Hetzel (p. 123-127).
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II

l’appareillage.


L’armement du Delphin marcha rapidement. Son gréement était prêt ; il n’y eut plus qu’à l’ajuster ; le Delphin portait trois mâts de goëlette, luxe à peu près inutile. En effet, il ne comptait pas sur le vent pour échapper aux croiseurs fédéraux, mais bien sur la puissante machine renfermée dans ses flancs. Et il avait raison.

Vers la fin de décembre, le Delphin alla faire ses essais dans le golfe de la Clyde. Qui fut le plus satisfait du constructeur ou du capitaine, il est impossible de le dire. Le nouveau steamer filait merveilleusement, et le patent log[1] accusa une vitesse de dix-sept milles à l’heure[2], vitesse que n’avait jamais obtenu navire anglais, français ou américain. Certes, le Delphin, dans une lutte avec les bâtiments les plus rapides, aurait gagné de plusieurs longueurs dans un match maritime.

Le 25 décembre, le chargement fut commencé. Le steamer vint se ranger au steam-boat-quay, un peu au-dessous de Glasgow-Bridge, le dernier pont qui enjambe la Clyde avant son embouchure. Là, de vastes wharfs contenaient un immense approvisionnement d’habillements, d’armes et de munitions, qui passa rapidement dans la cale du Delphin. La nature de cette cargaison trahissait la mystérieuse destination du navire, et la maison Playfair ne put garder plus longtemps son secret. D’ailleurs, le Delphin ne devait pas tarder à prendre la mer. Aucun croiseur américain n’avait été signalé dans les eaux anglaises. Et puis, quand il s’était agi de former l’équipage, comment garder un long silence ? On ne pouvait embarquer des hommes sans leur apprendre leur destination. Après tout, on allait risquer sa peau, et quand on va risquer sa peau, on aime assez à savoir comment et pourquoi.

Cependant, cette perspective n’arrêta personne. La paye était belle, et chacun avait une part dans l’opération. Aussi les marins se présentèrent-ils en grand nombre, et des meilleurs. James Playfair n’eut que l’embarras du choix. Mais il choisit bien, et au bout de vingt-quatre heures, ses rôles d’équipage portaient trente noms de matelots qui eussent fait honneur au yacht de Sa Très Gracieuse Majesté.

Le départ fut fixé au 3 janvier. Le 31 décembre, le Delphin était prêt. Sa cale regorgeait de munitions et de vivres, ses soutes de charbon. Rien ne le retenait plus.

Le 2 janvier, le skipper se trouvait à bord, promenant sur son navire le dernier coup d’œil du capitaine, quand un homme se présenta à la coupée du Delphin et demanda à parler à James Playfair. Un des matelots le conduisit sur la dunette.

C’était un solide gaillard à larges épaules, à figure rougeaude, et dont l’air niais cachait mal un certain fonds de finesse et de gaieté. Il ne semblait pas être au courant des usages maritimes, et regardait autour de lui, comme un homme peu habitué à fréquenter le pont d’un navire. Cependant, il se donnait des façons de loup de mer, regardant le gréement du Delphin, et se dandinant à la manière des matelots. Lorsqu’il fut arrivé en présence du capitaine, il le regarda fixement et lui dit :

« Le capitaine James Playfair ?

— C’est moi, répondit le skipper. Qu’est-ce que tu me veux ?

— M’embarquer à votre bord.

— Il n’y a plus de place. L’équipage est au complet.

— Oh ! un homme de plus ne vous embarrassera pas. Au contraire.

— Tu crois ? dit James Playfair, en regardant son interlocuteur dans le blanc des yeux.

— J’en suis sûr, répondit le matelot.

— Mais qui es-tu ? demanda le capitaine.

— Un rude marin, j’en réponds, un gaillard solide et un luron déterminé. Deux bras vigoureux comme ceux que j’ai l’honneur de vous proposer ne sont point à dédaigner à bord d’un navire.

— Mais il y a d’autres bâtiments que le Delphin et d’autres capitaines que James Playfair. Pourquoi viens-tu ici ?

