Les Forces militaires de l’empire allemand

LES FORCES MILITAIRES
DE
L'EMPIRE ALLEMAND

I. Colmar baron von der Goltz, Das volk in Waffen. Ein Buch über Heerwesen und Kriegsführung unserer Zeit. — II- Hœnig, Die Mannszucht in ihrer Bedeutung für Staat, volk und Heer. — III. Karl-Michael Herzog von Meklenburg-Strelitz, Ersatz-Geschäft im Deutschen Reich. — IV. Rau, l’Etat militaire des principales puissances étrangères. — V. Comte de Rascon, l’Armée de l’Allemagne du Nord. — VI. Reden des Grafen von Moltke. — VII. Verhandlungen des Deutsvhen Reichstags, 1874 à 1888.


I

A peine l’augmentation de l’effectif de présence de l’armée sur le pied de paix, demandée par le gouvernement allemand, a-t-elle trouvé son exécution, que le Reichstag a été saisi dans sa session actuelle de nouveaux projets de loi pour l’augmentation des réserves et des troupes territoriales. Tel que nous le voyons aujourd’hui, l’empire germanique est une puissance essentiellement militaire. Unifiée par la Prusse, l’Allemagne se modèle sur l’état guerrier qui a reconstitué la nation, au milieu de luttes sanglantes, après s’être lui-même formé par les armes. Aussi bien faut-il reconnaître l’influence d’une armée sortie du peuple sur le développement des nationalités de tous les pays. Voyez l’Italie ou la France ! Comme la Grèce antique, l’Italie contemporaine se sentait, depuis cinq siècles, une langue commune, une littérature, sans devenir une nation : cinq ou six ans d’une armée nationale ont suffi pour y faire l’unité sous nos yeux. De son côté, la France n’a pris une homogénéité vraie que du jour où Provençaux et Normands, Alsaciens et Bretons, réunis dans les mêmes régimens, sous les mêmes drapeaux, ont formé la nation française. Rien de plus efficace, par conséquent, que les armées pour accomplir de pareilles fusions. Les initiateurs du mouvement unitaire de l’Allemagne pensent également avec raison que le casque à pointe et l’uniforme sont le meilleur moyen de discipliner tous les Allemands des différens pays et de les pénétrer de l’idée nationale. L’école et l’instruction populaires préparent l’œuvre d’unification. L’armée a pour mission d’achever cette tâche par l’effet d’une discipline commune. Instruction obligatoire, service militaire obligatoire, voilà les moyens de constituer une nation forte et bien unie. Autrement le gouvernement allemand n’aurait pas tenu à astreindre au service militaire et au programme scolaire officiel les enfans et les jeunes gens des provinces nouvellement conquises, afin de hâter leur prussification.

Prussifier et unifier sont tout un dans le mouvement dont nous sommes témoins depuis la proclamation de l’empire actuel. Par l’unification sous l’impulsion de la Prusse, l’Allemagne devient prussienne, la Prusse ne prend pas le caractère allemand. La constitution de l’empire, dérivée de l’organisation politique de la Prusse, a un caractère essentiellement militaire. Toutes les forces vives du pays, tous les ressorts de l’état, toutes les institutions concourent au même but, qui est de créer une armée aussi forte que possible. A l’exemple de l’administration prussienne, les services publics de tous les états particuliers de l’Union ont maintenant pour première obligation de pourvoir aux exigences du recrutement et d’une prompte mobilisation des troupes à chaque appel. Passez-vous dans un village, dans le moindre hameau de n’importe quel pays de l’empire, votre regard est attiré tout d’abord par une plaque indicatrice où vous lisez, au lieu de la distance des localités voisines, le numéro du bataillon de landwehr et celui de la compagnie dont font partie les hommes valides de l’endroit. Dès les premières années du rétablissement de l’empire allemand, un office spécial des chemins de fer a été institué à Berlin, dont relèvent, pour des raisons stratégiques, toutes les voies de communication des différens pays. Dans chaque district, les directeurs de cercle peuvent indiquer exactement au ministre de la guerre combien chaque commune peut, en cas de réquisition, fournir de provisions et de moyens de transport, tandis que, dans les lieux d’étapes, des entrepreneurs, engagés par des traités spéciaux et surveilles par l’administration, sont toujours prêts à nourrir d’heure en heure un nombre d’hommes déterminé, en cas de passage de troupes. Le recensement du bétail et la statistique agricole font partie du plan de mobilisation. Quand le prince de Bismarck occupe au parlement son siège de chancelier de l’empire, c’est en uniforme de général. Le manuel d’administration et d’éducation, médité par les fonctionnaires publics à tous les degrés, s’intitule : Die Mannszucht, tandis que le catéchisme de la nation devient : Das Volk in Waffen. Être prêtes à tout moment à entrer en campagne, au premier appel du roi de Prusse, devenu empereur, tel est l’objet, tel est le résultat de la constitution politique des populations de l’Allemagne unifiée.

Dès avant la constitution définitive de l’empire, la Prusse a imposé, lors de la conférence tenue à Stuttgart, le 5 février 1867, aux états de l’Allemagne du sud, comme condition de leur entrée dans une alliance offensive et défensive avec la confédération du Nord, l’organisation de leurs forces militaires sur son propre modèle. Jusqu’alors, la monarchie prussienne, afin d’assurer sa prépondérance, avait retenu sous les armes 3 pour 100 de sa population totale, entretenant ainsi une armée à peu près égale en nombre à celle de la France. Ce déploiement de forces, réalisé au prix de sacrifices énormes, était indispensable pour un état aspirant au rang de grande puissance, et qui ne voulait pas se résigner à jouer le rôle de la Bavière ou de la Saxe, à se laisser dicter sa politique allemande par Lippe-Detmold ou Lichtenstein, deux principautés minuscules siégeant à la diète au même titre que lui. Moins belliqueux, moins expansifs que la Prusse, les états secondaires entretenaient moins de soldats en proportion de leur population. Avant les traités d’où sortit la confédération de l’Allemagne du nord, le royaume de Wurtemberg comptait seulement 10,000 hommes armés sur le pied de paix, le grand-duché de Bade 8,000, soit la moitié des effectifs actuels. Encore ces chiffres ne figuraient-ils guère que sur le papier, tandis que maintenant la constitution de l’empire oblige au service militaire tous les hommes valides, fixant à 1 pour 100 de la population totale l’effectif de présence sous les drapeaux, avec trois années de service actif, quatre années dans la réserve, cinq années dans la landwehr du premier ban. Sur 100 habitans, 3 figurent ainsi sur les cadres de l’armée pour être mobilisés au premier appel, sans compter les effectifs du second ban de la landwehr et de la levée en masse des hommes valides âgés de dix-sept à quarante-cinq ans, qui forment le landsturm en cas d’invasion du territoire national.

D’après la constitution de l’empire, le droit de souveraineté des états particuliers de l’Allemagne se réduit pour les princes confédérés à requérir les troupes en garnison sur leur territoire pour des affaires de police et à nommer leurs officiers, en tant que cette dernière faculté n’est pas abandonnée à l’empereur par des conventions spéciales. Seule la Bavière s’est réservé, non pas une indépendance complète, mais l’administration et l’organisation de ses forces militaires, avec le droit de pourvoir aux commandemens supérieurs et l’obligation de se placer sous les ordres de l’empereur en cas de mobilisation.

S’agit-il d’ordonnances touchant l’administration de l’armée, la sanction en appartient bien aux gouvernemens particuliers, — on ne peut plus dire aux souverains ; — mais l’empereur en fixe le contenu et la matière. L’empereur, roi de Prusse, ordonne les mesures que les autres gouvernemens allemands sont tenus d’exécuter en vertu des dispositions expresses de l’article 61 de la constitution. Plusieurs états secondaires ont, d’ailleurs, immédiatement simplifié les choses, en abandonnant par des conventions spéciales l’administration de leurs contingens au roi de Prusse, par une incorporation pure et simple des troupes dans l’armée prussienne ; leur exemple a été suivi par la plupart des autres gouvernemens. Le prince-régent de Bavière ne vient-il pas d’adopter aussi le casque à pointe en place de la coiffure à chenille, distinctive du particularisme bavarois ? Auparavant déjà, le recrutement se faisait en Bavière d’après les règles fixées pour l’armée fédérale. Pour l’administration militaire, les royaumes de Bavière, de Saxe et de Wurtemberg ont seuls conservé leur ministère de la guerre et leur administration particulière à côté de l’administration du ministère prussien, qui s’étend à tous les autres états allemands.

L’empereur, en qualité de chef suprême de toutes les troupes de la confédération, disposant de la faculté de proclamer l’état de siège en cas de trouble à l’intérieur, comme de danger venant de l’étranger, exerce sur tous les pays de l’Allemagne une véritable dictature militaire. Seul il décide si la sécurité de l’empire est menacée. Par la proclamation de l’état de siège, le pouvoir exécutif passe aux mains des commandans militaires. Toutes les autorités civiles et communales sont tenues d’obéir aux ordres des chefs militaires, et des conseils de guerre peuvent remplacer les tribunaux civils dans certains cas. Ainsi, cette prérogative attribue à l’empereur des pouvoirs étendus bien au-delà du commandement supérieur des troupes, car elle touche toutes les autres branches d’administration et jusqu’au droit pénal.

