Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 234-236).

MINUIT


Minuit, heure où l’on dort, recevez mes louanges,
Tour d’ébène, miroir d’argent, rose des nuits,
Par qui l’âme vivante à la mort se mélange,
Vous qui bannissez l’heure et recouvrez l’ennui !

Tout le jour je m’effraie, ou m’irrite, ou m’étonne,
Le sort pour me combattre a d’infinis secrets,
Mais votre voix, alors, à mon côté chantonne :
« Sois sage, songe à moi, je viendrai, je serai,

« Je serai près de toi dans quelques couples d’heures,
« Ma force a des moyens contre ce qui te nuit ;
« Ténébreux carnaval j’emplirai ta demeure,
« Je suis le pitoyable et le tendre Minuit.

 

« Noir comme le Nubien qui servait Cléopâtre,
« Je serai ton esclave, et sur tes yeux scellés,
« Tandis qu’un peu de feu crépite encor dans l’âtre,
« J’épierai ton esprit inerte et consolé.

« Même les sûrs amants qui t’ont donné leur âme
« Et dont le chaud élan sur ton cœur s’imprimait,
« Ont été moins que moi l’ami que tu réclames,
« N’ont pas tant contenté ton cœur qui les aimait ;

« Plus que la passion ou que la paix rêveuse,
« Je donne le bonheur, moi le plus vieux des dieux,
« Mon autel sans éclat, toujours silencieux,
« Est sombre, ou bien fleuri d’une pâle veilleuse !

« Mais dans ce circonspect et profond paradis
« J’étreins entièrement le corps qui s’abandonne,
« Et la sévère enfant que ma main étourdit
» Garde la chasteté des morts et des madones.

« Parfois la volupté, comme un climat, s’étend
« Sur ton esprit charmé qui sent qu’on le protège,
« Et tu te réjouis dans tes beaux draps de neige
« D’être imprécise et pure avec un cœur content.


« Aussi je ne suis pas jaloux de tes journées,
« Que m’importe celui qui t’enlace et t’étreint !
« C’est moi qui nouerai seul à l’entour de tes reins
« Ma caresse fidèle et toujours ordonnée,
« À cette heure funèbre, et que toute âme craint,
« Où le corps immobile et froid comme l’airain
« À l’éternel Minuit livre sa destinée… »