Librairie internationale (p. 74-83).

vi


Le lendemain, quand Robert, en s’éveillant, aperçut cette lettre, il courut à la rue Jean-Bart ; il appréhendait un malheur.

Le médecin sort d’ici, lui répondit-on. Mademoiselle Delormel a une fièvre cérébrale qui met sa vie en péril.

Pendant une semaine, Juliette eut le délire. Chaque jour, Robert venait lui-même prendre de ses nouvelles.

Le huitième jour, il apprit que la malade avait recouvré sa connaissance, que tout danger était passé. Il demanda à voir Mme de Brignon. La grand’mère de Juliette le reçut d’un air sévère et hautain.

— Je ne sais au juste, monsieur, lui dit-elle, ce qui s’est passé entre vous et ma petite-fille ; mais ses révélations et les divagations du délire m’ont appris qu’elle vous aimait, et que votre mariage prochain a seul causé sa maladie. Vous mariez-vous réellement, ou votre intention est-elle d’épouser Juliette ?

— Madame, répondit Robert atterré, j’aime Mlle Delormel d’une affection très-vraie, et c’est pourquoi je refuse de l’épouser. Je suis complètement ruiné. J’ai de plus 600,000 fr. de dettes. Vous même, voudriez-vous condamner votre petite-fille à la misère et à un malheur certain ?

— Alors, monsieur, ne cherchez pas à la revoir. Le médecin défend toute émotion vive.

Robert s’inclina et sortit.

Il fut vivement affecté du congé que lui signifiait Mme de Brignon, car il ressentait pour Juliette, non seulement une passion vive, mais un sérieux attachement. Il avait eu des torts. Comment pourrait-il les réparer, maintenant qu’il était à jamais séparé d’elle ?

Il lui fallut toute son insoucieuse philosophie pour chasser le remords et le chagrin qui par instant l’obsédaient. La tendresse calme de Marcelle l’aida aussi à apaiser la vivacité de ses regrets. Elle l’aimait avec une ardeur et des élans si purs !

Il se sentait auprès d’elle comme enveloppé dans une atmosphère douce, pénétrante, toujours égale. Marcelle avait dans le regard, dans la voix, dans le sourire des langueurs pudiques qui ne le troublaient pas, mais lui causaient cette ivresse de cœur, symptôme du véritable amour.

Ainsi du moins, il ne tromperait pas cette femme qui se confiait à lui avec tant d’abandon.

Parfois, cependant, son scepticisme lui revenait. Il se disait avec une sorte de terreur :

— Si j’allais aimer ma femme, lui être fidèle, faire un bon et respectable père de famille, ce serait drôle, presque bête.

La veille de son mariage, il reçut trois lettres : une de la princesse Ircoff, une de Nana, et ces simples mots de Juliette :

« Je veux vous voir. Je vous attendrai demain à quatre heures. »


La princesse lui écrivait :

« Je comprends vos motifs, mon ami, et je les accepte, puisque j’y suis contrainte. Vous avez cru que je ne pleurerais pas. J’ai sangloté. Toutefois, dans l’espoir de vous plaire encore, je tâche de me conformer à cette maxime que vous m’avez apprise : « Pour être toujours belle, il ne faut aimer, pleurer et rire qu’à demi, attendu que tout cela plisse horriblement. »

J’ai donc essuyé mes larmes ; cependant mon cœur souffre toujours. Vous seul pourrez le guérir, le consoler un peu.

Sans doute vous voyagerez cet été ; mais j’entends que cet hiver, à votre retour, vous me présentiez la comtesse de Luz. Je veux pousser l’abnégation jusqu’à devenir son amie.

Votre souveraine toujours. Je ne puis me résoudre à perdre ma royauté, et je ne souhaite d’autre royaume que votre cœur.

Mais avant tout, votre amie à jamais,

Olga Ircoff.


P. S. Veuillez remettre de ma part à votre femme ce bijou qui ne vaut pas quatre sous. »

C’était un gros diamant entouré de rubis, un bijou royal.