Parce que l’armée prussienne avait l’organisation la plus parfaite, l’armée nationale de l’Allemagne unifiée a dû se modeler sur cette puissante organisation. Formée par les armes, la Prusse, redevable de sa grandeur à son armée, devait naturellement chercher à fonder la puissance de l’empire reconstitué par ses efforts sur ses forces militaires. Que de peine il a fallu, quelle énergie et quelle persévérance, pour amener l’armée prussienne au point où nous la voyons depuis sa reconstitution dans un pays pauvre en ressources naturelles et épuisé par des guerres malheureuses ! L’état prussien a été le premier à former une véritable armée nationale, à réaliser l’idée de la nation en armes avec le principe du service militaire obligatoire pour tous les citoyens valides. Son exemple tend à s’imposer aujourd’hui à toutes les grandes puissances de l’Europe soucieuses de conserver leur rôle et de garantir l’intégrité de leur territoire. Ce sont les exigences de la défense du territoire national, l’histoire nous l’apprend, qui ont inspiré le système militaire appliqué en Allemagne sur le modèle prussien. A la paix de Tilsit, qui coûta à la Prusse la moitié de ses provinces, Napoléon Ier imposa à cet état l’obligation de limiter ses troupes à un effectif de 45,000 hommes. Le gouvernement vaincu se soumit à la lettre du traité, mais il abrégea la durée du service sous les drapeaux en renvoyant dans leurs foyers les soldats exercés. Ceux-ci furent remplacés dans les cadres par des recrues, de sorte qu’en 1813, quand le peuple se leva en masse pour la « guerre de la délivrance, » il put mettre en campagne 200,000 hommes exercés, entraînés par un ardent patriotisme. Sous l’effet des humiliations infligées par l’étranger, on se prêta avec enthousiasme aux derniers sacrifices. Après les journées de Leipzig, à l’avant-veille de Waterloo, le roi de Prusse édicta la loi du 3 septembre 1814 pour l’organisation de la landwehr. Landwehr, traduit littéralement, veut dire défense du pays. Cette loi organique de la landwehr est devenue le fondement de la constitution militaire de la Prusse et de l’Allemagne en vertu de la loi fédérale du 9 novembre 1867, transcrite depuis dans la constitution de l’empire. Elle imposa le service militaire à tous les hommes valides, âgés de vingt à cinquante ans, classés en plusieurs bans, jusqu’à la levée en masse ou landsturm. A la suite de ses derniers revers, la France s’est trouvée obligée à son tour de réorganiser ses forces militaires dans des conditions semblables. Quant à l’Allemagne, son organisation militaire est réglée aujourd’hui par la loi du 11 février 1888, qui a modifié à nouveau les dispositions primitives de la constitution de l’empire, tout particulièrement pour le service dans la landwehr.


II

Arbitre des destinées de l’Allemagne, la monarchie prussienne exerce son rôle prépondérant grâce à sa puissance militaire. Cette puissance ne s’est pas établie sans imposer au pays de lourdes charges pour l’augmentation de l’armée. L’obligation universelle du service, égale pour tous les citoyens et base de l’organisation actuelle, a été invoquée à diverses reprises avant de prendre force de loi. Affirmé comme principe politique dès le dernier siècle, le service militaire obligatoire pour tous a subi les vicissitudes propres à l’introduction de toutes les institutions justes. Tout d’abord, les classes en possession du privilège d’exemption lui ont opposé une résistance opiniâtre. Ni les malheurs de l’invasion, ni la présence de l’étranger sur le sol de la patrie, n’ont pu lui rallier l’adhésion unanime des conseillers du gouvernement. Un ministre du temps osa rester le défenseur du système de remplacement à prix d’argent au lieu du service personnel. Vaine résistance et prétention surannée, qui ne pouvaient plus tenir devant les argumens pressans des promoteurs de la réforme ! Tous les patriotes s’unirent pour faire comprendre au peuple la nécessité d’une constitution militaire conforme aux exigences du temps. Une pléiade d’écrivains inspirés s’imposa la tâche d’exciter le sentiment national, de disposer le pays aux sacrifices suprêmes. Avec l’honneur de la nation, son existence même était en jeu. La jeunesse allemande éleva à l’enthousiasme le devoir de combattre ou de mourir pour l’indépendance de la patrie.

Tandis que les étudians des universités se constituaient en association politique par le Tugendbund, ce pacte de la vertu pour la revanche et la liberté, le maréchal de Gneisenau, un des promoteurs de la loi sur la landwehr, disait : « Mon pacte à moi est la communauté de sentiment avec des hommes qui ne veulent pas être soumis à la domination étrangère. » En même temps, Arndt faisait vibrer d’une extrémité à l’autre de l’Allemagne ses accens en faveur de l’unité nationale, mêlés aux chants guerriers de Koerner. Jean-Paul Richter, l’historien philosophe, sous l’impression du même sentiment, proposait au peuple prussien « de faire un jour de pénitence, à l’anniversaire de la bataille d’Iéna, pour rallumer le courage dans la douleur, afin que la nation entière s’élève dans la tristesse, guérisse en commun ses plaies et se prépare à la nouvelle lutte. » Au milieu de ce mouvement irrésistible de rénovation, le roi Frédéric-Guillaume III, instruit par ses malheurs, en déclarant tout le peuple en armes, annonça la réforme des abus de l’ancien régime, la réparation des fautes du passé. Toutes les forces vives de la monarchie devaient être mises en œuvre, avec l’abandon des injustices de la féodalité encore debout. Une autonomie large octroyée aux communes, la possession du sol garantie aux paysans, les emplois publics rendus accessibles à tous les talens, furent autant d’innovations introduites dans la vie civile, simultanément avec l’abolition de la bastonnade dans l’armée et avec l’admission des sujets de toutes les classes aux grades d’officier, réservés jusqu’alors à la seule noblesse. Jamais une pareille harmonie d’efforts combinés entre gouvernans et gouvernés ne s’était vue avant cette révolution pacifique, accomplie au milieu du deuil national. L’armée, reconstituée sous de tels auspices, devenait une armée réellement populaire, unie à son souverain par la conscience d’assurer le salut public, en faisant ensemble cause commune avec une égale abnégation.

La loi sur l’organisation de la landwehr est datée du 3 septembre 1814 ; l’ordonnance du 6 août 1808 fixe les conditions pour la nomination aux charges d’officiers. Ces deux actes proclament également l’un et l’autre le principe de l’obligation au service militaire pour tous les citoyens jouissant de la protection de l’état. Toutes les prescriptions essentielles de la constitution militaire en vigueur aujourd’hui dans tout l’empire allemand se trouvent exprimées en termes plus ou moins nets dans la loi organique de 1814. Touchant les conditions de l’avancement dans l’armée, l’ordonnance de 1808 décidait que : « A partir de maintenant, donneront seuls droit aux emplois d’officiers l’instruction et l’éducation en temps de paix ; en temps de guerre, le coup d’œil et une valeur signalée. Tous les individus de la nation entière qui possèdent ces qualités peuvent ainsi prétendre aux fonctions honorifiques les plus hautes dans l’armée. Les privilèges de classes admis jusqu’à présent dans l’armée sont complètement écartés, et chacun, sans considération d’origine, a les mêmes devoirs et les mêmes droits. » D’un autre côté, l’application définitive de l’obligation universelle, mise en vigueur par la loi de 1814, en imposant à tous les citoyens de contribuer à la défense du territoire, avait pour but de développer la valeur individuelle des troupes autant que d’augmenter leur nombre. Incorporés avec les fils de paysans et d’ouvriers, les jeunes gens des classes supérieures pourvus d’une bonne éducation et instruits doivent améliorer, par un contact de tous les jours, leurs camarades moins favorisés. Le niveau intellectuel et moral s’élève ainsi pour l’ensemble, au profit de sa capacité militaire. Enfin, la formation de l’armée nationale sur la base du service obligatoire pour tous les citoyens du pays a mis un terme à l’engagement des mercenaires étrangers.

Déjà, avant cette réorganisation, les inconvéniens de l’emploi de soldats étrangers étaient devenus manifestes. La commission instituée pour préparer le projet de réformes militaires, devenues indispensables après les défaites de Jemmapes et de Valmy, proposa la naturalisation de la moitié des étrangers engagés dans l’armée. L’autre moitié devait être congédiée et remplacée par des cantonistes pris en plus grand nombre à la conscription. Sous Frédéric le Grand, le recrutement par le système cantonal prenait un homme sur 54 de la population. Suivant la commission instituée en 1798, l’enrôlement d’un homme sur 66 devait suffire, alors, pour se dispenser des mercenaires étrangers. Mais les généraux Blücher et Scharnhorst se prononcèrent avec énergie contre les exemptions trop nombreuses accordées par le recrutement cantonal. Ce système avait fait son temps. Il n’était plus compatible avec le principe d’égalité posé comme base d’une vraie armée populaire. Les Mémoires de Blücher, Gedanken über die Formirung einer preussischen National-Armee, présentèrent des argumens décisifs pour l’abandon du recrutement cantonal. Contre le remplacement avec la conscription en vigueur en France, Scharnhorst présenta, en 1807, son vorlaüfigen Entwurf der Organisation der bewaffneten Macht. Fichte soutint, dans sa chaire de philosophie, les idées des deux généraux sur l’organisation de toute la nation armée par les Reden über den Begriff des wahrhaften Krieges. Lors du soulèvement des Espagnols et des Tyroliens contre la domination française, la Prusse se décida pour le landsturm ou levée en masse. A la date du 17 mars 1813, le roi lança l’appel pressant : « A mon peuple, » qui créa l’armée territoriale, après la formation de nombreux corps de volontaires. Le peuple entier accourut sous les drapeaux, et la patrie allemande fut délivrée. Entre deux invasions en France, l’armée prussienne reçut l’organisation qui faisait dire à son chef le plus illustre : « Chez nous on ne sait pas où le citoyen finit et où le soldat commence. »