— Parce que c’est à bord du Delphin que je veux servir, et sous les ordres du capitaine James Playfair.

— Je n’ai pas besoin de toi.

— On a toujours besoin d’un homme vigoureux, et si, pour vous prouver ma force, vous voulez m’essayer avec trois ou quatre des plus solides gaillards de votre équipage, je suis prêt !

— Comme tu y vas ! répondit James Playfair. Et comment te nommes-tu ?

— Crockston, pour vous servir. »

Le capitaine fit quelques pas en arrière, afin de mieux examiner cet hercule qui se présentait à lui d’une façon aussi « carrée ». La tournure, la taille, l’aspect du matelot ne démentaient point ses prétentions à la vigueur. On sentait qu’il devait être d’une force peu commune, et qu’il n’avait pas froid aux yeux.

« Où as-tu navigué ? lui demanda Playfair.

— Un peu partout.

— Et tu sais ce que le Delphin va faire là-bas ?

— Oui, et c’est ce qui me tente.

— Eh bien, Dieu me damne, si je laisse échapper un gaillard de ta trempe ! Va trouver le second, Mr. Mathew, et fais-toi inscrire. »

Après avoir prononcé ces paroles, James Playfair s’attendait à voir son homme tourner les talons et courir à l’avant du navire ; mais il se trompait. Crockston ne bougea pas.

« Eh bien, m’as-tu entendu ? demanda le capitaine.

— Oui, répondit le matelot. Mais ce n’est pas tout, j’ai encore quelque chose à vous proposer.

— Ah ! tu m’ennuies, répondit brusquement James, je n’ai pas de temps à perdre en conversations.

— Je ne vous ennuierai pas longtemps, reprit Crockston. Deux mots encore, et c’est tout. Je vais vous dire. J’ai un neveu.

— Il a un joli oncle, ce neveu-là, répondit James Playfair.

— Eh ! eh ! fit Crockston.

— En finiras-tu ? demanda le capitaine avec une forte impatience.

— Eh bien, voilà la chose. Quand on prend l’oncle, on s’arrange du neveu par-dessus le marché.

— Ah ! vraiment !

— Oui ! c’est l’habitude. L’un ne va pas sans l’autre.

— Et qu’est-ce que c’est que ton neveu ?

— Un garçon de quinze ans, un novice auquel j’apprends le métier. C’est plein de bonne volonté, et ça fera un solide marin un jour.

— Ah çà, maître Crockston, s’écria James Playfair, est-ce que tu prends le Delphin pour une école de mousses ?

— Ne disons pas de mal des mousses, repartit le marin. Il y en a un qui est devenu l’amiral Nelson, et un autre l’amiral Franklin.

— Eh parbleu ! l’ami, répondit James Playfair, tu as une manière de parler qui me va. Amène ton neveu ; mais, si je ne trouve pas dans son oncle le gaillard solide que tu prétends être, l’oncle aura affaire à moi. Va, et sois revenu dans une heure. »

Crockston ne se le fit pas dire deux fois. Il salua assez gauchement le capitaine du Delphin, et regagna le quai. Une heure après, il était de retour à bord avec son neveu, un garçon de quatorze à quinze ans, un peu frêle, un peu malingre, avec un air timide et étonné, et qui n’annonçait pas devoir tenir de son oncle pour l’aplomb moral et les qualités vigoureuses du corps. Crockston même était obligé de l’exciter par quelques bonnes paroles d’encouragement.

« Allons, disait-il, hardi là ! On ne nous mangera pas, que diable ! D’ailleurs, il est encore temps de s’en aller.

— Non, non ! répondit le jeune homme, et que Dieu nous protège. »

Le jour même, le matelot Crockston et le novice John Stiggs étaient inscrits sur le rôle d’équipage du Delphin.

Le lendemain matin, à cinq heures, les feux du steamer furent activement poussés ; le pont tremblotait sous les vibrations de la chaudière, et la vapeur s’échappait en sifflant par les soupapes. L’heure du départ était arrivée.

