survivait d’une garnison de deux cents hommes.

Absorbés dans leur douleur et les tristes soins que réclamaient leurs blessures, les assiégés n’avaient pas pris garde que la troupe Indienne s’était insensiblement répandue autour d’eux ; formant une galerie effrayante d’yeux noirs qui étincelaient dans les buissons.

Basil poussa soudain une exclamation, et tira si violemment Christie qu’il le renversa par terre avec lui :

— Garde à vous ! murmura-t-il, nous sommes morts.

Deux cents coups de feu retentirent au même instant ; une grêle de balles s’abattit sur tous les Anglais qui tombèrent foudroyés.

La meute indienne terminait le combat à sa manière, sans aucun souci des lois de la guerre, de l’honneur et de l’humanité.

Les Français poussèrent un grand cri de douleur et s’élancèrent pour protéger leurs vaillants adversaires.

Mais il était trop tard ; quelques blessés s’agitaient dans les convulsions de l’agonie. Bientôt les derniers gémissements s’éteignirent : le Fort Presqu’Isle et son héroïque garnison avaient vécu.

— Race infernale ! grommela le chef Français en montrant le poing aux Sauvages si j’avais seulement ici un bataillon de mon régiment, vous me paieriez cela cher !

— Bast ! dit Master Johnson en le rejoignant, c’est la loi du désert, c’est dans leur nature, vous n’y pourrez rien changer ; ce qui est fait est fait.

Le Français lui jeta un regard hautain et méprisant, puis lui tourna le dos sans répondre.

En ce moment quelques sauvages, Balkblalk en tête, vinrent rôder autour des morts pour les scalper.

L’officier bondit sur le plus proche, — c’était Balkblalk, — le saisit dans sa main herculéenne et lui appuya sur la poitrine la pointe de son épée :

– Si une Peau-Rouge scalpe un mort, dit-il en langue indienne, Balkblalk sera tué !

Son énergique contenance en imposa à ses farouches alliés ; ils se dispersèrent dans les bois après avoir pillé tout ce qu’ils purent découvrir dans les ruines de la citadelle. Ensuite, comme une horde de loups affamés, toute la bande se mit en quête d’un autre fort à détruire.

Les Français s’éloignèrent à leur tour, après avoir recouvert de quelques branchages les corps des Anglais.

La nuit vint, silencieuse, sombre, étendre ses voiles sur ce champ de mort et de ruines.