Quel est le nombre de soldats dont l’empire allemand dispose dans les conditions actuelles et à combien s’élève l’effectif de son armée ? Actuellement, l’effectif de présence sous les drapeaux, fixé par la loi du 11 mars 1887, compte 468,409 hommes, non compris les engagés volontaires, pour l’ensemble des différens états de l’Allemagne, pendant une durée de sept années, à partir du 1er avril 1887. L’article 63 de la constitution de l’empire, cité plus haut, attribue bien à l’empereur la fixation de l’état de présence, comme la distribution des contingens de l’armée impériale. Mais, selon la remarque de M. Laband, dans son traité classique sur le droit public de l’empire (Staatsrecht des deutschen Reichs), c’est la loi militaire du 2 mai 1874, dite du septennat, votée par le Reichstag, qui détermine les linéamens et les principes d’une organisation subordonnée à l’établissement du budget pour l’armée. Le budget pour l’entretien de l’armée dépend de l’acceptation du parlement, et le gouvernement impérial ne peut retenir sous les drapeaux que l’effectif proportionné à ses ressources. Or, l’organisation de l’armée allemande, comme celle de l’armée française, repose maintenant sur le système des cadres, c’est-à-dire que les forces employées en cas de guerre sont tenues sous les drapeaux en partie seulement en temps de paix. Les formations du pied de paix constituent les cadres, qui sont remplis et complétés par l’incorporation des hommes et des officiers appelés, en cas de mobilisation, sur le pied de guerre. Ces cadres servent en même temps pour l’instruction des recrues et constituent l’école de l’armée, tandis que la durée du service sous les drapeaux représente le temps nécessaire pour l’éducation militaire de la nation. Idée exprimée par la loi fédérale du 9 novembre 1867, qui donne force légale au système des cadres quand elle déclare, au paragraphe 4, que l’armée permanente et la flotte militaire sont les écoles de la nation entière pour la guerre.

Dans l’organisation en vigueur, les unités fondamentales adoptées pour l’armée allemande sont le bataillon, l’escadron et la batterie, dont le nombre est fixé par la loi du septennat pour les trois armes de l’infanterie, de la cavalerie et de l’artillerie de campagne. L’unité tactique du bataillon, divisé en quatre compagnies, existe à la fois pour l’infanterie de ligne, les chasseurs, l’artillerie à pied, le train des équipages et les pionniers ou troupes du génie. Au-dessus de ces unités fondamentales vient comme unité supérieure le régiment, dont la formation dépend de l’empereur, avec la règle qu’un régiment ordinaire d’infanterie comprend trois bataillons au moins ; un régiment de cavalerie, cinq escadrons ; un régiment d’artillerie, deux ou trois sections. Deux ou trois régimens de la même arme forment une brigade ; deux ou trois brigades d’infanterie et de cavalerie, une division. Pourtant, ni le nombre ni la composition des brigades et des divisions ne sont fixés par voie législative : l’empereur, comme chef suprême de l’armée, en dispose à son gré. D’après la loi du 11 mars 1887 sur le septennat en cours, l’armée active comprend actuellement 534 bataillons d’infanterie, dont 21 de chasseurs, avec 166 régimens de ligne, sur lesquels 15 à quatre bataillons ; 465 escadrons de cavalerie pour 93 régimens ; 364 batteries d’artillerie de campagne pour 37 régimens ; 31 bataillons d’artillerie à pied pour 14 régimens employés au service des forteresses ; 19 bataillons de pionniers ou du génie, dont un à cinq compagnies ; 18 bataillons du train. À ces unités tactiques s’ajoutent les formations particulières, telles que le régiment de chemins de fer à quatre bataillons, avec une section d’aéronautes ; un bataillon d’études et deux écoles de tir pour l’infanterie ; trois écoles de cavalerie ; une batterie école pour l’artillerie de campagne ; une compagnie école et une compagnie d’essai pour l’artillerie de forteresse ; sept écoles de sous-officiers ; la compagnie de gardes du château impérial ; le personnel des écoles militaires supérieures ; les officiers hors cadres, etc. Voici d’ailleurs l’état de présence indiqué au budget militaire pour l’année 1888 :

Armée allemande sur le pied de paix.
Effectif sous les drapeaux  
Régimens. Bataillons. Cadres de landwehr. Sous-officiers. Ouvriers. Total. De plus officiers.
Infanterie 
166 513 " 31.429 6.594 312.434 10.362
Chasseurs à pied 
" 21 " 1.218 252 11.816 446
Comts de landwehr 
" " 277 2.583 " 4.862 316
Cavalerie 
93 " " 7.197 1.875 64.590 2.358
Artillerie 
52 31 " 9.284 1.517 55.324 2.671
Pionniers ou génie 
1 23 " 1.698 293 12.285 562
Train 
" 18 " 12.47 281 6.111 256
Formations diverses 
" 1 " 787 18 922 359
Hors cadres 
" " " 60 " 65 1.964
—— —— —— ——— ——— ———— ———
Ensemble 
312 617 277 55.503 10.830 468.409 19.294
 
Contingent
prussien 
242 " " 42.906 8.408 362.468 15.036
"
saxon 
21 " " 3.757 743 31.810 1.250
"
wurtemb. 
14 " " 2.487 476 19.946 806
"
bavarois 
35 " " 6.353 1.203 54.185 2.202

Parmi les pionniers ou troupes du génie figure un régiment des chemins de fer. L’effectif total de 468,409 hommes sous les drapeaux ne comprend pas les officiers, au nombre de 19,294 ; ni les médecins militaires, au nombre de 1,770 ; ni les vétérinaires, au nombre de 516 ; ni les armuriers, selliers, payeurs, ni enfin les volontaires d’un an. Sur le pied de guerre, il y aurait actuellement un total d’environ 1 540 600 hommes, ainsi répartis entre les principaux contingens :

Armée allemande sur le pied de guerre.
Contingens. Prussiens. Bavarois. Saxons. Wurtembergeois. Ensemble.
Infanterie et chasseurs 
885.300 130.100 80.700 55.900 1.152.000
Cavalerie 
87.66 12.11 7.000 5.100 111.800
Artillerie 
135.600 20.300 10.700 8.100 174.700
Pionniers et chemins de fer 
35.200 4.900 2.200 2.200 44.500
Train 
45.200 6.200 3.100 3.100 57.600
————— ———— ———— ——— —————
Force totale 
1.188.900 173.600 103.700 74.400 1.540.600
En comptant, avec le colonel Rau, dans son livre sur l’État militaire des principales puissances étrangères au printemps dernier, les hommes plus ou moins aptes au service militaire fournis par les vingt-huit classes de dix-sept à quarante-cinq ans, l’armée allemande pourrait être portée à une masse de 8 millions d’hommes. Dans tous les cas, l’Allemagne peut appeler sous les drapeaux, en cas de guerre, actuellement plus de 3 millions de soldats instruits ou en voie d’acquérir l’instruction militaire, sans compter le landsturm, à savoir :
Armée active, trois contingens de 150,000 ou 
480,000 hommes.
Réserve, quatre contingens 
600,000 "
Landwehr du premier ban, cinq contingens 
600,000 "
Volontaires d’un an 
50,000 "
Réserve de remplacement 
250,000 "
Landwehr de second ban, six contingens 
1,000,000 "
Troupes de marine, environ 
30,000 "

Les troupes de marine et les matelots recrutés pour la flotte impériale ne comptent pas dans l’effectif de présence fixé par la loi du septennat militaire. Actuellement, le personnel de la marine en activité de service s’élève à 14,672 hommes, dont 510 officiers, 9,007 matelots, 1,056 soldats d’infanterie, 3,283 hommes des Werft-divisionen, 511 mousses, 305 médecins, ingénieurs, payeurs, etc. La flotte militaire allemande comprend, en 1887, un total de 163 navires, dont 13 vaisseaux cuirassés, 26 croiseurs, 63 torpilleurs, etc., avec 623 canons ensemble et une force motrice nominale de 197,835 chevaux-vapeur. Le nombre de canons à mettre en campagne par l’armée de terre s’élève à 2,958 pièces ; le nombre de chevaux appelés en cas de mobilisation, à 300,000 environ.