Voici la lettre de Nana :


« Mon pauvre Robert,

Je t’écris pour la dernière fois ; car, après-demain, tu auras une légitime qui s’arrogera le droit de fourrer le nez dans tes lettres.

La présente est à la seule fin de te faire savoir que mon cœur te restera fidèle, et que j’espère retrouver avec toi quelques beaux moments.

Tu es, je le sais, un homme parfaitement généreux : tu feras bien les choses, tu accorderas une lune de miel convenable à cette ingénue qui te donne ses millions. Doit-elle être laide, grands dieux pour avoir tant de millions que ça ! Pauvre lapin ! Toi qui aimes tant les jolies femmes, quelle pénitence !

Combien de temps va durer ton carême ? Six mois. C’est bien gentil. Ciel et terre ! Je frémis à la pensée que dans six mois il pourrait te pousser du ventre. C’est là, dit-on, l’effet le plus ordinaire, sinon le plus terrible, du mariage et de la vertu.

Qui m’eût dit, il y a deux mois seulement, que le brillant comte Robert, le plus corrompu et le plus séduisant des mauvais sujets, serait un jour marié, père de famille, deviendrait un noble potiron, serait député, sénateur ! car une fois dans la voie du ramollissement, on ne s’arrête plus. Tu verras que sous peu tu siégeras dans une Chambre quelconque. Si l’on m’avait prédit ces choses sinistres et invraisemblables, je les aurais accueillies comme si l’on m’eût annoncé à moi, Nana, que j’entrerais chez des béguines pour faire pénitence. Tu peux croire que ce prophète de malheur eût reçu au visage un bel éclat de rire, voire même une carafe.

Aujourd’hui, je ne ris plus, je pleure presque ; je serais inconsolable si je n’étais sûre que tu ne t’accommoderas pas longtemps au régime du conjungo. Il n’y aura ni curé ni maire qui tiennent, tu reviendras à ta Nana.

Sans adieu donc. Mes bras te restent ouverts, ô futur patriarche. »

Robert sourit tristement et poussa un soupir de regret ; car ces deux femmes, malgré leur légèreté, l’avaient réellement aimé. Il froissa ces trois lettres, en fit une boule qu’il jeta distraitement dans le foyer.

Irait-il chez Juliette ? Il irait, quel que fût le motif de son appel. Il lui devait cette marque d’affection et de déférence.

Il était une heure. Il s’habilla et se rendit d’abord chez Marcelle.

Marcelle était seule, et l’attendait avec impatience pour le remercier des splendeurs de la corbeille.

— Que vous êtes magnifique, Robert ! s’écria-t-elle. Toutes ces merveilles à moi, et choisies par vous, ce qui en double à mes yeux la valeur !

— Vous êtes heureuse ?

— Oh ! oui. Être belle par vous et pour vous ! Mais vous-même, vous êtes heureux ? Dites-le moi, je vous en prie, que je le croie, que j’en sois sûre.

— Je suis bien heureux.

— Cependant j’ai des doutes, parfois, des inquiétudes. Il me semble impossible que vous m’aimiez comme je vous aime. Je ne suis qu’une petite fille gauche, sans esprit ; vous m’intimidez beaucoup.

— Je vous trouve charmante.

— Quand je vous regarde, vous souriez ; mais depuis quelques jours, dès que vous croyez n’être pas observé, vous paraissez triste, soucieux. Sachez, monsieur, que je vois très-bien derrière mon dos.

— C’est là, dit-on, un privilége tout féminin. Cependant vous pourriez vous tromper quelquefois.

— Oui, mais pas quand nous avons une glace devant nous. Ainsi, tout à l’heure, lorsque j’essayais ce bijou, au moment où vous êtes entré, vous fronciez le sourcil ; vous aviez l’air presque sombre, et mon cœur s’est serré douloureusement.

