Les Forces éternelles/Les poètes romantiques
LES POÈTES ROMANTIQUES
J’ai plus que tout aimé la terre des Hellènes,
Une terre sans ombre, un pin vert, un berger,
L’eau calme, une villa rêveuse à Mytilène,
Dans le halo d’odeurs fusant des orangers.
J’ai plus que tout béni le regard d’Antigone
Levé vers le soleil que sa prière atteint ;
Mon cœur, semblable au sien et rebelle à l’automne,
Eût souhaité mourir en louant le matin.
J’ai plus que tout chanté la fougueuse jeunesse
Qui bondit et s’éboule et renaît dans ses jeux,
Comme on voit, en juillet, les chevreaux en liesse
Mêler leurs corps naïfs et leurs yeux orageux.
Certes, rien ne me plaît que tes étés, ô monde !
Ces jours luisants et longs comme un sable d’argent,
Où les yeux éblouis, tendus comme une fronde,
Font jaillir jusqu’aux cieux un regard assiégeant.
Je n’ai rien tant vanté que vos vers, Théocrite !
Je les ai récités à vos temples meurtris,
Aux ombres qu’ont laissées vos cités favorites
Dans le blé blanc, couleur de jasmin et de riz.
Enfant, au bord du lac de saint François de Sales,
Où les coteaux semblaient s’envoler par leurs fleurs,
Tant un azur ailé soulevait les pétales,
J’ai repoussé un mol et langoureux bonheur.
Mon âme, ivre d’espoir, cinglait vers vos rivages,
Platon, Sophocle, Eschyle, honneur divin des Grecs,
Ô maîtres purs et clairs, grands esprits sans nuages,
Marbres vivants, debout dans l’azur calme et sec !
J’ai longtemps comprimé mon cœur mélancolique,
Mais les jours ont passé, j’ai vécu, j’ai souffert,
Et voici que, le front de cendres recouvert,
Je vous bénis, divins poètes romantiques !
Poètes furieux, abattus, révoltés,
Fiers interrogateurs de l’âme et des étoiles,
Voiliers dont l’ouragan vient lacérer la voile,
Vous qui pleurez d’amour dans un jardin d’été,
Vous en qui l’univers tout respirant s’engouffre
Avec les mille aspects des fougueux éléments ;
Vous, possesseurs du monde et malheureux amants,
Qui défaillez de joie et murmurez : « Je souffre ! »
De quoi ? De la forêt, du ciel bleu, des torrents,
Des cloches, doux ruchers d’abeilles argentines ?
Dans Aix, sur les coteaux pleins de ruisseaux errants,
De quoi souffriez-vous, mon tendre Lamartine ?
J’ai vu votre beau lac farouche, étroit, grondant,
Et la maison modeste où soupirait Elvire,
J’ai vu la chambre basse où pour vous se défirent
Ses cheveux sur son cou, ses lèvres sur ses dents.
De quoi souffriez-vous ? Je le sais, un malaise
Teinté de longs désirs, de regrets, d’infini,
Venait sur le balcon transir vos doigts unis,
Lorsque soufflait, le soir, le vent de Tarentaise.
De quoi souffriez-vous ? D’éphémère beauté,
D’un jour plein de langueur qui s’éloigne et qui sombre,
D’un triste chant d’oiseau, et de l’inanité
D’être un pauvre œil humain sous les astres sans nombre !
De quoi souffriez-vous ? De rêve sensuel
Qui veut tout conserver de ce dont il s’empare ;
Et, lorsque la Nature est à chacun avare,
De pouvoir tout aimer pour un temps éternel !
Hélas ! Je connais bien ces tendresses mortelles,
Cet appel au Destin, qui ne peut pas surseoir.
Je connais bien ce cri brisant de l’hirondelle,
Comme une flèche oblique ancrée au cœur du soir.
Je connais ces remous de parfums, de lumière,
Qui font du crépuscule un cap tiède et houleux
Où le cœur, faible esquif noyé par le flot bleu,
S’enfonce, en s’entr’ouvrant, dans l’ombre aventurière.
— Lamartine, Rousseau, Byron, Chateaubriand,
Écouteurs des forêts, des astres, des tempêtes,
Grands oiseaux encagés, et qui heurtiez vos têtes
Aux soleilleux barreaux du suave Orient,
Vous qui, évaluant à l’infini la somme
De ce que nul ne peut étreindre et concevoir,
Ressentiez cependant l’immensité d’être homme
Sous le dôme distrait et fascinant du soir,
Vous qui, toujours louant et maudissant la terre,
Lui prodiguiez sans cesse un amour superflu,
Et qui vous étonniez de rester solitaires
Comme un rocher des mers à l’heure du reflux,
Soyez bénis, porteurs d’infinis paysages,
Esprits pleins de saisons, d’espace et de soupirs,
Vous qui toujours déments et toujours les plus sages
Masquiez l’affreuse mort par d’éternels désirs !
Soyez bénis, grands cœurs où le mensonge abonde,
Successeurs enivrés et tristes du dieu Pan,
Vous dont l’âme fiévreuse et géante suspend
Un lierre frémissant sur les murs nus du monde !