En regard de cette puissance militaire de l’empire allemand, Brachelli évalue les forces des principaux états européens, dans ses Statislische Skizzen der europäischen und amerikanischen Staaten, en 1887, comme suit :

Pied de paix Pied de guerre
France 
523.000 hommes 1.905.000 hommes
Russie 
892.000 " 2.980.000 "
Autriche-Hongrie 
302.000 " 1.580.000 "
Italie 
267.000 " 1.118.000 "
Espagne 
144.000 " 410.000 "
III

Quel peut être exactement aujourd’hui le nombre d’hommes disponibles pour le recrutement de l’armée allemande ? L’armée de l’empire comprend dans son ensemble dix-huit corps, formés dans autant de districts de recrutement particuliers, sauf celui de la garde impériale, recruté dans les diverses provinces de la Prusse et en Alsace-Lorraine. Parmi ces corps d’armée, deux se forment en Bavière, un en Saxe et un dans le Wurtemberg ; les autres en Prusse et dans les états qui ont conclu avec le gouvernement prussien des conventions particulières pour leur administration militaire. En ce qui concerne l’Alsace-Lorraine, le corps d’armée stationné dans cette circonscription se recrute dans les autres parties de l’empire, de même que les conscrits alsaciens-lorrains sont disséminés dans les autres corps en dehors du pays annexé. Ainsi, le territoire de l’empire se divise, pour l’organisation militaire, en dix-sept circonscriptions de corps d’armée. Dans la règle, les recrues s’incorporent dans les cadres du corps de la région où résident les hommes appelés au service. Cette règle comporte pourtant des exceptions assez nombreuses.

Chaque année, le chancelier de l’empire soumet au Reichstag un aperçu des résultats du recrutement de l’armée pendant l’exercice précédent. En 1887, le duc de Mecklenburg-Strelitz a réuni ces documens sous le titre : Die Statistik des Militärersatz-Geschäfts im Deutschen Reich, substance d’une thèse présentée à l’université de Strasbourg pour obtenir le diplôme de docteur ès sciences politiques. La constitution impose l’obligation militaire à tous les sujets allemands âgés de dix-sept à quarante-cinq ans ; mais la présentation au recrutement n’a lieu d’ordinaire que dans le courant de l’année où le conscrit a vingt ans accomplis au 1er janvier. Tous les hommes arrivés à l’âge de vingt ans sont inscrits dans les rôles de la conscription par ordre alphabétique. Ils se présentent à la révision annuelle (Musterung) jusqu’à ce que la commission de recrutement ait statué sur leur sort ou leur aptitude au service. Ceux qui paraissent trop faibles, sans avoir de défaut corporel assez fort pour être exemptés, sont ajournés à l’année suivante. L’appel sous les drapeaux des hommes valides (Aushebung) se fait par ordre de numéro, après un tirage au sort.

En examinant avec attention le tableau qui résume les résultats du recrutement en Allemagne, pendant la période décennale de 1876 à 1885, on constate tout d’abord une augmentation croissante du nombre d’hommes jugés propres au service, enrôlés immédiatement ou classés dans la réserve de remplacement. En même temps, le nombre de sujets exemptés ou réformés a diminué dans une proportion régulière d’année en année. La diminution des exemptions du service ne tient pas à une amélioration progressive de la race et des aptitudes corporelles des conscrits, mais à une sévérité moins grande pour les admissions à mesure que la loi du septennat militaire a élevé l’effectif de présence sous les drapeaux. En effet, cet effectif, qui était de 401,059 hommes en 1874, a été porté successivement à 427,274 hommes en 1881 et à 468,409 en 1887, le nombre d’hommes versés dans la réserve de remplacement augmentant encore plus vite que celui des enrôlemens immédiats dans l’armée active. D’un autre côté, le nombre des émigrans aussi a beaucoup augmenté dans le même intervalle, enlevant surtout les hommes valides à l’approche de la conscription, afin d’échapper au service militaire. Abstraction faite de ces observations, sur 100 cas jugés par les commissions de recrutement, il y a eu en moyenne, pendant la période susdite, 38 admissions au service immédiat, contre 39 classemens dans la réserve de remplacement et 22 exemptions définitives. Ces décisions portent sur l’ensemble des sujets présens à chaque révision annuelle, non sur les conscrits arrivés à leur vingtième année seulement.

En considérant le nombre d’hommes soumis à chaque opération de révision classés suivant leur âge, on trouve qu’en moyenne les conscrits âgés de vingt ans y figurent pour une proportion de 43 pour 100. D’après les calculs du bureau de statistique de l’empire, fondés sur la mortalité pendant les années de 1871 à 1880, le nombre d’hommes survivans à vingt ans se réduit à 59 pour 100 des naissances.

Comparés entre eux, les résultats de la révision donnent, sur 100 hommes inscrits sur les rôles pendant les années 1876 à 1885, en moyenne :

Conscrits de vingt ans Contingent total
Enrôlés après révision 
11 .9
11 .1
Engagés volontaires 
2 .4
1 .5
Réserve de remplacement 
2 .8
11 .5
Exclus pour indignité 
0 .4
0 .1
Ajournés 
45 .9
34 .8
Exempts ou réformés 
6 .9
6 .6
Manquant à l’appel 
8 .3
81 .5
Excédent disponible 
1 .5
1 .4

Les hommes qui n’ont pas été enrôlés après la première révision, et, d’une manière générale, tous ceux sur lesquels les commissions de recrutement n’ont pas pris une décision définitive lors de cette présentation, sont tenus à se présenter de nouveau aux révisions des années suivantes. La proportion des enrôlés envoyés à l’armée est sensiblement la même pour la classe de vingt ans et pour le contingent total inscrit sur les rôles. Il n’y a de différence considérable que dans la proportion des sujets ajournés et des hommes classés dans la réserve de remplacement. Après la troisième révision, les commissions ne prononcent plus d’ajournement. L’ajournement a pour but de retarder d’un ou deux ans l’admission au service des sujets trop faibles à la première révision, ou qui demandent à être affranchis du service immédiat pour des raisons de famille ou autres, dont les commissions apprécient le bien-fondé. Dans la pratique, les étudians en théologie et les membres du clergé, ainsi que le personnel de l’enseignement, sont ajournés ou classés dans la réserve de remplacement. On peut être classé dans cette réserve après avoir été ajourné deux fois ; mais la loi ne reconnaît en aucun cas l’exemption de plein droit, contraire au principe de l’obligation universelle. En somme, le contingent des hommes âgés de vingt ans ayant été de 542,843 conscrits en moyenne, pendant la période décennale de 1876 à 1885, avec un nombre total de 138,351 hommes enrôlés immédiatement et 18,666 engagés volontaires en sus, la proportion des sujets incorporés atteint réellement 28. 9 pour 100 des sujets portés sur les listes de conscription, tandis que 26.6 sont inscrits dans la réserve de remplacement.

La réserve de remplacement se partageait avant 1888 en deux classes. Dans la première étaient versés les hommes en nombre nécessaire pour mettre l’armée sur pied de guerre et pour la formation de troupes de renfort. On procédait de manière à ce que les conscrits de cinq classes fournissent le nombre d’hommes voulu pour la réserve de première classe. Ce qui dépassait ce nombre était porté dans la seconde classe, composée des sujets les plus faibles et des hommes ajournés en raison de leur position. De fait, les hommes de la réserve de seconde classe n’étaient appelés que dans des cas de besoin extrême et ne faisaient pas en réalité partie de l’armée, tandis que les réservistes de la première classe étaient obligés de passer sous les drapeaux, afin de s’exercer, une durée de 112 jours, au moins, en quatre fois. Par suite de la loi nouvelle du 11 février 1888, qui a modifié les dispositions antérieures, la réserve de remplacement ne se compose plus de deux classes distinctes. D’après le § 9 de cette loi, la réserve de remplacement reçoit chaque année assez d’hommes pour fournir aux sept classes annuelles le nombre de recrues nécessaire à la mobilisation de l’armée. Elle prend en première ligne les hommes reconnus valides qui n’ont pas été enrôlés après la révision à cause de hauts numéros. En outre y sont versés les sujets exempts du service actif pour raisons de famille, pour défauts corporels légers ou pour faiblesse de constitution, quand la constitution s’est améliorée après la révision suffisamment pour supporter les exigences du service. En ce qui concerne les obligations, les hommes classés dans la réserve de remplacement sont soumis aux dispositions en vigueur pour les hommes de la landwehr et de la réserve en congé. Tout particulièrement ils doivent se présenter aux révisions de contrôle annuelles et sont appelés, en temps de paix, à des exercices militaires d’une durée de dix semaines pour la première fois, de six semaines pour la seconde fois, de quatre semaines pour la troisième fois. Dans la règle, la première période d’exercice a lieu dans l’année où les hommes sont inscrits dans la réserve de remplacement pour une durée de douze ans.

Maintenant encore, le nombre d’hommes à instruire chaque année est fixé au budget de l’empire ; ceux qui s’entretiennent et s’équipent à leurs propres frais peuvent choisir le corps dans lequel ils veulent s’exercer. Le choix du corps de troupes appartient également aux engagés volontaires, quelle que soit la durée de l’engagement. Les volontaires d’un an, admis sous condition d’un examen spécial ou de la présentation de certificats d’études pouvant tenir lieu de cet examen, doivent aussi, dans la règle, s’équiper et s’entretenir à leurs frais pendant la durée de leur service. Ils n’entrent pas en compte dans la fixation de l’effectif de présence en vertu de la loi du septennat, qui a surtout une portée budgétaire. Pendant la période décennale de 1876 à 1885, la moyenne annuelle des engagés volontaires a été de 18,666, dont la moitié environ pour une durée de trois à quatre ans. Quant aux réservistes de remplacement, le nombre d’hommes inscrits dans la première classe a été, en moyenne, de 84,238 pour la première classe, et de 59,105 pour la seconde classe, pendant les dix dernières années, armée de terre et marine militaire prises ensemble.

