Librairie internationale (p. 405-414).


XLIV


Or, Étienne ne perdit pas un mot de la conversation des deux amis. Une fièvre intense l’agita toute la nuit.

À quatre heures, il se leva, passa chez lui pour changer de vêtements. À six heures, il monta dans la patache qui conduit à Morlaix, et là, prit le chemin de fer pour Paris. Il y arriva le lendemain, de bonne heure.

Il entra chez un armurier, où il fit emplette d’un poignard, dont il examina la lame avec soin.

Puis il se fit conduire rue Saint-Lazare, 54, où il demanda Mme Moriceau.

On lui répondit qu’elle était partie pour Bade.

Il alla ensuite rue Laffitte, 27, et s’enquit de M. de Luz.

— Parti pour Bade, lui répondit-on également.

Alors il se rendit au chemin de fer de Strasbourg, et prit un billet pour Bade.

Il semblait parfaitement calme. La chaleur était accablante. Son front ruisselait. Ses doigts avaient un mouvement nerveux presque continuel. Était-ce un mouvement machinal ou un indice d’agitation intérieure ?

Il devait avoir encore la fièvre. Depuis quarante-huit heures, il n’avait pas mangé. Une ardeur singulière brillait dans ses yeux.

Il arriva à Bade, vers dix heures du soir.

Au lieu de descendre dans un hôtel, il se rendit directement à la maison de jeu.

Placé dans l’angle d’une porte, il pouvait observer sans être remarqué. Robert de Luz, debout près d’une table de roulette, posait à chaque instant une poignée d’or sur un numéro.

Étienne, immobile, suivait des yeux tous ses mouvements, et de temps en temps jetait autour de lui un regard rapide.

Il était là depuis une demi-heure, quand une femme fort élégante passa à côté de lui, au bras d’un étranger.

Elle le frôla de sa robe.

Il tressaillit, regarda cette femme. Sa figure, ordinairement si placide, prit une expression effrayante. Ses narines se gonflèrent, sa bouche frémit. Ses yeux pâles eurent un regard féroce.

Cette montée de colère dura peu.

— Monsieur, demanda-t-il d’une voix calme à un jeune homme qui paraissait observer comme lui, quel est donc l’homme auquel cette femme donne le bras ?

— Un riche Moldave, qui a fait sauter la banque hier.

— Et cette dame ?

— Une de ces aventurières qui chaque été infestent les villes d’eaux.

Juliette en cet instant s’approchait de Robert, et lui parlait à demi-voix.

— Et ce monsieur auquel elle adresse la parole ? poursuivit Étienne.

— Un joueur, une espèce de chevalier d’industrie, ou si vous aimez mieux, de chevalier d’amour, qui, dit-on, vit aux crochets de cette femme. Il joue avec son argent.

— Savez-vous où ils sont descendus ?

— Oui, à l’hôtel Victoria. Ah ! ah ! ajouta-t-il, seriez-vous pincé par la belle Moriceau ? Je vous préviens qu’elle coûte fort cher, plus qu’elle ne vaut. Comme elle pose pour une femme honnête qui a eu des malheurs, il faut lui payer ses malheurs ; et comme elle conserve un certain décorum de femme du monde, il faut encore payer cela, ainsi qu’on paye le luxe des boutiques qui étalent beaucoup de tapis et de dorures.

Étienne alors sortit, se rendit à l’hôtel Victoria ; et là, en glissant une pièce d’or dans la main du garçon d’hôtel, il lui demanda une chambre voisine de celle de Mme Moriceau.

Le garçon sourit.

— Il y en a une justement, répondit-il, qui peut communiquer avec l’appartement de cette dame. Seulement la porte est condamnée ; mais il ne vous sera peut-être pas impossible de vous la faire ouvrir.

Étienne le suivit.

Quand il fut dans sa chambre, il examina la porte, et en dévissa la serrure avec la pointe de son poignard.

À minuit, Juliette rentra, et quelques instants après Robert la rejoignit.

Il jeta sur la table plusieurs poignées d’or et une liasse de billets de banque.

— La veine est venue tard, mais elle est venue, dit-il, et fort à propos.