Une foule assez considérable se pressait, malgré l’heure matinale, sur les quais et sur Glasgow-Bridge. On venait saluer une dernière fois le hardi steamer. Vincent Playfair était là pour embrasser le capitaine James, mais il se conduisit en cette circonstance comme un vieux Romain du bon temps. Il eut une contenance héroïque, et les deux gros baisers dont il gratifia son neveu étaient l’indice d’une âme vigoureuse.

« Va, James, dit-il au jeune capitaine, va vite, et reviens plus vite encore. Surtout n’oublie pas d’abuser de la position. Vends cher, achète bon marché, et tu auras l’estime de ton oncle. »

Sur cette recommandation, empruntée au Manuel du parfait négociant, l’oncle et le neveu se séparèrent, et tous les visiteurs quittèrent le bord.

En ce moment, Crockston et John Stiggs se tenaient l’un près de l’autre sur le gaillard d’avant, et le premier disait au second :

« Ça va bien, ça va bien ! Avant deux heures nous serons en mer, et j’ai bonne idée d’un voyage qui commence de cette façon-là ! »

Pour toute réponse, le novice serra la main de Crockston.

James Playfair donnait alors ses derniers ordres pour le départ.

« Nous avons de la pression ? demanda-t-il à son second.

— Oui, capitaine, répondit Mr. Mathew.

— Eh bien, larguez les amarres. »

La manœuvre fut immédiatement exécutée. Les hélices se mirent en mouvement. Le Delphin s’ébranla, passa entre les navires du port, et disparut bientôt aux yeux de la foule qui le saluait de ses dernier hurrahs.

La descente de la Clyde s’opéra facilement. On peut dire que cette rivière a été faite de main d’homme, et même de main de maître. Depuis soixante ans, grâce aux dragues et à un curage incessant, elle a gagné quinze pieds en profondeur, et sa largeur a été triplée entre les quais de la ville. Bientôt la forêt des mâts et des cheminées se perdit dans la fumée et le brouillard. Le bruit des marteaux des fonderies et de la hache des chantiers de construction s’éteignit dans l’éloignement. À la hauteur du village de Partick, les maisons de campagne, les villas, les habitations de plaisance succédèrent aux usines. Le Delphin, modérant l’énergie de sa vapeur, évoluait entre les digues qui contiennent la rivière en contre−haut des rives et souvent au milieu de passes fort étroites. Inconvénient de peu d’importance ; pour une rivière navigable, en effet, mieux vaut la profondeur que la largeur. Le steamer, guidé par un de ces excellents pilotes de la mer d’Irlande, filait sans hésitation entre les bouées flottantes, les colonnes de pierre et de biggings[3] surmontés de fanaux qui marquent le chenal. Il dépassa bientôt le bourg de Renfrew. La Clyde s’élargit alors au pied des collines de Kilpatrick, et devant la baie de Bowling, au fond de laquelle s’ouvre l’embouchure du canal qui réunit Édimbourg à Glasgow.

Enfin, à quatre cents pieds dans les airs, le château de Dumbarton dressa sa silhouette à peine estompée dans la brume, et bientôt, sur la rive gauche, les navires du port de Glasgow dansèrent sous l’action des vagues du Delphin. Quelques milles plus loin, Greenock, la patrie de James Watt, fut dépassée. Le Delphin se trouvait alors à l’embouchure de la Clyde et à l’entrée du golfe par lequel elle verse ses eaux dans le canal du Nord. Là, il sentit les premières ondulations de la mer, et il rangea les côtes pittoresques de l’île d’Arran.

Enfin, le promontoire de Cantyre, qui se jette au travers du canal, fut doublé ; on eut connaissance de l’île Rathlin ; le pilote regagna dans sa chaloupe son petit cutter qui croisait au large ; le Delphin, rendu à l’autorité de son capitaine, prit par le nord de l’Irlande une route moins fréquentée des navires, et bientôt, ayant perdu de vue les dernières terres européennes, il se trouva seul en plein Océan.



  1. C’est un instrument qui, au moyen d’aiguilles se mouvant sur des cadrans gradués, indique la vitesse du bâtiment.
  2. Sept lieues et 87/100. Le mille marin vaut 1852 mètres.
  3. Petits monticules de pierres.