Dans les pièces justificatives annexées au projet de loi sur le premier septennat en 1874, et dans les tableaux publiés dans les Annalen des Deutschen Reichs pour 1875, page 1514, nous trouvons sur les résultats du recrutement quelques détails qui manquent dans les aperçus soumis au Reichstag depuis cette époque. Notons entre autres les nombres relatifs aux hommes classés dans la réserve de remplacement pour les motifs que voici, pendant les années 1871 à 1874 :

Hommes classés dans la réserve de remplacement.
1871 1872 1873 1874
Pour défaut de taille 
10,304 11,513 10,169 11,577
Petitesse 
15,913 16,654 14,754 13,722
Incapacité partielle 
42,066 43,685 40,627 40,580
Incapacité temporaire 
41,421 40,957 38,352 42,082
Raisons de famille 
6,732 6,647 6,306 8,038
Excédent disponible 
6,334 9,699 9,332 6,499

Par défaut de taille, il faut entendre les cas où les sujets classés ont moins de 1m,57 ; par petitesse, ceux où la taille atteint de 1m,57 à 1m,61. Quant aux sujets exempts ou réformés, nous trouvons pour la même période :

Exemptions. 1871 1872 1873 1874
Pour défauts visibles 
9,506 10,052 9,968 8,584
Incapacité permanente 
33,074 30,715 29,026 28,102

Touchant l’aptitude des hommes enrôlés en 1874, le contingent des recrues de cette année se répartit suivant leur âge et les différens corps de troupes, les deux corps bavarois non compris, comme suit :

Corps Agé de 20 ans Agé de 21 ans Agé de 22 ans Au-dessus de 22 ans
Garde impériale 
5,182 2,134 1,064 26
Infanterie de ligne 
31,412 19,565 19,461 914
Chasseurs à pied 
1,346 647 337 12
Cuirassiers 
1,052 601 440 20
Uhlans 
1,567 1,005 1,152 44
Dragons, hussards 
3,116 1,942 2,417 68
Artillerie 
5,142 3,038 2,208 99
Génie 
1,138 673 563 39
Train des équipages 
984 800 1,670 85
Instituteurs primaires 
397 323 415 96

Le contingent des recrues incorporées en 1874 dans les quinze premiers corps d’armée, les Bavarois non compris, s’élevait à 113,204 hommes pour les différentes armes ci-dessus, plus 34 infirmiers et 3,772 ouvriers d’administration, tailleurs, cordonniers et selliers, soit 117,010 hommes en tout pour l’armée de terre et 2,317 hommes pour la marine, dont les troupes ne comptent pas dans l’effectif de présence septennaire. Telles qu’elles sont constituées, les unités tactiques de l’armée allemande exigent annuellement pour le recrutement normal 190 hommes par bataillon d’infanterie, 36 hommes par escadron de cavalerie, 30 hommes par batterie de campagne, 165 hommes par section d’artillerie à pied, 160 hommes par bataillon du génie ou des chemins de fer, 175 hommes par bataillon du train. A chaque renouvellement du septennat, l’augmentation de l’effectif total entraîne la création d’unités nouvelles, la formation de nouveaux cadres.

En résumé, les opérations du recrutement, sur la base de l’obligation universelle, telles que nous les voyons appliquer, ont amené sous les drapeaux de l’armée allemande un contingent de 157,027 hommes, une année dans l’autre, pendant la dernière période décennale. Avec ce contingent, il faut compter un excédent annuel disponible de 17,825 hommes, en sus de la réserve de remplacement de première classe, portée à 84,238 hommes annuellement. Cela fait un total de 250,090 hommes entrés au service ou désignés pour le remplir, représentant 47.7 pour 100 du contingent moyen des conscrits arrivés à vingt ans et portés sur les rôles pendant les années 1876 à 1885. La seconde classe de la réserve de remplacement, qui s’élevait pendant cette même période à 10.9 pour 100 du contingent de la conscription, à raison d’un total de 59,105 hommes, suffira pour fournir le nombre de recrues et de réservistes nécessaire pour augmenter de 41,135 soldats l’effectif de présence sur le pied de paix, à partir du 1er avril 1887. Quoique la durée légale du service soit fixée à trois ans, la présence réelle sous les drapeaux ne dépasse pas, dans l’infanterie, une moyenne de deux ans et cinq mois. Rappelons aussi que l’accroissement de l’émigration enlève de son côté un nombre de conscrits de plus en plus considérable. Pendant les dix dernières années, les relevés des commissions de recrutement accusent annuellement une moyenne de 106,590 conscrits manquant à l’appel sans autorisation et de 36,656 sujets introuvables, tandis que le nombre des condamnations pour émigration non autorisée s’est élevé de 11,446 en 1880 à 18,888 en 1886.

En ce qui concerne la landwehr, partagée maintenant en deux bans, la durée du service, dans le premier ban, est aujourd’hui de cinq ans et finit avec l’âge de trente-neuf ans révolus dans le second ban. Tous les hommes sortis de la réserve de l’armée active passent dans le premier ban de la landwehr. Sont classés dans le second ban de la landwehr les hommes sortis du premier ban ou de la réserve de remplacement. Les hommes du second ban de la landwehr ne peuvent être convoqués pour des exercices ni pour des réunions de contrôle en temps de paix. Au moment de l’entrée en vigueur de la loi du 11 février 1888, l’effectif de la landwehr du premier ban, formé par les hommes sortis de la réserve, peut être évalué à 600,000 hommes au moins, contre environ 1 million d’hommes pour le second ban. Jusqu’alors, le budget militaire portait 277 commandemens de districts, Landwehrbezirkscommandos, dont les chefs s’occupent particulièrement des sujets du Beurlaublenstand, c’est-à-dire de l’effectif des hommes en congé, soit qu’ils appartiennent à la réserve de l’armée active ou à la réserve de remplacement, soit qu’ils se trouvent inscrits dans l’un ou l’autre ban de la landwehr. En cas de mobilisation, le commandant de district de la landwehr est chargé de rassembler les réservistes et les hommes de l’armée territoriale pour les diriger sur leurs corps respectifs. Pour faciliter la tâche de ces officiers supérieurs, l’autorité militaire a partagé les districts de landwehr en circonscriptions de compagnie, délimitées de manière à correspondre aux subdivisions administratives inférieures. Ces circonscriptions de compagnies étaient au nombre de 1,140 au mois de janvier 1888, placées chacune sous la surveillance d’un sous-officier appelé Bezirksfeldwebel, intermédiaire immédiat entre l’autorité militaire et la population.

L’exposé des motifs de la loi du 11 février 1888, touchant le service dans la réserve et dans la landwehr, affirme l’obligation de rendre disponibles pour la défense du territoire national tous les sujets allemands capables de porter les armes. On y voit exprimé l’avis que cette obligation ne paraîtra trop lourde à aucun des intéressés en tant qu’il s’agit de défendre l’indépendance de la nation. Aussi bien, les hommes du landsturm ou de la levée en masse, qui comprend tous les sujets valides de dix-sept à quarante-cinq ans, non encore incorporés dans l’armée de terre ou dans la marine impériale, peuvent être appelés à renforcer les corps de la seewehr et de la landwehr. Avant l’application de la loi nouvelle, dont l’effet a été d’augmenter beaucoup les effectifs de la landwehr, on comptait dans toute l’étendue de l’empire, pour la formation des cadres de l’armée territoriale, 259 circonscriptions de bataillons ordinaires, 4 circonscriptions de régimens à 2 bataillons, 13 circonscriptions de bataillons de réserve, soit en tout 280 districts de bataillon. Il y avait alors par circonscription de recrutement, pour l’armée de ligne, 4 districts de landwehr, avec autant de bataillons, groupés deux par deux, qui formaient nominalement des régimens de landwehr correspondant à ceux de l’armée active. L’augmentation numérique des hommes inscrits dans la landwehr nécessitera la formation de nouveaux régimens, avec un plus grand nombre de bataillons. Pour l’équipement et l’armement de ces effectifs de la landwehr, le Reichstag vient d’autoriser l’émission d’un emprunt de 280 millions de marcs.

Quant au landsturm, convoqué par décret impérial, et, en cas de besoin pressant par les généraux commandans des corps d’armée ou les gouverneurs des forteresses, il ne donne pas lieu à des formations déterminées en temps de paix. Ses effectifs se partagent en deux bans, comprenant : le premier, les hommes âgés au-dessous de trente-neuf ans ; le second, les hommes entre trente-neuf et quarante-cinq ans. Les sujets appelés sont soumis aux obligations propres à la landwehr ou à la seewehr, suivant qu’ils serviront dans la marine ou dans l’armée territoriale. Toutes les dispositions des lois militaires et le code pénal militaire leur sont applicables en cas d’indiscipline. L’appel au service doit se faire par ordre de classes annuelles, et contribue à renforcer les cadres de l’armée territoriale et de la flotte.