— Oui, repartit Juliette, car je vous avais donné ce soir mon dernier billet de mille francs, et, sans cette aubaine…

— Eh bien ? fit Robert.

— Il eût fallu partir.

— Pour aller où ?

— Que sais-je ? À Paris.

— Ou en Moldavie, répliqua-t-il vivement. Je trouve que vous vous affichez un peu trop avec ce Moldave.

— Cela devient plaisant ! Voyons, continuez.

— Me croiriez-vous jaloux ?

— Je l’espérais un peu.

— Eh bien ! non. Je voudrais seulement que vous ne me rendissiez pas ridicule.

— Je ne comprends pas.

— Chère innocente !

— À propos de quoi cette querelle, je vous prie ? dit Juliette fièrement.

— Allons ! nous avons ce soir trop de foin au râtelier, pour songer à nous battre.

— Vous croyez peut-être que j’ai fait des coquetteries à ce prince moldave ?

— Mon Dieu, oui.

— Et quand cela serait ?

— Parbleu ! je le sais bien, je n’ai pas le droit de le trouver mauvais. Eussé-je perdu ce soir, nous étions demain sans un sou. Vous songiez à vous mettre à l’abri d’un désastre. Je ne saurais que vous louer de votre prévoyance.

— Une injure semblable de votre part, c’est odieux, c’est lâche, s’écria Juliette, qui bondit sous l’insulte. Mais qui êtes-vous donc, vous, sinon le plus méprisable des hommes !

— Ma chère, tu ne me mépriseras jamais autant que je me méprise moi-même, répondit Robert en allumant tranquillement une cigarette.

Juliette, désarmée par cette réponse, se promena silencieusement dans la chambre.

— Robert, dit-elle tout à coup d’une voix sourde.

— Quoi ?

— M’aimes-tu ? m’aimes-tu toujours ? et veux-tu enfin n’aimer que moi, dis ? Et je le jure, je serai à toi, à toi seul, ton esclave, ta servante pendant la vie entière.

— Que me proposes-tu là ? Recommencer une lune de miel après dix ans ! Crois-moi, ce serait fade. Nous en aurions des nausées au bout de quinze jours. Non, vois-tu, nous sommes des galériens de l’amour, des forçats du plaisir. La vie que tu me proposes, mais c’est encore une espèce de mariage. Et, Dieu merci ! c’est assez d’une fois.

— Vous préférez cette vie de bohème ?

— Maintenant que j’y suis fait, ce n’est pas si désagréable. Il y a au moins un peu d’imprévu dans l’existence. Je trouve assez piquant que moi, qui ai dépensé jusqu’à un million par an, je ne sache pas quelquefois si et où je dînerai. D’ailleurs, quand j’en serai las, il y a un moyen bien simple…

— Ah ! oui, le suicide, encore. Vous n’aurez donc aucune pitié pour une pauvre femme qui vous aime ; car je vous aime toujours, moi, entendez-vous, Robert ?

— Ah ! parbleu ! je le sais bien. Avoue seulement qu’il y a un peu de pose dans cet amour-là.

— Moi ! je pose pour vous aimer ! C’en est trop !

— Eh bien ! non, tu m’aimes, c’est entendu. Et je t’en veux presque, ma pauvre Juliette ! Sans toi, qui es désormais la seule attache sérieuse qui me retienne à la vie, il y a longtemps que je me serais brûlé la cervelle.

— C’est vrai, cela, Robert ? fit-elle tout émue, tout heureuse !

— Oui, c’est parfaitement vrai, dit-il tranquillement.

Elle s’approcha de lui par un mouvement impétueux, et l’entoura de ses bras.

— Ah çà, reprit Robert en se dégageant doucement, tu m’aimeras donc toute ta vie ?

Juliette resta un moment étourdie par cette question.

