Les Forces éternelles/Puisque nos sorts furtifs…

Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 388-389).

PUISQUE NOS SORTS FURTIFS…


Puisque nos sorts furtifs et toujours en péril
N’ont pas la même route et pas le même toit,
Mélancolique ami, mon compagnon d’exil,
N’entendrai-je jamais de musique avec toi ?

Ne serons-nous jamais roulés au creux des vagues
Que Chopin fait gémir dans ses profonds nocturnes,
Quand sa houle oppressée et son flot qui divague
Semblent un ouragan enfermé dans une urne ?

Ne verrai-je jamais, quand les chants de Mozart
Penchent leur politesse et leurs courtois saluts,
S’élargir lentement ton ténébreux regard
Où le profond désir luit comme un jour élu ?


— Musique aux bras ouverts, mère des convoitises,
Par quel secret soleil, quelle chaleur fatale,
Faites-vous se gonfler, sous vos torrides brises,
Les bouches dont on croit voir frémir les pétales ?

Quel est ce point du cœur que vous venez toucher,
Par qui tout l’édifice humain est chancelant,
Musique, conseillère et pardon des péchés,
Vous en qui le divin au mal va se mêlant !

Quel est votre souhait, sublime envahisseuse,
Pour que les solennels visages de ces femmes.
Pour que leur pureté ait cette audacieuse,
Cette agressive ardeur qui souffre et qui réclame ?

Yeux étonnés d’amour, yeux craintifs, yeux pâmés.
Qui, refusant la lutte, acceptant le hasard.
Et recherchant soudain un autre ardent regard,
S’y couchent comme un corps dans des bras refermés…