IV

Un fait positif se dégage de ces arides énumérations, indispensables pour apprécier la capacité militaire du peuple allemand. Aucune autre nation ne dispose aujourd’hui d’une puissance supérieure par le nombre des soldats, comme par l’organisation et la discipline. La discipline éprouvée de l’armée allemande met aux mains de ses chefs un instrument docile et sûr. Ailleurs, les troupes peuvent avoir plus d’élan, plus de fougue entraînante, plus d’impétuosité dans l’attaque. Par tempérament et par éducation, le soldat allemand se plie à une obéissance stricte, qui est une qualité de plus, dans une armée, quand elle se trouve réunie à la supériorité du commandement et à la force numérique. Savoir obéir, avoir le respect de l’autorité, quelle garantie d’ordre pour la société et quel avantage à la guerre ! De même que la constitution politique donnée à l’Allemagne par la Prusse vise à régler tous les ressorts du gouvernement et les principaux services de l’administration, de manière à accroître la puissance militaire de l’empire, l’éducation publique tend à façonner les citoyens à la discipline dès l’école primaire. Le développement des qualités militaires du peuple est l’objet de préoccupations constantes et systématiques, présenté en toute circonstance comme la première condition de la prospérité nationale.

La prospérité nationale, le bien-être commun du peuple entier, comme celui de chaque sujet allemand, tient à la puissance de l’empire, fondée sur sa force militaire. Telle est du moins la doctrine affirmée et soutenue par les hommes d’état prussiens depuis la création du royaume de Prusse. A ceux qui déploraient au Reichstag l’accroissement énorme des charges militaires, le maréchal de Moltke rappelait la maxime des lansquenets allemands d’autrefois, au dire desquels a les enveloppes de cartouches sont les papiers qui ont le meilleur cours. » Et pour justifier l’augmentation de l’effectif de présence de l’armée, le chef du grand état-major ajoutait, à la même séance du 4 décembre 1886 : « Les finances doivent être assurées par l’armée ; une guerre malheureuse détruit la meilleure économie financière. » Quant aux alliances, pour la défense de ses intérêts, l’Allemagne agit sagement en ne comptant pas sur des secours étrangers, un grand état existant seulement par sa propre force : Ein grosser Staat existirt nur durch seine eigene Kraft.

Ce conseil donné au peuple allemand de compter sur lui seul, le vieux maréchal de Moltke le répète en toute circonstance, chaque fois qu’il s’agit de s’imposer de nouveaux sacrifices pour l’armée. « L’armée, selon lui, est la plus élevée de toutes les institutions dans chaque pays, car elle seule rend possible l’existence de toutes les autres. » Lors des premiers débats sur la loi militaire au parlement impérial, le 16 février 1874, il a dit : « Nous ne pouvons nous abandonner à aucune illusion là-dessus ; depuis nos guerres heureuses, nous avons gagné en respect partout, nulle part en sympathie. De tous côtés, nous nous heurtons à cette idée préconçue que l’Allemagne, après être devenue puissante, pourrait être dans l’avenir un voisin mal commode. » Comme preuve à l’appui : « En Belgique, vous trouvez encore aujourd’hui des sympathies françaises ; d’allemandes, peu… En Hollande, on a commencé à rétablir la ligne d’inondation et à se fortifier à nouveau. Au Danemarck, on croit devoir augmenter la flotte pour la défense du littoral et fortifier les points de débarquement en Zélande, parce qu’on craint une invasion allemande. Tantôt nous sommes soupçonnés de vouloir conquérir les provinces russes de la Baltique, tantôt d’attirer à nous la population allemande de l’Autriche. » Quant à la France, « ce qui nous arrive de l’autre côté des Vosges, c’est un affreux cri de revanche pour la défaite appelée par ses propres fautes. »

Ainsi la France est l’épouvantait, la menace permanente évoquée devant le peuple allemand pour motiver ses armemens de plus en plus forts. Depuis les premières années du siècle, poètes et historiens rivalisent avec les hommes d’état pour désigner la nation française à l’Allemagne comme l’Erbfeind, — ennemi héréditaire ; Ennemi héréditaire ! mais l’histoire donne le témoignage que, dans les lottes déplorables engagés depuis cent ans, l’attaque est le plus souvent partie de la Prusse. Sans parler de la guerre de l’indépendance entreprise pour délivrer le sol national, n’est-ce pas le roi de Prusse qui a attaqué la France de 1789, rien que pour combattre les principes de la révolution dont sont sorties la liberté politique et la proclamation des droits de l’homme ? N’est-ce pas également un ultimatum prussien du 25 septembre 1806 qui a fait éclater le téméraire conflit résolu par les désastres d’Auerstaedt et d’Iéna, et par ce traité de Tilsit où faillit s’engloutir la monarchie du grand Frédéric ? Les cris insensés de la marche sur Berlin, poussés lors de la déclaration de guerre à la Prusse, faite par Napoléon III en une heure d’affolement, n’effacent pas le manifeste ridicule du duc de Brunswick, en date du 25 juillet 1792, pour annoncer la « promenade militaire » des campagnes de Valmy et de Jemmapes ! Et c’est d’un cœur également léger, d’un esprit aussi irréfléchi et imprévoyant, avec une présomption injustifiable à aucun titre, que la cour et les conseillers de Frédéric-Guillaume III ont entraîné le peuple prussien dans ces guerres malheureuses des années 1806 et 1807, dont les plaies ne sont pas encore complètement guéries. Erreurs pour erreurs, un juge impartial constate les mêmes fautes de part et d’autre du Rhin, relève des griefs semblables, également fondés, auxquels le salut commun conseille de faire trêve, sinon de les reléguer dans l’oubli.

Au lieu de l’oubli des haines nationales, les adversaires en présence, rebelles aux conseils de la raison et au sentiment de l’humanité, s’appliquent davantage à entretenir la discorde. Dans les écoles de l’Alsace, les hommes chargés de veiller sur l’éducation populaire et de former les générations nouvelles ne rougissent pas de contraindre de petits enfans à chanter des chants soi-disant patriotiques, remplis d’injures pour leurs pères, battus comme soldats français. Les égaremens du patriotisme, qui ne cessent de désigner la France comme l’ennemie héréditaire, et dénoncent au monde ses convoitises iniques, ont réclamé la conquête de l’Alsace-Lorraine bien avant l’événement, contre le gré manifeste de ses populations. Les mêmes voix allemandes qui se sont élevées pour secouer le joug étranger de leur patrie prêchent l’assujettissement des pays voisins. Écoutez seulement Arndt, l’émule poétique de Koerner, le collaborateur de Stein et de Scharnhorst pour la rénovation nationale ! Arndt a enflammé l’Allemagne plus qu’aucun autre, pour exciter au sein de la nation l’enthousiasme de la revanche contre Napoléon. Mais après avoir chanté le Valerlandslied, après avoir rédigé le catéchisme pour le soldat allemand, Katechismus für den deutschen Kriegs-und Wehrmann, après avoir expliqué au peuple ce que signifie l’institution de la landwehr et du landsturm, au point de vue de la défense du territoire, il a écrit son fameux pamphlet sur le Rhin, fleuve allemand, mais non pas frontière de l’Allemagne : Der Rhein, Deutschlands Strom, aber nicht Deutschlands Grenze. Toute une pléiade de poètes inspirés illustre cette époque de la délivrance, et célèbre le patriotisme dans des chants immortels : Arnim d’Achim, Frédéric Schlegel, Henri-Joseph de Collin, Henri de Kleist, également grands à côté de Koerner et d’Arndt. Pourtant, si le sentiment de la patrie émeut tout cœur bien placé et commande le respect bien au-delà des conventions nationales, nous ne comprenons plus l’exagération de ce sentiment poussé à la haine, nous surtout, fils de l’Alsace, quand Arndt, en 1840 déjà, nous crie comme dernière solution de l’unité nationale allemande :


……… Zum Rhein ! Uber’n Rhein !
All Deutschland in Frankreich hinein !


En Alsace-Lorraine, les patriotes rêvent l’accord, l’union, l’alliance de la France et de l’Allemagne, à une condition, il est vrai, que les maîtres du jour traitent de rêve chimérique. A ceux-là qui traitent de rêveurs les patriotes de notre espèce, nous répondons simplement, dans l’attente de l’avenir :


It was a dream, but it was not alone a dream.


Pour en revenir à l’organisation des forces militaires, les maîtres de l’art nous présentent la discipline comme première condition d’une bonne organisation de l’armée. Lors des débats sur le code pénal militaire allemand, le 7 juin 1872, le maréchal de Moltke a dit : « Autorité en haut, en bas obéissance, la discipline est toute l’âme de l’armée. La discipline seule rend l’armée ce qu’elle doit être ; une armée sans discipline est une institution dans tous les cas coûteuse, insuffisante pour la guerre, et dans la paix pleine de danger… Plus importante que ce qui a été appris à l’école est l’éducation de l’homme qui vient après l’école, pour lui inculquer l’ordre, la ponctualité, la propreté, la docilité et la fidélité, bref la discipline. C’est cette discipline qui a mis notre armée en état de gagner Victorieusement trois campagnes. » Avec raison, le grand homme de guerre qui a préparé les victoires de l’Allemagne pense qu’une autorité forte peut seule déterminer des milliers de gens à exposer leur santé et leur vie, au milieu des privations et des souffrances, pour l’exécution d’un ordre donné dans les circonstances les plus difficiles. Comme conséquence du principe d’autorité indispensable, garanti par le code, pénal, le sous-officier doit avoir une position privilégiée par rapport au simple soldat, de même que l’officier jouit de prérogatives par rapport aux uns et aux autres. La hiérarchie réalise l’obéissance des subordonnés envers leurs supérieurs, à tous les degrés, sans exception.