— Et… vous en êtes fatigué, n’est-ce pas ? Eh bien ! voulez-vous vous débarrasser de moi ? Je vais vous en dire le moyen. Aimez-moi comme je vous aime, aimez-moi à en devenir fou et criminel comme je l’ai été ; et je crois que je vous haïrai. Savez-vous pourquoi je n’ai jamais aimé que vous, pourquoi je ne puis aimer que vous ? C’est parce que jamais vous n’avez été complètement à moi ; parce que je vous sentais toujours prêt à m’échapper. Ah ! c’est un amour vraiment fatal que celui que j’ai pour vous, un amour de damnée. Que de fois j’ai essayé de vous oublier ! Oui, c’est vrai, j’ai voulu en aimer d’autres ; je ne l’ai pas pu. J’ai voulu aimer mon mari ; je ne l’ai pas pu. J’ai voulu aimer ma fille ; je ne l’ai pas pu. Je me suis jetée dans la dissipation, j’ai souhaité tous les luxes, tous les plaisirs, tous les hommages pour vous oublier, et je vous aime encore. Emportée par cette infernale passion, j’ai renié tous mes devoirs : j’ai abandonné ma fille. Pour vous, j’ai fait souffrir tous les êtres qui m’aimaient, à commencer par ce pauvre Étienne, un martyr. Je n’y puis penser sans me faire horreur à moi-même,

— Voilà un retour de tendresse conjugale qui ne manque pas d’opportunité, dit Robert en lançant une bouffée de fumée.

— Ah ! c’est qu’il y a des instants où, révoltée de votre froideur, de votre scepticisme…

— De mon scepticisme ? Et vous, à quoi croyez-vous donc ?

— Moi ! sceptique ! Mais je crois atout ; à Dieu, à l’enfer, et surtout à l’amour. Aimer, être aimée vraiment, je n’ai plus que ce rêve, le seul de ma vie. Je ne l’ai été qu’une fois, par Étienne, et je ne l’ai pas compris. Aussi, par moments, je songe encore à aller me jeter à ses pieds, le supplier de me rendre son amour, de me rendre ma fille. Ces liens, ces amours purs que j’ai méconnus, me réhabiliteront, si je puis l’être.

— Il n’y a qu’une difficulté, ma pauvre Juliette, c’est qu’il est assez probable que votre mari vous recevrait fort mal. Vous savez qu’il est l’amant de Marcelle.

— Ah ! je le sais bien, et c’est pourquoi j’hésite, j’ai peur.

— Elle le savait, fit en riant Robert. Voilà donc pourquoi aujourd’hui vous aimez votre mari : c’est uniquement parce qu’il en aime une autre, et que ce bonheur vous gêne. Croyez-moi, laissez ce brave homme en paix. Laissez-lui surtout le soin d’élever votre fille. Et si c’est Marcelle qui doit en être chargée, elle s’en acquittera mieux que vous.

— Cette femme que je hais, la charger d’élever ma fille ! ma fille à moi, la vôtre ! Non, non, je ne le veux pas. Je réclamerai mon enfant. Ah ! comme vous me méprisez ! Vous estimez donc bien votre femme ! Elle est pourtant aussi coupable que moi maintenant, puisqu’elle aussi a un amant.

En cet instant la porte de communication fut poussée violemment. Étienne, pâle, livide, effrayant, se précipita dans la chambre, le poignard levé. Il courut droit à Juliette ; et, rapidement, avec une adresse de sauvage, avant qu’elle eût pu faire un mouvement, il la frappa au cœur.

Elle poussa un râle sourd et tomba.

Alors Étienne, se tournant vers Robert, voulut aussi le frapper ; mais Robert esquivant le coup, le désarma, et sortit pour appeler du secours.

Quand il rentra, accompagné de plusieurs hommes, on trouva Étienne tranquillement assis.

On s’approcha.

Ses deux mains étaient posées sur ses genoux. Sa tête, inclinée en avant, restait immobile. Ses yeux fixes, démesurément ouverts, regardaient dans le vague. Les muscles de son visage étaient horriblement contractés.

On lui adressa la parole. Mais au lieu de répondre, il éclata d’un rire saccadé, strident, effroyable.

Tous reculèrent d’épouvante.

Il était fou.

Deux jours après, les journaux de Paris enregistraient ainsi aux faits divers cette scène tragique :

« Bade vient d’être le théâtre d’un douloureux événement. M. M…, ancien officier de marine, a tué sa femme, dans un accès d’aliénation mentale. Il a été ramené à Paris et conduit à la maison impériale de Charenton. »


fin