— Je vous en demande pardon, chère Marcelle. Je ne vous pardonnerai qu’à une condition : dites-moi ce à quoi vous pensiez.

— Je ne me souviens plus. Dans ce moment-ci, je pense que je vous adore, voilà tout.

— Monsieur, insista Marcelle, avec une petite moue d’enfant gâtée, je veux savoir tout de suite, mais tout de suite, la cause de votre air chagrin.

— Voyons, puisque vous l’exigez, je vais tâcher de me souvenir. D’abord, je vous aime, et les grands amours, comme les grands bonheurs, rendent mélancolique ; et puis je vais prendre des engagements très-graves.

— Est-ce qu’ils vous pèsent déjà ?

— Non, mais c’est fort sérieux. Enfin, les soucis des préparatifs… Ah ! voici : je me rappelais en entrant que j’avais oublié d’écrire à mon tailleur. Si mon habit n’était pas prêt, hein ! quelle catastrophe !

— Ce n’est pas cela, vous avez des habits. Il y a encore autre chose, fit-elle avec un soupir.

— Non, c’est tout, je vous l’assure.

— Eh bien ! jurez-le moi, et je vous croirai.

— Quel enfantillage !

— Vous le voyez bien, vous ne voulez pas jurer ? Mon Dieu ! que je souffre !

Elle retira la main que Robert cherchait à saisir.

— Vous me boudez, chère petite comtesse ? dit Robert attendri.

— J’ai beaucoup de chagrin.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai peur… Non, à mon tour, je ne vous le dirai pas.

— Alors, vous voulez que je sois triste pour tout de bon ?

— Eh bien ! j’ai peur… Ah ! ce vilain mot ne peut sortir de mes lèvres… Je crois que, par moment, je suis jalouse. C’est mal, je le sais, vous soupçonner ! Mais, c’est malgré moi. Je serais si malheureuse si vous me trompiez !

— Ma chère Marcelle, je jurerai tout ce que vous voudrez, dit Robert.

— Eh bien ! jurez-moi que vous n’aimez aucune autre femme.

— Je le jure, et jamais je n’ai aimé personne comme je vous aime.

— Comme vous m’aimez, c’est possible ; mais peut-être beaucoup plus.

Elle articula ces mots avec peine, et ses yeux se remplirent de larmes.

— Vous pleurez, Marcelle, vous pleurez ! s’écria Robert vraiment ému. Que faut-il faire pour vous prouver mon amour ? Je n’aime que vous, que toi, je te le jure ; tu es ma femme et la seule adorée. Le crois-tu, dis ? Eh bien ! regarde-moi, et tu verras si je mens.

Il parlait avec tant de sincérité et de tendresse que Marcelle fut convaincue.

— Je vous crois, Robert, je vous crois. Pardonnez-moi d’avoir douté de vous, d’avoir osé vous le dire ; mais le doute fait si mal !

Robert, en cet instant, jeta les yeux sur la pendule. Il pensait au rendez-vous que lui avait donné Juliette.

— Trois heures ! Il faut, chère Marcelle ! que je vous quitte.

— Déjà ! Restez encore, je vous en supplie.

— Je suis attendu, dit-il gravement.

— Qui donc vous attend ?

— Soupçonneriez-vous encore votre mari, madame ?

— Non, car je veux croire en lui. C’est que, voyez-vous, Robert, quand vous me quittez, il me semble que vous emportez mon cœur, et que je vais mourir.

— Demain, chère amie, nous serons réunis pour la vie.

Il l’attira à lui.

Marcelle appuya sa tête sur l’épaule de Robert. Elle éprouva une émotion indéfinissable, comme si sa vie, son âme passaient en lui, et que leurs deux existences fussent à jamais confondues.

Quand il fut parti, Marcelle courut se jeter au cou de sa mère.

— Comme il est bon ! comme il m’aime ! Mère, réjouis-toi : ta petite Marcelle est bien heureuse.

Mme Rabourdet ne répondit que par un soupir.