Un officier de mérite, M. Fritz Hoenig, capitaine dans l’infanterie allemande, maintenant retiré du service, a écrit un traité sur l’importance de la discipline pour l’état, l’armée et le peuple : Die Mannszucht in ihrer Bedeutung für Staat, Volk und Heer. Recommandable à bien des titres, cet ouvrage trouve la mesure de la civilisation des peuples dans le degré de discipline de leurs armées, inégal et variable suivant les temps et les lieux. Les lois qui règlent la discipline militaire suivent l’évolution de la civilisation, se perfectionnant à travers les siècles pour arriver à l’état actuel. Point d’armée possible sans discipline, point d’armée capable de remplir sa mission propre. Dans son acception entière, au sens large du mot, la discipline ne se réduit pas à l’obéissance stricte. Son essence, bien comprise, vise à développer d’une manière générale les vertus militaires. Plus ces vertus existent, plus elles sont vivaces et répandues, plus l’armée assez heureuse pour les mettre en pratique aura de succès à la guerre. Obéir avec intelligence, interpréter sagement les ordres reçus, savoir les prévenir au besoin, supporter avec résignation les maux inséparables de la guerre, se soumettre à tous les sacrifices jusqu’à la mort, telles sont les vertus militaires inspirées par une discipline parfaite. A la veille de la catastrophe où la Prusse faillit périr, Scharnhorst, le réorganisateur futur de l’armée allemande, écrivait à son roi : « Nous avons commencé à placer l’art de la guerre au-dessus des vertus militaires ; cela a causé la perte des peuples dans tous les temps. » Qui dit vertu ne dit pas contrainte. L’obéissance imposée par la crainte de la répression ne peut engendrer la vertu. Aussi bien les promoteurs de l’armée allemande ont voulu fonder la discipline sur l’éducation morale, avec la religion pour base, plus que sur les peines inscrites dans le code.

L’éducation militaire commence donc, en Allemagne, avec l’école primaire, obligatoire pour tous les sujets de l’empire, comme le service à l’armée. A l’école primaire, les enfans reçoivent des leçons de gymnastique, préparation aux exercices futurs du soldat. Arrivés sous les drapeaux, les jeunes recrues doivent reprendre ou continuer leur éducation morale, en apprenant le maniement des armes. Comme le service à l’armée suit peu d’années après la sortie de l’école, on considère l’obligation universelle au service militaire comme un inappréciable bienfait pour l’éducation de la nation. Du moins est tel l’avis du maréchal de Moltke, selon qui le peuple allemand jouit, par ce fait, d’un avantage marqué sur tous les autres peuples. Cela étant, les adeptes du militarisme, juges intéressés dans leur propre cause, en concluent à la nécessité d’appeler tous les citoyens du pays sous les drapeaux, rien que pour favoriser l’éducation nationale. A en croire le chef du grand état-major allemand, ce ne sont pas les maîtres d’école qui ont gagné les batailles de l’Allemagne, mais les éducateurs de la nation, l’état militaire, qui va avoir élevé bientôt soixante-quinze classes de soldats. Grâce au régime militaire en vigueur depuis les guerres de la délivrance, soixante-quinze classes de jeunes gens ont été successivement dressées à l’ordre, à la valeur personnelle, à l’amour de la patrie. Aux yeux du maréchal de Moltke, l’éducation importe plus que le savoir, parce que m’le savoir ne donne pas l’abnégation voulue pour le service de son pays. » C’est aussi l’avis de M. Hœnig, dont l’ouvrage sur la discipline constitue, du commencement à. la fin, un plaidoyer convaincu pour subordonner l’instruction scientifique de l’homme à l’éducation morale. Appelé à garantir l’ordre social à l’intérieur et au dehors le respect de la nation, le citoyen formé aux armes doit recevoir une éducation dirigée de manière à régler ses actes par la persuasion intime du devoir à accomplir, non par la crainte de la répression en cas de défaillance. Parce que, dans les mœurs populaires, la morale est inséparable de la religion, les rois de Prusse ont veillé constamment à maintenir le sentiment religieux au sein de leur armée, où le service divin a toujours été un service imposé par les règlemens disciplinaires. En un mot, la discipline militaire bien comprise, plaçant les qualités morales du soldat au-dessus de l’instruction, aspire avant tout à former le caractère et à développer le sens du devoir, le respect de la loi, l’amour de la patrie.

On a beaucoup exagéré le rôle du maître d’école dans les victoires des Allemands en Bohême et en France. Si la discipline des troupes allemandes a été exemplaire, il y a à rabattre considérablement sur le degré d’instruction des soldats. Pour gagner des batailles, il ne suffit pas d’ailleurs de savoir lire et écrire. L’auteur du traité sur la discipline au point de vue de l’armée, de l’état et du peuple, nous apprend que les recrues enrôlées dans sa compagnie ont peu conservé de ce qu’ils apprennent sur les bancs de l’école. Pendant des années, il s’est efforcé de constater le degré d’instruction de ses recrues. Or, souvent les faits les plus simples de leur propre pays étaient ignorés par les jeunes gens arrivés au régiment. « Nous réunissions de nombreuses questions sur la patrie d’origine, dit M. Hœnig. Les réponses étaient incroyables. Après la guerre de 1870-1871, beaucoup ne savaient même pas le nom de l’empereur d’Allemagne. « Nous voilà loin tout, particulièrement des étonnantes connaissances en géographie, assez étendues chez les simples soldats pour leur faire trouver tous les chemins sur le territoire envahi ! En rendant hommage aux qualités morales développées par une bonne discipline dans l’armée allemande, nous devons également nous garder d’exagération, pour rester dans la mesure juste. Dans son livre sur l’Armée française en 1870, le général Trochu fait un grand éloge « des armées auxquelles une éducation perfectionnée a enseigné tous les respects. » Ces armées « sont remarquables par leur cohésion, et elles ont des principes de discipline et des habitudes de bon ordre assez solides pour survivre à tous les relâchemens inévitables de la guerre. Nous avons appris à nos dépens de quel poids accablant ces principes et ces habitudes d’un ennemi, grâce à eux toujours prêt, pèsent sur les armées décousues qui ne les ont pas. » L’éloge décerné à l’armée prussienne pendant la dernière guerre de France est mérité, et aucun juge impartial n’y contredira. Toutefois, et malgré l’école obligatoire pour tous en Allemagne, M. Hœnig constate l’existence de grandes inégalités d’éducation parmi les conscrits allemands appelés sous les drapeaux. Les villes manufacturières en particulier fournissent de mauvais contingens. « Au recrutement des villes industrielles, l’ivrognerie, l’immoralité, le vol, les rixes, reparaissent toujours… Ajoutez le faible respect de la loi, de l’ordre et de l’autorité dans lequel ont grandi la plupart des gens des villes d’industrie… Abandon de la garnison, absence du quartier, inexactitude et manque de fidélité sont choses habituelles dans cette classe. Le sentiment de l’honneur, sans lequel l’éducation n’est nulle part possible, s’est desséché dans l’atmosphère empestée des fabriques, comme la plante qui dépérit sous ses précipitations. » Avec ces élémens, le socialisme révolutionnaire entre dans l’armée et présente dès maintenant de sérieux dangers.

Darwin, dans ses études sur la Descendante de l’homme, considère « la supériorité que des soldats disciplinés manifestent sur des troupes sans discipline comme un effet de la confiance que chacun met dans ses camarades. » Cette appréciation est juste, car la discipline, en développant au sein de l’armée le sens du devoir, permet à tous les combattans, engagés dans la lutte pour la victoire, de compter sur l’appui de leurs voisins. Des hommes qui se sentent les coudes se trouvent toujours plus forts que quand ils sont exposés au danger isolément, sans se savoir soutenus. Un héros brave le danger sans souci d’être appuyé, sans crainte des ennemis plus puissans ; il va de l’avant, impassible sous tous les coups, intrépide jusqu’à la témérité. Mais l’héroïsme, qui est la vertu poussée à l’extrême, au mépris de la vie, dépasse la capacité moyenne. Vouloir le demander à tout le monde, c’est s’exposer à des mécomptes certains. Puis avec l’armement actuel et dans les prochaines batailles, les traits d’héroïsme individuels ou isolés ne peuvent produire des effets comparables à ceux d’une troupe ou d’une armée dont les mouvemens s’exécutent avec ordre, régulièrement, où chaque soldat en ligne avance avec la vitesse mesurée pour l’ensemble. Le feu à longue portée réduit les combats à des combinaisons mécaniques, calculées de manière à faire marcher d’accord tous les rouages en jeu, sans avance ni retard. Que la discipline tienne donc à son rang chacun des hommes qui ont à exécuter un commandement, ils se soutiendront entre eux, sans défaillance. Le sentiment de la solidarité affermit les moins vaillans. Le devoir et l’honneur triomphent de toutes les hésitations. Sous l’effet de la confiance établie, chaque corps séparé peut attaquer l’ennemi supérieur en nombre sans hésitation au moment propice, quand l’occasion paraît favorable. Pendant les dernières guerres de l’Allemagne, au dire d’un écrivain militaire, le baron von der Goltz, « chaque général qui tentait ce grave effort était sûr que les corps voisins accourraient aussitôt qu’ils entendraient tonner le canon, certain que, dans le cas de besoin, l’action engagée vigoureusement serait accomplie par ses camarades si les forces venaient à lui manquer. Tous les chefs pouvaient agir ainsi, avec la même initiative, jusqu’au plus jeune officier, à la tête d’un détachement de tirailleurs. On comprend, dans ces conditions, comment le commandement supérieur, malgré son influence limitée sur la marche des combats et des batailles, se trouvait néanmoins en mesure de combiner ses dispositions pour la solution définitive, avec une égale certitude. Le généralissime savait bien que, si les voies étaient diverses, toutes les forces en action concorderaient au but commun. En toute circonstance, il pouvait être persuadé qu’aucun chef de corps, en état de participer à la lutte sanglante, ne resterait en arrière. La discipline de l’armée allemande en répondait. »

Au point de vue de la stratégie, la discipline bien établie donne plus de mobilité aux armées. C’est une expérience attestée par les généraux allemands à la suite de leurs dernières campagnes. Avéré d’une part, le fait est aussi incontestable de l’autre. Pour notre malheur, l’histoire des batailles de Frœschwiller et de Wœrth, comme les opérations qui ont abouti au désastre de Sedan, ne témoignent pas des mêmes dispositions, d’une entente égale parmi les généraux français. L’intervention de la politique a suscité chez nous des jalousies et des rivalités dont la patrie gémit. Pauvre France, les dissensions politiques ont fait bien du mal à la nation ! Que de forces neutralisées ou perdues par le retentissement de ces discordes au sein de l’armée ! Avec une meilleure discipline, la politique serait exclue de l’armée, si l’état mental de l’armée ne reflétait pas l’esprit du peuple dont elle sort. La division des partis affaiblit partout et toujours. En Allemagne, l’absence des compétitions dynastiques et l’homogénéité du corps d’officiers favorise la concorde au grand avantage de la puissance militaire. Par la constitution de l’unité nationale et sous l’effet d’une législation militaire commune à tout l’empire, les rivalités d’autrefois entre les différens pays allemands ont disparu.

Plus une armée sera nombreuse, plus sa discipline devra être parfaite pour faciliter le commandement. Avec le principe du peuple en armes, des masses de troupes prodigieuses vont se trouver en présence. Les guerres des derniers siècles ne donnent pas l’idée des chocs terribles qu’entraîneront des conflits futurs dans l’Europe centrale. Les difficultés qu’on aura pour conduire et approvisionner les immenses armées sur pied en France, en Allemagne et en Russie, confondent l’imagination. Sur le pied de guerre, des millions d’hommes seront debout sous les drapeaux. Un seul corps, avec son effectif normal de 30,000 combattans, en mouvement sur une route ordinaire, occupe une longueur de 24 kilomètres. Si tous les bagages du corps d’armée suivent immédiatement, avec les approvisionnemens et les munitions, avec le service des ponts et le service des ambulances, la longueur de la colonne atteindra 50 kilomètres. Dans ces conditions, l’extrémité du train des équipages se trouve éloignée de deux journées de marche de la tête du corps. Lors de la guerre de 1866, une seule des colonnes autrichiennes, que le feldzeugmeister Benedeck conduisit de Moravie en Bohême, avait une longueur de 118 kilomètres, soit la distance de Strasbourg à Mulhouse, mesurée en ligne droite, pour trois corps d’armée et une division de cavalerie, ensemble 90,000 combattans. Toute l’armée allemande actuelle devrait-elle se mettre en mouvement sur une chaussée unique, avec ses réserves et le train au complet, elle occuperait toute la largeur de l’empire. Vous verriez les têtes de colonnes arriver par Mayence à Strasbourg, que l’arrière-garde commencerait seulement de sortir de Memel, sur la frontière de Russie. Plus de quinze jours seraient nécessaires pour faire défiler cette troupe formidable d’une manière continue, sans interruption, à travers l’avenue des Tilleuls, devant le palais impérial à Berlin. En 1870, les seize corps d’armée allemands, qui se réunirent sur le Rhin, couvrirent 120 milles carrés d’un pays fertile. Pour assembler les forces militaires actuelles de l’empire, il faudrait plus de 200 milles carrés, environ 1,200,000 hectares, à peu de chose près la superficie de l’Alsace-Lorraine tout entière ! Quelles difficultés présentent l’approvisionnement et le ravitaillement de pareilles masses réunies en pays ennemi ou même sur le territoire national ! Songeons qu’une armée de 800,000 hommes avec 300,000 chevaux consomme en trois semaines 2 millions de quintaux en provisions diverses, sans compter la paille et le foin. Pendant la dernière guerre, les armées françaises ont eu à souffrir beaucoup du fait que leurs approvisionnemens étaient uniquement confiés à l’intendance militaire, sans jamais recourir à l’assistance des autorités civiles. De même, les vivres à fournir par les colonnes de ravitaillement ont manqué d’abord à l’armée allemande lors de sa concentration dans le Palatinat. Les seules ressources du territoire occupé, si riche que soit ce territoire, ne suffisent pas pour un grand rassemblement de troupes, qui consomment en l’espace de quelques jours les provisions des habitans, pareilles à des nuées de sauterelles dévorant tout sur leur passage.

Dans l’état actuel des choses, en cas de guerre, la frontière entre la France et l’Allemagne présenterait juste une étendue suffisante pour permettre aux armées des deux pays de se développer convenablement. Un seul corps d’armée, pour se développer comme il faut, a besoin d’un espace de 4 kilomètres en longueur, suivant les dernières expériences. L’armée française irait aujourd’hui d’Épinal à Verdun, avec les différens corps serrés les uns contre les autres, si elle était appelée à se placer sur une seule ligne. A la bataille de Gravelotte-Saint-Privat, le 18 mars 1870, les forces allemandes formées par cinq corps d’armée combattirent ensemble sur une longueur de 15 kilomètres. Avant l’introduction des armes à longue portée, les champs de bataille avaient l’étendue des places d’exercice d’une brigade de nos jours, où les soldats sont déjà exposés à un feu violent à grande distance de l’ennemi. En comparaison de cette distance où le combat s’engage maintenant, les troupes ennemies paraissent s’être trouvées à un jet de pierre les unes des autres à Waterloo et à Hochkirch. Le commandant en chef pouvait alors encore se rendre compte par lui-même de l’état des choses avant de prendre une résolution et de combiner ses ordres. Napoléon Ier et Frédéric II suivaient les mouvemens de leur armée sur toute la ligne, jusqu’au moment de l’attaque ; mais le roi de Prusse se trouvait le plus souvent à la tête de 30,000 à 50,000 hommes à peine, tandis que l’empereur des Français, si souvent Victorieux, n’a jamais eu sous la main 200,000 hommes à la fois. Un nouveau conflit de l’Allemagne avec les nations voisines ne sera plus une lutte ordinaire entre les armées belligérantes : il aura le caractère d’une migration des peuples, ein Voelkerauszug, kein blosser Streit der Heere, selon l’expression de l’auteur du livre sur la nation en armes. Sans pareil dans l’histoire, cet exode de toute la nation allemande en armes doit prendre des proportions formidables. Pour le nombre de soldats mis sur pied, pour la rapidité de la mobilisation et de la concentration, les guerres des derniers siècles n’ont rien eu de comparable. Être prêt à tout moment, prendre l’offensive avec toutes les forces disponibles, porter l’attaque sur le territoire ennemi comme un coup de foudre, voilà la note dominante des plans de campagne de l’avenir prochain, telle est la pensée inspiratrice des armemens en œuvre sous nos yeux. Les découvertes de la science la plus avancée, les plus merveilleuses acquisitions du génie humain, servent à donner sa dernière perfection à l’art de détruire. Les meilleures ressources des peuples sont employées à préparer la guerre. Une nation poussant l’autre, la plupart des états européens s’épuisent en préparatifs militaires. Au milieu de ce mouvement fatal, le monde semble pris de démence. Encore ceux qui poussent avec le plus d’acharnement aux mesures extrêmes protestent de leurs intentions pacifiques. Chacun aspire à devenir le plus fort avec la seule prétention avouée de mieux pouvoir se défendre. Le dernier message impérial, lu à l’ouverture de la session actuelle du Reichstag allemand, nous montre « la sollicitude de l’empereur et des gouvernemens confédérés appliquée sans relâche au développement plus étendu de l’armée. » Après l’augmentation de l’effectif, décidée par le nouveau septennat militaire, l’exposé des motifs du projet de loi pour élever la limite d’âge du landsturm exprime la résolution de « rendre disponible et d’appeler le dernier homme encore valide. » Le maréchal de Moltke, pour soutenir ces demandes, montre toute l’Europe roidie en armes, ce qui pousse nécessairement à des solutions prochaines : Ganz Europa starrt in Waffen… Das drängt in Naturnothwendigkeit auf baldige Entscheidungen hin. A entendre le prince de Bismarck, la guerre en perspective aura pour conséquence une saignée à blanc du vaincu, afin que l’ennemi terrassé ne se remette plus sur pied : Damit der niedergeworfene Feind nicht wieder auf die Beine kommt. Avertissemens significatifs dans la bouche des chefs de la nation et des fondateurs de l’empire, assez clairs pour persuader la génération présente, comme la génération qui s’élève, que l’Allemagne aura à soutenir une lutte suprême, inévitable pour assurer sa grandeur, son unité, son existence.


CHARLES GRAD.